Dimanche matin, me dirigeant vers la sortie du Monoprix, je traverse le rayon « textiles ». Deux femmes, escortées d’un homme, entrent. « C’est non », dit la fille. « Oh ! C’est sympa, ça », dit la mère qui a vu un objet de désir disponible – on notera qu’un couvre-chef peut être « sympa » comme vous et moi, objets et personnes flottent dans un océan de sympattitude surnaturel, béatitude publicitaire. « Non maman », dit la fille qui semble corriger les impulsions névrotiques de sa mère irresponsable. Le père est en retrait, silencieux, à l’écart de la relation mère-fille, noyau de la cellule familiale contemporaine. Et l’occupation favorite de sa femme est le « shopping ». La fille plus mature que sa mère, et le père qui n’a pas son mot à dire. Une société en pleine santé, n’est-ce pas ? Une société qui impose son modèle par les armes depuis des siècles, partout dans le monde. D’après les gourous libéraux, le commerce, la liberté de circulation des marchandises et des capitaux, devaient apporter la paix sur terre. Ils croyaient si peu à ce qu’ils racontaient que les USA se sont dotés de l’armée la plus puissante du monde.
(5 mai 2025)
… quelque chose de l’amour qu’on porte dans les classes moyennes au produit qui sait faire sa publicité dans les magazines féminins...
(Louons maintenant les grands hommes. Agee/Evans. Plon 2017)
Les Blancs sont comme des fourmis qui rasent tout sur leur passage avec leurs mandibules.
Si vous n'avez pas au moins une chose à faire dans la vie, si vous ne savez pas qui vous êtes, ce que vous représentez, (…) vous disparaissez.
(Ethnies. Habiter le monde n°35-36)
Ainsi, les Indiens acceptent les chrétiens dès lors qu'ils ne portent pas atteinte à leur croyance et à leur mode de vie (…) Le « principal » de Texcoco don Carlos dénonce un christianisme à géométrie variable, en soulignant que les religieux leur interdisent d'avoir des concubines et de boire mais laissent les Espagnols agir comme cela.
... [le dominicain Duran] voit les Indiens comme au croisement de l’idolâtrie et du christianisme, croyant au mieux en Dieu mais mêlant tout cela d'anciennes croyances.
D'après les calculs de l'école de Berkeley, la Nouvelle-Espagne (sans le Yucatan) devait compter 25 millions d'habitants avant la Conquête dont 11 millions d'Indiens pour le Mexique central en 1519. C'est une estimation haute. La population indienne s'effondre au XVIème siècle décimée par les maladies:le Mexique central compte 6,4 millions d'Indiens en 1540, puis 4,4 millions en 1565. Les Espagnols ne sont que 57000 en 1570 au Mexique.
Les sorciers (…) les tlacatecolo (…), les « hommes-hiboux » (…) étaient redoutés car ils pouvaient se transformer en animal (…) Le chiffre neuf leur était favorable car il était associé aux divinités de la nuit, des enfers et des morts. (…) un prêtre du dieu Ometochli fréquente assidûment la place du marché de Tlaxcala. Des enfants qui quittent le couvent où ils ont écouté la bonne parole, s'inquiètent auprès des passants de cet étrange personnage et apprennent de qui il s'agit. Alors, ils le lapident. Les enfants, tout heureux de leur exploit, le rapportent aux religieux. Ceux-ci découvrent le corps de l'homme sous un amas de pierres.
On retrouve associé à cette victoire sur les Maures tous les ingrédients exaltant la victoire du roi d'Espagne. C'est donc aussi un message politique. Par ailleurs, les Indiens s'inscrivent désormais dans l'histoire de l'Espagne.
[Les encomenderos] se préoccupent davantage de leur rendement que de la construction d'une église (…) Ils font passer leurs intérêts avant l'évangélisation. (…) Ils contraignent aussi les Indiens à travailler le dimanche.
A la fin des années cinquante, les noms indiens se font rares. Pourtant, ce sont les mêmes hommes qui occupent les charges. Il se trouve tout simplement que les responsables indigènes ont troqué leur nom indien pour un nom espagnol.
(L'évangélisation des Indiens du Mexique. Eric Roulet. Presses Universitaires de Rennes 2008)
… la plus grande partie des revenus de l'évêque et des chanoines et des autres ministres de la cathédrale de Cuzco provient des dîmes perçues sur la vente de la cuca. Et de nombreux Espagnols se sont enrichis dans le commerce de cette plante.
(Les Incas Peuple du soleil. Carmen Bernand. Gallimard)
… les Espagnols, aussitôt, ils sont partis là-bas, à Cholula. Les accompagnaient les Tlaxcaltèques et les Tempoaltèques ; ils étaient armés pour la guerre. En arrivant, aussitôt, alors, on appela les gens, on convoqua les gens à grands cris, pour que viennent tous les seigneurs, les princes, les gouverneurs, les capitaines courageux et les hommes du peuple. On a ainsi rempli le parvis du temple.
Et, lorsque tous se furent rassemblés, aussitôt les Espagnols sont venus fermer les portes, de tous les côtés où l'on entre.
Aussitôt, alors, on a écrabouillé, on a assassiné, on a frappé. (…) Ce n'est pas avec des flèches, ce n'est pas avec des boucliers qu'ils [les Cholultèques] sont allés à la rencontre des Espagnols. Tout simplement, ils ont été massacrés par trahison ; tout simplement, ils ont été anéantis par fourberie ; tout simplement, sans le savoir ils ont été tués.
… lorsque déjà la fête se célébrait, lorsque déjà l'on dansait et déjà l'on chantait, lorsque déjà chant et danse se mêlaient, et que le chant était comme un vacarme de vagues brisées, alors, lorsqu'il sembla aux Espagnols que le moment était venu pour massacrer, aussitôt, alors, ils parurent. Ils étaient préparés pour la guerre. Ils sont arrivés pour fermer partout par où on pouvait sortir (…) Plus personne n'allait pouvoir sortir.
Et cela ainsi fait, aussitôt, alors, ils sont entrés dans la cour du temple pour massacrer les gens (…)
Aussitôt, alors, ils ont entouré ceux qui dansaient ; aussitôt, alors,ils sont allés là où étaient les tambourins ; aussitôt, ils ont frappé les mains du joueur de tambour, ils sont venus trancher les paumes de ses mains, toutes les deux ; ensuite, ils ont tranché son cou, et son cou est retombé au loin.
Aussitôt, alors, eux tous ont assailli les gens avec les lances en métal, et ils les ont frappés avec leurs épées en métal. Certains ont été tailladés par-derrière et aussitôt leurs boyaux se sont dispersés. A certains, ils ont fendu la tête en morceaux, ils leur ont broyé la tête, ils ont réduit en poudre leur tête. Et, d'autres' ils les ont frappés aux épaules, ils ont venus trouer, ils sont venus fendre leurs corps. A d'autres, ils leur ont frappé à plusieurs reprises les jarrets ; à d'autres, ils leur ont frappé à plusieurs reprises les cuisses ; à d'autres, ils leur ont frappé le ventre, et aussitôt tous leurs boyaux se sont dispersés.
Et c'est en vain qu'alors, on courait. On ne faisait que marcher à quatre pattes en traînant ses entrailles ; c'était comme si on s'y prenait les pieds lorsque l'on voulait s'enfuir. On ne pouvait aller nulle part. Et certains qui voulaient sortir, ils venaient les frapper là, ils venaient les larder de coups.
(…) Mais les Espagnols allaient partout, (…) partout ils lançaient des coups en cherchant, au cas où quelqu'un se serait réfugié là-bas ; partout ils ont été, ils ont été gratter partout…
Et tout ceci nous est arrivé.
Nous l'avons vu,
nous l'avons admiré.
Avec ce lamentable, ce pitoyable sort
nous avons enduré l'angoisse.
Sur les chemins gisent les flèches brisées,
les cheveux sont épars.
Les maisons ont perdu leurs toits,
les maisons sont devenues rouges.
La vermine grouille dans les rues et les places,
et contre les maisons les cervelles ont fait des éclaboussures
Les eaux sont comme rouges, elles sont comme teintes,
et, quand nous les avons bues,
on buvait de l'eau de salpêtre.
Et nous avons bu, alors, cette eau de salpêtre.
Nous avons frappé, alors, les murs de brique,
et notre héritage n'était plus qu'un trou.
Les boucliers ont pu nous protéger,
mais on a voulu en vain peupler la solitude
avec des boucliers.
Nous avons mangé le bois coloré du tzompantli,
nous avons mâché le chiendent, des lézards,
des souris, de la poussière de crépi,
et de la vermine.
Nous avons dévoré ensemble la viande,
quand elle venait d'être posée sur le feu.
Quand la viande était cuite,
ils l'arrachaient de là,
dans le feu même, ils la mangeaient.
On fixa notre prix.
On fixa le prix du jeune homme, du prêtre,
de la jeune fille et de l'enfant.
Assez ! Le prix d'un homme du peuple
atteignait à peine deux poignées de maïs,
il n'était que de dix galettes de mouche ;
notre prix n'était que de
vingt galettes de chiendent du matron.
L'or, le jade, les mantes en coton,
les plumes de quetzal,
tout ce qui est précieux
ne fut compté pour rien.
C'est alors qu'ils ont brûlé les pieds à Quauhtemoc. Lorsque le jour fut venu, ils sont venus l'amener, ils sont venus l'attacher à un arbre…
Là-bas ils ont pendu le souverain de Uitzilopochco, Macuilxochitzin. Aussitôt, ensuite, le souverain de Colhuacan, Pitzotzin. Tous les deux furent pendus là-bas. Et le tlacateccatl de Quauhtitlan, et le tliiiancalqui, ils les ont fait dévorer par les chiens. Puis, ensuite, des gens de Xochimilco ont été aussi livrés aux chiens pour être dévorés, et Ecamextlatzin de Texcoco a été livré aux chiens pour être dévoré. Ils étaient tout simplement venus s'arrêter ici, personne ne les avait accompagnés, ils avaient uniquement amené leurs livres de peinture. (…)
Et, lorsque les Espagnols sont arrivés à Coyoacan, alors, de là ils se sont répandus partout, dans toutes les cités. Aussitôt, alors, on a donné des gens du peuple, partout, dans toutes les cités. C'est alors que l'on a fait des dons de gens, c'est alors que les gens du peuple ont été livrés.
Et un jour apparut le cadavre du malheureux Cacama, dernier roi et héritier direct de l'empire chichimecatl, n'ayant pas encore atteint sa vingt-cinquième année et gentil. [Après qu'il a été reçu par Cortès]
… [ce fut qu']au quart de l'aube, on trouva mort le malheureux Motecuhzoma (…) on lui avait plongé l'épée par le fondement.
Après leur grande victoire et la prise de Cholula, les Espagnols et les Tlaxcaltèques, qui par miséricorde ne rasèrent pas complètement la ville, continuèrent leur route vers Mexico.
C'est alors que (…) Pedro de Alvarado ordonna (…) à dix autres [soldats] qu'ils se rendissent là où se trouvaient ceux qui jouaient du tambour et où, à son avis, étaient rassemblés les gens les plus illustres, et qu'ils tuassent celui qui jouait du tambour et tous ceux qui l'entouraient. Ce que firent immédiatement ces « prêcheurs de l'Evangile de Jésus-Christ » ou, pour le dire mieux, ces « disciples de l'iniquité », et, s'élançant contre ces infortunés, démunis, à moitié nus, ne portant sur la peau qu'une étoffe de coton, n'ayant aux mains que roses et plumes avec lesquels ils dansaient, ils les poignardèrent tous. Et ceux qui, à la vue de ce spectacle, voulaient fuir, étaient tués par les soldats qui gardaient les portes. De sorte que, voulant se réfugier et se cacher dans les habitations pour échapper à ces ministres du démon, ils furent tous massacrés et la cour se couvrit du sang de ces malheureux, de boyaux, de têtes, de mains et de pieds coupés, alors que d'autres avaient les entrailles fouillées par les couteaux et les glaives (…)
Il se produisit un tel tumulte et la clameur de la ville fut si énorme, et si grand le hurlement des femmes et des enfants, que les montagnes résonnèrent et les pierres se fendirent de douleur et de pitié, en voyant huit ou dix mille seigneurs, qui constituait la noblesse de Mexico, morts et dépecés dans la cour du temple, sans avoir rien fait ni commis qui le justifiât et, bien au contraire, pour leur [aux Espagnols] avoir donné leurs biens et leurs propriétés et leur avoir fourni nourriture et boisson en abondance…
Et l'on dit que c'est à ce moment-là que quelques capitaines, entendant les clameurs et les pleurs des femmes et des enfants et le tumulte et les hurlements de la ville, commencèrent à réciter la romance qui dit :
Néron, de la Roche Tarpéiènne,
regardait brûler Rome.
Les enfants et les vieillards pleuraient
et, lui, se grisait de l'arôme…, etc.
Et, tout cela, je l'ai trouvé dans un traité qui faisait référence à ce massacre comme à la plus atroce des barbaries commises sur cette terre, car la fleur et la noblesse de Mexico y trouva la mort ainsi que tant et tant d'hommes illustres et valeureux.
On perdit, au cours de cette sortie, de grandes richesses en or et en pierres précieuses, qui provenaient du trésor de Motecuhzoma. Après la mort de ce dernier, Cortès en fit fondre la plus grande partie, car les pièces et les bijoux d'or ouvragé occupaient un trop important volume et il valait mieux les transformer en barres et lingots. C'est ainsi que patènes, bracelets, colliers et pendentifs furent fondus et vinrent s'ajouter aux lingots déjà existants, qui représentaient une immense fortune.
… nous allons tous être tués et détruits par ces dieux [les Espagnols] et(…) les survivants deviendront leurs esclaves et leurs vassaux. Ils vont s'emparer du royaume et je suis le dernier roi de cette nation sur cette terre [Motecuhzoma], car, même si certains de nos fils et de nos parents deviennent gouverneurs ou reçoivent l'administration d'une province, ils ne seront en vérité ni rois, ni princes, mais de simples prévôts chargés de collecter les charges et les tributs, (…) et se contenteront d'obéir à leurs ordres.
… les Espagnols commencèrent à chercher le trésor (…) Le Marquis eut beau jeter des Indiens aux flammes, d'autres aux chiens et pendre les troisièmes pour qu'ils lui révélassent le secret, personne n'a pu découvrir...
(La Conquête. Récits aztèques. Georges Baudet et Tzvetan Todorov. Seuil 1983)
Si les chrétiens ont tué et détruit tant et tant d'âmes et de telle qualité, c'est seulement dans le but d'avoir de l'or, de se gonfler de richesses en très peu de temps et de s'élever à de hautes positions disproportionnées à leur personne.
(Très brève relation de la destruction des Indes. Bartolomé de las Casas. 1552)
Le dieu unique est cohérent. Il est le modèle de ce qu'il exige de chaque fidèle (…) les guerriers ne peuvent plus être que des croisés au service de la religion.
(Mythes et dieux des Indo-Européens. Georges Dumézil. Flammarion)
Bientôt on braqua les Hotchkiss sur le campement, on ouvrit le feu et une pluie de projectiles s'abattit sur les femmes et les enfants qui s'étaient massés devant les tentes pour observer ce qu'ils croyaient n'être qu'une parade militaire inusitée. Les pièces crachaient des obus de deux livres à raison de cinquante à la minute, fauchant tous les survivants. Une femme, dite Tourbillon bleu, qui survécut au massacre, reçut quatorze blessures. (…) Les rares Indiens qui survécurent, une poignée à peine, s'enfuirent saisis de panique se cacher dans une gorge du voisinage, poursuivis par des centaines de soldats en démence et sous le feu des canons qui avaient été braqués dans la direction de la gorge. La poursuite se termina en massacre. Bien après que la résistance avait cessé et que tous les guerriers étaient étendus sur le sol, morts ou agonisant, on abattait encore des femmes tenant dans les bras leurs enfants.
C'était le triomphe de l'homme blanc.
(La civilisation indienne. P Radin. Payot 1953)
… des centaines et des milliers d'enfants guaharibos sont partis travailler comme esclaves chez les Hollandais de la Guyane au XVIIème et XVIIIème siècles. Mais là, ils ont cessé d'être des Guaharibos. Ils n'ont plus été que des hommes enchaînés, travaillant jusqu'à leur mort sans ouvrir la bouche.
(L'expédition Orénoque Amazone. Alain Gheerbrant. Gallimard 1952)
… du fameux Requerimiento (mise en demeure), espèce de sommation officielle et passablement hypocrite, qui laissait aux Indiens la soi-disant liberté de choisir leur destin : se soumettre et devenir sujets -et protégés- de Sa Majesté, ou s'exposer à l'extermination ou l'esclavage.
(Relation et commentaires du gouverneur Alvar Nunez Cabeza de Vaca sur les deux expéditions qu'il fit aux Indes. Mercure de France 1980)
« Il ne faisait pas bon voir les femmes et les enfants morts ou blessés. (…) Les enfants blessés hurlaient de douleur (…) racontait Yellow Wolf. » (…) cinquante à soixante femmes, enfants et vieillards non-combattants avaient été tués ce matin-là, ou ne tarderaient pas à mourir de leur blessure (…) « Rares sont ceux qui oublieront un jour les cris de deuil mêlés de rage et d'horreur venus du camp à quatre ou cinq cent mètres de nous, quand les Indiens y sont rentrés et ont reconnu leurs guerriers, leurs femmes et les enfants massacrés. »
« Vous savez ce qu'on éprouve quand on perd des parents, des amis morts de maladie. Peu vous importe alors de mourir. Pour nous, c'était bien pire. Des hommes vigoureux, des femmes en pleine santé et des petits enfants étaient morts et enterrés. Ils n'avaient rien fait de mal pour être tués de la sorte. Nous n'avions demandé qu'à rester chez nous, sur la terre de nos ancêtres. »
(E Wy Tone My)
« Nous étions des vagabonds de la prairie. Et pourquoi ? Pour satisfaire la cupidité de l'homme blanc. L'homme blanc convoitait les richesses des nôtres ; il les a obtenues en anéantissant notre peuple. »
(White Bird)
… au plus fort de l'été 1878, les Nez-percés furent entassés dans des wagons de marchandises pour être conduits sur une réserve indienne au sud du Kansas. (Six enfants moururent de chaleur pendant le transport) (…).
« Tous les nouveaux-nés mouraient, et beaucoup de vieillards. » (Yellow Wolf)
On pense qu'une centaine d'enfants nez-percés seraient morts en Oklahoma où, selon le témoignage des médecins de passage, la mortalité infantile atteignait cent pour cent.
(Ne vends jamais les os de ton père. Brian Schofield. Albin Michel 2013)
De dix mille à la fin du XVIIIème siècle, cette nation puissante passa à deux mille individus en 1876 (…). Sa survie était compromise quand, à la fin du XIXème siècle, exilée en Oklahoma, déracinée et privée de terre, elle ne comptait plus que quelques centaines de membres.
Nous parlons de notre liberté perdue.
(Pawnee (vie de Fils de l'Ours). Giovanni Michel des Franco. Le chant des hommes 2012)
Les Indiens connaissaient bien la façon dont les Blancs parvenaient à les entraîner à faire des choses qu'ensuite ils regrettaient. Les Indiens libres et ceux des réserves communiquaient sans cesse. Ils savaient bien comment leurs frères des agences étaient dupés.
Les Robes Noires étaient les meilleurs amis de Sitting Bull lorsqu'il était libre dans les plaines, mais lorsqu'il s'est rendu à l'agence, ils ont été les premiers à se retourner contre lui.
Nous autres Indiens sommes un îlot perdu au milieu d'un lac d'hommes blancs. Nous devons être solidaires, ou ils vont nous anéantir les uns après les autres.
D'une façon ou d'une autre, tous les hommes exceptionnels de la nation sioux furent « éliminés » après avoir fait la paix avec l'homme blanc.
« Dès 1882, le Bureau des Affaires Indiennes mena continuellement une gestion des plus ignobles… Ce peuple intelligent et brillant fut écrasé, réprimé, déporté d'un lieu à un autre. On a abusé de lui, on lui a menti. Ses enfants se virent installés dans les moins bonnes écoles... » (Lieutenant-colonel George P Abern)
(Sitting Bull. Stanley Vestal. Editions du Rocher 1992)
Le Texas n'a jamais appartenu aux Américains : c'était un territoire comanche! La nation comanche est une nation qui bouge, qui unit, qui s'approprie la terre en la parcourant.
(Christophe et son œuf. Carlos Fuentes. Gallimard 1990)
D’après une tradition du pays de la Hague (Manche), on disait autrefois des messes à gravage (naufrage) dans plusieurs églises de la région. Boucher de Perthes rapporte que dans le nord du Finistère, vers 1820, des gens faisaient célébrer une messe pour que l’année fût heureuse en naufrages, et qu’on les avait vus parcourir processionnellement le rivage en chantant les litanies pour obtenir la même faveur.
Les matelots qui, après le naufrage, arrivaient à terre, étaient pris, dépouillés, massacrés ou précipités dans les flots, et les débris des navires étaient emportés par les riverains.
... les ennemis tombent sous ses coups comme les épis sous la faux et la victoire reste aux chrétiens.
L'évêque Saint Faron ayant accordé à Saint Fiacre toute l'étendue de la forêt qu'il pourrait, à lui seul, bêcher en un jour, celui-ci commença à ouvrir la terre avec une bêche, et voilà qu'à sa seule présence les arbres s'abattaient d'eux-mêmes pour agrandir la concession.
(Croyances, mythes et légendes des pays de France. Paul Sébillot. Omnibus août 2002)
Il nous faut éveiller des envies en lui. Dans sa morne sauvagerie, il doit être touché par les ailes de l'ange divin de l'insatisfaction.
(Ne vends jamais les os de ton père. Brian Schofield. Albin Michel 2013)
Vous avez ramassé ce qui appartenait aux soldats. Vous allez dorénavant convoiter les biens de l'homme blanc. Vous vous mettez à sa merci et il vous affamera de cette façon.
(Sitting Bull. Stanley Vestal. Editions du Rocher 1992)
J'ai souvent voyagé en avion au-dessus de la forêt et je n'ai vu sur ses bords que des arbres morts dont même les graines enfouies dans le sol ont été tuées par le feu. J'ai vu la terre des Blancs s'étendre au loin, découpée de toutes parts et couverte de mauvaises herbes rases. Il n'y a aucun feuillage et le sol n'y sera bientôt que du sable. Pourtant les Blancs n'entendent pas nos paroles. Ils ne songent qu'à rendre notre terre aussi nue et brûlante que la savane qui entoure la ville de Boa Vista. C'est là leur seule pensée à propos de la forêt. Ils croient sans doute que rien ne peut l'épuiser. Ils se trompent. (…) Sa lisière porte les marques de déboisement et de feu des colons et des éleveurs et son centre celles de la boue des orpailleurs. Tous la dévastent avec avidité comme s'ils voulaient la dévorer. Les chamans voient bien qu'elle souffre et qu'elle est malade. Nous craignons qu'elle ne finisse par retourner au chaos en anéantissant les êtres humains, comme cela est arrivé autrefois. Nos esprits xapiri sont très inquiets d'observer la terre devenue spectre. Ils reviennent de leurs vols lointains en pleurant ses blessures dans leurs chants. J'ai souvent entendu leurs voix se lamenter alors qu'ils emmenaient mon image dans les lointains pour me montrer cette dévastation. (…) La pensée des Blancs est pleine d'ignorance. Ils ne cessent que saccager la terre où ils vivent et de transformer les eaux qu'ils boivent en bourbier !
J'observais d'un côté, la beauté de notre forêt et, de l'autre, la terre des Blancs, ravagée et couverte de dessins et d'entailles, comme une vieille peau de papier déchiré. (…) les endroits où les Blancs fabriquent leurs machines et leurs moteurs sur des terres aux eaux souillées, pleines de vacarme et de fumées d'épidémies.
A New York (…) je me suis dit aussi, en séjournant dans cette ville, que les Blancs qui l'avaient édifiée avaient maltraité les premiers habitants de ces contrées de la même façon que ceux du Brésil aujourd'hui. Leur terre était belle, fertile et giboyeuse. (…) « Nous allons en terminer avec ces Indiens sales et paresseux! Nous allons prendre leur place sur cette terre ! Nous serons les vrais Américains car nous sommes blancs ! Nous sommes vraiment ingénieux, travailleurs et puissants ! »
Les Blancs, eux, anéantissent le gibier avec leurs fusils ou le mettent en fuite avec leurs machines. Ensuite, ils brûlent les arbres pour y planter de l'herbe. Puis, lorsque la richesse de la forêt a disparu et que l'herbe elle-même ne repousse plus, ils doivent s'en aller ailleurs pour nourrir leur bétail affamé.
Nous ne voulons pas que notre forêt soit dévastée et que les Blancs finissent par ne nous céder que de petits morceaux épars de ce qu'il restera de notre propre terre ! Dans ces rebuts de forêt malade aux rivières boueuses, il n'y aura bientôt plus de gibier ni de poissons, plus de vent ni de fraîcheur. (…) Je ne veux pas que les miens habitent un reste de forêt, ni que nous devenions des restes d'êtres humains.
(La chute du ciel. Davi Kopenawa. Plon 2010)
… les croyants, en une réaction spectaculaire à cette dynamisation incessante du paysage social, matériel et spirituel, deviennent franchement «fondamentalistes» pour acquérir une position solide et durable face au monde. Si des auteurs (…) observent une tendance croissante à l' « épuisement » de l'être dans la modernité tardive (…), cela, selon moi, est largement (…) attribuable à une lutte pour la reconnaissance qui (…) recommence encore et encore chaque jour, et dans laquelle aucune niche ni aucun palier sûrs ne peuvent plus être atteints. (…) elle continue à menacer les sujets d'une constante insécurité, de forts taux de hasard et d'un sens croissant de l'inutilité. Souffrir de la non-reconnaissance est la conséquence du fait de rester en arrière, en retrait ; (…) dès qu'un bébé naît, les parents deviennent paranoïaques, en proie à la peur qu'il sera peut-être « attardé » d'une manière ou d'une autre.
… les logiques de la compétition et de l'accélération n'ont pas de freins ou de limites internes : elles mobilisent d'immenses énergies individuelles et sociales mais, au bout du compte, elles les aspirent jusqu'à la dernière goutte. Logiquement, il n'y a aucune autre issue à cette évolution que le sacrifice de toutes les énergies individuelles et politiques à la machine de l'accélération, symbolisée par la roue des hamsters de la compétition socio-économique.
… l'aliénation peut émerger (…) à chaque fois que nous faisons «volontairement» ce que nous ne voulons pas vraiment faire.
(Aliénation et accélération. Hartmut Rosa. La Découverte 2012)
En premier lieu, que c'est leur coutume, celle de leurs ancêtres qu'il faut chérir, d'autant que grâce à elle leurs aïeux ont été heureux. Que depuis le moment où les Russes sont venus au devant d'eux pour commercer et les évangélisateurs pour répandre leur foi chrétienne, les malheurs ont frappé plus durement leur terre, des maladies sont apparues qui étaient alors inconnues de leurs ancêtres, les gens ont commencé à s'appauvrir, le gibier et le poisson à diminuer.
(Le chagrin de l'ours. Dominique Samson Normand de Chambourg. Indiens de tous pays 2010)
J'errais. J'étais semblable à une particule de terre. J'avais été dépouillé de tout, excepté de moi-même.
Les gens dansaient, entrant en transe, jusqu'à ce qu'ils voient leurs parents défunts. Ils ont été massacrés à Wounded Knee et leur rêve s'est éteint sous le souffle des mitrailleuses Gatling. Les rêves sont dangereux pour le monde de la peau de grenouille qui les tient constamment en joue.
… les soldats massacraient le peuple de Big Foot. Ils les ont tous tués, hommes, femmes et enfants. (…) Ils ont laissé les corps là, sur le sol, geler toute la nuit, des bras et des jambes se dressaient dans toutes les directions. Au matin, ils les ont entassés dans des chariots, puis ils ont creusé une longue fosse, ils les ont jeté dedans et remis la terre dessus.
(De mémoire indienne. Lame Deer et Jean-Jacques Roudière. 2009)
Les nihilistes, aujourd'hui, sont sur les trônes. Les pensées qui prétendent mener notre monde (…) sont devenues en réalité des idéologies de consentement, non de révolte. Voilà pourquoi notre temps est celui des techniques privées et publiques d'anéantissement.
(L'homme révolté. Albert Camus. Folio 1951)
En 1871, le bison parcourait encore les plaines : quelques mois plus tôt, un troupeau de quatre millions de têtes avait été repéré près de l'Arkansas River, dans le sud de l'actuel Kansas. Le groupe principal faisait quatre-vingts kilomètres de long sur quarante de large. Mais le massacre avait déjà commencé et tournerait rapidement à la destruction la plus importante d'animaux à sang chaud de l'histoire de l'humanité. Dans le seul Kansas, entre 1868 et 1881, les os de trente-et-un millions de bisons furent vendus comme fertilisant.
Au centre du Mexique, en 1520, un an après l'accostage des galions d'Hernan Cortès, on comptait onze millions d'Indiens. En 1650, ils n'étaient déjà plus qu'un million. (…) l'assimilation de ces Indiens passait malheureusement par leur quasi-extermination. A la fin du XVIème siècle, après cinquante années de combats intermittents, les Chichimèques disparurent de la surface de la Terre.
[Les Cherokees] faisaient partie des « Cinq tribus civilisées » (…). Pour se débarrasser d'eux, on les accusa d'avoir participé à un complot soutenu par les Mexicains pour chasser les Blancs du Texas. C'était très certainement faux (…). Le 15 juillet 1839, ils prirent d'assaut un village cherokee. Le lendemain, ils piégèrent cinq cents d'entre eux dans une zone de marécages et de fourrés épais, puis tuèrent la plupart des hommes, y compris le chef Bowles. Deux jours plus tard, les soldats brûlèrent les villages, les maisons et les champs.
Seules deux tribus, les Alabamas et les Coushattas, furent autorisées à rester – mais elles durent abandonner leurs champs fertiles pour des terres bien moins riches. C'est ainsi que des dizaines de milliers d'hectares de superbes terres agricoles de l'est du Texas furent mises à la disposition des fermiers blancs…
… ils attaquèrent le village cheyenne du chef Black Kettle qui venait pourtant de conclure une trêve avec les soldats blancs. (…) Il commença par écraser les tipis sous les obus à fragmentation (…) environ six cents Cheyennes étaient sur le campement. Pas plus de trente-cinq étaient des guerriers. La plupart des hommes étaient partis chasser le bison. (…) Les enfants furent exécutés, à bout portant. Les bébés transpercés à la baïonnette. Des Indiens s'entassèrent autour d'un grand drapeau américain (…) brandirent des drapeaux blancs (…). Mais ils furent abattus (…) on dénombra trois cents cadavres de Cheyennes. Tous furent scalpés et un grand nombre mutilés.
… de simples fermiers empreints d'une éthique du travail calviniste (…). On disait qu'ils craignaient tellement Dieu que rien ni personne d'autre ne pouvait les effrayer. Ils étaient tellement convaincus que la terre leur appartenait qu'ils refusaient le plus souvent de respecter les traités signés entre le gouvernement et les Amérindiens. Ils vouaient d'ailleurs une haine féroce aux Indiens, qu'ils considéraient comme des sous-hommes ne possédant aucun droit inaliénable sur quoi que ce soit.
… les troupes de Mackenzie (…) chargèrent un village comanche (…). Le campement prit rapidement des allures de stand de tir. L'un des officiers (…) parla d'« un escadron aligné sur une scène tirant dans la fosse bondée d'un théâtre ». Un grand nombre d'Indiens finirent dans un étang (…) mais la plupart étaient morts. « Il y eut tant d'Indiens tués ou blessés dans l'eau qu'elle était rouge de sang », écrivit un captif blanc nommé Clinton Smith qui combattit aux côtés des Comanches. (…) « les tipis furent le plus souvent brûlés et un très grand nombre de biens détruits » (Mackenzie). (…)
« Nous sommes arrivés le lendemain du combat et avons trouvé des cadavres éparpillés. Je me rappelle avoir découvert le corps de Batsena, un très brave guerrier, massacré et scalpé, et à côté de lui, les restes horriblement mutilés de sa fille, Nooki, une belle jeune squaw, qui avait été éventrée et scalpée. Les corps offraient un spectacle écoeurant. » (Herman Lehmann) (…)
« Pendant longtemps, toutes les nuits, j'ai entendu les vieilles femmes pleurer leurs morts à l'extérieur du campement. Elles se lacéraient avec des couteaux, et lorsqu'elles rentraient, leur visage, leurs bras et leur poitrine arboraient les traces des mutilations qu'elles s'étaient infligées dans leur terrible souffrance. » (Clinton Smith)
Il n'y aurait plus de refuge sur la réserve, plus d'indulgence pour ceux qui refusaient de s'y installer. (…) les Tuniques Bleues devaient désormais « soumettre tous les Indiens qui résistaient à l'autorité constituée. »
… toute la puissance de l'armée de l'Ouest finit par être mobilisée pour traquer, affronter, et détruire ce qu'il restait de tribus nomades. Sheridan voulait harceler les Indiens (…). Il les affamerait. Leurs villages seraient dénichés et incendiés, leurs chevaux confisqués. Ils ne bénéficieraient d'aucun répit, d'aucune liberté de chasser.
« Ils détruisent l'intendance des Indiens… Si vous souhaitez une paix durable, laissez-les tuer, écorcher et vendre jusqu'au dernier bison. Vos prairies se couvriront alors de bétail tacheté et de joyeux cow-boys. » (Général Phil Sheridan)
La destruction des ressources alimentaires des Indiens n'était pas accidentelle, c'était un acte politique délibéré.
… la fin de la domination des tribus équestres signifiait la fin de la notion même d'espace illimité (…) et le début de l'Ouest nouveau, qui serait mesuré, divisé, subdivisé et apprivoisé, d'abord par les éleveurs de bétail, puis par tous les autres. En l'espace de quelques années, les fils barbelés couvriraient toute l'étendue des Plaines.
Quelles histoires pourraient-ils raconter à leurs enfants et à leurs petits-enfants s'ils passaient leur temps sur la réserve à attendre qu'on leur donne à manger ? (…) Entre 1868 et 1881, ces Blancs (…) abattraient trente et un millions de bêtes, dépouillant presque entièrement les Plaines de ces énormes créatures (…) et détruisant le dernier espoir de voir un jour une tribu nomade renouer avec sa vie traditionnelle. Un Indien à cheval n'avait aucun sens sans troupeau de bisons. Il n'avait aucune identité.
« De ce vaste pays que nos ancêtres ont parcouru, libres et heureux, durant des siècles sans contestation, que nous reste-t-il ? Le gibier, dont nous dépendons principalement, est tué et pourchassé, et nous sommes contraints d'occuper ses régions les plus stériles et arides où nous mourons de faim. Nous n'avons plus que l'extermination comme horizon et nous attendons le résultat dans une totale indifférence. Donnez-nous un pays que nous pouvons considérer comme le nôtre, où nous pouvons enterrer nos proches en paix. » (Ketumseh)
Il avait perdu tous les chevaux qui faisaient sa richesse. L'abattage ou la dispersion des troupeaux comanches faisait partie du plan de destruction économique et militaire de la tribu mis en place par les Blancs.
A présent, toute perspective de retour à leur ancienne vie, même momentanée, était écartée. Les bisons étaient tous morts et l'homme blanc possédait les canyons sacrés.
« Je suis né dans la prairie, là où le vent soufflait librement et où rien n'arrêtait la lumière du soleil. Là où je suis né, il n'y avait pas de clôture et tout respirait librement. C'est là que je veux mourir, pas entre quatre murs. Je connais le moindre ruisseau, le moindre bosquet entre le rio Grande et l'Arkansas. (…) Les Texans se sont emparés des terres où l'herbe est la plus dense et le bois le meilleur. (…) Mais il est trop tard. Les Blancs possèdent le pays que nous aimions, et tout ce que nous désirons, c'est parcourir la prairie jusqu'à notre mort. » (Ten Bears)
(L'empire de la lune d'été. SC Gwynne. Albin Michel 2012)
J'ai été choqué d'entendre le président de Goldman Sachs affirmer, devant la commission d'enquête du Sénat américain : Dieu n'a pas bien fait son travail, alors je fais le travail de Dieu.
(Goldman Sachs : la banque qui dirige le monde. J Fritel M Roche. Arte 2012)
Si le but était le progrès de la civilisation, il est à supposer qu'il existe pour répandre la civilisation d'autres voies, plus conformes à ce but, que l'extermination des hommes et la destruction de leurs richesses.
Le but, c'est le meurtre ; les moyens : l'espionnage, la trahison, la ruine des habitants, le pillage, le vol (…), la tromperie et le mensonge (…) ; les mœurs de la classe militaire ?- L'absence de liberté, c'est-à-dire la discipline, l'oisiveté, l'ignorance, la cruauté, la débauche, l'ivrognerie. (…) on tue, on mutile des dizaines de milliers d'hommes et ensuite on célèbre des services d'actions de grâce pour avoir tué beaucoup de gens (…), et on proclame sa victoire, considérant que plus on a massacré de gens, plus le mérite est grand. (…) Je vois que je commence à comprendre trop de choses. Et il ne convient pas à l'homme de goûter des fruits de l'arbre de la science du bien et du mal.
(La guerre et la paix II. Tolstoï. Folio 1972)
Les païens arrachés à la forêt étaient placés en tutelle chez une famille chrétienne qui devait les initier à une vie plus « rationnelle » ; naturellement ces protecteurs ne se faisaient pas scrupule de les exploiter dans la mesure du possible.
(Ecrits d'Amazonie. Alfred Métraux. CNRS Editions 2013)
« Ils nous ont fait beaucoup de promesses, plus que je ne peux me rappeler, mais ils n'en ont jamais tenu qu'une seule ; ils avaient promis de prendre nos terres, et ils les ont prises. » (Red Cloud)
On estime que les Amérindiens étaient cent mille entre le VIIème et le Xème siècle. Puis à l'arrivée des premiers européens, la population amérindienne a chuté en Guyane pour atteindre trente mille personnes.
« Les tribus de l'Oyapock, estimées à près de 15000 personnes en 1675, ont pratiquement été anéanties en un siècle et demi. » (Jean-Marcel Hurault)
« Ce qui flatte le plus particulièrement les Indiens est la boisson, que l'on épargne trop ici, à laquelle cependant il ne serait pas mal de les accoutumer, ainsi qu'à l'usage de toutes les choses d'une grande consommation qui multiplient leurs besoins et les mettent dans le cas de ne pouvoir se passer de nous. » (Fiedmont, gouverneur, 1767)
« La pollution des rivières, si essentielles dans le mode de vie des habitants, est indescriptible. (…) La situation demeure intolérable. » (Chantal Berthelot. 2009)
Le fleuve est devenu méconnaissable. La situation est devenue dramatique pour toutes les populations qui vivent aux abords du fleuve. (…) Il est maintenant devenu impossible de boire l'eau, de se baigner et de se laver.
… 84 % du peuple Wayana est contaminé par le mercure au-dessus des normes maximales de l'OMS.
« … les Amérindiens s'en foutent, parce qu'on sait qu'on est en voie de disparition et que notre culture est en danger. On pense que l'espoir est perdu (…) vous êtes en train de nous détruire avec vos produits, avec tout. » (Apaïkasi Nanuk)
« 70 % des enfants amérindiens de moins de trois ans présentent un taux d'imprégnation au mercure cinq fois supérieur aux normes de l'EFSA (…) et dix fois supérieur à la moyenne mondiale. » (Christiane Taubira)
La prévalence du suicide sur le territoire y est (…) dix-sept fois plus élevé qu'en France métropolitaine.
« On a le sentiment qu'on est dans une société qui est complètement acculée et où il n'y a plus d'issue, pas de liberté de choix, et donc on en arrive au suicide, parce que, finalement, c'est la seule liberté qu'il leur reste. » (Marie Fleury)
… depuis des siècles, les Wayana vivaient heureux en harmonie avec la nature omniprésente (…). L'eau si claire était tirée du fleuve pour boire, se laver, etc. A la date d'aujourd'hui, l'eau des fleuves est devenue marron, chargée d'alluvions et d'autres saletés. Depuis l'orpaillage sauvage intensif, l'eau est devenue quasiment imbuvable sauf pour les candidats au suicide. Sur Camopi, où la situation est identique, plusieurs enfants sont morts de gastroentérite en 2004 après avoir bu par obligation l'eau du fleuve. Les poissons sont contaminés au méthyle (…). Les Amérindiens se voient dépérir, les bébés meurent prématurément ou sont malformés, les jeunes se suicident à grande échelle…
… l'illusion entretenue d'une modernité universelle, là où il n'y a qu'une culture dominante et expansionniste. Si l'une des causes profondes de leur malaise est une perte de l'estime de soi et de leur culture, tout projet impulsé et imposé de l'extérieur constitue une violence supplémentaire.
(Les abandonnés de la république. Gery, Mathieu, Gruner. Albin Michel 2014)
… l'image de Yahweh, « l'homme de guerre » du Cantique de Moïse d'Exode 15.3.
(La monolâtrie entre superstition et fanatisme. Pierre Bordreuil. Deus Unicus. Brepols 2014)
Le dieu se tait, le roi dit tout. Le monothéisme justifie la monocratie.
… le monothéisme biblique s'affirmera comme un monothéisme « politique », (…), tandis que le « monothéisme » amonien est de nature pan- ou plutôt cosmothéiste, c'est-à-dire qu'il confond l'unité de Dieu et de celle de l'univers…
(La religion d'Akhénaton : monothéisme ou autre chose? Christian Cannuyer. Deus Unicus. Brepols 2014)
… le monothéisme fut largement propagé dans toutes les couches de la société assyrienne (…), et cela comme le fondement de l'idéologie impériale…
(Ne fais pas confiance à un autre dieu. Jan Tavernier. Deus Unicus. Brepols 2014)
… Coureur Puissant a été parmi les premiers à tomber. Il avait un papier signé par un chef blanc. Ce papier disait que son peuple et lui étaient des amis des Napikwans, mais ils lui ont tiré quand même dessus.
Ils tuent nos femmes et nos enfants. Ils tuent nos anciens. (…) Ils nous tueront tous. Et moi qui n'ai plus de famille, j'accueille la mort avec joie.
(Comme des ombres sur la terre. James Welch. Albin Michel 2010)
Créée en 2008 pour enquêter sur les « pensionnats autochtones » qui ont existé pendant cent trente ans au Canada et dont le dernier a fermé en 1996, la Commission de vérité et réconciliation vient de rendre son rapport final (…).
Plus de trois mille enfants et adolescents indiens sont morts dans les pensionnats autochtones, et beaucoup ont été enterrés dans des tombes anonymes. Ceux qui avaient le pouvoir d'empêcher ces décès n'ont rien fait. (…) Le rapport décrit l'effet domino engendré par l'absence de lois encadrant ces écoles, majoritairement dirigées par des Eglises et financées par l’État canadien.
(Le Monde diplomatique. Janvier 2016)
Nous croyons en nous et dans les progrès de la science pour nous sauver de tous les maux, et dans le même temps nous souffrons d'une crise spirituelle majeure. Nous engendrons en ce moment même une épidémie colossale d'obésité et de terribles famines.
(Le coma des mortels. Maxime Chattam. Albin Michel 2016)
« On voudrait préserver la nature, mais a-t-on le choix ? » (Une habitante de Jokkmokk, en Suède)
« Quand il n'y aura plus d'élevage, les Saames seront perdus. Comme les Amérindiens sans leurs bisons. Mes enfants veulent vivre comme moi, mais je ne sais pas s'ils le pourront. » (Rickard Lanta)
(Eleveurs de rennes contre mineurs. Cédric Gouverneur. Le monde diplomatique décembre 2016)
tous nos espoirs et nos rêves ont été balayés,
et introduits dans ces machines
qui se nourrissent de nos yeux évidés.
(Between the end and where we lie. Thrice)
Si, comme le rappelle la Déclaration de 1789, la liberté est le principe et sa restriction l'exception, le meilleur moyen de protéger les libertés fondamentales consiste à ne pas légaliser l'exception.
(La loi des suspects. Raphaël Kempf. Le monde diplomatique juillet 2017)
… une contrainte (…) qui fut très développée contre les Youkaguirs et les Toungouses et qui consistait à capturer des otages afin de contraindre leur parenté à payer l'impôt, en fait une rançon.
(Vainqueurs ou vaincus ? Crubézy – Nikolaeva. Odile Jacob 2017)
Jules César, empereur et dieu, chroniqueur de lui-même, consacra tout son talent littéraire à rendre hommage à cette invasion qui tua un million de Gaulois et condamna les survivants à l'esclavage.
(Le chasseur d'histoires. Eduardo Galeano. Lux 2017)
Dieu a fait de nous les maîtres organisateurs pour établir un système (…). Il nous a insufflé l'esprit du progrès pour renverser les forces de la réaction sur toute la terre. Il a fait de nous les adeptes du gouvernement que nous devons administrer sur les peuples sauvages et séniles.
(Albert Beveridge, sénateur et conseiller de Roosevelt. 9 janvier 1900)
Hitler pourrait être considéré comme le plus grand coureur d’amok de l’histoire, comme un cas de « narcissisme absolu » : sa propre fin devait coïncider avec la fin du monde.
Voués que nous sommes à la reproduction du Même dans une identification sans fin, dans une culture universelle de l’identité, de là vient un immense ressentiment : la haine de soi. Non pas celle de l’autre, comme le veut un contresens bien établi fondé sur le stéréotype du racisme et de son interprétation superficielle, mais de la perte de l’autre et du ressentiment de cette perte. […] Culture ressentimentale certes, mais où, derrière le ressentiment envers l’autre, il faut deviner le ressentiment envers soi, envers la dictature de soi et du même, qui peut aller jusqu’à l’autodestruction.
La crise du capitalisme est une crise de la forme-sujet qui renvoie aux origines mêmes du capitalisme : à l’origine comme à la fin se trouvent le pillage et la violence directe.
… le djihadiste kamikaze et le school shooter de banlieue pavillonnaire présentent plus de traits communs que de différences.
(La société autophage. Anselm Jappe. La découverte 2017)
L'homme civilisé postmoderne a choisi son camp: il préfère être "résilient" que courageux, "flexible" que combatif, "réactif" que créateur... Il se méfie de son ombre portée et de toute singularité qui le rendrait (un peu plus) suspect au regard des surveillants généraux. Le suivisme et la ladrerie se voient ainsi distingués et préférés à l'honneur.
(Pour en finir avec la civilisation. François de Bernard. Yves Michel 2016)
... cette modernité dont nous feignons de ne pas savoir qu'elle est la haine de l'intériorité.
(La nuit du coeur. Christian Bobin. Gallimard 2018)
... le scientisme signe la faillite actuelle de la pensée occidentale.
(Pierre Legendre. Argumenta et Dogmatica. Mille et une nuits 2012)
Quand la foi chrétienne se répandit parmi les Yakoutes, on construisit à cet endroit l'église de la Trinité. Les cloches se mirent à carillonner. Alors l'esprit du chamane disparut à jamais.
(Gavriil Ksenofontov. Les chamanes de Sibérie et leur tradition orale. Albin Michel 1998)
Les estimations effectuées suggèrent ainsi une fourchette entre 6 et 10 millions d'habitants en Amazonie en 1492. A peine un siècle après, ils n'étaient déjà plus que quelques centaines de milliers.
(Amazonie. Stephen Rostain. Archéologia mars 2016)
... la religion a permis la transgression de toutes les règles traditionnelles et a recouvert les horreurs criminelles d'un parfum sacré.
(Dieux et hommes, modèles et héritages antiques, volume II. Jacques Bouineau. L'Harmattan 2018)
Terrible est ce lieu : c’est la maison de Dieu... » (…) le lieu où Dieu se tient avec sa cour comme l’empereur, le roi…
"... nous avons besoin de choses visibles pour nous élever à Dieu et c'est bien à quoi les images ne contribuent pas peu."
Là où la transcendance religieuse s'est effacée, elle a laissé la place à des formes de vénération dont les effets pervers se sont révélés pour ce qu'ils étaient.
(Le symbolique, le Sacré et l’Homme. Henri de Lumley. CNRS Editions 2019)
La sursocialisation électronique – l’incarcération dans le monde machine – était le projet des technocrates pour optimiser la gestion du cheptel humain en se débarrassant du facteur humain. Ils y sont parvenus. Cette interconnexion réalise, d’une autre façon, le projet des promoteurs de la « technologie cyborg », grâce à laquelle il devient « de plus en plus difficile de dire où s’arrête le monde et où commence la personne ».
(Pièces et main d’œuvre. La décroissance juillet 2020)
Les balles étaient des prémonitions, des fantômes peuplant les rêves d’un avenir dur, fulgurant. Les balles continuèrent leur course après nous avoir transpercés, devinrent la promesse de ce qui nous attendait, la vitesse et la tuerie, la ligne dure, fulgurante, des frontières et des édifices. Ils ont tout pris et l’ont réduit en une poussière aussi fine que de la poudre à canon, ils ont tiré des coups de feu en l’air pour célébrer leur victoire, et les balles perdues se sont envolées dans un néant d’histoires écrites à l’encontre de la vérité, vouées à l’oubli. Ces balles perdues et leurs conséquences retombent sur nos corps qui ne se méfient pas, encore aujourd'hui.
(Ici n’est plus ici. Tommy Orange. Albin Michel 2019)
La civilisation de l’île de Pâques n’a pas disparu à cause d’une mauvaise gestion de l’environnement. Ce sont les Occidentaux en quête de profit qui ont détruit une terre qui ne possédait rien d’autre que l’originalité de sa culture.
(Frédéric Lontcho. L’archéologue septembre 2020)
… un sentiment vague, diaphane et impalpable de n’avoir aucun échappatoire à ce monde aliéné dont on constate les méfaits en permanence. (…) J’ai l’impression vague de vivre sous cloche et ne m’en satisfait pas. Tout, de l’urbanisme à l’administration, me semble dévolu au fait de rendre chaque aspect de nos vies interchangeable, transitoire et impersonnel.
(Marc Antoine Dolet. La décroissance octobre 2020)
… l’imagerie de masse a anéanti l’autarcie psychologique des anciens. (…) les nouveaux médias ont progressivement installé les Occidentaux dans une attitude de spectateur. (…) On assiste ainsi à une nationalisation des sujets de conversation. L’actualité, les feuilletons, les faits divers, les catalogues et les manuels scolaires « synchronisent » les représentations et donnent forme à une conscience et une mémoire collectives. (…) Les tableaux sociaux ne mettent pas en scène la vulgarité des nouveaux riches, mais donnent à admirer une classe supérieure qui a tout de l’aristocratie : toilette, manière et distinction.
(Du magasin au magazine. Anthony Galluzzo. Le Monde diplomatique octobre 2020)
Composé d’environ 2000 âmes, le peuple arikara n’est plus alors que l’ombre de ce qu’il fut : décimé par une succession d’épidémies de variole (l’épidémie de variole de 1780-1781 fit passer la population des Arikaras, Gros Ventres et Mandanes de 19000 individus à moins de 6000 (…), soit une chute démographique de 68%) (…). Des « 32 gros villages » existant vers le milieu du XVIIIème siècle, il n’en subsiste que deux (…) formés des fragments de communautés de jadis…
Le chef Les Quatre Ours (…) prononce le 30 juillet un discours pathétique sur son lit de mort, appelant à l’extermination des « Blancs » qu’il avait accueillis et protégés comme des « frères » mais qui, tels des « chiens au coeur noir », l’ont « trompé ». Le valeureux chef meurt, regretté de tous.
Au début du printemps 1838, plus de 90 % des Mandanes sont morts : la population de Mih-Tutta-Hang-Kush, qui comptait 1600 individus un an plus tôt, n’en compte plus qu’une trentaine. Quatre-vingt guerriers se sont suicidés. Quant aux Gros Ventres, ils ont perdu la moitié de leur population. Le pays indien fréquenté par Charbonneau s’est transformé (…) en « grand cimetière ». Plusieurs charniers à ciel ouvert sont recouverts plus tard d’un monticule de terre. Sous les yeux de Charbonneau, une civilisation flamboyante s’évanouit, comme Radisson l’avait vu des Hurons deux siècles plus tôt.
« Il faut le voir pour le croire », écrit Trobriand à propos de « la masse d’iniquités dont les pauvres Peaux-Rouges ont été victimes [récemment] de la part des Blancs ». Les « agents du bureau indien », selon lui, forment « une association de voleurs qui font leur fortune aux dépens des Peaux-Rouges ». « Faut pas s’étonner si j’aime mieux les sauvages », renchérit Beauchamp.
(L’Amérique fantôme. Gilles Havard. Flammarion 2019)
… durant la guerre du Vietnam, les Etats-Unis larguèrent trois fois plus de bombes qu’ils n’en avaient employées contre l’Allemagne au cours de la Seconde Guerre mondiale.
(Humanité. Rutger Bregman. Seuil 2020)
… la complexité des processus sociopolitiques qui se nouent dans le Caucase de la fin de l’époque tsariste. Elle rappelle un temps où, loin de correspondre au modèle de l’Etat-nation, ces territoires étaient parsemés d’une mosaïque de peuples ; ils allaient restés jusqu’au XXème siècle un formidable conservatoire de minorités.
(Etienne Peyrat. Le Monde diplomatique janvier 2021)
Lorsque progressivement toutes les formes de socialisation anciennes auraient disparu – c’est pratiquement le cas aujourd'hui -, les individus esseulés remettraient leur sécurité dans les mains de l’État tout-puissant.
(Denis Bayon. La décroissance mars 2021)
« Environnement, c’est la parole d’autres gens, c’est une parole de Blancs (…) Ce que vous nommez environnement, c’est ce qui reste de ce que vous avez détruit. » (David Kopenawa. Rio de Janeiro 1992)
(Les gens de l’or. Michèle Baj Strobel. Terre humaine 2020)
« Il n’y a plus ni Juif ni Grec, il n’y a plus ni esclave ni libre, il n’y a plus ni homme ni femme ; car vous êtes tous un en Jésus-Christ. »
(Epître aux Galates)
Les Blancs labourent le sol, arrachent les arbres, tuent tout. (...) Partout où l'homme blanc a touché, c'est douloureux.
(Wintu woman)
Quand je me suis battu pour protéger ma terre et ma maison, on m'a traité de sauvage. Quand je n'ai ni compris ni accueilli ce mode de vie, on m'a traité de paresseux.
(Chief Dan Gerge)
… les Etats-Unis totalisent à eux seuls 39 % de l’ensemble des budgets militaires de la planète…
(Martine Bulard. Le monde diplomatique juin 2021)
La lecture des journaux de ces officiers ne permet pas de connaître la société tahitienne, mais elle révèle combien leur propre société les étouffait.
(L’aventurière de l’Etoile. Christel Mouchard. Tallandier 2020)
La terreur qui s’est emparée de tous depuis un an révèle des êtres dépossédés de leur capacité à comprendre le gigantisme qui régit leurs vies, incapables de s’organiser ensemble pour faire face aux aléas de l’existence et donc asservis aux injonctions de l’État. (…) La réflexion s’est ainsi rétrécie au point que le discernement est exclu des gestes de la vie quotidienne. Ceux-ci n’ont plus aucun sens, mais seule l’obéissance aux décrets publiés par l’exécutif s’inscrit dans le champ possible des agissements de tous. Nous avons troqué, contraints et contrits, les dernières bribes de notre humanité et de notre liberté contre des masques et des vaccins expérimentaux, des passeports sanitaires, des téléphones connectés.
(Hervé Krief. La décroissance juillet 2021)
Un peuple antique, le premier et le légitime maître du continent américain, fond chaque jour comme la neige aux rayons du soleil, et disparaît à vue d’oeil de la surface de la terre. (…) les forêts tombent, les marais se dessèchent (…) l’Américain ne voit dans tout cela rien qui l’étonne. Cette incroyable destruction (…) lui paraissent la marche habituelle des évènements de ce monde.
Ces Indiens ne portaient pas d’armes, ils étaient couverts de vêtements européens ; mais ils ne s’en servaient pas de la même manière que nous. On voyait qu’ils n’étaient pas familiarisés à leur usage, et qu’ils se trouvaient comme emprisonnés dans leurs replis. (…) Ces êtres faibles et dépravés appartenaient cependant à l’une des tribus les plus renommées de l’ancien monde américain. Nous avions devant nous, et c’est pitié de le dire, les derniers restes de cette célèbre confédération des Iroquois dont la mâle sagesse n’était pas moins connu que le courage, et qui tinrent longtemps la balance entre les deux plus grandes nations de l’Europe.
Dans peu d’années, ces forêts impénétrables seront tombées, le bruit de la civilisation et de l’industrie rompra le silence de la Saginaw. Son écho se taira. Des quais emprisonneront ses rives ; ses eaux qui coulent aujourd'hui ignorées et tranquilles au milieu d’un désert sans nom seront refoulées dans leur cours par la proue des vaisseaux.
(Quinze jours au désert. Alexis de Tocqueville. Le passager clandestin 2011)
Scientisme et psychiatrie pharmaceutique, abandon et chosification du patient, délire gestionnaire, misère matérielle, fin de la réflexion sur la folie… tout cela conduit à une perte de sens. (…) Les processus de banalisation du mal qui conduisent à la barbarie et aux horreurs (…) se déroulent sous nos yeux. Cette crise est celle de notre monde. (…) La négation de l’humain est à l’oeuvre, et ouvre un gouffre devant nous. (…) l’homme est de plus en plus absent de l’homme.
(Patrick Coupechoux. Le Monde diplomatique mars 2020)
Accélérant la manipulation cinématographique et télévisuelle (…), la production industrielles d’images portatives sur les smartphones mondialisés a permis « d’externaliser » la vérité dans le cloud. L’être humain réel n’est plus que secondaire par rapport à son double numérique. (…) D’où s’étalant sous nos yeux, la destruction de la sensibilité, de l’intelligence, donc du réel.
(Denis Baba. La décroissance mars 2020)
On éprouve un sentiment de tristesse profonde en contemplant ces débris d’une nation puissante qui succombe aujourd'hui, comme autrefois les Natchez, et tant d’autres, sous la main de notre civilisation envahissante et impitoyable.
Le dollar est le Dieu et le tyran de la libre Amérique, et tous les moyens sont bons pour en amasser (…). On a dit assez justement: « l’Amérique est une barbarie éclairée au gaz ».
(Loti en Amérique. Bleu autour. Mai 2018)
Et si tu l’attaques pas [le système] arase les montagnes pour exploiter le minerai, il barre tous les cours d’eau, il bétonne le désert et il te fout en taule de toute manière.
(Le gang de la clé à molette. Edward Abbey)
"Tant que les bisons et par conséquent les Indiens, encombreront le passage des lignes, nous aurons des collisions et des troubles." (Général William Sherman) Ainsi, le haut Commandement de l'armée encourage-t-il l'extermination de bisons, en mettant son soutien logistique à la disposition d'expéditions de tueurs professionnels dans les Plaines. De riches entrepreneurs sont invités par ailleurs à d'énormes chasses au bison, comme celle organisée à Fort Mac Pherson en 1871 (...): pas moins de 600 bêtes, dont les carcasses sont abandonnées sur place, sont abattues à l'occasion d'un véritable assaut militaire, appuyé par la cavalerie.
On extermine les animaux avec des armes de guerre et lorsque les migrations de troupeaux de bisons passent à portée des forts, l'artillerie les pilonne au canon (...). Les tueries de bisons sont colossales. Pour les seules trois années de 1872 à 1874, plus de 3 millions de bêtes sont abattues. On fait des montagnes de leurs os. L'odeur de putréfaction produite par la décomposition d'innombrables carcasses est insupportable. (...) Le général Sheridan le répète en 1869 (...): "Le moyen le plus rapide d'obliger les Indiens à mener une vie civilisée consiste à envoyer dix régiments de soldats dans les Plaines, avec ordre de tuer les bisons jusqu'à ce qu'ils deviennent trop rares pour subvenir aux besoins des Peaux-Rouges."
Face à la menace indienne, l'armée n'est pas en effet dans une situation de guerre conventionnelle (...). Elle est engagée dans une contre-guérilla, où l'ennemi n'a ni camp de base, ni lignes de défense, ni stocks importants de munitions ou de vivres. Il faut donc le frapper "en lui rendant l'existence impossible dans la région où il opère."
... priver définitivement les Indiens de leurs ressources pour les faire disparaître. Les Sioux tirent en effet du bison non seulement la viande qui les nourrit, mais aussi les peaux de leurs tentes et de leurs vêtements, la matière osseuse de leurs outils et de leurs instruments, les cordes de leurs arcs et jusqu'à la colle employée pour l'assemblage des boucliers, qui est tirée des sabots. (..) Il y a maintenant les "progressistes", qui sont prêts à accepter les exigences des autorités américaines, et les "anti-progressistes", qui refusent la politique d'extinction culturelle dont ils sont l'objet. (...) Pour les américains, les "progressistes" sont les "gentils" Indiens (friendly Indians), les autres étant les "hostiles".
En isolant et en rassemblant les Indiens, la création des réserves contribuera à les transformer d'autre part en individus pacifiques et soumis à l'autorité. (...) Dans l'esprit des responsables américains, les réserves indiennes s'apparentent ainsi à des camps de rétention de groupes d'individus étrangers potentiellement dangereux, comme à des centres de rééducation par le travail. (La réserve de Pine Ridge est identifiée sous le nom de camp de prisonniers n°334)
En 1883, le Gouvernement fédéral a ordonné l'arrêt des danses collectives qui relèvent désormais des "délits indiens". La Danse du Soleil est bientôt interdite (...). En 1887, sont désormais proscrites les pratiques traditionnelles de deuil et les cérémonies de guérison conduites par des Medicine Men.
"Il vaut mieux tuer de temps en temps un Indien innocent plutôt que de miser sur leur bonté; et, pour les exterminer, il est nécessaire de recourir aux meilleures armes sans regarder au prix."
"Un Indien a été rôti dans la tente de Big Foot aussi complètement que s'il avait été cuit dans un four en briques."
"Obus après obus, il a mitraillé les Indiens en fuite - qui se sont abattus comme le blé devant le moissonneur, non pas un par un, deux ou trois, mais par douzaines."
"Ils ont tiré rapidement et il m'a semblé qu'il ne s'est écoulé que quelques secondes avant qu'il n'y ait plus une seule chose vivante devant nous; les guerriers, les squaws, les enfants, les poneys et les chiens - car ils étaient tous mélangés ensemble - sont tombés (...) et je ne pense pas que quoi que ce soit de cette masse ne soit arrivé jusqu'à une distance de moins de cent yards."
"Nous les avons trouvés là en grosses masses, entassés les uns sur les autres - les femmes, avec les enfants dans les bras, jeunes et vieilles, les chevaux et les mules dans des positions diverses, les chariots brisés, les vêtements en pièces. (...) Il y avait là toute une famille, sauf le père, sous la caisse d'un chariot retourné, avec les chevaux encore dans les brancards, leurs jambes écrasées, se tordant d'agonie. Ici un papoose pleure sur le sein de sa mère qui, froide et insensible, ne peut plus le nourrir; là, est couchée une jeune fille avec sa longue chevelure poissée de sang, cachant son visage mutilé. Ils sont tous étendus dans la beauté incommunicable de la mort."
"... aucun des hommes qui ont fait feu [sur les Lakota assis au conseil] ne peut dire qu'il ne sait pas sur qui il a tiré, puisque la gueule du canon de leurs fusils se trouvait éloignée d'à peine un pied de ceux qu'ils tenaient en joue."
"... le grand nombre d'animaux morts suggère que les tirs de Hotchkiss et de fusils ont été intensifs et qu'ils n'ont pas été concentrés sur des cibles particulières."
Trois semaines après les évènements, on découvre encore des cadavres. Le 21 janvier 1891, le policier indien Red Hawk, qui cherchait depuis des semaines sa soeur Walks Carrying the Red disparue à Wounded Knee, trouve les restes de son corps et ceux de ses trois enfants (..) deux petites filles de cinq à sept ans et un garçon de huit à dix ans (...). L'examen des corps montre que "les tirs ont été effectués de si près que les vêtements de chacune des victimes portent des brûlures de poudre". Selon les observations recueillies, l'identité des meurtriers ne fait guère de doute: ce sont les hommes de l'unité du 7ème de cavalerie (...). Les tueurs ont laissé en effet des preuves accablantes de leur identité. Autour des corps, on voit de nombreuses traces de chevaux ferrés, qui portent l'empreinte de fers produits par la manufacture Goodenough, fournisseur officiel de l'armée américaine depuis 1873. Les tireurs n'ont même pas pris la précaution d'effacer les traces de leur crime; éjectée d'un de leurs fusils, une cartouche de l'US Army est même tombée au milieu des corps. (...) L'examen des corps (...) révèle que les deux petites filles ont été tuées de face, d'une balle tirée à bout portant dans la poitrine, tandis que le garçon a été exécuté d'une balle dans la tête. Il était sans doute assis, le tireur placé derrière lui: la balle est entrée dans la partie supérieure du crâne, sur le côté droit, pour ressortir sous l'oeil du même côté, ouvrant dans la joue un trou gros comme une pièce d'un dollar. Le trou d'entrée de la balle sur le crâne présente des traces de poudre, indiquant une fois encore un tir à bout touchant. Quant à la mère, elle a été tuée alors qu'elle était assise à côté de son fils par un tireur qui se trouvait immédiatement derrière elle: la balle est entrée par l'épaule droite et est ressortie vers le bas de l'abdomen. Elle a dû agoniser pendant un temps indéterminé avant de mourir de sa blessure.
Dans les mois qui suivront, on continuera encore à trouver, au hasard, des corps anonymes, réduits à l'état de squelettes blanchis étendus dans l'herbe aux environs de Wounded Knee. Mais ils ne menaceront plus personne.
"Nous faisons la prédiction que l'élimination de Big Foot et de ses guerriers aura un effet d'avertissement..." (Chadron democrat 1er janvier 1891)
... lorsqu'on leur a dit qu'ils pouvaient tranquillement sortir de leur cachette et qu'aucun mal ne leur serait fait, les "petits garçons sont sortis des endroits où ils avaient trouvés refuge et aussitôt qu'ils les ont vus, les soldats les ont encerclés et les ont exterminés." (Turning Hawk et American Horse)
Dans les années 1960 et 1970, le Service de Santé indienne a pratiqué des stérilisations de femmes indiennes, le plus souvent sans leur consentement ou sans les avoir informées de la réalité de ces opérations. Près de 70000 femmes auraient ainsi pu avoir été stérilisées sur un total de 100000 à 150000 femmes indiennes en état de procréer.
Caractéristique de la guerre dirigée contre les populations civiles, le massacre en vue d'obtenir la soumission vise à précipiter la capitulation de l'ennemi, de manière à accélérer la sujétion de ses populations. Ce type de massacre militaire présente trois grandes caractéristiques, que l'on observe également à Wounded Knee:
1. La réalisation du massacre vise à produire un effet de terreur sur les populations civiles: c'est la raison pour laquelle la tuerie de masse n'est pas occultée, mais rendue visible au contraire: on abandonne un éparpillement de corps humains et animaux sur place, de la même manière qu'on laisse la presse en rendre largement compte.
2. Au-delà de la soumission ponctuelle de la collectivité à qui on fait subir un massacre, l'objectif principal est l'instauration d'un nouveau système social, politique et culturel (...) décimés, dépossédés et démoralisés, les survivants lakota de Wounded Knee ont tout perdu, leurs biens comme leurs liens tribaux et familiaux: ils dépendent désormais entièrement de ce que les autorités américaines voudront bien faire d'eux.
3. (...) les Indiens ne sont pas considérés comme capables de produire de la valeur économique: les massacrer est donc sans grandes conséquences, puisqu'il ne s'agit que de populations non seulement économiquement inutiles mais à la charge des autorités fédérales...
"[La] relation [des nations indiennes] avec les Etats-Unis ressemble à celle d'un pupille vis-à-vis de son tuteur. (...) elles font appel à lui afin qu'il exauce leurs demandes et s'adressent au Président comme à leur grand-père." (...) les réserves vont devenir un véritable laboratoire de la transformation du statut des Indiens. Il s'agit d'une part de les fixer à l'intérieur d'espaces clos (...) on cherche en outre à les contraindre à passer d'un stade nomade et prédateur à un état sédentaire...
La guerre totale imposée aux Indiens s'inscrit dans la démarche génocidaire qui préside à la politique indienne des autorités américaines. Il s'agit de libérer les territoires convoités en imposant la terreur jusqu'à ce que "tous les Indiens aient été tués ou emmenés dans un pays où ils peuvent être surveillés", dit Sherman. Aussi, il ne faudra pas hésiter à provoquer "l'extermination des hommes, des femmes et des enfants" et, durant l'assaut, les soldats ne devront "pas s'arrêter à distinguer entre les hommes et les femmes ni à établir la discrimination entre les âges". (...) il s'agit de mener des guerres irrégulières, visant directement les populations civiles, avec les moyens techniques de la guerre conventionnelle. Le but poursuivi est l'anéantissement...
... le leader de la tribu des Nez-Percés (...) le dit à sa façon: "J'ai voulu que les grands chefs blancs m'expliquent d'où ils tiraient l'autorité qui leur permet d'ordonner à l'Indien de demeurer à tel endroit alors que celui-ci voit les Blancs aller où bon leur semble. Ils ne peuvent pas me répondre."
Cette stratégie de la terreur, qui faisait porter sur les Lakotas la responsabilité des hostilités tout en leur retirant le droit de se défendre, a réussi au-delà de toutes les espérances. (...) la logique génocidaire est incompréhensible, puisque contradictoire: elle s'affiche au nom de l'ordre et de la justice, mais elle apporte le chaos et le malheur. Elle dit vouloir le bien des Indiens, mais elle en fait des sous-hommes. Et ses émissaires se présentent comme leurs amis alors qu'ils représentent une puissance qui ne veut pas les laisser vivre.
En 1883, le Gouvernement fédéral a ordonné l'arrêt des danses collectives qui relèvent désormais des "délits indiens". La Danse du Soleil est bientôt interdite (...). En 1887, sont désormais proscrites les pratiques traditionnelles de deuil et les cérémonies de guérison conduites par des Medicine Men.
Ces vastes paysages de prairies et de faibles collines parsemées de pins, ces étendues ondulantes parcourues de ruisseaux aux méandres bordés de buissons et de peupliers, sont désormais fractionnés et compartimentés par d'interminables clôtures de fils de fer barbelé. A la jouissance collective de la terre et de ses ressources a été substituée l'implacable propriété privée. Une grille invisible, étendant sans cesse ses ramifications, s'est imposée au paysage, traçant partout un réseau orthogonal de routes et de parcelles, de croisements à angle droit au milieu de nulle part...
Un ancien combattant lakota oglagla de Pine Ridge dira: "Ils nous ont fait beaucoup de promesses, beaucoup plus que je ne peux m'en rappeler; mais il y en a une qu'ils ont tenue: ils avaient promis de prendre nos terres et ils l'ont fait."
"... c'est au nom de la civilisation que ces marchands de pétrole et de porc salé, qui ne marchent qu'avec une Bible dans leur poche, se [sont livrés] au massacre d'une population à peu près sans défense! Civilisation hypocrite et brutale, sans esprit de justice et dans laquelle la passion du lucre étouffe les sentiments..." (La civilisation yankee. L'intransigeant 2 janvier 1891)
"Les officiers commandant ces unités sont des gentlemen, humains et sensibles dans toutes leurs attitudes, exceptionnellement raffinés et éduqués, les plus éloignés qui soient de toute cruauté ou inhumanité." (Révérend Lowell)
Depuis 1880 les Lakotas ne sont pas seulement enfermés dans leurs réserves; ils sont surveillés de près par les agents des réserves, les responsables de l'éducation indienne et les missionnaires qui scrutent leurs progrès sur la voie de la civilisation: sont-ils mariés? Vont-ils à l'église et sont-ils baptisés? De quoi vivent-ils, comment se nourrissent-ils et quel travail sont-ils capables d'accomplir? Parlent-ils bien anglais et quel genre d'éducation possèdent-ils? Tous les actes considérés comme déviants, ou rétrogrades, qu'ils pourraient commettre, sont immédiatement signalés à la commission des Affaires indiennes, ou au Département de l'Intérieur, afin qu'ils soient réprimés sans délai.
"Les Indiens n'ont jamais occupé cette terre. Un peuple n'occupe pas un pays, au simple prétexte qu'il y erre. (...) Les Indiens n'ont pas plus occupé ce pays que les bisons et les bêtes qu'ils y chassaient. Trois cent mille personnes n'ont aucun droit à détenir ce continent et à en maintenir privée une race capable d'y implanter une population nombreuse et de lui assurer les bienfaits de la civilisation." (Pasteur Lyman Abbott)
Ainsi, l'organisation collaborative qui sous-tend l'entreprise d'extermination étend-elle ses ramifications jusque dans les strates les plus profondes de la collectivité visée. Comme l'écrit le spécialiste de l'étude des pratiques génocidaires Richard Retchman, ce fonctionnement particulier révèle "cette capacité effroyable d'infiltrer tous les niveaux de la société pour amener chacun à agir selon sa seule direction, y compris ceux qui lui sont naturellement les plus hostiles, sans même avoir besoin de les convertir à sa raison ou à son idéologie."
Non seulement aucune réparation n'a jamais été accordée aux Lakotas pour le préjudice qu'ils ont subi, mais les biens dont ils ont été dépossédés alimentent un marché particulièrement lucratif, dont ils sont exclus.
On y vend aux touristes des cartes postales colorisées reproduisant les clichés des cadavres de 1890.
L'Amérique de Nixon est alors empêtrée dans la guerre du Vietnam. L'opinion américaine découvre la réalité des massacres commis par ses propres soldats, comme à My Lai, en mars 1968, qui ressemble à une étrange réplique de Wounded Knee. Comme en 1890, les soldats américains ont exterminé des centaines de femmes et d'enfants autochtones sans défense, abattant systématiquement leurs animaux. Et comme à Wounded Knee, des scènes injustifiables se sont reproduites: "Beaucoup de femmes se sont jetées sur les enfants pour les protéger", a témoigné un des soldats, et quand les gamins "qui étaient assez grands pour marcher" se sont relevés, ils ont été abattus à l'arme automatique.
(Ce qui est arrivé à Wounded Knee. Laurent Olivier. Flammarion 2021)
... le livre de Josué qui nous raconte la conquête de la Terre promise par les Hébreux (...). Une invasion très violente qui se solde par de nombreux massacres de populations (...). Tout être vivant est soigneusement exterminé par ordre du vainqueur impassible.
(...) Après leur victoire, les Hébreux font massacrer les captifs de sexe masculin. Tous sont méthodiquement passés au fil de l'épée. Mais les vainqueurs décident d'épargner les femmes, devenues leurs prisonnières. (...) "toutes les fillettes qui n'ont pas connu l'étreinte conjugale, gardez-les en vie pour vous." (Moïse)
"Tu mettras à mort hommes et femmes, enfants et nourrissons, bœufs et moutons, chameaux et ânes." (Samuel). Saül ne devait épargner ni les ennemis vaincus, ni leurs troupeaux.
(Débauches antiques. Christian Georges Schwentzel. Vendémiaire 2023)
Les Espagnols descendant pour la première fois le fleuve en 1541 furent les derniers témoins de la grandeur d'avant. Ils rencontrèrent des milliers d'Amérindiens et longèrent d'immenses agglomérations pourvues de puissants systèmes défensifs, des greniers débordant de maïs, des enclos remplis de tortues, un urbanisme organisé avec des rues et des places, parfois même des temples. Quelques décennies plus tard, tout avait disparu.
(Marcher en Amazonie. Rostain - de Saulieu. Dossiers d'archéologie janvier 2023)
Darius Ier (...), qui a régné de 522 à 486 avant notre ère sur un empire de dimensions alors sans précédent, proclamait que ses ennemis étaient mus par le mensonge: seule sa propre politique était donc favorable à Dieu ou conforme à l'ordre...
... la "religiosité" des rois était sans doute une dimension essentielle pour renforcer la reconnaissance de leur légitimité en tant que souverains. La "religion" est une sorte de capital symbolique (ou de pouvoir symbolique) dont on peut tirer parti dans différentes intentions.
(Zarathoustra et sa religion. Michael Stausberg. Les belles lettres 2022)
« Tel quel tu désires ce qui te dépasse. Finalement, si tu domptes l'humanité entière, tu iras te battre contre les forêts, les neiges, les fleuves, les bêtes sauvages. Ignores-tu donc que les grands arbres, si longs à croître, sont arrachés en une heure seulement? (…) Mais toi qui te vantes d'aller à la poursuite des bandits, pour tous les peuples où tu es parvenu, c'est toi le bandit. (...) plus tu as, plus s'exaspère en toi le désir de ce que tu n'as pas. (...) si tu es un dieu, tu dois accorder aux mortels tes bienfaits au lieu de leur arracher leurs biens; mais si tu es un homme, pense toujours à ton humaine condition: c'est une sottise de ne songer qu'à ce qui te fait oublier qui tu es. » Ainsi parla le Barbare [à Alexandre]. (Quinte Curce)
Les barbares sans lois, répandus sur les bords de la mer Caspienne, ont-ils jamais commis un pareil attentat? Non. Busiris lui-même n'était pas assez féroce pour arroser ses autels du sang d'un enfant, et jamais Diomède n'a donné une semblable pâture à ses chevaux. (Sénèque au sujet des actes commis par les Grecs)
... nourris par la foi en la promesse et par la parole, nous vivrons en maîtres dominant la terre. (...) Nous devons en effet réaliser que commander, c'est avoir le pouvoir d'imposer en maître l'ordre donné.
"Je serai leur Dieu et ils seront mon peuple" (...) je serai tout ce que les hommes peuvent honnêtement désirer (...) en un mot tous les biens, afin que, comme dit l'apôtre: "Dieu soit tout en tous." Celui-là sera la fin de nos désirs, qu'on verra sans fin, qu'on aimera sans dégoût, qu'on louera sans lassitude: occupation qui sera commune à tous, ainsi que la vie éternelle. (Augustin)
Voilà ce qui sera à la fin sans fin. Et quelle autre fin nous proposons-nous que d'arriver au royaume qui n'a point de fin? (Augustin)
(Utopia. Jean-Louis Poirier. Les belles lettres septembre 2022)
... le pharaon Akhenaton qui régna de -1355 à -1338 et qui tenta d'édifier un empire sur la base de l'unification de dieu comme le feront les autres empires après lui: le dieu unique est l'expression céleste du pouvoir du souverain unique.
"Vous abolirez tous les lieux où les peuples que vous dépossédez auront servi leurs dieux, sur les hautes montagnes,, sur les collines, sous tout arbre verdoyant.
Vous démolirez leurs autels, briserez leurs stèles; leurs pieux sacrés, vous les brûlerez, et vous abolirez leur nom en ce lieu." (La Bible. Ancien Testament Deutéronome)
"Toutes les mythologies coloniales se nourrissent de l'héroïcisation du conquérant et de la dépréciation essentialiste des autochtones." (O. Gazalé. Le mythe de la virilité, un piège pour les deux sexes)
"Le discours des dirigeants du monde paneuropéen - en premier lieu, mais pas seulement, des Etats-Unis et de la Grande Bretagne - et celui des grands médias et des intellectuels de l'establishment, font constamment appel à l'universalisme en tant que clé de voûte de leur politique. (...) Leur ton est souvent moralisateur, dénonciateur, et arrogant, même si les politiques préconisées sont toujours présentées comme reflétant des valeurs et des vérités universelles." (I. Wellerstein. L'universalisme européen, de la décolonisation au droit d'ingérence)
... une guerre permanente "est engagée par chaque groupe dirigeant contre ses propres sujets et l'objet de la guerre n'est pas de faire ou d'empêcher des conquêtes de territoires, mais de maintenir intacte la structure de la société." (G. Orwell, 1984)
(Une mythologie berbère. Hassane Benamara. L'Harmattan 2022)
"... arrivèrent l'admirable Kynégios avec le consulaire et le duc et des forces importantes, militaires et civiles. Beaucoup d'idolâtres, avertis de son arrivée, étaient sortis de la ville et s'étaient rendus les uns dans des villages, les autres dans d'autres villes. [...] Le susdit Kynégios réquisitionna les maisons des fugitifs. Le lendemain, ayant convoqué les habitants de la ville, en présence du duc et du consulaire, il leur notifia la lettre impériale qui ordonnait que les temples des idoles fussent détruits et livrés au feu. Ce qu'ayant entendu, les idolâtres se lamentèrent à grands cris, de sorte que les représentants de l'autorité, indignés, les menacèrent et leur envoyèrent des soldats pour les frapper à coups de verges et de bâtons. Quant aux chrétiens, avec une immense allégresse, ils acclamaient les empereurs et les autorités. Puis, accompagnés des autorités et des troupes, ils coururent détruire les temples des idoles. [...] les démons, abusant de la bonne volonté des Gazéens, si faciles à conduire, avaient rempli de leur erreur toute leur ville et les environs. [...] lorsqu'on les ramène à notre sainte foi, ils deviennent des chrétiens zélés." (Marc le Diacre, évêque de Gaza au début du VI° siècle)
(Le Proche-Orient. Catherine Saliou. Belin 2020)
C'est pourtant à partir de 1861 que les lois ancestrales représentées par l'autorité patriarcale et le gouvernement local imposé par la tradition commencent à être minés, par l'Eglise d'abord, puis par l'Etat. (...) Au régime patriarcal succède le régime théocratique, représenté surtout par le prêtre.
(Les barrières de la solitude. Luis Gonzalez. Plon 1982)
Le roi d'Abomey (...) est "hors du commun", à la fois homme et dieu, doué de pouvoirs magiques et spirituels autant que temporels.
(Vaudou. Philippe Charlier. Plon 2022)
"Même après la disparition de la pandémie, un contrôle et une surveillance plus autoritaire des citoyens et de leurs activités sont maintenus, voire intensifiés. Afin de se prémunir contre la propagation de problèmes de plus en plus globaux - des pandémies et du terrorisme transnational, aux crises environnementales et à l'augmentation de la pauvreté -, les dirigeants du monde entier ont acquis une emprise plus ferme sur le pouvoir." (Scénarios pour l'avenir de la technologie et du développement international. Fondation Rockefeller)
Plus qu'un droit, la santé est désormais un devoir individuel et un objectif collectif. (...) La santé n'est plus une affaire de responsabilité individuelle, ou de solidarité; mais un motif de déresponsabilisation, de culpabilisation, d'isolement, d'exclusion, de contrôle total de l'individu et de la société.
(Marielsa Salsilli. Nexus septembre 2022)
Désigner le monstre permet aux gens de se fédérer face à l'ennemi en retrouvant un territoire commun. Mais rester dans ce constat et cette dimension, c'est basculer dans un univers paranoïaque entouré d'ennemis face auxquels la seule solution serait de se retrouver dans un petit phalanstère sectaire. (...) Nous sommes clairement en plein effondrement (...) il est impossible de fuir. Dans tous les autres pays du monde, ce sera pareil, voire pire. (...) Mais que puis-je faire, moi, pauvre petite fourmi, face à la grande machine à broyer totalitaire?
(Louis Fouché. Nexus mars 2023)
"La chute du monde vivant en dehors de l'attention collective et politique, en dehors du champ de l'important, c'est là l'évènement inaugural de la crise de la sensibilité. Par "crise de la sensibilité", j'entends un appauvrissement de tout ce que nous pouvons sentir, percevoir, comprendre et tisser comme relations à l'égard du vivant. Une réduction de la gamme d'affects, de percepts, de concepts et de pratiques nous reliant à lui." (Baptiste Morizot)
(...) le youyou libyen était bien antérieur à la conquête arabe, de même que le iou iou grec était préhellénique (donc non indo-européen). (...) En Grèce l'influence de cette tradition archaïque aurait régressé au cours du temps: "trop primitive et comme anarchique, elle s'insère mal dans le mécanisme des rites classiques... " (Louis Gernet) (...) Le cri serait ainsi relégué du côté de l'archaïque, du non élaboré que la société devait canaliser et réglementer.
(Au plaisir des dieux. Adeline Grand Clément. Anacharsis 2023)
... une déformation propre à la pensée moderne: sa difficulté chronique à concevoir une motivation technique indépendante d'une perspective d'accroissement de puissance.
... la domestication a engendré un univers divin particulièrement proche de l'homme, et avec lequel l'individu fusionne désormais après sa mort. (...) Cette nouvelle approche connaît un corollaire, celui d'une influence universelle de l'homme sur la nature, de par son pouvoir vitalisant. (...) En stimulant un recentrage du cosmos autour de l'homme, cette métamorphose pourrait bien être le préliminaire à l'appropriation du monde, sa dégradation à l'état de ressource, qui habite jusque de nos jours les héritiers de cette révolution néolithique.
(Les graines de l'au-delà. Nissim Amzallag. Editions de la Maison des sciences de l'homme 2023)
Dépossédés de leurs terres par les colons, certains Quichuas tentent ainsi de trouver un refuge forestier, chez les Achuar, le plus loin possible des Blancs.
(La nature domestique. Philippe Descola. Editions de la Maison des sciences de l'homme 2019)
Les peuples qui se sont vus contraints d'adopter un mode de vie occidental, les amenant à se couper de ce qui donnait sens à leur vie, ont souvent sombrer dans le désespoir (...). De fait, isolé dans sa bulle, il est possible à tout un chacun de s'adonner sans transition et dans un présent perpétuel, à un jeu de massacre en ligne (...) vagabonder au bout du monde, communiquer avec un inconnu sur un réseau social. Turbulences à l'écran, vide alentour. L'Autre est en passe de devenir une entité abstraite. (...) Le risque est d'être colonisé par une machine. Il est utile de se souvenir que le mot "addictus" - addict - désignait à Rome l'esclave pour dette qu'un édit assignait à un maître.
Traditionnellement, les Batammariba ne portaient pas de vêtements. (...) Dès la fin des années 1970, un décret préfectoral leur interdisait de se montrer en public non vêtus.
Le savant qui a l'heur de déplaire à la nouvelle nomenklentura universitaire n'est jamais attaqué de front: il faudrait lui opposer des arguments étayés par une véritable érudition, un art de la rhétorique, bref, soutenir une vraie polémique, ce dont sont devenus incapables les censeurs de la pensée.
... l'affirmation selon laquelle "tout est dans tout, car nous sommes tous pareils" - pareils à nous, Occidentaux partisans de la mondialisation à outrance - (...) nous invite à croire que sur la surface glacée d'Internet, nous pourrons "communiquer" d'un point de la planète à l'autre sans conflit, dès lors sans surprise. Les trublions qui se soustrairaient à la convivialité internationale ne seraient plus qu'ennuyeux passéistes, trouble-fête non corrects politiquement et, comme est mis à la porte le mauvais élève, voués à une élimination de la scène mondiale à plus ou moins long terme.
Ce qui motive particulièrement les anciens, c'est la protection des aires considérées comme inaliénables et sacrées: les territoires dévolus aux esprits de la terre, domaines de petites brousses ou forêts composées d'espèces végétales rares qu'il est interdit de défricher, de sources ou marigots dans lesquels il est interdit de pêcher. C'est là, dans ces terrains bien arrosés, que les guérisseurs recherchent les racines entrant dans la composition de leurs médicaments. Or, se plaignent-ils aux autorités, "des iconoclastes se permettent d'empiéter sur ces territoires afin d'agrandir leurs champs, avec la complicité de fonctionnaires corrompus. De plus, ils n'hésitent pas à utiliser des pesticides pour attraper les poissons des marigots sacrés".
"Toute théorie qui prétend nous rendre intelligible un phénomène religieux des primitifs en le réduisant aux lois familières de notre psychologie et de notre logique, est par là même suspecte." (Robert Hertz)
(Le souffle du mort. Dominique Sewane. Plon 2020)
Il n'y avait rien à attendre des Blancs, sinon la mort.
Toute civilisation, certes, possède ses païens; mais la nôtre, la chrétienne, n'hésita jamais à entonner son chant de gloire au Dieu que d'autres, au milieu des supplices et des massacres, refusaient d'adorer. A cela aussi il convient de mesurer la vraie valeur de notre monde.
Le monde blanc est tel que l'égalité y est impossible; Jyvukugi avait rapidement compris cela.
Le pouvoir corrompt, a-t-on dit; voilà un risque qui ne guette pas les Indiens, moins par rigueur éthique personnelle que par impossibilité sociologique. Les sociétés indiennes n'étaient pas faites pour cela, et elles en sont mortes.
"Tant de villes rasées, tant de nations exterminées, tant de millions de peuples passés au fil de l'épée, et la plus riche et plus belle partie du monde bouleversée pour la négociation des perles et du poivre! Méchaniques victoires." (Montaigne)
(Chronique des Indiens Guayaki. Pierre Clastres. Plon 1972)
Il n'est pas douteux que les explorateurs, avec leurs présomptueuses certitudes, aient frayé, consciemment ou non, la voie des missionnaires.
Pour peu qu'un "native" remue un harpon, qu'une femme allaite, qu'un chasseur s'apprête à manger du phoque, cinq appareils se braquent et les mitraillent.
"Thulé-Uummanaq, c'était vingt-cinq maisons et nos morts: il y a des siècles et des siècles que nos vieux étaient là... maintenant, c'est tout juste une cabane... Tu as vu cette misère; ces carreaux cassés... parfois une saleté abominable... bon pour les chiens. Voilà ce qu'on nous offre après nous avoir chassés de ce pays…"
... l'Eglise souhaite, dans l'esprit monastique, que chacun devienne serviteur indifférencié de Dieu. (...) En coupant les cheveux "au bol", les pasteurs luthériens obligent les chasseurs à un acte de révérence au nouvel ordre religieux. (...) Au Moyen Age, la coupe au bol est réservée aux manants et aux serfs, par opposition aux chevaliers et aux rois.
... il convient que l'on perde son visage de "païen" pour s'incorporer au nouveau groupe des fidèles chrétiens et que l'on perde toute velléité de résister et combattre.
(Les derniers rois de Thulé. Jean Malaurie. Plon 1989)
... "le massacre d'êtres désarmés entre tous et pour qui la souffrance et la mort furent les seuls dons d'un monde incompréhensible".
(Anna Langfus. L'Arche octobre 1957)
"J'enverrai ma terreur devant toi; je mettrai en déroute tous les peuples chez lesquels tu arriveras, et je ferai tourner le dos à tous les ennemis."
"Tu dévoreras tous les peuples que l'Eternel, ton dieu, va te livrer, et tu ne jetteras point sur eux un regard de pitié."
"Vous renverserez leurs autels, vous briserez leurs statues, vous abattrez leurs idoles, et vous brûlerez au feu leurs images taillées!"
Malgré ces défroques étrangères, elle n'apparaissait point déplaisante, et Térii déclara, comme cela est bon à dire en pareille occurrence, qu'il dormirait volontiers avec elle. Les autres sifflèrent de mécontentement, ainsi que des gens offensés; et la fille même feignit une surprise. - Pourquoi? - L'homme qui avait récité les noms d'ancêtres se récria:
"La honte même! pour une telle parole jetée ce jour-ci!" Il ajouta d'autres mots obscurs, tels que "sauvage" et surtout "ignorant".
"Deux hommes, pour un seul aujourd'hui. La moitié sont morts depuis vingt ans.
- (...) Mieux vaut la moitié moins d'hommes sur la terre Tahiti, et qu'ils soient bons chrétiens et baptisés, plutôt que le double d'ignorants détestables! (...) mieux ne vaut pas un vêtement piritané décent et digne, même souillé de terre, plutôt qu'une impudique vêture païenne!" Le jeune homme, enfin, comptait le nombre de coupables marqués au front, et qui piétinaient - justement - la route longue et chaude. Il déplorait la montagne vide, les images des Tii en pièces. Et il répandit ses regrets: tout était mort du Tahiti des autrefois...
(Les Immémoriaux. Victor Segalen. Points 1985)
... Béziers (...), cette ville médiévale frondeuse et hérétique que les croisés de Simon de Montfort ont assiégée et vaincue, lors de la croisade des albigeois. Ces hommes pieux y ont perpétré un massacre total, le premier de la grande boucherie qui ensanglanta le Languedoc au cours du XIII° siècle.
... ces catholiques qui avaient brûlé tous les habitants de Béziers sous l'injonction monstrueuse d'Arnaud Amaury: "Tuez-les tous, Dieu reconnaîtra les siens!"
Ils avaient mis leur trésor dans des jarres et avaient fait creuser de grands trous par des esclaves dévoués. On dit également que dans ces fosses, ils avaient enseveli quantité d'or et de pierreries, puis que, après les avoir étouffés, ils y avaient jeté les esclaves qui les avaient creusés.
... un réveil de nos racines gréco-romaines ou celtiques qui, faute d'avoir été complètement étouffées par vingt siècles de christianisme, ont trouvé dans les cultes de possession venus d'Afrique un espace de liberté et de créativité où le sacré est omniprésent, où la divinité se révèle sous plusieurs aspects et où les dogmes et les interdits ne gouvernent pas la vie.
(Cinq tambours pour deux serpents. Mireille Aïn. Plon 2022)
Ce ne serait plus la recherche du consentement qui importerait, mais l'existence de contraintes multiples et perçues comme "indépassables" par les acteurs sociaux rendant toute forme d'imposition de nature culturelle sans objet. Les individus n'ont plus besoin d'êtres mystifiés par l'idéologie ou par des formes culturelles…
... une gestion des relations professionnelles qui s'est progressivement déplacée de l'Etat vers l'entreprise (...). Une telle évolution au niveau national est indissociable de ce que sont les effets de l'inscription de l'Etat dans un régime supranational où se développe une globalisation, favorisant "l'emprise de la finance sur l'économie (...). L'Etat est alors contraint de redéfinir ses sphères d'intervention pour établir ce que pourrait être un nouveau "bien commun"...
Ces redéfinitions du statut de l'Etat font alors système avec un contexte d'accroissement de la pauvreté, de décroissance des indicateurs de bien-être, de détérioration de la cohésion sociale...
(L'esprit politique des savoirs. Jacques Commaille. Editions de la Maison des sciences de l'homme 2023)
"Lourd de tous les desseins, tu ne pourras pas aller..."
(Solstice païen. Loude, Lièvre, Nègre. Editions Findakly 2007)
Qu’est-ce qui fait le malheur de tout homme ici-bas ? C’est qu’il possède un corps, et qu’il est forcé de l’entretenir, de le protéger contre toute attaque du monde extérieur. Dans ces conditions, il doit affermir son existence en lui subordonnant toutes les natures.
… nous entrons brusquement dans une présence plénière et souveraine, absolument obscure et absolument insondable qui efface tout et absorbe tout.
L’homme ordinaire aime celui qui lui ressemble et déteste celui qui est différent. Celui qui aime la ressemblance et déteste la différence veut, à son insu, surpasser les autres hommes du monde. Mais celui qui cherche à s’élever au-dessus des autres y parvient-il vraiment ? Non certes, car en réalité, c’est lui qui a pris les autres pour modèle, du seul fait que son expérience est obligatoirement moins étendue que celle de tous les autres réunis.
(Oeuvre complète. Tchouang-tseu. Gallimard 1969)
Des plaques d’or décoratives des temples impériaux, ou des statues d’or du Coricancha que les compagnons de Pizarro décrivent ébahis lorsqu’ils pénètrent pour la première fois au Cuzco en 1533, il ne reste rien.
Dans les zones où les colons étaient le mieux implantés, (…) l’évangélisation forcée des populations s’accompagnait d’une obligation de changement profond des coutumes funéraires afin de se conformer aux règles et coutumes de l’Église catholique.
Lorsque Hernando Cortès pénètre sans peur ni précautions dans le sanctuaire, qu’il en ressort avec l’idole sacrée et la brise devant la foule médusée, il ôte en un instant à Pachamamac tout pouvoir et donc toute crédibilité…
Des 9 à 10 millions de sujets que comptait à peu près l’Empire inca au moment du contact, il en restait dix fois moins à la fin du XVIème siècle.
Il ne fallut pas moins de neuf forges actionnées continuellement des mois durant par des artisans indigènes pour transformer en lingots les plats, gobelets, statuettes, bijoux et autres parures et décorations, soit six tonnes d’or et plus de onze tonnes d’argent.
Ces campagnes d’extirpations d’idolâtries se déroulaient sous forme de visites et d’enquêtes de la part d’ecclésiastiques particulièrement zélés, dans les communautés autochtones. Leur mission était de débusquer et d’éliminer les spécialistes rituels (considérés comme des sorciers ayant commerce avec le démon et par voie de conséquence, promis au bûcher), mais aussi de détruire tout ce qui était en rapport avec les cultes païens, au premier rang desquels, les momies ancestrales.
(Les Incas. Peter Eeckhout. Taillandier 2024)
… ce sont les « Sept Sages » (…) qui ont « jeté les bases », les « fondements » de la ville d’Uruk, alors que les remparts en « brique cuite » ont été construits par l’homme-dieu Gilgamesh qui en est le Roi… « … appelant le premier, il lui donna cet ordre : « Où que tu ailles faire rage, sois sans égal ! » (…) au sixième : « Déambule partout, sans épargner personne ! » ; et le septième, il le chargea de venin de Dragon : « Anéantis toute vie ! », lui dit-il. (…) »
(Le matin des dieux. Salvatore D’Onofrio. Editions Mimésis 2018)
La chaîne saoudienne Al-Hadath a dévoilé ce dimanche, citant une "source de haut rang", les détails d'un plan d'évacuation des Palestiniens de Gaza vers trois pays arabes et un pays asiatique. (…) L’idée repose sur un concept bien établi : Transformer Gaza en une "Singapour du Moyen-Orient", une idée qui a été proposé par des hommes d'affaires israéliens et américains au début du conflit, comme une solution possible pour "l’après-guerre". (…) Les camps temporaires dans le Sinaï, près de Rafah ou entre Rafah et El-Arich, pourraient être une option plus réaliste, permettant aux Gazaouis de rester proches de leur territoire tout en participant aux efforts de reconstruction. Cependant, l’Égypte refuse toujours catégoriquement de les accueillir, même temporairement, craignant de nouveaux problèmes sécuritaires et sociaux. Selon ynet, lors de ses discussions avec le roi de Jordanie et d’autres acteurs régionaux, Trump a utilisé une stratégie mêlant promesses d’aides financières massives et menaces implicites de sanctions.
(i24NEWS 26 janvier 2025)
Trêve à Gaza : les conditions de libération des détenus palestiniens dénoncées par le Comité international de la Croix-Rouge. Les prisonniers palestiniens sortis samedi à la mi-journée, principalement du centre pénitentiaire de Ktzi'ot, dans le désert du Négev, l'ont été dans des conditions qui posent de sérieuses questions. Ils étaient menottés, mains derrière la tête et portaient un bracelet sur lequel était écrit : "le peuple éternel n'oublie pas et pourchassera son ennemi". (…) Ces conditions ne surprennent pas Thair Chritah, membre de la commission des affaires des détenus palestiniens. "Ils sont en mauvaise santé, ils ont été battus, humiliés, ont subi des actes de torture, surtout durant les derniers jours. Pour les forces d'occupation israéliennes, la libération de ces détenus est un aveu d'échec, car certains d'entre eux étaient condamnés à de longues peines, voire, à la perpétuité", rappelle-t-il.
(Radio France. Thibault Lefèvre 1er février 2025)
L’auteur, par conséquent, a l’impression que le docteur-missionnaire réussira beaucoup mieux, à la longue, à introduire la pratique médicale occidentale dans la culture abron.
(La danse de l’araignée. Alexander Alland. France Loisirs 1984)
Je hais les objets, surtout ceux que l’on regarde comme le produit des arts, exilés des relations humaines qui leur donnaient une pleine signification ; les objets en vitrine, aussi impuissants que les morts devant les foules de la Toussaint.
Après la quasi-disparition des Hawaïens (300000 en 1778, 40000 en 1884, et 12000 environ en 1950), et la substitution qui font des îles le lieu de rencontre de l’Extrême-Occident et de l’Extrême-Orient, il devenait inoffensif d’exalter à l’excès la civilisation autochtone.
… le caractère incomplet de ces sociétés urbaines coloniales, qui paraissent pendant longtemps comme des scènes à quatre personnages : le traitant, le fonctionnaire, le soldat et le missionnaire.
Les principes traditionnels d’aménagement des rapports sociaux sont utilisés, mais afin d’assurer la prédominance exclusive de l’église au-delà des différenciations de clan, de génération et de statut. Celle-là intervient de façon à faire prévaloir une sorte de « clan unique » (…) : elle cherche à imposer la cohésion comme le fait le parti unique au sein de certaines sociétés modernes.
Nos églises font prévaloir la vie intérieure et la règle morale sur l’exaltation qui conduit au seuil de la perte de conscience. (…) Lorsque nous privons le Noir des moyens d’expression qui lui appartiennent en propre, nous lui faisons subir la plus lourde des contraintes. Celle que nous aurions pu connaître si nos « occupants », nous avaient dénié tout droit d’écrire, de chanter, de peindre pour nous transformer en simples machines à produire.
« Les Espagnols tuent nos fidèles en Guinée. Les missionnaires détruisent nos reliques… Qui a le droit de nous priver du bonheur de vivre à notre manière ? »
… j’acquis la certitude que toute richesse humaine se dit toujours au pluriel, et que le singulier nourrit le dogmatisme qui porte en lui la violence totalitaire.
(Afrique ambiguë. Georges Balandier. Plon 1957)
Le plan de Trump reflète également ce que certains sionistes chrétiens défendent politiquement depuis des décennies, sur la base d’interprétations spécifiques de la Bible. (…) L’idée de séparer deux peuples irréconciliables est présente dans les discours des sionistes chrétiens. En 1988, en pleine Intifada, William Lovell Hull (1897-1992), un pasteur pentecôtiste canadien et fervent partisan d’Israël, a soumis un plan de paix à Yitzhak Shamir, premier ministre israélien et ardent défenseur du « Grand Israël », et à Joe Clark, secrétaire d’État aux affaires extérieures du Canada.
L’un des principaux mantras des évangéliques sionistes est éminemment transactionnel : « Je bénirai ceux qui te béniront, et je maudirai ceux qui te maudiront. » (Genèse 12 : 3) Dans cette logique, le soutien à la politique du gouvernement israélien (de préférence d’extrême droite), considéré comme le représentant de tous les Juifs, est non seulement un devoir sacré pour son propre salut, mais aussi un devoir patriotique pour le bien de la nation.
Pour certains chrétiens sionistes américains, la puissance économique et militaire du pays est le signe de cette bénédiction divine liée à la relation spéciale avec Israël. (…) De fait, un siècle après le début du mandat britannique, une partie de la Palestine se retrouverait de nouveau entre les mains d’une nation chrétienne (ou présentée comme telle) qui s’est fait un devoir d’aider le peuple juif à restaurer sa souveraineté sur la terre que Dieu lui a promise.
Faire respecter cette promesse divine, c’est justement ce à quoi se sont engagés des chrétiens sionistes au plus haut niveau politique depuis le milieu du XIXe siècle, sans discontinuer.
(Laurent Tessier. The Conversation 27 février 2025)
… le missionnaire Grubb (…), la forme historique de sa présence, son sens de la réalité historiquement déterminé et, de façon médiate, l’ordre culturel qui a fait de lui un homme ainsi déterminé, sont soustraits au mouvement historique et cristallisés en critère absolu, valable pour toutes les époques historiques et pour toutes les civilisations.
… le « prélogisme » [de Lévy-Bruhl] n’est pas une théorie qui interprète et qui explique le monde magique, mais plutôt une réaction typique de la mentalité occidentale, encore prisonnière de ses limites historiques, vis-à-vis de l’aspect incompréhensible du monde.
Puisque, pour nous, l’individu en tant que présence unifiée est une donnée évidente, qui nous accompagne sans risque appréciable dans notre vie quotidienne, et puisque, de toute façon, étant une donnée, il ne constitue pas un problème culturel et un drame historique, Lévy-Bruhl pense qu’il en est de même dans le monde magique (…). En fait, le seul obstacle visible ici, c’est notre présomption culturelle, qui élève à la dignité métaphysique notre mode historique d’être présent au monde.
(Le monde magique. Ernesto De Martino. Bartillat 2022)
Caspar (1953) estime qu’à la fin des années 1920, au moins 3000 personnes habitaient les sources de la rivière Branco (…). En 1934, Emil Heinrich Snethlage se trouve dans le Branco (…) il visite le Sao Luis, rapportant (…) des cas de punitions physiques (…), estimant (…) la population à 250 habitants. (…) En 1955, Franz Caspar visite de nouveau la rivière Branco et rencontre un groupe de réfugiés (…), soit 66 personnes (…). Jusqu’en 1980, les plantations sont vendues entre propriétaires, dont beaucoup font travailler les Indiens dans des conditions proches de l’esclavage. (…) Enfin, en 1983, la réserve autochtone de la Branco est délimitée. Cependant, quelques établissements ont été laissés en dehors de ses limites, dont trois, habités principalement par les Tupari, à l’intérieur de la réserve biologique de Guaporé, délimitée l’année précédente.
Les premières représentations de l’histoire profonde de la région, au milieu du XXe siècle, se concentraient généralement moins sur ce qu’étaient les habitants des basses terres que sur ce qu’ils n’étaient pas ou, plus précisément, sur ce qui leur manquait - (…) l’architecture en pierre, les villes, les animaux domestiques, l’écriture, le surplus, entre autres choses.
… le monde des morts ne parle pas seulement des morts, il parle de la société qui prend soin de ses proches, il parle des pressions sociales et de la recherche de la survie, c’est pourquoi « les efforts missionnaires et l’influence des régions semblent s’être concentrés sur deux champs de bataille, le lieu d’inhumation et l’inhumation secondaire. Aujourd’hui, nous savons (ou comprenons enfin) que cette insistance à modifier les pratiques funéraires est, en plus d’être raciste, une forme de génocide culturel.
(Archéologie de l’Amazonie. S. Rostain C. J. Betancourt. Éditions de la Maison des Sciences de l’Homme 2025)
Un ethnologue (…) rapporte qu'à chacune de ses séparations d'avec les Indiens, ceux-ci éclataient en sanglots. Ils se lamentaient, non pas de chagrin de le voir partir, mais de pitié à l'idée que leur ami allait quitter le seul endroit au monde où la vie valait la peine d'être vécue. Et quand on connaît ces petits villages misérables, réduits à quelques huttes de paille perdues dans une brousse désertique, où une poignée d'indigènes s'éteint dans des territoires déshérités où les a refoulés la progression de la civilisation, au milieu des épidémies que la civilisation leur a données en échange, et quand on constate qu'ils peuvent, cependant, arriver à concevoir cette immense misère comme la seule expérience digne et valable, on se demande si le point de vue des « sociétés closes » ne permet pas d'accéder à une richesse spirituelle et à une densité de l'expérience sociale dont nous aurions tort de laisser se tarir la source et se perdre l'enseignement.
(La politique étrangère d'une société primitive. Claude Lévi-Strauss. Mai 1949)
Les Mexicains ne croient pas à la justice parce qu'ils n'en ont jamais eu, et encore moins aux droits de l'homme. (Dato Param Cumarawamy)
(Des os dans le désert. Sergio Gonzalez Rodriguez. Passage du Nord-Ouest 2007)
… des mots désormais inamovibles dans le commerce quotidien de la parole, les mots de la peur en expansion, les mots d'ordre qui appelaient ceux qui étaient « à part entière, enfants du pays réel » à se préparer pour « l'œuvre de punition » à l'encontre de ceux qui étaient « entièrement à part », à qui on promettait une affliction durable.
(Solo d'un revenant. Kossi Efoni. Seuil 2008)
… ils (…) vivaient presque à la limite du monde, comme en exil, reculant devant des voisins agressifs…
(Dans les pas du renne. Mariusz Wilk 2009)
Ils avaient tous la main tendue, quêtant quelque chose que la civilisation, croyaient-ils, pouvaient leur offrir ; ils étaient loin de se douter de la tristesse de cette pauvre illusion brisée.
(Sur la route. Jack Kerouac. Folio 2010)
… il aurait dû nous tuer et il nous a convoyés – il y aura toujours dans les sentiments d'un homme quelque chose d'inexplicable, quelque chose d'inaccessible à toute raison. Frenario nous aime et nous déteste, parce qu'il craint à travers nous l'obscur danger qui doit être dans l'odeur même du Blanc. Il ne nous tuera plus, c'est trop tard, il ne nous chassera pas non plus, mais il ne fait que nous tolérer, désirant de toutes ses forces que nous partions, sans avoir rien contaminé de l'œuvre qu'il a faite et continue de faire, si loin de notre monde à nous, si loin de notre temps, de notre hâte, de notre rapacité, (…) si loin de l'absurde et monstrueux génie qui est le nôtre et l'oblige à nous recevoir ici.
Tout jeune, Frenario fut enlevé aux siens par des chercheurs de caoutchouc, quelque part sur le haut Orénoque. Il voyage de longues années avec eux (…) il s'aperçut vite qu'il n'était chez les Blancs qu'un pauvre hère, obligé de mendier son pain et misérable sous des vêtements qui ne seraient jamais à la mesure de son corps et encore moins à celle de son âme.
(L'expédition Orénoque Amazone. Alain Gheerbrant. Gallimard 1952)
Lorsque l'on voit les Emerillons qui, vivant à proximité de groupements de Créoles, sont devenus de véritables loques, des êtres dégénérés – entre autre à cause de l'ivresse et de la prostitution – on ne peut qu'être atterré devant les « bienfaits de notre civilisation ». (…) Je pense que notre civilisation ne leur apportera pas forcément le bonheur, car elle va leur créer toutes sortes de besoins, ce qui engendrera sûrement la fin de leur véritable liberté actuelle…
(J'ai choisi d'être Indien. André Cognat. Flammarion 1967)
Les Indiens sont la seule chose qui nous reste (…) nous sommes devenus aussi marginaux, aussi fragiles, aussi voués à l'extinction qu'eux, pourquoi n'en avons-nous pas conscience ?
- Tuer un Indien c'est comme incendier une bibliothèque.
(Christophe et son œuf. Carlos Fuentes. Gallimard 1990)
Il y a longtemps que les sauvages dont l'assujettissement farouche requérait la formation d'une cité cosaque n'ont pas été seulement pacifiés, mais amenés à la docilité d'un animal domestique. (…) Qu'a donné à la région une telle colonisation ? Rien de bon. (…) Nous avons vu précédemment dans quelle condition vit à présent l'Ostyak, alors que d'après les rares données historiques en notre possession, cette tribu était un peuple fort, prospère, sain, au moment de l'arrivée des Russes ; sa culture était supérieure à celle d'aujourd'hui. Et tout cela a été sacrifié par la colonisation russe : en guise d'hommes forts et riches ne demeurent que quelques milliers d'indigents, presque réduits à l'existence de bétail, loqueteux, ivres, contaminés par la syphilis et d'autres maladies. (…) les honnêtes Vogouls sont devenus à présent de fieffés escrocs, leur troc connaît des filouteries, ils sont déjà des voleurs, leurs yourtes sont désormais cadenassées, lorsqu'avant elles demeuraient ouvertes tout l'été en l'absence des maîtres des lieux. (…) le vol est devenu aussi ordinaire que l'escroquerie et l'ivrognerie.
(Le chagrin de l'ours. Dominique Samson Normand de Chambourg. Indiens de tous pays 2010)
Est-ce réellement la pauvreté qui nous pousse hors de nos frontières ou l'impossibilité de dire ce que nous sommes exactement ? L'impossibilité de nous créer dans nos propres pays, l'impossibilité d'y accomplir nos propres identités, l'impossibilité de nous prendre véritablement en charge. Nous, pris dans la langue de nos bienfaiteurs, (…) pris dans la langue d'un monde qui n'existe pas, (…) les mots suspendus à un avenir de rente et de placement.
(Les cauchemars du gecko. Raharimanana. Vents d'ailleurs 2011)
… des soldats indiens accroupis mélancoliquement, le fusil posé à côté d'eux et la chique de coca dans la bouche. Ils étaient là, comme je les avais vus dans les Andes, indifférents, apathiques, avec quelque chose d'implacable dans leur face au nez aquilin et aux yeux féroces. Ce jour-là, la suprême offensive bolivienne était déclenchée et des camions partaient pleins de cette foule grise et brune, plus anonyme que la nôtre qui allait mourir sous le feu des mitrailleuses ou dans les marais paludéens, poussés par un destin qu'ils ne cherchaient même pas à comprendre.
(Ecrits d'Amazonie. Alfred Métraux. CNRS Editions 2013)
Quelque chose s'effondrerait en elle si jamais elle passait devant un sans-abri en feignant de ne pas le remarquer, ou si elle y était indifférente. D'une certaine manière, elle estimait que ces gens-là étaient traités comme les Indiens l'avaient toujours été. Comme des chiens. Des sans-abris étaient pareils à une tribu indienne, nomades et impuissants, traînant plus que toute tribu indienne leur lot de fous et d'infirmes.
(Indian Killer. Sherman Alexie. Albin Michel 2013)
« … [les] populations amérindiennes (…) doivent perdre toute référence à des modes d'être au monde que l'on a décidé d'éradiquer définitivement en commençant par la non-reconnaissance de leurs langues. Ne plus laisser de refuge, de lieu de repli en cas d'échec (…). Il faut que les villages se vident et que les élèves viennent (…) rejoindre les villes et enfler les files de demandeurs d'emploi. Qu'ils ne soient plus en mesure de vivre d'autre chose que des miettes versées par la France. (…) Comme si l'unique fait d'exister, de vivre de façon différente depuis des siècles démontrait à lui seul que le fonctionnement des « grandes nations civilisatrices » était, quant à lui, un système moribond, mortifère, ne conduisant qu'à la destruction des cultures minoritaires et des ressources de la planète. » (Amparo Ibanez)
(Les abandonnés de la république. Gery, Mathieu, Gruner. Albin Michel 2014)
Et il revit les enfants Pikunis silencieux, blottis les uns contre les autres, seuls et étrangers dans leur propre pays.
(Comme des ombres sur la terre. James Welch. Albin Michel 2010)
L'énorme problème humain posé par le grand nombre de migrants vers l'Europe pose de graves problèmes d'accueil. Une fois que cela est dit aucune solution n'est proposée, et employer le mot « tri » fait froid dans le dos. On parle des migrants comme de nos déchets ménagers… Certaines personnes qui ont vécu la dernière guerre doivent se souvenir de leur propre exode sur nos routes. Une des premières solutions est bien évidemment la paix…
("Trier" les migrants. Albin Poirier. La nouvelle république 11 août 2017)
J’ai été bénévole à Survival en 1972 après avoir voyagé avec des Autochtones et eu un premier aperçu de la profonde humanité de leurs façons de vivre – et des différences avec les “nôtres”. J'avais constaté que notre civilisation, malgré tous ses avantages incontestables et utiles (surtout pour une minorité), dominait par une énorme tromperie : tout le monde doit devenir comme nous, ou sinon être mis au rebut de la société.
(Stephen Corry mars 2021)
Quelle honte ! Quelle honte ! Vous osez crier « Liberté » alors que vous nous maintenez dans des lieux contre notre volonté, nous conduisant d'un endroit à l'autre comme si nous étions des bêtes.
(Sara Winnemucca. Paiute)
Jadis maîtres chez eux, les Indiens ne sont plus qu'une minorité ethnique marginale, un vestige archaïque et anachronique de l'ancienne Amérique primitive. Comme les bisons.
Cette indifférence persistante de la société américaine pour la condition indienne produit d'autres effets, plus tangibles encore: c'est la misère dans laquelle sont entretenues, depuis le XIXème siècle, les réserves sioux, en particulier celle de Pine Ridge. (...) L'espérance de vie est de 47 ans pour les hommes et 52 pour les femmes. Ici, tous les voyants sont au rouge: l'alcoolisme frappe 85% des ménages; le taux de suicide des jeunes est de 150% supérieur à la moyenne nationale, la mortalité infantile de 300% et la tuberculose de 800%. Au rang mondial, le niveau de vie des Oglala de Pine Ridge se range second derrière celui d'Haïti.
(Ce qui est arrivé à Wounded Knee. Laurent Olivier. Flammarion 2021)
... Marc Antoine fonde avec Cléopâtre une association dite des Amimotobies, c'est-à-dire de "ceux qui mènent une vie inimitable" dont les membres, à la fois orientaux et romains, sont censés vivre comme des dieux et des déesses. (...) La reine et son amant vivent dans un luxe inouï, à la recherche du plaisir à tout prix, symbole de dépassement de la condition humaine...
(Débauches antiques. Christian Georges Schwentzel. Vendémiaire 2023)
... en Inde, le banquet de fête joue également un rôle important dans les mariages, mais en Iran, nul ne songerait à y venir en tenue "traditionnelle", car les anciens vêtements ont depuis longtemps été rejetés dans les reliques de la discrimination, de la pauvreté et de l'ignorance. Alors que, dans les villages, on chante et on joue du tambour, dans les villes, on diffuse de la musique enregistrée.
(Zarathoustra et sa religion. Michael Stausberg. Les belles lettres 2022)
Les moines (...) sont souvent araméophones: il s'agit d'un signe d'inculture et de rusticité (...). Dès la fin du IV° siècle, à Antioche, le prêtre Jean Chrysostome oppose dans ses homélies un monde rural araméophone à la grande ville hellénophone: la différence linguistique participe d'un système d'oppositions plus vaste qui sert la pédagogie chrétienne du prédicateur.
Il s'agit par exemple du Maïouma, fête associée à des spectacles et réjouissances aquatiques, donc dénudées. Ces fêtes sont vivement critiquées par les autorités chrétiennes, en raison de leur caractère licencieux, et taxées de paganisme. (...) des comportements considérés par les élites comme contradictoires avec un mode de vie chrétien, et l'accusation de paganisme a en ce sens une fonction de mise à distance et de stigmatisation, qui sert finalement à mieux définir les contours de la communauté chrétienne.
(Le Proche-Orient. Catherine Saliou. Belin 2020)
Vivre dans un village, cela représente des avantages sans nombre; il y est plus facile de vendre et d'acheter; la vie, l'honneur des femmes y sont plus en sûreté. Rien de tel qu'un village pour protéger des insurgés, des brigands, du démon et des damnés; le dernier des villages a son église et son curé (...). Pour une vie meilleure il n'y a vraiment que la communauté villageoise. Elle permet d'exhiber la beauté, les vertus, les parures des filles, de faire l'éducation des fils.
On compte 30% de métis et 10% d'Indiens qui ne le sont guère de culture, puisqu'ils parlent espagnol et prient le Christ. Leur état d'Indien s'explique donc par le fait que les Blancs et les métis les considèrent différents d'eux, un peu à cause de la couleur de leur peau, du fait de leur situation sociale et surtout parce qu'ils viennent d'ailleurs (...). Tous les paroissiens du père Othon relèvent pratiquement de la même culture; que 20% d'entre eux seulement sachent lire n'a alors aucune importance, l'isolement contribuant à l'unité.
(Les barrières de la solitude. Luis Gonzalez. Plon 1982)
... la trahison de la bourgeoisie ou de l'intelligentsia. Celle du Groenland méprise ouvertement le pauvre peuple dont elle est issue en s'installant dans un exil culturel où elle s'affirme (...).
"Je ne suis même plus un Kalaalek, mais un Danois du Nord, et mes enfants seront des Danois. Nous sommes tous Danois: il n'y a plus de différence."
(Les derniers rois de Thulé. Jean Malaurie. Plon 1989)
... après chaque sécheresse, quelques Indiens d'Amazonie viennent jusqu'à Rio pour trouver de quoi manger. Ils sont dans le dénuement le plus total. Il y a des endroits où les Cariocas déposent des cartons épais, propres et bien pliés sur lesquels ils pourront dormir.
(Cinq tambours pour deux serpents. Mireille Aïn. Plon 2022)
Le chiisme n'était, à l'origine, qu'un mouvement politique arabe (...). Mais, après le martyre d'Hussein, il se transforma en mouvement religieux; incarnant le mécontentement social des populations indigènes à l'égard de l'aristocratie arabe…
(Les Arabes des marais. Wilfred Thesiger. Plon 1983)
Rompu le lien entre eux-mêmes et leur propre substance, le respect de la loi et la croyance en sa valeur ne pouvaient que se dégrader. C'est pourquoi Chachugi a eu peur: sa crainte, indice de son désarroi, c'est aussi le premier symptôme de la maladie qui guette les Aché, le désespoir.
(Chronique des Indiens Guayaki. Pierre Clastres. Plon 1972)
Les jeunes sont alors touchés par le monde occidental sans y avoir accès, sans le comprendre et délaissent leur ancienne culture sans que rien ne vienne la remplacer. (…) Aux survivants ne restent souvent que les bidonvilles, le travail à la chaîne, et plus souvent encore le chômage. (...)
Ceux qui participent à cette farce tragique dévastent l’univers des hommes, de la même façon qu’ont été dévastées et exterminées des milliers d’espèces sauvages. (...)
Une culture assassinée ne ressuscite jamais. Ceux qui survivent le font au prix de grandes souffrances et d’un renoncement forcé à leur système de valeurs. (…) La liberté (…) disparaît lorsque le pouvoir et la prospérité sont exclusivement détenus par la civilisation dominante et que les sociétés non occidentales apparaissent comme taillables et corvéables à merci. Leur exploitation touristique n’est qu’un des multiples scandales de notre époque.
(La danse de l’araignée. Alexander Alland. France Loisirs 1984)
Des civilisations se juxtaposent sans s’interpénétrer – celle des hommes du caterpilar, celle des féodaux musulmans, anciens conquérants, celle des autochtones « païens », doublement conquis. Cette énumération contient aussi une succession significative. Elle montre dans quel ordre les groupements ont ou eurent le contrôle de cette vaste région, la domination des uns abolissant celle des autres. D’aujourd’hui à un lointain passé : porteurs de la force des machines et porteurs du Livre, puis ceux qui ne surent concevoir ni la machine ni le Livre. C’est toute l’histoire d’une large partie de l’Ouest africain qui s’inscrit sur ce sol.
La cité s’est construite, sous sa forme moderne, en fonction des activités minières. Elle s’ajoute aux établissements dressés par les féodaux musulmans sans établir avec ces derniers des contacts autres que circonstanciels et officiels. Les premiers occupants – qui reçoivent des résidents anglais le nom imprécis de « pagans », païens – sont, eux, restés au-dehors. En bref, deux sortes de citadins, distincts par leurs occupations et leurs religions, distants, et, en marge, les paysans qui vivent sous cette double dénomination. (…) La fermeture du monde blanc, c’est sans doute lors de mon séjour dans le splendide hôtel nommé Hill Station, parmi les rocs domestiqués et les jardins, que je l’ai le mieux perçue. Tout y est organisé pour, dans le luxe et le calme, faire oublier le dépaysement.
[Les colonisateurs] réagissent de manière contradictoire, à la fois satisfaits d’avoir sous la main une large réserve de travailleurs et inquiets de se trouver entourés de masses humaines d’autant plus disponibles qu’elles ne se trouvent enserrées ni par les organisations administratives, ni par les contraintes traditionnelles.
Le « Plateau » est un haut lieu, pour des causes autres que géographiques. Le Pouvoir, l’Église, le Savoir y ont leurs établissements, et les résidences européennes s’y dispersent alors derrière les buissons d’hibiscus, la fantaisie des bougainvillées. Salubrité et isolement. Abidjan, Douala et Brazzaville ont aussi leur quartier du plateau, pour les mêmes raisons, avec la même configuration.
… plus de 20000 Européens, peu enracinés, plus hiérarchisés à mesure qu’ils deviennent plus nombreux, repliés sur leurs doutes et leur obsession des économies, enfermés dans leurs coteries, soucieux de contrôler tous les services nécessaires à leur existence.
… le déracinement d’un individu qui, expulsé d’une civilisation devenue « attardée » ou « primitive » à ses yeux, ne peut accéder autrement qu’en contrebande à « la » civilisation.
Ils imaginent que la religion des Européens sert à laisser les richesses entre les mains de ceux-ci et cache un secret que personne ne veut révéler.
(Afrique ambiguë. Georges Balandier. Plon 1957)
Nous ne commercialisions pas notre croyance. Nos hommes-médecine ne recevaient pas de salaire. L'enfer nous était inconnu. Nous avions confiance les uns dans les autres et notre parole était aussi bonne qu'aujourd'hui l'or des Blancs . Nous étions donc de vrais chrétiens.
(Souvenirs d'un chef sioux. Ours debout. Payot 1931)
... Faucon Noir (Black Hawk), lors de sa reddition à la Prairie du Chien en 1832, fit d'abord ses adieux à sa nation puis à lui-même.
(Partition rouge. Points 1988)
Paul accomplit une véritable révolution mentale, en dissociant pour la première fois religion et culture : il affirme qu'on peut vivre son christianisme, sa religion, « en Grec » comme « en Juif », alors que dans la tradition antique, être Grec ou être Juif, c'était tout à la fois honorer le(s) même(s) dieu(x), parler la même langue et donc avoir la même culture.
… le christianisme n'est pas une religion comme les autres, comme toutes celles venues d'Orient : c'était une religion nouvelle, sans traditions, (…) qui n'était pas la religion d'un peuple, alors que le principe de tolérance antique limitait la liberté religieuse au droit pour un peuple de continuer son culte ancestral pour maintenir son identité.
… le fonctionnement des communautés médiatisait ce nouvel humanisme chrétien, qui établissait une identité et une parité spirituelles entre tous les membres – chacun étant engagé dans un processus de re-création par le Christ - , en allant bien au-delà des simples mécanismes de régulation sociale à l’œuvre dans les autres associations. Peut-être cela répondait-il à une anxiété diffuse, générée par une époque de grande mobilité sociale. Comme Paul, beaucoup de convertis (…) sont des gens « entre deux mondes », à la double nationalité et à la double culture, voire des gens au statut ambivalent…
(Comment notre monde est devenu chrétien. Marie-Françoise Baslez. CLD 2008)
La géographie qui les dévore accepte comme ultime horizon la notion de déracinement et l'abandon de la mémoire communautaire d'une terre qui les a expulsés. Ils sont à la recherche d'une nouvelle identité nomade où le milieu d'origine, la famille, les amis restent en arrière pour être remplacés par un univers vertigineux de technicité et de productivité, de marchandises et de calculs…
Dans cette zone frontalière, sans doute la plus mexicaine du Nord de par son folklore et ses coutumes, la haine des origines est très forte. Beaucoup cherchent à faire le grand saut pour échapper à leur ombre dans le souci de parvenir à une régénération perverse et destructrice.
(Des os dans le désert. Sergio Gonzalez Rodriguez. Passage du Nord-Ouest 2007)
Vous savez ce que je pense ? Que c'est vraiment un siècle de merde : il a dévoré lentement tous les idéaux, il les a fait se consumer dans les tragédies des cinquante premières années, brûlés comme dans une fournaise, et ensuite, avec cette fausse paix, il a fait en sorte que personne n'ait plus envie d'en rechercher d'autres. Le résultat, vous l'avez devant vos yeux : rien en quoi croire, rien à espérer…
(Du temps perdu. Laureano)
Comment avez-vous [les Tlaxcaltèques alliés des Espagnols] pu changer si vite et vous soumettre à ces barbares étrangers, inconnus jusqu'ici dans le monde ? Dites-nous où vous avez trouvé ces mercenaires pour votre vengeance, misérables qui avez sali la gloire immortelle de vos ancêtres, héritiers du sang limpide des anciens Téochichimèques qui ont peuplé ces terres inhabitables. Qu'allez-vous devenir malheureux ? Très bientôt, vous verrez s 'abattre sur vous le châtiment de notre dieu Quetzalcoatl.
(La Conquête. Récits aztèques. Georges Baudet et Tzvetan Todorov. Seuil 1983)
La société de consommation consume toute interrogation. Le passé devient obsolète. Si bien que les gens perdent leur individualité, le sens de leur identité, et qu'ils trouvent alors un ennemi par rapport à qui se définir. Et quelle que soit son appartenance ethnique ou religieuse, on trouve toujours l'ennemi parmi les pauvres.
(De l'écrivain à la démocratie. John Berger. Le monde diplomatique)
Expropriés de notre culture, dépouillés des valeurs dont nous étions épris – pureté de l'eau et de l'air, grâce de la nature, diversité des espèces animales et végétales, tous indiens désormais, nous sommes en train de faire de nous ce que nous avons fait d'eux.
(Claude Lévi-Strauss)
Ne sommes-nous pas à maints égards en chemin vers un monde humainement invivable? (…) reconnaître à l'être humain une dignité, c'est poser qu'il est « sans prix » ; tout ramener à une évaluation en argent institue l'indignité générale. (…) sans valeurs valant « en soi et sans restriction », il n'y a plus d'humanité civilisée. Or nous vivons désormais ce drame quotidien : sans cesse sont désormais bafoués le souci du vrai, celui du juste, celui du digne… (…) Nous sommes au seuil tragique d'un monde où l'être humain ne vaut plus rien. (…) ce qu'Aimé Césaire appelait la « fabrication des hommes jetables ». (…) Échappant à la maîtrise collective, dans la fabuleuse carence de démocratie vraie où nous plonge le tout-privé, nos créations matérielles et spirituelles deviennent des forces aveugles qui nous subjuguent et nous écrasent (…). D'où ce sentiment répandu d'une humanité sans pilote fonçant inexorablement dans le mur (…) Marchandisation de l'humain, dévaluation des valeurs, évanouissement du sens – osons le mot : est en cours une décivilisation sans rivage.
(Sauver le genre humain,… Lucien Sève. Le monde diplomatique novembre 2011)
Les gringos, tu vois, ils ne sont ni d'ici, ni d'ailleurs, ils sont du côté du fric. Voilà leur patrie !
(El sexto. José Maria Arguedas. Métailié 2011)
Il allait être, à son tour, une de ces silhouettes qui n'ont ni nom ni histoire, dont personne ne sait rien (…). Il allait se fondre dans la vaste foule de ceux qui marchent, avec rage, vers d'autres terres. Ailleurs. Toujours ailleurs.
(Eldorado. Laurent Gaudé. Actes Sud 2006)
Cette société est devenue un édifice immense, d'une monstrueuse complexité, chacun vit et meurt dans une loge étroite, minuscule, une catégorie qui le protège et l'enferme, le lien est partout mais il n'est plus véritable, nous avons perdu le lien.
(Cheyenn. François Emmanuel. Seuil 2011)
Rome a perdu son ancienne unité, elle a subi une coupure qui bientôt ne nous permettra plus de communiquer ni de nous entendre, bref de guérir notre maladie en mettant fin aux tourments que nous nous infligeons les uns aux autres.
(Plutarque)
L'âme collective de la tribu a disparu et rien ne l'a remplacée. (…) La maladie, et surtout cette fatigue de ne plus comprendre ce qu'ils sont ni ce qu'il faut qu'ils fassent les abat comme des épis qui n'auraient plus la force de pomper dans le sol de quoi se nourrir. (…) bientôt il n'y en aura plus un seul.
(L'expédition Orénoque Amazone. Alain Gheerbrant. Gallimard 1952)
… il se pourrait bien que le corps et le psychisme humains soient eux aussi surchargés par le tempo rapide de la société. (…) les gens qui tombent en dépression vivent un changement soudain dans leur perception du temps : ils tombent d'un temps dynamique et mouvementé vers un bourbier temporel où le temps semble ne plus avancer, mais plutôt rester immobile. Tout lien signifiant entre passé, présent et avenir semble totalement brisé.
(Aliénation et accélération. Hartmut Rosa. La Découverte 2012)
La pensée qui se forme avec la seule histoire, comme celle qui se tourne contre toute histoire, enlèvent à l'homme le moyen ou la raison de vivre. La première le pousse à l'extrême déchéance du « pourquoi vivre » ; la seconde au « comment vivre ».
(L'homme révolté. Albert Camus. Folio 1951)
Les Amérindiens, plutôt que subir, préfèrent mourir. (…) Les déterminants du suicide (…) ont pour noms (…) l'éloignement imposé aux tout jeunes enfants, la destruction de la culture et de l'identité amérindiennes, (…) l'emprise des sectes, qui agissent en toute impunité.
« Au sein de la communauté wayana du fleuve Maroni, l'empoisonnement au mercure se poursuit lentement, tandis que les suicides se multiplient. Le retard scolaire est considérable, la situation sanitaire est désastreuse. (…) les politiques publiques (…) n'ont guère consisté qu'à généraliser les revenus sociaux de transferts, créant et entretenant une situation d'assistanat. On observe ainsi d'année en année la déstructuration dont sont victimes, dans leurs institutions, dans leur relationnel, et finalement dans leur nature profonde, les sociétés autochtones de Guyane. » (Brigitte Wyngaarde)
(Les abandonnés de la république. Gery, Mathieu, Gruner. Albin Michel 2014)
La blockchain permet donc d'avoir un système fondé sur la confiance, sans avoir besoin que les parties engagées dans une transaction se fassent confiance, grâce à une technologie fondée sur la preuve collective : la confiance est déléguée à la technologie.
(La machine à créer de la confiance et beaucoup d'espoirs. Charles Cuvelliez, Olivier Markowitch, Jean-Jacques Quisquater. La recherche septembre 2016)
Aujourd'hui, chaque décision entraînait un changement de mode de vie. (…) Pourquoi les obliger à ne plus compter les uns sur les autres ?
(Comme des ombres sur la terre. James Welch. Albin Michel 2010)
… la communication loupée est d'une certaine manière la marque de fabrique de notre époque…
(Candide et lubrique. Adam Thirlwell. L'olivier 2016)
Réservées aux seniors, aux célibataires, aux femmes, aux adultes sans enfants… ces formules font un carton. (…) La sélection par le prix ne suffit plus !
(Vacances, clubs ou ghettos ? Brigitte Valotto. Version fémina 31 juillet 2017)
… désormais ce qui était n'est plus ce que c'était et n'est plus là où c'était, et on ne sait plus qui est qui ni qui est d'où, d'ici, de là, ou de nulle part.
(Le chasseur d'histoires. Eduardo Galeano. Lux 2017)
Je pense que nous avons créé des outils qui déchirent le tissu social.
(Chamath Palihapitiya ex-vice-président de Facebook)
... dès qu'on sort un peu de son carcan sociologique, on est frappé par la coexistence de catégories socioculturelles qui ne se mélangent que très peu. Et chacune d'entre elles (...) a désormais son propre espace géographique. (...) l'apparition de frontières d'un nouveau genre, souvent plus froides et plus sournoises. Dans ce monde de l'immédiateté, la frontière se dilue. (...) elle devient une chape de plomb pour celui qui reste à quai. (...) Les grands marcheurs et les cyclistes sont aussi pleinement conscients de ce passage de la frontière poétique à la frontière oppressive. (...) Ils se sont perdus dans des lotissements en cul-de-sac, sans âme qui vive à qui demander son chemin. Ils ont été bloqués par des clôtures à n'en plus finir en tentant de traverser des voies rapides, des zones d'activité ou des zones commerciales.
(Victor Locuratolo. La décroissance septembre 2019)
... que la résignation s'était transformée en indifférence, et que, dans la vie, on s'habitue à tout.
... la fiction joyeuse du fait collectif s'était maintenant transformée en un dur constat de solitude. De la ville irremplaçable, il restait cela, cela seulement, et l'ombre d'un passé décoloré, la rhétorique qui se prétendait poésie, et rien, rien...
(Malacqua. Nicola Pugliese. Do 2018)
... une double crise religieuse et politique dans les sociétés monothéistes contemporaines, qui serait caractérisée par une absence de consensus sur un système de valeurs politiques susceptibles d'organiser les rapports entre sociétés et individus, entre le collectif et l'individuel.
(Dieux et hommes, modèles et héritages antiques, volume II. Jacques Bouineau. L'Harmattan 2018)
… cette immense ville grise où chacun devait survivre par ses propres moyens et où, à cause de l’isolement forcé auquel elle soumettait ses habitants et qui était devenu une espèce de norme, la notion même de société, banalisée par l’usage, semblait avoir perdu tout sens.
(L’enquête. JJ Saer. Le Seuil 1996)
Cette profusion constitue un défi lancé à l’éthique locale de partage. (…) on le somme de distribuer ses biens. En les gardant pour lui, il viole une des règles les plus élémentaires de la sociabilité. L’enjeu dépasse celui de la générosité ; c’est aussi parce que la masculinité est symboliquement associée, chez les Sioux, à l’immatérialité, que les convenances exigent du riche voyageur qu’il se défasse de ses effets et les distribue autour de lui.
(L’Amérique fantôme. Gilles Havard. Flammarion 2019)
Sur les bords tristes et calmes d’un de ces lacs sont venus camper les débris de la race indienne ; ces misérables n’ont conservé du passé que leur type et leur couleur, et n’ont pris à la civilisation avancée qui les entoure, que ses vices les plus dégradants. Ils vivent péniblement de chasse et de pêche, parcourant les forêts, ou remontant les lacs sur leurs légères pirogues d’écorces de bouleaux ; leur accoutrement est un grotesque mélange des costumes traditionnels et des modes modernes, et tout annonce en eux le plus complet avilissement.
(Loti en Amérique. Bleu autour. Mai 2018)
… le merveilleux quitte la terre et la culture de la terre, et avec le merveilleux la compréhension profonde et le lien. (…) L’homme qui est plus que sa nature chimique, qui marche dans sa terre, (…) qui s’agenouille par terre pour déjeuner ; cet homme qui est plus que les éléments dont il est formé connaît la terre qui est plus que son analyse. Mais l’homme-machine qui conduit un tracteur mort sur une terre qu’il ne connaît pas, qu’il n’aime pas, ne comprend que la chimie, et il méprise la terre et se méprise lui-même. Quand les portes de tôle sont refermées il rentre chez lui, et son chez-lui n’est pas la terre.
(Les Raisins de la colère. John Steinbeck)
Non, la nature sauvage n’est pas un luxe mais un besoin fondamental de l’esprit humain, aussi vital pour l’homme que l’eau et le bon pain. Une civilisation qui détruit le peu qu’il reste de sauvage, de vierge, d’originel, se coupe elle-même de ses origines et trahit le principe même de civilisation.
(Désert solitaire. Edward Abbey)
Si autrefois le mariage était une affaire de communauté ou de deux familles, celle de la femme et celle de l'homme, aujourd'hui il n'est plus ou presque qu'une affaire individuelle.
(Une mythologie berbère. Hassane Benamara. L'Harmattan 2022)
Il est vrai que l'expansion du protestantisme en pays otomi s'est traduite, là où il a bénéficié d'une solide implantation, par un effondrement de tout le système rituel ancien (...) les réseaux autochtones de solidarité se désagrègent rapidement...
(La moitié du monde. Jacques Galinier. PUF 1997)
... les messages culturels généralisent les conduites de restriction alimentaire dès l'adolescence et multiplient les mesures de contrôle du corps et de ses formes. La morphologie est alors de plus en plus considérée comme le fruit d'un travail, l’indicateur d'une compétence, un signe de distinction. Il faut mentionner la culture adéquate et l'argent nécessaire à la beauté. Par rapport au hasard biologique, riches et pauvres se répartissent selon une échelle de beauté. (...) Le traditionnel dualisme corps/esprit fait place au dualisme contemporain qui distingue l'homme de son corps. Le corps est instrumentalisé, il est perçu comme une matière à travailler. Cet imaginaire du corps suit le processus d'individualisation qui marque les sociétés occidentales depuis la fin des années soixante.
Face à cette désymbolisation du monde, à la perte de repères sociaux rassurants, le corps devient un refuge, une valeur ultime, ce qui explique l'investissement croissant qu'il suscite. Face à l'effacement du lien social, il s'opère un mouvement de retour sur soi et le corps devient le seul repère. (...) L'agencement de signes corporels marque une identité sociale dans la recherche d'une unité en tant que sujet.
(Ethnosociologie du corps dans les pratiques et les rituels chez les Bandjoun de l'ouest-Cameroun. Raymond Charlie Tamoufe Simo. Connaissances et savoirs 2017)
"Lorsque le cordon ombilical est coupé entre l'enfant et son milieu, et qu'on tente de le rétablir à un âge avancé, on se heurte à une barrière psychologique qu'il est difficile de franchir." (N'Baah Santy)
... le besoin de recourir à de nombreux procédés rituels afin de se prémunir contre tout malheur et pour garantir sa réussite dans un monde conçu comme opaque et menaçant. (...) une incertitude généralisée quant aux intentions et à la véritable identité de tous les êtres. (...) Ils se présentent dès lors à nous comme imprévisibles, peu fiables et potentiellement dangereux.
(Corps rituels. Agnieszka Kedierska Manzon. Maison des sciences de l'homme 2023)
"Pour pouvoir étudier une société primitive, il faut qu'elle soit déjà un peu pourrie." (Alfred Métraux)
"Nous sommes perdants dès le départ si nous décidons de suivre le même chemin que l'Europe en reproduisant jusqu'à ce qui fait son malheur." (N'Baah Santy)
(Le souffle du mort. Dominique Sewane. Plon 2020)
C'est pourtant à partir de 1861 que les lois ancestrales représentées par l'autorité patriarcale et le gouvernement local imposé par la tradition commencent à être minés, par l'Eglise d'abord, puis par l'Etat. (...) Au régime patriarcal succède le régime théocratique, représenté surtout par le prêtre.
(Les barrières de la solitude. Luis Gonzalez. Plon 1982)
Rompu le lien entre eux-mêmes et leur propre substance, le respect de la loi et la croyance en sa valeur ne pouvaient que se dégrader. C'est pourquoi Chachugi a eu peur: sa crainte, indice de son désarroi, c'est aussi le premier symptôme de la maladie qui guette les Aché, le désespoir. Il ne fallait pas quitter la forêt, il ne fallait pas venir chez les Blancs: "Auprès des Beeru, les Aché ont cessé d'être des Aché. Quelle tristesse!" Ainsi Jyvukugi, la mort dans l'âme, chanta-t-il sa douleur, toute une longue nuit.
La fête était finie, le tö kybairu était passé. Ce fut le dernier. Plaisir et désir de vivre quittèrent peu à peu le coeur des Aché.
(Chronique des Indiens Guayaki. Pierre Clastres. Plon 1972)
"... il ne part plus à l'aventure pour un oui ou un non, comme nous, pour le seul plaisir de la chasse et d'être ensemble entre hommes. (...) Chez lui, tout est prévu, organisé pour amasser."
Aujourd'hui, un "code de lois qui semble avoir été fait pour un citoyen "idéal", naissant enfant trouvé et mourant célibataire, un code qui rend tout viager, où la famille est un inconvénient pour l'homme, où toute oeuvre collective et à longue échéance est interdite, où les unités morales sont dissoutes à chaque décès, où l'homme avisé est l'égoïste qui s'organise pour avoir le moins de devoirs possibles, où la propriété est connue non comme une chose morale, mais comme une jouissance toujours appréciable en argent. Comment ne pas se rendre à l'évidence qu'un tel code ne peut engendrer que faiblesse et petitesse." (Ernest Renan)
(Les derniers rois de Thulé. Jean Malaurie. Plon 1989)
Déchirées entre leur propre morale, qu'elles ont rejetée, et celle des Brésiliens, qu'elles ne comprennent pas, les tribus indiennes finissent par vivre dans une sorte de pénombre spirituelle où, après quelques générations, les hommes meurent du désespoir de n'appartenir à rien. Les diverses tribus timbira du rio Gurupi ont toutes disparu en tant que tribus, et les quelques Timbira isolés qui existent encore doivent leur survie au fait qu'ils ont adopté le mode de vie des paysans brésiliens et rejeté leurs propres traditions indiennes.
(Aimables sauvages. Francis Huxley. Plon 1980)
… la volonté impériale de briser les structures traditionnelles de réciprocité afin de s’assurer d’un contrôle direct et absolu de la main-d’œuvre et, partant, de la population.
Isoler des individus de leurs communautés natives, casser en quelque sorte les liens familiaux traditionnels pour faire des yana et des aclla des classes sociales directement assujetties à l’Inca, des sortes de serfs pour reprendre notre terminologie médiévale (…). Et pour parfaire encore la symbolique, des domestiques issus des quatre coins de l’Empire. Une image du monde sublimée, idéalisée...
(Les Incas. Peter Eeckhout. Taillandier 2024)
Avec le déclin du système lignager et l’introduction de la propriété privée, l’attitude vis-à-vis du travail s’est légèrement modifiée. (…) Les musulmans et les chrétiens, plus touchées par les valeurs occidentales, sont plus soucieux d’amasser des richesses. Ils enseignent à leurs enfants la valeur de l’argent et ajoutent la scolarisation à l’éducation traditionnelle. Mais si, de ce fait, leur ascension économique devient probable, leur départ du village le devient tout autant.
Là où des groupes isolés, qui n’ont pas été versés dans la main-d’œuvre internationale, ont échappé à la toile d’araignée de la consommation, un nouveau tourisme exotique concourt à l’ethnocide, c’est-à-dire à la destruction d’un mode de vie particulier. (...)
Ainsi, le touriste moyen participe-t-il à un spectacle qui n’est autre que la négation des cultures vivantes. En groupe, tels des écoliers visitant un zoo ou un musée, ils laissent des traces de leur propre culture, qui compromettent la survivance des sociétés indigènes (…). Les jeunes sont alors touchés par le monde occidental sans y avoir accès, sans le comprendre et délaissent leur ancienne culture sans que rien ne vienne la remplacer. (…) Aux survivants ne restent souvent que les bidonvilles, le travail à la chaîne, et plus souvent encore le chômage. (...)
Ceux qui participent à cette farce tragique dévastent l’univers des hommes, de la même façon qu’ont été dévastées et exterminées des milliers d’espèces sauvages.
(La danse de l’araignée. Alexander Alland. France Loisirs 1984)
C’est à partir [de la femme] que se tisse le réseau des relations cordiales et coopératives entre clans, tellement importantes dans le cas d’une société comme celle-ci, où le pouvoir reste diffus. (...) L’émancipation de la femme africaine qui entraîne (…) la versatilité des rapports entre sexes, l’affirmation de la « sexualité libidineuse », selon l’expression du sociologue Roger Bastide, au détriment de la « sexualité socialisée », ce sont autant de révolutions dans les mœurs que la société ne peut encore absorber sans secousses graves. Et le mal reste d’autant plus accusé que les cadres moraux se sont dégradés, sans qu’un suffisant mouvement de reconstruction ait pu intervenir.
Là où existait une répartition, que l’on pourrait dire planifiée, des femmes et des alliances, apparaît maintenant une compétition où seule joue la richesse.
Encore les lébou ont-ils les cadres que l’Islam a surimposé par-delà leurs traditions bouleversées. La situation semble plus grave dans les régions où le christianisme s’est diffusé, suffisamment pour porter atteinte aux anciennes réglementations mais trop en surface pour imposer son propre système de valeurs.
… l’essentiel réside dans les rapports entre les individus, entre les hommes et les choses dont la société des masques est comme le décalque. (…) Dans les civilisations à fragiles structures matérielles, l’effacement des dieux a plus de conséquences que dans nos civilisations à héritage durable. Il ne reste ni temples grandioses ni livres impérissables pour témoigner de leur royauté passée. Rien que ces personnages costumés dont les jeunes gens commencent à se gausser.
« Ce sont les missionnaires qui ont tué notre religion. (…) La religion catholique ne nous convient pas. (…) Nous ne savons plus si nous sommes encore des Bakongo, des Basoundi, des Balari… »
(Afrique ambiguë. Georges Balandier. Plon 1957)
« L’art du sorcier donne des signes profonds de décadence, aucun aspect de l’ensemble culturel selk’nam n’a été épargné par l’européisme. » (Gusinde)
(Le monde magique. Ernesto De Martino. Bartillat 2022)
… les religieux font jouer aux Indiens lors des fêtes de l’Église des saynètes tirées de passages de la Bible (…) ou d'autres évènements marquants du christianisme, comme la lutte contre les musulmans…
Les Indiens deviennent des chrétiens dans les mêmes conditions que les Maures (…) Encore faut-il bien en comprendre les chemins : résister aux assauts des démons (lutter contre les idoles) et racheter la faute originelle pour assurer son salut par le travail et l'obéissance.
[Les religieux] usent des armes du missionnaire : la contrainte et la persuasion.
(L'évangélisation des Indiens du Mexique. Eric Roulet. Presses Universitaires de Rennes 2008)
C'était là un des côtés pénibles de notre éducation ; il nous fallait nous habituer à tant de choses que nous n'avions jamais connues auparavant, que cela agissait sur notre système nerveux à un tel point que notre santé en pâtissait.
(Souvenirs d'un chef sioux. Ours debout. Payot 1931)
Lorsque par suite de l'hostilité systématique d'une tribu, les Jésuites désespéraient de pouvoir établir un contact direct avec elle, ils usaient d'un stratagème (…). A l'instar des traitants d'esclaves, les Jésuites organisèrent de véritables chasses à l'homme. A la tête d'une troupe d'Indiens convertis, ils avançaient sur le territoire d'une tribu rebelle et, se postant près d'un village, s'emparaient par la force des indigènes qui passaient à leur portée. (…) Ils étaient soumis pendant plusieurs années à un enseignement religieux intensif (…). Lorsque leur attachement à la mission ne faisait plus de doute, on les renvoyait dans leurs villages (…). Ces convertis malgré eux furent souvent de zélés propagateurs de la Foi et contribuèrent à la conquête spirituelle des peuplades considérées intraitables.
(Ecrits d'Amazonie. Alfred Métraux. CNRS Editions 2013)
… on a dû « apprendre à ne toucher que des yeux », on a peu à peu « transformé les plaisirs d’une agressivité active en plaisir passif, codifié, en simple “plaisir des yeux”», on a lésé la capacité d’action et les autres sens que la vue. On a ainsi laissé la vie s’éloigner dans des images, et la violence frustrée s’étendre entre les deux, les ajointer.
(Le déchaînement du monde. François Cusset. La découverte 2018)
… ceux qui, en d’autres temps, étaient venus au monde pour être des personnes et qui de nos jours s’étaient transformés en simples acheteurs, en unités de mesure des systèmes de crédit internationaux, en fractions de points d’audience à la télévision et en cibles socialement et numériquement définies des campagnes de publicité (…) l’immense majorité des habitants de ce continent, et sans doute aussi des autres, confond le monde avec un archipel de représentations électroniques et verbales, de sorte que, quoi qu’il se passe, si tant est qu’il se passe encore quelque chose dans ce qu’on appelait autrefois le monde réel, il suffit de savoir ce qui doit être dit sur le plan artificiel des représentations pour que chacun se trouve plus ou moins satisfait, avec l’impression d’avoir participé aux délibérations qui modifieraient le cours des évènements.
Rigoureusement programmés de longue date par quatre ou cinq institutions fossilisées qui se complètent l’une l’autre – Banque, Ecole, Religion, Justice, Télévision – comme l’est un robot par le perfectionnisme obsessionnel de son constructeur, le plus insignifiant de leurs actes et la plus secrète de leurs pensées, à travers lesquelles ils sont convaincus d’exprimer un individualisme farouche, se retrouvent, identiques et prévisibles, en chacun des inconnus qu’ils croisent dans la rue et qui, comme eux, se sont endettés en une semaine pour toute l’année qui va commencer en achetant, dans les mêmes grands magasins ou les mêmes chaînes de boutique, les mêmes cadeaux qu’ils installeront au pied des mêmes arbres décorés de petites lumières, de neige artificielle et de guirlandes dorées, pour aller s’asseoir à des tables identiques et manger les mêmes aliments supposés exceptionnels qu’on pourra trouver au même moment sur toutes les tables de l’Occident, desquelles ils se lèveront, passé minuit, se croyant réconciliés avec le monde opaque qui les a modelés, et emportant avec eux jusqu’à la mort – la même pour tous -, octroyées par le monde extérieur, les mêmes expériences qu’ils croient uniques et incommunicables, après avoir vécu les mêmes émotions et emmagasiné dans leur mémoire les mêmes souvenirs.
(L’enquête. JJ Saer. Le Seuil 1996)
L'une des solutions immédiates qui s'offre aux autorités américaines soucieuses de "civiliser" les Indiens est d'enlever les enfants à leurs parents, afin de les éduquer aux valeurs blanches, loin de l'influence "rétrograde" des réserves.
Car l'enseignement des Indiens est pris en main par l'Eglise et ses diverses congrégations. (...) Dans les réserves des Sioux, ces institutions sont gérées par les catholiques, les congrégationalistes, les épiscopaliens et les presbytériens. C'est la conversion au christianisme, considèrent les éducateurs, qui permettra de "civiliser" les Lakota, en leur faisant abandonner toutes leurs croyances et pratiques de l'ancien temps.
La pratique de l'enlèvement des enfants indiens pour confier leur éducation à des familles non-indiennes ou à des groupes religieux s'est poursuivie jusqu'en 1978 et l'adoption de l'Indian Child Welfare Act. On estime que 25 à 35% des enfants indiens ont ainsi été enlevés à leur famille.
... Ils y sont rassemblés dans l'objectif d'être rééduqués, afin, dit-on, de les élever à la civilisation (...) les réserves ne peuvent pas constituer des unités économiquement productives: ce sont plutôt des "zones de hors droit" temporairement réservées à la dissolution des sociétés indiennes autochtones.
(Ce qui est arrivé à Wounded Knee. Laurent Olivier. Flammarion 2021)
La violence se voit sévèrement refoulée, l'usage du tabac et la consommation d'alcool radicalement proscrits, la propreté des vêtements hautement valorisée. Sans forcer le paradoxe, c'est bien le caractère "hygiénique" du message protestant qui soulève la plus grande inquiétude pour les membres d'une société qui valorise d'une manière très secrète la "pourriture", la "puanteur", la souillure en un mot.
(La moitié du monde. Jacques Galinier. PUF 1997)
Leur éducation leur avait appris à ne juger la civilisation que par le progrès matériel et ils étaient, en conséquence, honteux de leur passé et désireux de l'oublier. L'utopie dont ils rêvaient, c'était une banlieue de type londonien recouvrant toute la surface de l'Irak.
(Les Arabes des marais. Wilfred Thesiger. Plon 1983)
On favorise les jeux et les sports d'origine américaine car on leur prête mille effets merveilleux pour le développement de la personnalité moderne. Il paraît qu'ils enseignent, sans aucun doute possible, à la fois la coopération et la concurrence; qu'ils mettent un terme au goût de l'excentricité; qu'ils font du plus méchant loup un agneau et de tous ces loups réunis un excellent troupeau. Et l'on est convaincu que les petits Joséphins d'aujourd'hui, emportés par le sport, deviendront des hommes sains, robustes, joyeux, sans une once d'individualisme, soumis tranquillement aux arbitres et aux règles de la vie sociale! (...) à partir de treize ans ils n'ont plus rien à apprendre et encore rien à faire. Alors ils commencent à fumer, à boire de l'alcool, à se lancer dans des aventures amoureuses, à passer des nuits blanches, à faire les malins, à se masturber, à se battre et à cogner dans un ballon.
(Les barrières de la solitude. Luis Gonzalez. Plon 1982)
Il n'est pas douteux que les explorateurs, avec leurs présomptueuses certitudes, aient frayé, consciemment ou non, la voie des missionnaires.
L'école, principal agent ethnocidaire, n'est que la projection de l'école occidentale qui participe d'un système de développement et d'une "économie de marché", d'une vue rationnelle des choses...
(Les derniers rois de Thulé. Jean Malaurie. Plon 1989)
Et voici que plusieurs, apeurées soudain, coururent en s'éclaboussant vers la rive. D'autres, moins promptes, s'accroupissaient au milieu du courant - pour cacher peut-être quelque partie du corps nouvellement frappée de tapu? - A quoi bon, et d'où leur venait cette alerte? Un étranger au visage blême (...) passait la rivière et jetait de loin des regards envieux - comme ils le font tous - sur les membres nus, polis et doux. N'était-ce que cela? et en quoi l'œil d'un homme de cette espèce peut-il nuire à la peau des femmes? Elles feignaient pourtant de fuir comme on fuit la mâchoire d'un requin. Et leur effarement parut à Térii quelque chose d'inimaginable.
A considérer le maintien indigne du sauvage, Iakoba sentit un orgueil: comme tous les bons disciples, il avait tondu sa chevelure et coupé les poils de son visage avec une coquille aiguisée.
(Les Immémoriaux. Victor Segalen. Points 1985)
Je n’étais pas comme les autres Blancs, qui s’emploient à transformer les Abron. Je n’étais ni un missionnaire ni un marchand, mais un ami.
En 1959, un groupe de baptistes de la Bonne Volonté venu des États-Unis, s’était mis à sillonner l’est de la Côte-d’Ivoire (…). Les baptistes (…) ne se contentaient pas de convertir des « païens », ils vitupéraient les « papistes idolâtres » (…). Ce comportement les rendit indésirables aux yeux des catholiques, qu’ils jugeaient pires que les païens. Convaincus que Jésus vivait comme un agriculteur de l’Oklahoma des années cinquante, les baptistes voyaient la main du diable dans le paquet de Gauloises et le verre de vin de palme...
Condamnant la boisson, la polygamie et le port des anneaux (…), vivant à l’écart du village (…), ces missionnaires protestants opéraient peu de conversions. Quand cela leur arrivait, ils exigeaient l’obéissance à un certain nombre de règles qui ne se limitaient pas à la seule religion, mais touchaient aussi aux modes de résidence ou d’habillement…
(La danse de l’araignée. Alexander Alland. France Loisirs 1984)
Pendant longtemps, les œuvres sacrées, que vulgarise l’action missionnaire, ont fourni les principales sources d’inspiration.
(Afrique ambiguë. Georges Balandier. Plon 1957)
J'avais lu un traité conclu entre le Gouvernement et les Sioux, en 1868 (…) et j'appris qu'il n'avait aucun droit de bâtir des forts sur le territoire des réserves. Mais aussitôt qu'un représentant des Blancs arrivait dans une agence, la construction d'un fort était la première chose jugée nécessaire. S'ils pensaient que les Indiens étaient assez sauvages à cette époque pour qu'il fallût construire des forts, il me semble que de nos jours les Etats-Unis devraient se hâter d'en avoir dans tout le pays, car la race blanche devient passablement sauvage.
(Souvenirs d'un chef sioux. Ours debout. Payot 1931)
Un ethnologue (…) rapporte qu'à chacune de ses séparations d'avec les Indiens, ceux-ci éclataient en sanglots. Ils se lamentaient, non pas de chagrin de le voir partir, mais de pitié à l'idée que leur ami allait quitter le seul endroit au monde où la vie valait la peine d'être vécue. Et quand on connaît ces petits villages misérables, réduits à quelques huttes de paille perdues dans une brousse désertique, où une poignée d'indigènes s'éteint dans des territoires déshérités où les a refoulés la progression de la civilisation, au milieu des épidémies que la civilisation leur a données en échange, et quand on constate qu'ils peuvent, cependant, arriver à concevoir cette immense misère comme la seule expérience digne et valable, on se demande si le point de vue des « sociétés closes » ne permet pas d'accéder à une richesse spirituelle et à une densité de l'expérience sociale dont nous aurions tort de laisser se tarir la source et se perdre l'enseignement.
(La politique étrangère d'une société primitive. Claude Lévi-Strauss. Mai 1949)
… le refus névrotique de son propre monde de prendre [la mort] au moins en considération ? Comme des enfants (…) incapables d'imaginer ou d'accepter leur propre mort (…) Vous ne pouviez affronter les problèmes de guerre, de famine, de surpopulation, pour la bonne raison que vous étiez incapables de discuter de ces questions. Alors la guerre vous est tombée dessus. Elle s'est abattue comme un fléau naturel, comme si elle n'était pas d'essence naturelle, et elle est devenue une force irrésistible.
… une sorte de désistement stoïque, une non-participation au tourbillon sans but au sein duquel luttaient les hommes.
… nous sommes tous devenus des crétins superstitieux (…) Tout le monde s'efforce d'interpréter les signes et les augures (…) Nous dépendons tous du hasard et nous perdons le contrôle de la réalité parce que nous ne pouvons plus former de plans.
J'aimerais pouvoir démolir tout ça d'un seul grand coup. Mais c'est inutile. Ca s'écroule tout seul. Tout est creux, vide, métallique. Les jeux, les loteries – des jouets colorés pour enfants ! (…) Situations à vendre, cynisme, luxe et pauvreté, indifférence… et les hurlements de la télé qui couvrent tout.
L'article, à la une, était orné d'une photo d'un médecin souriant, gras à souhait, chauve, en blouse blanche, et semblant sortir en droite ligne d'une publicité de dentifrice… il n'y avait pas de rubrique d'actualités dans le journal. Le reste était exclusivement consacré aux femmes. Mode, mondanités, mariages et fiançailles, activités culturelles, jeux.
(La porte obscure. Philip K Dick. Omnibus 1994)
La montagne de Culhuacan permet à qui la gravit de choisir l'âge qu'il veut avoir (…). Celui qui atteint le sommet redescend de la montagne transformé en enfant.
(Les paradis de brume. Alfredo Lopez-Austin. Maisonneuve et Larose 1997)
Ils étaient tous abîmés – mentalement, physiquement et émotionnellement. Mais les autres familles de sa connaissance n'étaient pas mieux loties : autisme, lupus, schizophrénie, arthrite, alcoolisme, trop de secrets, de mots non prononcés, de mauvais choix, de problèmes d'argent… la liste était infinie. Personne n'y échappait.
(Toutes les familles sont psychotiques. Douglas Coupland. 10/18 2001)
… toute la ville se transforme en grand hôtel dont on finit toujours par devenir l'objet perdu, oublié, l'offrande au Dieu Secret de Tous les Hôtels, et on répète, on accroche à la poignée de sa porte, du côté extérieur, jusqu'à la fin des temps ou du voyage, peu importe, la même prière que j'ai rêvée pour ma réincarnation : PLEASE DO NOT DISTURB. Et, en bas, en caractères plus petits : I'm having a Heart Attack.
(Mantra. Rodrigo Fresan. Passage du Nord-Ouest 2006)
Notre génération d'adultes s'est rabaissée au rang de serviteurs et de secrétaires de leurs enfants.
(Le bonhomme de neige. Jo Nesbo Folio 2007)
… les affrontements entre séculiers et religieux sont violents. Prêtres séculiers et religieux mènent des opérations punitives accompagnées de destructions de bâtiments d'église, de couvents ou d'objets de culte. Les ministres de la foi donnent aux Indiens qu'ils sont censés encadrer un visage assez pitoyable et bien loin des attentions chrétiennes !
Le vice-roi Antonio de Mendoza met en garde son successeur (…) : « Les séculiers qui viennent ici sont de mauvais prêtres ; tous ne cherchent que leur intérêt (…) les Indiens seraient bien mieux sans eux."
Une fois en Nouvelle-Espagne, le clerc est gardé qu'il soit bon ou mauvais. Un mauvais clerc vaut peut-être mieux finalement que pas de clerc du tout.
Les religieux s'insèrent dans le jeu politique indien pour défendre leurs intérêts et régler leurs différents en profitant des querelles parfois anciennes entre les villages et les peuples indigènes.
(L'évangélisation des Indiens du Mexique. Eric Roulet. Presses Universitaires de Rennes 2008)
… comme s'il était tombé sur ces lieux une bombe atomique sans que personne s'en rende compte, à part les sinistrés (…), mais les sinistrés ne comptent pas parce qu'ils sont devenus fous ou sont morts, même s'ils marchent et nous regardent, des yeux et des regards directement sortis d'un western, du côté des Indiens ou des méchants ça va sans dire, c'est-à-dire des regards de déments, des regards de gens qui vivent dans une autre dimension, dont les regards ne nous atteignent nécessairement plus, nous les percevons mais ils ne nous touchent pas, ils n'adhèrent pas à notre peau, ils nous traversent…
(2666. Roberto Bolano. Folio 2008)
L'Europe est un artifice, le continent artificiel. Tout est cultivé en serre et a perdu sa substance. (…) Un continent mort, embaumé (…). Ce qu'on appelle culture est un embaumement…
(Crémation. Rafael Chirbes. Rivages 2009)
Finis les contes de fées sur les prétendus découvreurs-conquérants héroïques, terrassant par l'épée et la croix la faiblesse de ceux que l'on « civilisait ». Au lieu des trois caravelles, un ordinateur à haut débit. Au lieu d'un Hernan Cortès, des marionnettes réagissant à l'unisson faites gouvernement dans chaque recoin de la planète. Au lieu d'épées et de croix, une machine de destruction massive et une culture qui a en commun avec le « fast food » non seulement son omniprésence (…) mais aussi son caractère indigeste et son pouvoir nutritif nul.
(Saisons de la digne rage. Sous commandant Marcos. Climats 2009)
Pour l'homme blanc, chaque brin d'herbe, chaque source d'eau, porte une étiquette avec un prix ! (…) Et la vie a disparu de la prairie. C'en est fini des chiens de prairie et des blaireaux, des renards et des coyotes. Les grands rapaces aussi se nourrissaient de chiens de prairie. Ainsi, aujourd'hui, il est rare de voir un aigle. L'aigle à tête blanche est votre symbole. Il figure sur votre monnaie, mais c'est elle qui le tue. Quand un peuple commence à tuer ses propres symboles, il n'est pas sur le bon sentier… (…) vous avez pris le gras de la terre. Mais cela ne semble pas vous réussir. En ce moment, vous n'avez pas l'air en très bonne santé, bien enrobés certes, mais pas sains. Les Américains sont élevés comme des oies de gavage, pour être de bons consommateurs, mais pas comme des êtres humains.
Les Américains veulent que tout soit désinfecté. Pas d'odeurs ! (…) Bientôt vous produirez une race d'hommes sans orifices ! Les Blancs, je pense, ont tellement peur du monde qu'ils engendrent, qu'ils en perdent leurs sens…
(De mémoire indienne. Lame Deer et Jean-Jacques Roudière. 2009)
Dans un système politique menteur, le mieux que le citoyen puisse faire pour se protéger, c'est mentir.
(L'écrivain et l'autre. Carlos Liscano. Belfond 2010)
… pendant que vous dissertez sur l'usage de la chaise à porteurs, vous n'intriguez pas contre le pouvoir. Cette débauche d'inutilité avait eu raison des rébellions : de la frivolité comme arme de répression… Ainsi le roi avait gagné la paix du royaume : un tel régime pouvait mater bien des révoltes.
(Le jardinier de Versailles. Alain Baraton. Le livre de poche 2006)
Avez-vous remarqué à quel point, de nos jours, personne n'a d'opinion personnelle ? Les gens parlent trop et n'écoutent jamais et ils parlent, ils parlent pour ne rien dire.
(Rupture. Simon Lelic. Editions du masque 2010)
… et nous crèverons tous de nos certitudes, et nous crèverons tous de nos superbes spéculations avant de découvrir que tout ne repose que sur posture et imposture, pose et leurre, le déni permanent de la mémoire, dynastie des arnaques, règne des escrocs, le roi rit près des nations de Panurge. (…) Castrez ce Nègre que je ne saurais être pour engraisser le monde…
(Les cauchemars du gecko. Raharimanana. Vents d'ailleurs 2011)
… les textes de loi ne sont dans ce pays que façades. (…) il n'y a pas de politique à proprement parler, (…) les décisions politiques des Etats-Unis sont dictées avant tout par des coalitions de très puissants intérêts. (…) Idée et Sentiment cèdent toujours le pas au Dollar. (…) les journaux (…) ne sont que des supports de publicité. (…) articles et nouvelles ne sont que des prétextes pour faire absorber aux lecteurs les éloges tarifés de telle machine agricole ou de telle crème de beauté. (…) il n'y a ni idées, ni lutte d'idées…
Les Etats-Unis, comme l'Allemagne de 1914, sont pris dans un engrenage. D'un côté, accaparement des matières premières de l'univers, recherche de nouveaux débouchés, accroissement des placements bancaires ; d'un autre : conscience obscure d'être un corps poussé trop vite, jeune par l'âge, vieux par ses possibilités d'avenir, par avance épuisées. L'impérialisme économique des Etats-Unis et leur politique vis-à-vis de l'Europe sont les signes révélateurs de cet état de choses morbide.
La civilisation européenne, d'origine méditerranéenne, subsistera-t-elle, ou périra-t-elle sous les coups de l'américanisme envahissant ?
La politique, souci des intérêts de la cité, est-elle en mesure et en état de la défendre (…) ?
Elle est certainement en mesure de le faire. Elle ne sera en état de l'accomplir (…) que si elle s'élève au-dessus de l'étroitesse de coeur et de l'indigence d'esprit des fanatiques de la petite patrie ou de la petite religion.
Le vrai danger qui menace la civilisation, non pas occidentale, mais méditerranéenne, vient non pas de l'Orient, mais de l'Occident extrême.
(L'abomination américaine. Kami-Cohen. Flammarion 1930)
Des enfants difficiles, voilà ce que nous sommes.
Le paradis terrestre de la Bible ne nous suffirait pas. (…)
Le cinéma contribue à pervertir nos ambitions supra-célestes.
(…) Il nous faut des miracles inédits, un merveilleux au goût du jour.
Adam s'en prend à Dieu, Eve à son homme, le Créateur à son compère… Mais le Serpent lui-même a jeté la pomme au fumier : « Elle est trop mûre », dit-il…
(Aveux non avenus. Claude Cahun. Mille et une nuits 2011)
Et qu'en est-il de ces messieurs et de ces gringos (…) ? Qu'y a-t-il de spirituel en eux ?
(El sexto. José Maria Arguedas. Métailié 2011)
Toutes les institutions qui servent à transformer les pulsions en désirs (famille, école, etc.) sont court-circuitées et font apparaître une société pulsionnelle et addictive (…). Si notre désir est canalisé vers les marchandises, il régresse inévitablement vers la pulsion, vers la satisfaction immédiate qu'exige l'enfant mal éduqué - et nous vivons dans une société massivement infantilisée.
(Bernard Stiegler. La recherche mai 2011)
… devant ce prodigieux ressort de subversion qu'est une pensée inquiète, l'ordre établi n'a-t-il pas des réactions de défense, d'hostilité – qui amènent par contrecoup l'esprit à consacrer une partie (…) de ses dons à ruser, à tromper, à intriguer, et aussi quand la sensibilité s'en mêle et s'aigrit, à persifler, à nuire, à haïr ?
… aucun [dieu scandinave] n'y incarne plus de façon pure, exemplaire, ces valeurs absolues qu'une société, fût-ce hypocritement, a besoin d'abriter sous un haut patronage ; aucune divinité n'y est plus le refuge de l'idéal, sinon de l'espérance. (…) Cet abaissement du « plafond » souverain condamnait le monde, et le monde entier, dieux et hommes, à n'être que ce qu'il est, puisque la médiocrité n'y résulte plus d'accidentelles imperfections, mais de limites essentielles.
(Mythes et dieux des Indo-Européens. Georges Dumézil. Flammarion)
Les capacités humaines d'attention, de compréhension et d'implication émotionnelle sont sollicitées à un rythme et avec une intensité qui menacent de les mener à l'épuisement.
(Twitter jusqu'au vertige. Mona Chollet. Le monde diplomatique octobre 2011)
… et nous en sommes actuellement (…) à un malaise collectif considérable.
« Nous contenons l'esquisse de beaucoup de personnes en nous (…) Les circonstances produisent de nous une figure : si les circonstances changent beaucoup, on trouve en soi deux ou trois autres figures. A tout moment de notre vie il y a encore beaucoup de possibilités : le hasard est toujours de la partie ! » (F Nietzsche)
Nous vivons dans une période de décadence, c'est-à-dire dans une période où la question du sens se pose.
(Il y a des dieux. Frédérique Ildefonse. PUF 2012)
Aujourd'hui, n'importe quel abruti sorti de l'école sans diplôme avait des droits royaux et un train de vie princier. (…) Tout avait commencé par l'invention de la hache, puis celle de la roue, suivie par la production d'automobiles en série, pour en arriver à cet univers où il y avait une console de jeux dans chaque pièce. Du pain prétranché dans les cuisines. Des casques sur les têtes et des radars de recul dans les voitures.
Que peut-on exiger de quelqu'un qui naît dans un tel monde ? Rien, parce qu'on y naît en tant que client et qu'on n'exige rien d'un client, car le client est roi. La pâte molle sait parfaitement dans quel moule elle veut se couler. Elle veut être une célébrité, un joueur de poker ou un multimillionnaire. Sans avoir la moindre idée de la manière d'y arriver. La pâte molle se promène jusqu'à sa mort en baskets à scratchs parce qu'il n'a jamais appris à nouer ses lacets.
(Les tribulations d'un lapin en Laponie. Tuomas Kyrö. Denoël)
On dirait la grise litanie d'un chœur de moines (…) litanie de terre, de sueur, de poussière, litanie de la nuit cherchant le jour, depuis que la terre est terre, infinissable (…) Je sens autour de moi, présent, presque palpable, tout ce qui s'est retiré de notre monde blanc, depuis que les mots sont devenus des sachets vides, depuis que nous avons désincarné le verbe.
(L'expédition Orénoque Amazone. Alain Gheerbrant. Gallimard 1952)
Dans la ville, on n'entend jamais non plus très distinctement les paroles que l'on vous adresse ! Il faut se parler collés l'un à l'autre pour pouvoir se comprendre. Le vrombissement des machines et des moteurs fait obstacle à tous les autres sons ; le brouhaha des radios et des télévisions, à toutes les autres voix. C'est à cause de tout ce vacarme dans lequel ils se hâtent toute la journée que les Blancs sont toujours préoccupés. Leur coeur bat trop vite, leur pensée est prise d'étourdissements et leurs yeux sont toujours en alerte. Je pense que ce bruit continuel empêche leurs pensées de se joindre l'une à l'autre. Elles finissent par rester immobiles, éparpillées à leurs pieds, et c'est ainsi que l'on devient sot. (…) C'est pourquoi, dès que j'y reste longtemps, mon esprit se bouche et s'emplit peu à peu d'obscurité. Je deviens anxieux et je ne parviens plus à rêver car mon esprit ne trouve plus le calme.
J'imite parfois la langue des Blancs et je possède quelques unes de leurs marchandises. Pourtant, je n'ai aucun désir de devenir l'un d'entre eux. Dans leurs villes, il est impossible de connaître les choses du rêve. Ils y sont incapables de voir les images des esprits de la forêt et des ancêtres animaux. Ils ne fixent leurs regards que sur ce qui les entoure : les marchandises, la télévision et l'argent. (…) Leurs villes sont très vastes et ils vivent dans le désir d'une multitude de beaux objets, mais, dès qu'ils sont vieux ou affaiblis par la maladie, ils doivent soudain abandonner tout cela (…). Il ne reste plus alors qu'à mourir seuls et vides. Mais ils ne veulent jamais penser à cela, comme s'ils n'allaient pas disparaître, eux aussi ! (…) Ce sont là les pensées qui occupent mes nuits dans ces villes où je ne trouve jamais le sommeil.
Les Blancs ont déjà bien assez de métal pour fabriquer leurs marchandises et leurs machines ; de terres pour planter leur nourriture ; de tissus pour se couvrir ; de voitures et d'avions pour se déplacer. Pourtant, ils convoitent maintenant le métal de notre forêt pour en fabriquer encore plus (…). Les esprits du ciel hutukarari maintiennent [le souffle maléfique] encore à distance, loin de nous. Mais, plus tard, après ma mort et celle des autres chamans, son obscurité descendra peut-être jusque sur nos maisons et, alors, les enfants de nos enfants cesseront de voir le soleil.
Les xapiri s'efforcent de défendre les Blancs au même titre que nous. (…) Si (…) Omama, l'être du temps sec, s'installe chez eux à demeure, ils n'auront plus à boire que des filets d'eau sale et ils mourront de soif. C'est ce qui pourrait bien leur arriver ! Pourtant, les xapiri combattent avec bravoure pour nous défendre tous (…). Ils le font parce que les humains leur paraissent seuls et désemparés.
(La chute du ciel. Davi Kopenawa. Plon 2010)
… il se pourrait bien que les mots, et même pire encore les arguments (…) soient devenus trop lents pour la vitesse du monde de la modernité tardive. Les modèles capitalistes de distribution sont donc devenus plus ou moins inaccessibles ou imperméables aux revendications de justice: alors qu'il est extrêmement difficile d'évaluer les arguments pour ou contre certains modèles de distribution, ces modèles sont tout simplement construits et reconstruits à une vitesse désarmante par le flux des courants socio-économiques.
(Aliénation et accélération. Hartmut Rosa. La Découverte 2012)
… c'est dans les concepts biologiques que résident les derniers vestiges de transcendance dont dispose la pensée moderne.
(Nature, culture et société. Lévi-Strauss. Flammarion 2008)
Nous vivons dans une drôle d'époque. Nous pouvons aller où nous voulons (…). Et pour quoi faire ? Pour rester assis jour après jour, avec un moral qui décline, des espoirs qui s'effondrent. A sombrer dans un ennui sans fin.
… ils accentuent la tendance qui conduit à des aventures de plus en plus acrobatiques, à l'inconnu, à l'instabilité en général. Le cycle de l'enthousiasme délirant, puis de la peur, puis enfin des solutions les plus désespérées (…) tout aurait tendance à amener au pouvoir les candidats les plus inconscients et les plus fanatiques.
(Le Maître du Haut-Château. Philip K Dick. J'ai lu 1970)
(...) un homme qui avait passé sa vie dans le gouffre occidental entre la réalité et l'image qu'on s'en fait...
(Ne vends jamais les os de ton père. Brian Schofield. Albin Michel 2013)
Beaucoup de gens aux Etats-Unis ont acquis un tas de choses, mais ils demeurent miséreux en ce qui concerne leur connaissance et leur compréhension du reste du monde. Ils semblent être confortablement enclos entre les murs de leur ignorance soigneusement construite et sélective.
(Le Monde jusqu'à hier. Jared Diamond. Gallimard 2013)
… le drame de l'intelligence contemporaine qui, prétendant à l'universel, accumule les mutilations de l'homme.
Le monde du procès est un monde circulaire où la réussite et l'innocence s'authentifient l'une l'autre, où tous les miroirs réfléchissent la même mystification.
(L'homme révolté. Albert Camus. Folio 1951)
« On dirait que vont ensemble les vivants et les morts » (réflexion de Canaques découvrant la foule dans les rues de Sydney).
(L'expérience mystique et les symboles chez les primitifs. Lucien Lévy-Bruhl. Dunod 2014)
(…) l'abandon de l'éducation au bénéfice de la séduction. Il ne faut pas oublier que c'est l'éducation, par la promotion de la frustration assumée en échange de l'amour qui s'en obtient, qui permet au petit enfant d'adhérer à la notion de don et de contre-don. Nos générations montantes sont incitées à fabriquer à tour de bras de futurs pervers dont on sait qu'ils n'ont d'autre objectif que leur seule satisfaction immédiate au détriment d'un lien social qui leur importe peu.
(La notion de limite n'a plus droit de cité. Aldo Naouri. La Décroissance novembre 2014)
Les fumées noires et les flammes rouges qui s'échappaient des cheminées brûlaient l'air, jour et nuit l'odeur du caoutchouc et la puanteur des égouts agressaient le nez. Mais ils s'y étaient habitués, que survienne une pluie purifiante et, tant de propreté, ils étaient malheureux, ils s'enrhumaient. Si bien que les hôpitaux étaient débordés, les malades aussi nombreux que les élèves d'une école. Et puisqu'ils avaient de plus en plus de problèmes de santé, il était logique qu'ils veuillent leur propre usine pharmaceutique, plus une autre, pour les flacons et les emballages.
(Les chroniques de Zhalie. Yan Lianke. Philippe Picquier 2015)
Pour poursuivre l'expansion, nous devons produire d'insatiables gloutons, qui pleurnichent dès que l'essence vient à manquer dans les pompes, qui ne supportent aucun manque, qui refusent la moindre frustration, qui cèdent à leurs pulsions. (…) remplissez le vide en chargeant votre chariot.
(Ascèse ou désir ? Anne O'neem. La Décroissance décembre 2015)
Le fait que les Comanches (…) dussent faire docilement la queue pour bénéficier de [la] bienveillance [de l'homme blanc] était déjà terrible en soi. Tels de petits-enfants impuissants, ils étaient désormais incapables de se nourrir ou de se vêtir seuls. (…) Le système était à la fois cruel et humiliant : les « taibos » leur avaient enlevé tout ce qui définissait leur existence et imposé des conditions sordides. Dès son arrivée, Le Peuple fut confronté à un gouffre béant de désespoir, de faim et de dépendance. Il n'y avait ni issue, ni retour possible.
(L'empire de la lune d'été. SC Gwynne. Albin Michel 2012)
Chaque fois qu'il allumait (…) une télévision (…), il avait la sensation de plonger dans un bain infantilisant d'immaturité, de goûter quelque chose d'écœurant et de poisseux comme de la barbe à papa.
(N'éteins pas la lumière. Bernard Minier. Pocket 2014)
… les parents élèvent mal leurs enfants pour les mêmes raisons de fond qu'ils ont été eux-mêmes mal élevés, c'est-à-dire façonnés à ne respecter que la force, à ne suivre que leurs désirs nombrilistes, à accepter sans se révolter une existence rabougrie faite d'occupations aliénantes et de divertissements avilissants, à ramper sous le knout de la finance, à ne vivre que pour le fric, la frime et la fesse, à élire et réélire des mafias politiques, à se prosterner devant les idoles médiatiques, à tolérer les inégalités et les injustices, bref, à tout abdiquer, même l'honneur et la dignité, et à vivre en tartuffes ou en schizophrènes ou, si l'on préfère, en petits-bourgeois.
(Homo vitiosus. Alain Accardo. La Décroissance avril 2015)
Le monde est aussi barbare que dans les temps les plus antiques (…), mais il ajoute à un sadisme de pus une dissimulation qui le rend plus ténébreux et sanieux.
(Lettres 1937-1943. Antonin Artaud. Gallimard 2016)
Rien ne leur est arrivé ; ils n'ont essuyé aucun désastre horrible, ni la guerre, ni la famine, ni la peste, ni une occupation étrangère. Même les transformations économiques des dernières décennies n'apportent qu'une très faible explication aux dysfonctionnements, à la négligence et à l'incompréhensible méchanceté de l'Amérique blanche pauvre…
(Kevin Williamson. National Review 28 mars 2016)
… ils avaient fabriqué un arc-en-ciel de verre éveillant des souvenirs de bonté et d'innocence enfantine, tout ça pour cacher la ruine qu'ils avaient amenée…
(L'arc-en-ciel de verre. James Lee Burke. Payot et Rivages 2015)
Nous ne spéculons pas sur de l'argent qui n'existe pas ; nous ne vendons pas des produits inutiles à des gens qui croient en avoir besoin ; (…) nous sommes peut-être les derniers à savoir que le monde réel existe…
(N'éteins pas la lumière. Bernard Minier. Pocket 2014)
Dans L'abîme se repeuple, Jaime Semprun interrogeait : « Quand le citoyen-écologiste prétend poser la question la plus dérangeante en demandant : Quel monde allons-nous laisser à nos enfants ?, il évite de poser cette autre question, réellement inquiétante : A quels enfants allons-nous laisser le monde ? »
(Faut-il chasser les chasseurs de Pokémon ? Pierre Thiesset. La décroissance septembre 2016)
Une réponse vient sans doute de la part de la chanteuse Axelle Red : « Les filles de nos jours, les adolescentes, elles ne savent plus si on a le droit d'avoir un poil. Et moi je trouve, très sincèrement, que c'est le résultat d'une société pédophile. Quand on voit les signes de beauté qu'on a dans notre société, ce sont très souvent des signes d'enfance. »
(Le bar à sourcils. Raoul Anvélaut. La décroissance septembre 2016)
« Lorsque les pères s’habituent à laisser faire les enfants, lorsque les fils ne tiennent plus compte de leurs paroles, lorsque les maîtres tremblent devant leurs élèves et préfèrent les flatter, lorsque finalement les jeunes méprisent les lois parce qu’ils ne reconnaissent plus au-dessus d’eux l’autorité de rien ni de personne, alors c’est là, en toute beauté et en toute jeunesse, le début de la tyrannie. »
(Platon)
… nous avons besoin d'enracinement. S'inscrire dans une histoire partagée, une mémoire collective est indispensable. C'est cet enracinement dans une culture commune qui nous permet d'établir des relations avec les autres. (…) L'ancrage dans le temps est notre colonne vertébrale qui nous permet de nous déployer dans l'espace. (…) le déracinement dans le rapport au temps et à l'histoire participe à un décervellement généralisé.
(Sommes-nous dans le meilleur des mondes. Marie-Jo Bonnet. La décroissance novembre 2016)
L'amitié devient indispensable à l'ambiance ludique et cordiale, faussement intime et trompeusement bienveillante requise par un capitalisme infantile et une société du narcissisme terminal.
(Si chers amis. François Cusset. Le monde diplomatique décembre 2016)
… jamais l'humanité n'a été réduite (…) à un hédonisme de pacotille aussi désespéré…
(Guy Debord)
Et – comme des enfants – vous n'avalerez toute l'amertume que je vous destine que quand je l'aurai soigneusement enrobée d'un épais sirop romanesque…
(Nous. Evgueni Zamiatine. Actes Sud 2017)
On se vit dans l'aliénation du mythe de l'individu, nécessairement redevable uniquement à lui-même et capable d'évoluer dans un seul élément fondamental : celui de l'entreprise, de la personne se constituant elle-même comme entreprise (…) la curiosité que toute la planète a éprouvée pour un personnage notoirement insignifiant comme Emmanuel Macron, en dit long sur la prédominance de l'image sur la pensée aujourd'hui.
(Le macronisme ou le visage souriant des brutes. Alain Deneault. La décroissance septembre 2017)
Einstein aurait déclaré : « L'esprit intuitif est un don sacré et l'esprit rationnel est un serviteur fidèle. Nous avons créé une société qui honore le serviteur et a oublié le don. »
(L'inefficacité de la recherche est-elle programmée ? Jean Labarre. Nexus mai 2017)
… l'occident ne serait plus qu'une vaste fabrique de mannequins interchangeables. (…) Bref, le macronisme, ce n'est que cela : le reflet d'une époque sans principes et sans substance, quelque chose comme l'apogée de la médiocrité, l'acmé de la culture moyenne, celle d'une petite-bourgeoisie enfoncée dans son égoïsme incurable, son infantilisme prolongé et sa vanité risible…
(Marche funèbre. Alain Accardo. La décroissance septembre 2017)
… la fin logique du progrès mécanique est de réduire l'être humain à quelque chose qui ressemble à un cerveau dans un bocal. C'est le but vers lequel nous nous acheminons déjà (…), pas exactement, peut-être, le cerveau dans le bocal, mais en tout cas un degré de profondeur sous-humain effrayant dans la mollesse et l'absence d'énergie.
(Le quai de Wigan. George Orwell 1937)
A l'échelle [des Etats-Unis], l'épidémie d'overdoses a contribué à la baisse de l'espérance de vie en 2016, pour la deuxième année d'affilée. Avec près de 65000 décès en 2016, « soit davantage que la totalité des GI morts au Vietman », rappelle le docteur Evans, les dérivés de l'opium tuent davantage que les accidents de la route (…) ou que les armes à feu (…) La mort frappe l'Amérique des lotissements et des campagnes, celle qui possède un garage et parfois deux voitures. (…) La consommation d'héroïne a explosé dans toutes les catégories sociales, mais la plus forte augmentation (…) est relevée dans les foyers de la petite classe moyenne…
(Overdoses sur ordonnance. Maxime Robin. Le monde diplomatique février 2018)
Le fameux « trou » de la Sécurité sociale, chiffrant la somme de pathologies individuelles, pourrait alors figurer la panne de sens qui habite nos sociétés : le « trou noir » où l'angoisse d'exister cherche, à travers la pharmacopée, la Providence perdue.
(La civilisation moderne, une conspiration contre la vie intérieure ? Bernard Ginisty. La décroissance février 2018)
Cette course à la consommation, cette croissance, ça me fait penser aux poulets à qui on a coupé la tête et qui continuent de courir.
(La légende de l'économie. Denis Beyer. La décroissance avril 2018)
Comment défendre les « services publics » quand les entreprises concernées infligent à leurs personnels l'obligation de trahir leur vocation ?
(Refonder plutôt que réformer. Pierre Rimbert. Le monde diplomatique avril 2018)
Dans le domaine des maîtres (…), Rosa sera toujours une femme nubile, semblable à ses petites-filles…
Le monde devient désenchanté au sens où les fins ne sont plus censées se trouver dans le monde. Le monde perd littéralement son sens. Les fins sont déplacées vers le domaine humain ou spirituel, qui rapetisse toujours plus et se disjoint toujours davantage du monde ordinaire, à mesure que cette vision de la science étend son emprise sur un nombre grandissant de domaines.
(Comment pensent les forêts. Eduardo Kohn. Zones sensibles 2017)
Alors que le capitalisme croit accumuler des profits, qui ne sont qu'un jeu d'écriture, ce qu'il additionne concrètement, ce sont des montagnes de pneus et de sacs plastiques, ainsi que des poisons en masse. (…) Les objets s'accumulent sur nos étagères comme dans des déchetteries, attendant d'y être un jour définitivement envoyés. (…) La concurrence, à la base de notre économie de marché, se fonde sur la fabrication de perdants. Ainsi, aussi bien les déchets physiques que les déchets humains, loin d'être des rebuts du système, sont les conditions de son fonctionnement. (…) l'autre versant des montagnes de déchets et de poisons, c'est le phantasme d'une technosphère hygiénique, vide de nature et de pulsions, mais également de mystères. Cette société de la maîtrise a besoin de dénaturer la nature et déshumaniser l'homme, de désenchanter le monde…
(La civilisation de l'ordure. Jean-Luc Coudray. La décroissance mai 2018)
L'évidence est là, connue par nos sensations aussi bien que par les travaux scientifiques, nous sommes après l'effondrement.
(Après l'effondrement. Denis Baba. La décroissance mai 2018)
… les agressions terroristes (durant les guerres ou à l'intérieur des Etats-Unis) ont tué beaucoup moins d'Américains que les overdoses.
(Le canard enchaîné 23 mai 2018)
… l'état mauvais du monde, où rien ne va plus parce que l'ordre y a été bouleversé par ceux qui avaient pour mission de le garantir.
(La tradition celtique. Jean Markale. Payot 1975)
… nous pouvons nous demander si la fin du monde n'a pas déjà eu lieu ; quand une société n'a plus de sens commun, de culture commune, et est réduite à une somme d'individus atomisés, n'en est-ce pas la réalité ? Il suffit de regarder les légions de technozombies marchant l'air hagard pour se demander si une fin symbolique n'a pas déjà précédé l'effondrement écologique.
(Se savoir mortel pour bien finir. Raoul Anvélaut. La décroissance juillet 2018)
En fin de compte, les jeux vidéos, les lunettes 3D, les prothèses cérébrales, les ordinateurs, la désinformation, les tablettes, les téléphones portables, la télévision débilitante, c'est quoi ? Des soins palliatifs. (…) La grande astuce du système productiviste est de faire souffrir les hommes libres. La société croissanciste décourage l'homme de valeur, encourage le narcissique, démoralise le poète, stimule le comptable. Elle dissuade la culture de sublimation pour préférer celle de divertissement, elle anéantit l'esprit pour stimuler les jeux.
(Comment s'adapter à la fin du monde. Jean-Luc Coudray. La décroissance juillet 2018)
Dieu est mort, et, aujourd'hui, comment mieux tuer le temps que devant un écran face au défilement inexorable des images annonciatrices de l'apocalypse ?
(Le spectateur impatient. Gérard Mordillat. Le monde diplomatique juillet 2018)
… là où le sol s'est enlaidi, là où toute poésie a disparu du paysage, les imaginations s'éteignent, les esprits s'appauvrissent, la routine et la servilité s'emparent des âmes et les disposent à la torpeur et à la mort.
(Du sentiment de la nature dans les sociétés modernes et autres textes. Elisée Reclus. Premières Pierres. Saint Maurice 2002)
Le rêve de l’aliénation suscite des modifications du paysage dans lesquelles seule une ressource isolée importe ; tout le reste devient mauvaise herbe ou déchet. Ici, prendre soin des enchevêtrements qui font un espace de vie semble inefficace, voire archaïque. Quand une ressource particulière ne peut plus être produite, l’espace est tout simplement abandonné. Le bois a été coupé, il n’y a plus de pétrole, le sol ne peut plus nourrir les récoltes : la recherche de ressources se poursuit ailleurs. Ainsi, la simplification qui accompagne l’aliénation produit des ruines, des espaces abandonnés du seul point de vue de la production de ressources. (…) nous n’avons pas d’autre choix que de chercher la vie dans ces ruines.
… notre propre désorientation et notre propre détresse pour négocier la possibilité de vivre dans des environnements définitivement endommagés par la présence humaine.
Ce qui m’importe, c’est la ruine des forêts, systématique, interconnectée et apparemment impossible à arrêter, qui sévit partout dans le monde à tel point que même des forêts très différentes sur les plans géographique, biologique et culturel sont liées entre elles par une chaîne de destruction. (…) nous sommes mis au défi de vivre dans ces ruines, hideuses et impraticables en l’état actuel.
Les choses ont considérablement changé depuis le temps où les bienfaits des forêts iriai avaient tant d’importance pour la communauté. (…) « Quand les gens disent, “les choses étaient mieux avant”, ce qu’ils ont en tête, à mon avis, c’était la joie de faire des choses ensemble à plusieurs. On a perdu cette joie. »
L’économie fondée sur les spectacles et les désirs fleurissait mais elle marquait dans le même temps un détachement des attentes qui donnent sens à la vie. Il devenait de plus en plus difficile d’imaginer où menait la vie et ce qui devait la combler en dehors des marchandises.
… comme si chacun cherchait à tirer avantage de la fin du monde pour devenir riche avant que la destruction n’ait tout emporté.
Sans plus d’histoires de progrès auxquelles se raccrocher, le monde est devenu un endroit terrifiant. Ce qui est ruiné nous reproche l’horreur de son abandon. On ne sait pas trop comment continuer à vivre et encore moins comment éviter la destruction planétaire. (…) On peut encore explorer les bords broussailleux de nos paysages désolés, qui sont autant les bords de la discipline capitaliste, de la scalabilité et de plantations abandonnées.
(Le champignon de la fin du monde. Anna Lowenhaupt Tsing. La Découverte 2017)
Marcuse soulignait déjà en 1963 que l’enfant né dans une famille « permissive » n’en serait que moins capable ensuite de s’opposer au monde tel qu’il va. Il prévoyait l’évolution vers une « société sans pères »…
En prolongeant le sentiment de dépendance jusque dans l’âge adulte, la société moderne favorise le développement de modes narcissiques atténués (…). La société rend de plus en plus difficile à l’individu de trouver satisfaction dans l’amour et le travail, mais elle l’entoure simultanément de fantasmes fabriqués qui sont censés lui procurer une gratification totale.
… pour pouvoir fonctionner, la fiction paternelle – dont il existe de nombreuses variantes dans l’histoire – doit rester inconsciente et ne pas être reconnue comme une fiction. Sans quoi aucune cohésion sociale ne serait possible.
« On ne peut douter que la dévastation de la forêt naturelle va de pair avec celle de la forêt mentale. »
… on peut dire qu’« il n’y a nulle part d’accès à l’âge adulte », comme le constatait déjà Guy Debord en 1961.
… transformer les sujets autonomes en consommateurs dociles, en troupeau d’« égo-grégaires » faciles à gouverner et prêts à avaler tout ce que l’industrie leur propose.
La nouvelle économie psychique ne nous rend pas adulte en nous émancipant du père, mais fait de nous des nourrissons, entièrement dépendants de la satisfaction.
Devenir adulte ne signifie plus gagner en autonomie et mieux comprendre les mystères du monde, ni acquérir des droits supplémentaires qui compensent en quelque manière la perte des privilèges de l’enfance. Un enfant, et a fortiori un adolescent, a aujourd’hui peu de raisons de vouloir grandir.
L’impossibilité croissante d’écrire un roman d’apprentissage – qui aujourd’hui sonne faux et doucereux, quand il ne se termine pas par le constat de l’impossibilité d’une telle conclusion harmonieuse – est un indice éloquent de la perte de sens de la société capitaliste et de la fragmentation de l’expérience.
Le terrorisme d’origine islamiste n’aurait jamais trouvé un nombre si élevé de candidats dans les pays occidentaux s’il n’avait pu piocher dans un réservoir de personnes désespérées par l’effondrement social en cours et prêts à commettre un homicide-suicide.
Qui doit renoncer trop tôt aux promesses de bonheur reçues dans la première enfance entre facilement dans le champ gravitationnel de la « pulsion de mort ».
La perte des limites serait donc, d’une certaine manière, due au rôle prépondérant des mères dans la société contemporaine et à la prétention à l’égalité des sexes (…) Il n’y a plus de pilote dans l’avion où nous sommes tous embarqués ; à sa place, dans le fauteuil – est-ce bien rassurant ?
(La société autophage. Anselm Jappe. La découverte 2017)
… la folie productiviste et la sauvagerie consumériste. Lesquelles se passent très bien des convenances et du savoir-vivre : plutôt qu’à un commerce poli entre gens de bien, elles incitent à se défouler, à rivaliser, à lutter pour survivre, ou juste à jouir. Et elles clivent la structure affective, prise dans une oscillation schizoïde entre la retenue héritée et le déchaînement partout promu, la distance polie et la tentation du coup d’éclat.
(Le déchaînement du monde. François Cusset. La découverte 2018)
… un pauvre ayant rencontré le bon Dieu, celui-ci lui accorde du pain en abondance. L’homme en est d’abord content, puis, poussé par sa femme, il demande successivement de la viande, du vin, de l’argent, puis enfin la puissance même de Dieu. Celui-ci lui répond qu’il la trouvera à la maison : dès qu’il y est entré, sa femme, ses enfants, ses parents et lui-même sont changés en chats-huants…
"Boire vin, cajoler fillettes - Voilà de tout clerc le devoir."
(Croyances, mythes et légendes des pays de France. Paul Sébillot. Omnibus août 2002)
Le transfert de la faveur populaire du héros vers la victime en dit long sur le dolorisme ambiant et le sentiment d'impuissance qui l'accompagne. Les citoyens s'estiment tellement dépossédés des moyens d'agir sur leur quotidien et sur leur destin qu'ils se sentent plus proches d'une personne qui subit le malheur que de celle qui se bat pour le vaincre.
(La justice transfigurée par les victimes. Anne-Cécile Robert. Le monde diplomatique mars 2019)
La question qui se pose pour les humains n'est pas de savoir combien d'entre eux survivront dans le système mais quel sera le genre d'existence de ceux qui survivront.
(Ecologie de Dune. Franck Herbert 1965)
Ils insistaient sur ce qu’ils appelaient les politiques positives, abandonnant les critiques au pessimisme des perdants. Eux, ils étaient les gagnants. Personne ne critiquait quoi que ce soit. Et les politiques étaient peu à peu remplacées, l’une après l’autre, sans que soient corrigées les erreurs de la précédente, pour s’assurer quelque progrès. Ils avançaient comme un groupe d’aveugles, se tenant par la main, sur les décombres de leur propre ineptie.
(Sympathie pour le démon. Bernardo Carvalho. Métailier 2016)
Les deux Guerres mondiales additionnées au tribut des révolutions industrielles ont ainsi livré dès la fin des années 1940 un monde globalement dévasté...
... nous avons bâti et consolidé un système qui rassemble en son cœur, nourrit et fait croître les germes de la souffrance et de la destruction. (...) Vous vouliez le bonheur, un travail épanouissant, une famille unie, un logement agréable, des voisins sympathiques, des amis fidèles, un environnement de qualité, (...) des équipements collectifs de proximité, un monde de paix...? (...) Eh bien, c'est raté, complètement, et n'imaginez même pas que cela puisse advenir un jour! Car ce que l'on vous a réservé, sur votre "poste de travail", bien au froid, ce n'est que frustration, isolement, harcèlement, absurdité des normes, violence des procédures, déni permanent de vos compétences et ambitions, volatilité des ordres, interchangeabilité des fonctions, conditions de travail intenables pour mener à bien vos "missions", (...) mépris de votre hiérarchie…
(Pour en finir avec la civilisation. François de Bernard. Yves Michel 2016)
... dans cette maison, chacun vivait de son côté, oui de son côté, il n'y avait pas de joyeux désordre ni de discussions enflammées, seulement ce silence qui tombait, humiliant.
... j'ai vraiment l'impression qu'on tourne en rond, oui, on tourne en rond, tout le temps au même endroit, on part et on revient sans jamais bouger, peut-être que ce serait le moment de dire ça suffit, messieurs dames, moi je ne joue plus à ce jeu-là, mais comment faire?, tout le monde joue, oui tout le monde on dirait, (...) et on est là à se dire que des jours meilleurs viendront sans faute, il suffit de faire des sacrifices pendant quelques temps encore et puis ce sera différent, mais est-ce que ce sera vraiment différent?, j'ai peur que ce ne soit qu'une mauvaise plaisanterie...
(Malacqua. Nicola Pugliese. Do 2018)
... la violence peut aussi pousser à la mort du Verbe fondateur, socle du pouvoir. (...) La violence peut enfin conduire à la mort de soi, par suicide physique, ou intellectuel en imaginant des systèmes destructeurs de tout ce qu'il peut y avoir d'humain chez l'homme.
(Dieux et hommes, modèles et héritages antiques, volume I. Jacques Bouineau. L'Harmattan 2018)
Lorsque les hommes se prennent pour les égaux des dieux, Zeus envoie Ati, déesse de la confusion et de l'aveuglement, qui les pousse à commettre des fautes encore plus grandes. Une fois sa mission accomplie, Ati cède la place à Némésis, déesse de la vengeance et de la colère, qui à son tour confie ses basses œuvres à Tisis, déesse de la punition et de la destruction.
(L'enfant qui mesurait le monde. Metin Arditi. Grasset 2016)
… le sujet moderne qui ne reconnaît plus à l’argent sa qualité de moyen, mais en fait une fin en soi, se prive « tragiquement » du moyen de réaliser ses fins et d’ainsi se réaliser soi-même.
(L’individualisme moderne chez Georg Simmel. Léa Barbisan. L’Harmattan 2019)
Pourquoi nos vies sont-elles si compliquées ? Si éparpillées. Partout. Comme après l’explosion d’une grenade.
(Maunten. Drusilla Modjeska. Au vent des îles 2019)
... l'accélération du désastre me pétrifie (...) j'ai l'impression de ne plus avoir prise sur rien.
... la mélancolie qui s'exprime dans mon corps vient du monde. (...) J'ai compris une chose: le monde s'effondre simultanément de partout, malgré les apparences.
(Croire aux fauves. Nastassja Martin. Verticales 2019)
... personne, en ce monde où tout conspire à la construction d'une illusion parfaite et d'un désespoir à sa mesure, ne peut ni espérer s'il ne lui a pas été donné d'espérer, ni chercher s'il n'a pas l'instinct de la recherche profondément gravé dans la chair de son esprit.
Nous étions l’humanité poussée dans ses retranchements, aux valeurs dissoutes, sans plus raison de vivre, l’humanité réduite à son appel à l’aide.
… s’il restait des dieux sur terre, c’étaient bien les dieux scélérats de la paranoïa, de la schizophrénie et de la dépression. (…) Ils ne mourraient plus un par un, traversés par une lame en acier ou par des flèches, ils périssaient à présent en masse, des peuples entiers auxquels on a inoculé la substance de la haine universelle qui alimente l’océan du mal métaphysique nous cernant de toutes parts.
(Solénoïde. Mircea Cartarescu. Noir sur Blanc 2019)
J’étais l’image de ce que je n’étais pas, et cette image de mon non-être me comblait entièrement : l’un des modes d’être les plus forts est d’être négativement. Comme je ne savais pas ce que j’étais, « n’être pas » était donc être au plus près de ma vérité (…) je vivais l’envers de ce que je n’aurais pas même réussi à vouloir ou à essayer.
(La passion selon G.H. Clarice Lispector. des femmes 2020)
Il se pourrait bien que le président Trump soit pour l’Occident moins un accident qu’un symptôme : celui de son lent déclin.
(Boubacar Boris Diop. Le monde diplomatique juillet 2020)
Ceux qui aspirent encore à une vie libre ont contre eux le techno-totalitarisme, les masses mimétiques, la volonté de puissance. Ils subsistent sur une Terre ravagée.
(Pièces et main d’œuvre. La décroissance juillet 2020)
On dirait simplement que les jeunes ont pris le pouvoir. Même les vieux qui dirigent le monde se comportent comme des gamins. Il n’y a plus de perspective, de vision, de profondeur. On veut tout, tout de suite, et on veut du neuf. Ce monde est une balle courbe lancée vicieusement par un gamin surexcité qui carbure aux stéroïdes, et ne se soucie pas plus de l’intégrité du jeu que de la pénibilité du travail des Costaricains qui cousent les balles à la main.
(Ici n’est plus ici. Tommy Orange. Albin Michel 2019)
… le désastre est déjà là. Le monde est déjà défait, en quelque sorte.
(Renaud Garcia. La décroissance octobre 2020)
… ils sont comme des acteurs en pleine représentation qui, pour la durée de la pièce, jouissent du privilège de vivre pour l’extérieur ou d’être eux-mêmes purement extérieurs, à l’abri des effilochures de la pensée, des sentiments contradictoires, des sensations étranges et des images fragmentaires, incompréhensibles et voraces, indépendantes de toute logique et de toute volonté, qui forment le tissu intime de la vie. (…) il se demande s’ils ne sont pas vraiment comme cela, extérieurs, et tellement en ordre avec eux-mêmes, tellement résignés à l’écoulement de la vie, monotone et dangereux, dépourvu de sens et d’issue, qu’à force de ne plus rien attendre d’elle ils ont acquis une espèce de sérénité.
(L’enquête. JJ Saer. Le Seuil 1996)
Je voudrais avoir vécu au temps des vrais voyages, quand s’offrait dans toute sa splendeur un spectacle non encore gâché, contaminé et maudit.
(Levi-Strauss. Tristes Tropiques 1955)
Ce n'est que lorsque le dernier arbre sera mort, que la dernière rivière aura été empoisonnée et que le dernier poisson aura été pêché que nous nous rendrons compte que nous ne pouvons pas manger d'argent.
(Cree)
« Ceux du Royaume de Mexico étaient aucunement plus civilisés et plus artistes que n’étaient les autres nations de là. Aussi jugeaient-ils, ainsi que nous, que l’univers fût proche de sa fin, et en prirent pour signe la désolation que nous y apportâmes. » (Michel de Montaigne. Les essais, III, Des coches)
Dans les temps anciens, ils accordaient beaucoup d’importance à la vérité (…) ; ils observaient les engagements qu’ils prenaient entre eux et ne les brisaient jamais, fût-ce au risque de leur vie. (…) Avec la liberté dont ils jouissent maintenant, ce sont des menteurs et des escrocs de première…
(Conversation avec un métis de la Nouvelle Espagne. Serge Cruzinski. Fayard 2021)
… ce sentiment que tout change sans cesse, qu’il faut constamment s’adapter à des cadres de plus en plus techniques. Avec, à la clé, un gain nul ou une dépossession.
(Benoît Bréville. Le monde diplomatique juillet 2021)
… toujours parler de nous simplifier la vie et de gagner du temps, alors que nos vies sont de plus en plus compliquées, dissolues, liquéfiées, avec le sentiment croissant de manquer de temps, en particulier pour l’essentiel…
(Nathanaël Leroy. La décroissance juillet 2021)
« Je me suis rendu compte que l’heure est passée de réunir des gens dans un amphithéâtre même pour leur dire des vérités et qu’avec la société et son public, il n’y a pas d’autre langage que celui des bombes, des mitrailleuses et tout ce qui s’ensuit ».
(Antonin Artaud)
Peuple (…) qui (…) reviendra sur ses pas pour troubler et détruire les sociétés, qu’il aura formées derrière lui.
« … ces gens désoeuvrés, assez communs en Europe, qui ne vous cherchent que pour consumer le temps dont ils ne savent que faire... » (Gustave de Beaumont)
Si le despotisme venait à s’établir chez les nations démocratiques de nos jours, il aurait d’autres caractères : il serait plus étendu et plus doux et il dégraderait les hommes sans les tourmenter.
(Quinze jours au désert. Alexis de Tocqueville. Le passager clandestin 2011)
… ce sérieux, vous l’appliquez à ce que vous faites, et non à ce qui se passe autour de vous. Vous rapportez tout à vous, voilà l’ennui. Ce qui provoque une terrible fatigue.
(L’herbe du diable et la petite fumée. Carlos Castaneda. 10/18 1985)
Le rêve humain a fini par se résorber, se défigurer, se réduire dans des représentations stéréotypées qui montent et descendent sur les panneaux déroulants dans les rues ou envahissent nos écrans.
(Jean-Luc Coudray. La décroissance février 2020)
… des grands incendies allumés par nous dans ces forêts, rien que pour le plaisir de la dévastation.
(Loti en Amérique. Bleu autour. Mai 2018)
Nous aussi avons été sauvages et libres, ignorant la folie destructrice de l'argent, sans villes ni usines. Nous aussi avons été envahis et soumis, perdant jusqu'à notre langue…
... la transmission de ces traumatismes de génération en génération est due à une impossibilité de régler l'héritage: le choc initial subi par les ancêtres a été si dévastateur que ceux-ci n'ont pu le surmonter et l'ont donc légué aux générations suivantes.
"nous ne pouvons pas devenir ce que nous aimerions être tant que nous ne voudrons pas nous demander pourquoi la vie de chacun, que nous avons imposée sur ce continent, est-elle si vide, si servile et si laide." (James Baldwin)
Comme l'ont appris les Lakotas, cette Amérique-là est fragile, parce qu'elle ne tient que par la sujétion et la contrainte. "C'est la recette du déclin d'une nation ou d'un royaume, écrit encore Baldwin, car aucun royaume ne peut se maintenir par la force seule".
(Ce qui est arrivé à Wounded Knee. Laurent Olivier. Flammarion 2021)
... le gâchis des arbres qu'on coupe mal, trop vite, trot tôt...
(Vies de forêts. Karine Miermont L'atelier contemporain)
"Etant les premiers à l'avoir utilisée [la bombe atomique], mon sentiment était que nous avions adopté l'éthique des barbares de l'Age des Ténèbres." (amiral William D Leahy, chef de cabinet militaire des présidents Roosevelt et Truman)
(Nexus juillet 2022)
Le sang humain contiendrait des particules de microplastiques, d'après une étude néerlandaise.
Jusqu'à 40% de la surface des terres est dégradée, d'après un rapport de la convention des Nations Unies contre la désertification.
(La Recherche juillet 2022)
... les trois dernières décennies ont été parmi les périodes les plus riches en inondations en Europe au cours des cinq cents dernières années.
(Bruno Wilheim. La Recherche juillet 2022)
Toutes les eaux de pluie de la planète sont désormais impropres à la consommation: elles sont contaminées par des composés per- et polyfluoroalkylés (PFAS), dits éternels car difficilement dégradables.
(La Recherche octobre 2022)
... et le jeune homme vit, dans les nations des hommes, plus de misère et de pauvreté que de bonheur. « Car, dit le Soleil-Père, tels sont mes enfants, qui gâchent leur vie en folie, ou s'entre-tuent pour vaine colère... »
(Tenatsali ou l'ethnologue qui fut transformé en Indien. CNRS Editions 2022)
Nul prix ne s'attachera plus au serment tenu, au juste, au bien: c'est à l'artisan de crimes, à l'homme tout démesure qu'ira leurs respects; leur seul droit sera la force, la conscience n'existera plus. Le lâche attaquera le brave avec des mots tortueux, qu'il appuiera d'un faux serment. (...) contre le mal, il ne sera point de recours. (Hésiode)
... une multitude de gens dont la présence dans les cités n'aura plus d'autre objet que les besoins superflus (...) les fabricants d'articles de toute sorte et spécialement de toilette féminine. (...) Il nous faudra encore des bestiaux de toute espèce pour ceux qui auront envie d'en manger; n'est-ce pas vrai?
C'est incontestable.
Mais avec ce régime les médecins nous seront bien plus nécessaires qu'auparavant.
Beaucoup plus. (Platon)
"Ils ne prendront point de femmes, elles ne prendront point d'époux, mais ils seront comme des anges puisqu'ils seront les enfants du Dieu de la résurrection." (Eusèbe de Césarée)
"... la méchanceté croîtra, toutes les sortes de vices et de tromperies se multiplieront, la justice périra, la fidélité, la paix, la miséricorde, le respect, la vérité ne seront plus, la violence et l'audace prévaudront, personne ne possédera rien qu'il n'ait acquis et défendu à la force de son bras. Les bons, s'il en reste, seront maltraités et tournés en dérision. (...) la cupidité et le dérèglement corrompront l'univers. Il y aura des massacres et des effusions de sang, il y aura des guerres non seulement extérieures et frontalières, mais aussi intestines. Les cités se feront la guerre entre elles, chaque sexe et chaque âge maniera les armes." (Lactance)
"... dix hommes s'empareront de la terre, la partageront, la dévoreront. (...) Les cités et les bourgs périront, tantôt par le fer et le feu, tantôt par de fréquents tremblements de terre, tantôt par inondation catastrophique, tantôt par épidémie et famine. (...) les saisons ne conserveront pas leur régularité: l'hiver et l'été s'entremêleront." (Lactance)
"... la crainte empêchera de prendre aucun repos: point de sommeil non plus pour se reposer." (Lactance)
(Utopia. Jean-Louis Poirier. Les belles lettres septembre 2022)
En 1991, la guerre du Golfe recouvre d'une chape de plomb une civilisation qui, seule dans le monde, affirment les préhistoriens, a pu survivre au Déluge grâce à la légèreté de ses "mashuis" en osier. Que sont devenus ces aristocrates de l'Euphrate dont Thesiger a si bien su exprimer la courtoisie, la gaieté, le sens de l'honneur? Sans doute ont-ils rejoint dans les bidonvilles de Bagdad les migrants fuyant la misère ou la destruction de leurs villages.
(...) le taux de suicide, de drogue et d'alcoolisme parmi la jeunesse n'a jamais été aussi élevé que dans les pays réputés pour la qualité de leur niveau de vie: Danemark, France, Suisse, et Inuit, depuis qu'ils bénéficient des apports les plus élaborés de notre civilisation.
Ils se sentaient sans pouvoir sur leur destin. Sans aucune perspective spirituelle ou éthique, nos sociétés, qui considèrent leurs membres comme des êtres gavables à merci, à qui est proposée la consommation journalière du loisir sans effort, sous toutes ses formes, y compris les plus triviales, sont en train de produire des malheureux et des gros (et par réaction, des anorexiques). L'obésité doublée d'états dépressifs, marque des pays avancés: un sujet de thèse qui aurait son utilité.
La conviction que rien ne pourra s'opposer à la spirale suicidaire dans laquelle s'engouffre l'Occident, mais aussi une grande partie du monde, entraînant à sa suite les peuples qu'il domine économiquement et culturellement, conduit des auteurs tels que Wolfang Softsky à conclure au déni de toute culture. (...) "... l'Histoire est un tissu de contradictions, de crimes commis en toute lucidité... on continue parce que le mal est là et qu'il réjouit."
"Les nobles hommes silencieux sont le sel de la terre, disait Carlyle, et le pays qui n'a pas de ces hommes ou qui en a trop peu... est une forêt qui n'a pas de racines, toute tournée en feuilles et branches, qui bientôt doit se faner." Avons-nous perdu en Occident l'aptitude à nous taire?
"L'Occidental veut tout savoir du premier coup, et c'est pourquoi, dans le fond, il ne comprend rien." (Roger Bastide)
(Le souffle du mort. Dominique Sewane. Plon 2020)
... on commence à vivre en imagination dans un monde différent.
Une autre forme de barbarie (...) pose un problème nouveau et bien difficile à résoudre: la "barbarie automobile". Des touristes chauffards traversent comme des bolides les villages, écrasant à plaisir tout ce qui se trouve sur leur passage: vieillards, enfants ou simples volailles.
(Les barrières de la solitude. Luis Gonzalez. Plon 1982)
La plupart des tribus sud-américaines ont préféré choisir la mort et la disparition plutôt que de supporter l'oppression des Blancs.
"Il n'y a pas de grandes personnes", a-t-on pu écrire récemment. Ce propos est paradoxal, d'être tenu dans la civilisation qui se pense et se pose comme adulte par excellence, la nôtre. Et pour cela même, il a de grandes chances d'être vrai, au moins pour notre monde. (...) Bien mieux que l'Afrique, subtilement plus proche du Vieux Monde européen, les Indiens furent l'Autre de l'Occident, le lieu où il put lire sa différence, et voulut aussitôt la supprimer, triste privilège que les Peaux Rouges partagèrent plus tard avec le reste de vrais sauvages, habitants provisoires d'un monde qui n'était plus pour eux: Eskimos, Bushmen, Australiens... Il est trop tôt sans doute pour que l'on puisse mesurer la portée de cette rencontre; fatale aux Indiens, on ne sait si, par quelque contrecoup étrange, elle ne portera pas également en soi la mort inattendue de notre histoire, de l'histoire de notre monde en sa figure contemporaine.
(Chronique des Indiens Guayaki. Pierre Clastres. Plon 1972)
Bien portant, l'Esquimau est sans doute un élève apparemment docile qui, en bon acteur, pratique les rites de ceux dont il dépend.
... l'insignifiance des choses vous apparaît vite dans la solitude. (...) On ne dira jamais assez combien, hors du groupe, la marge de civilisation que chacun porte en soi est fragile…
(Les derniers rois de Thulé. Jean Malaurie. Plon 1989)
Tout s'égalise dans l'inutilité.
L'auteur d'Au-dessus de la mêlée vilipende "la mêlée sacrilège qui offre le spectacle d'une Europe démente", s'en prend aux élites intellectuelles, aux Eglises qui n'ont pas su empêcher le massacre, dénonce "la contagion de fureur"...
"L'humanité gémit, à demi écrasée sous le poids des progrès qu'elle a faits. (...) A elle de voir d'abord si elle veut continuer à vivre." (Péguy)
... un désenchantement issu du contraste entre les rêves de grandeur de l'auteur et la réalité d'une armée transformée en bétail "héroïquement passif", pris au piège d'une guerre mécanisée, déshumanisée. "La guerre aujourd'hui, c'est d'être couché, vautré, aplati. Autrefois, la guerre, c'étaient des hommes debout." (Drieu la Rochelle)
... "c'est le rire des petits insectes pourrisseurs" (Claude Morgan).
(Du héros à la victime: la métamorphose contemporaine du sacré. François Azouvi. Gallimard 2024)
... ce vide insipide qui vous englue dans un ennui épais, comme une antichambre de la mort dont on ne sait si elle est le néant définitif…
(Cinq tambours pour deux serpents. Mireille Aïn. Plon 2022)
... "il n'y a plus d'unité de la loi, car n'est plus postulée une légitimité fondamentale de l'appareil législatif ou constitutionnel", ceci dans un contexte d'accroissement de la liberté des acteurs économiques, ce qui ferait qu'"il n'y a plus d'unité du pouvoir". (Philippe Chevallier)
"Il n'y a plus de hiérarchies des chaînes causales, plus de pyramides nécessaires des explications, plus d'univers structurés et organisés autour de grandes échelles de détermination." (Dominique Pestre)
Le problème que révèlent les transformations de la régulation politique en lien avec l'économique et la globalisation est bien celui de la gouvernabilité des sociétés contemporaines.
(L'esprit politique des savoirs. Jacques Commaille. Editions de la Maison des sciences de l'homme 2023)
Ceux qui vivent au milieu de l'ignorance
se pensant eux-mêmes savants et sages,
courent, tournent en rond, égarés,
tels des aveugles qu'un aveugle lui-même conduit.
Vivant dans l'ignorance de diverses façons,
ces fous s'imaginent: "Nous avons atteint le but!"
(...)
dans leur passion ils en souffrent,
leurs mondes s'épuisent, et eux retombent.
(Les Upanisad. Alyette Degrâces. Fayard 2014. suite)
« ... la vanité et l'ambition sont plus étendues que la superstition: l'ambition vous demandera plus de plats et de coupes que le culte des idoles. Le luxe vous achètera plus de couronnes que la fête païenne.»
(Tertullien)
« … le sot se fie à ce qu’il voit dans ses rapports avec les hommes. Quelle tristesse ! »
Pourquoi les faibles se sentent-ils humiliés par la perfection du saint taoïste, pourquoi dénigrent-ils cette perfection avant tout pacifique ? C’est que les faibles sont enclins à redouter la perfection du saint taoïste comme une sorte de contrainte extérieure et qu’ils calomnient sciemment le saint taoïste pour diminuer son pouvoir de coercition.
De petites appréhensions engendrent l’agitation et l’inquiétude ; de grandes appréhensions engendrent l’inertie et la paresse. (…) Ils s’affaiblissent ainsi quotidiennement comme l’automne et l’hiver qui déclinent. Ils s’enfoncent sans retour dans leurs mauvaises habitudes ; ils s’y étouffent et se dégradent avec l’âge, leur esprit va vers la mort ; rien ne leur permet de découvrir la lumière.
Chacun de nous se surmène sans voir aucun succès ; affairé et exténué, il ne sait où il va. N’est-ce pas déplorable ? Une telle vie qu’on appelle le contraire de la mort apporte-t-elle vraiment les avantages de la vie ?
Perfectionnez l’ingéniosité et l’art de tromper, (…) séparez et unissez arbitrairement l’identique et le différent, et les hommes s’égarent dans la discussion. Le monde tombe alors dans l’obscurité et le chaos. (…) chacun s’efforce d’apprendre ce qu’il ne connaît pas, mais il ne cherche pas à approfondir ce qu’il connaît déjà. Chacun critique chez les autres ce qui le dépasse mais se garde de juger le peu dont il est capable.
Ceux qui ne font qu’imiter les hommes et adopter leurs préjugés, et pourtant ne se reconnaissent pas comme appartenant à la masse, on peut dire qu’ils atteignent au comble de l’inconscience.
« Qui n’a ni chagrin ni plaisir atteint à la vertu suprême ; rester soi-même sans jamais se modifier conduit au calme suprême ; ne s’opposer à personne, c’est le vide suprême ; n’avoir aucun commerce avec les choses, voilà le détachement suprême ; ne résister à rien, voilà la pureté suprême. »
Rien n’est plus lamentable que notre mort en esprit.
… qui se laisse dévorer par les soucis tombe dans un déséquilibre sans issue. La peur paralyse ses actes ; son esprit paraît suspendu entre le ciel et la terre. Partagé entre la joie et la mélancolie, il est plongé dans l’irrésolution. Le frottement de ce qui l’avantage et de ce qui lui porte préjudice produit en lui un feu extrême qui détruit sa paix intérieure.
Mais si les fils et les cadets refusent d’écouter leurs pères et leurs aînés, que pourra faire de mieux un maître aussi éloquent que vous l’êtes ?
Qui amasse de l’argent sans jamais s’en servir, mais le serre contre sa poitrine sans jamais le lâcher, celui-là se remplit d’angoisse et d’inquiétude et désire toujours en gagner davantage. Quelle vie de souci ! Dans son domicile, le riche appréhende les cambrioleurs et les mendiants ; hors de chez lui, il redoute les bandits ; il fait multiplier les tours et les passages dans sa maison, et n’ose jamais sortir seul. Quelle vie de crainte ! (…) il aura beau (…) épuiser toute sa fortune pour retrouver une seule journée de tranquillité, son vœu ne sera pas exaucé. (…) Bien fou qui enchaîne son esprit et use son corps pour aboutir à une pareille fin !
(Oeuvre complète. Tchouang-tseu. Gallimard 1969)
… je découvris comment l’association de nouveaux modèles économiques et d’un système traditionnel suscitait angoisse et hostilité…
(La danse de l’araignée. Alexander Alland. France Loisirs 1984)
L’impérialisme d’Éros a plus de succès en nos sociétés que chez les Coniagui nus de la Guinée. Cette ambiance, pour reprendre un mot du temps et aux résonances incertaines, nous l’avons exportée tout autant que nos machines, nos codes et notre monothéisme.
Il ne paraît guère de journal qui ne nous rappelle l’esclavage où nous tiennent nos machines et les richesses que ces dernières fabriquent pour attiser nos convoitises.
Les réactions à venir pourraient imposer une violence rudimentaire : celle d’hommes qui finissent par préférer le désordre à un « immobilisme » devenu intolérable en aggravant leur dépossession matérielle et culturelle, d’hommes qui ne trouvent de compensation à l’infériorité que dans la xénophobie.
Puis c’est la danse (…). Le rythme s’accélère. Cette assemblée n’est plus qu’un seul être tendu pour une conquête impossible. Je me découvre radicalement étranger, insolite, figé dans mon respect humain, encombré d’un corps qui a perdu le souvenir de ses possibilités exaltantes. Je me sens une sorte d’infirme auquel personne ne peut accorder la moindre attention.
Nos églises font prévaloir la vie intérieure et la règle morale sur l’exaltation qui conduit au seuil de la perte de conscience. (…) Lorsque nous privons le Noir des moyens d’expression qui lui appartiennent en propre, nous lui faisons subir la plus lourde des contraintes. Celle que nous aurions pu connaître si nos « occupants », nous avaient dénié tout droit d’écrire, de chanter, de peindre pour nous transformer en simples machines à produire.
« Vous avez circulé à travers le Gabon, alors vous avez vu ce qui me désespère. La détresse des Fang de la région de Njolé, on ne peut pas l’ignorer. Et sur Coco-Beach ? Après cette détresse, vient l’abrutissement qui conduit à se laisser mourir... »
… cet abandon au fleuve des mots, cette difficulté à maîtriser la pensée…
L’ambiguïté trouvée dans l’Afrique d’aujourd’hui n’est-elle pas d’abord celle nous portons en nous ? Nous y voyons, avec un extraordinaire effet de grossissement, l’image de nos incertitudes. Cette incertitude devant la marche d’un progrès qui doit d’abord saccager avant d’établir un ordre supérieur. (…) Cette disponibilité angoissée d’hommes qui, devant un tel raz de marée, ne savent plus guère « à quel saint se vouer ». Tout est remis en cause, en Afrique comme dans la vieille Europe, avec une égale violence.
Le besoin d’un « Sauveur », d’un « Conducteur » a une expression africaine s’il a eu une expression européenne. (…) l’Afrique moderne, en partie façonnée par nos mains, nous renvoie comme le reflet démesuré de nos propres incapacités. Les échecs que nous y avons connus ont les mêmes causes que notre difficulté à remodeler la société et la civilisation où nous vivons.
La colonisation a rendu insupportable, pour un nombre toujours croissant de paysans noirs, l’Afrique traditionnelle autant que l’Europe expansionniste qui s’est édifiée au cours du XIXème siècle. Elles se sont détruites l’une l’autre, en tant qu’idéal, à l’occasion de combats insidieux.
Tous les prophètes, qui ont imposé ce rejet absolu des dieux anciens et du Dieu « importé », entretiennent l’espoir de bâtir une société meilleure avec les pièces ramassées parmi les débris des deux civilisations affrontées.
… le chaos mécanique se substitue à l’architecture des vraies civilisations.
(Afrique ambiguë. Georges Balandier. Plon 1957)
Ce risque de ne pas « être-là » suscite une angoisse (…). L’objet ne se présente pas sous des contours définis, dans des limites stables qui permettraient de le saisir en tant qu’objet : ses limites sont sous le coup de possibilités infinies et inconnues, qui suggèrent un au-delà chargé d’angoissant mystère. (…) qui rétablira la limite capable de rendre l’être présent au monde ?
Quand un certain horizon sensible entre en crise, le risque se trouve en effet dans l’effondrement de toute limite ; tout peut tout devenir, ce qui revient à dire : le néant approche.
(Le monde magique. Ernesto De Martino. Bartillat 2022)
… comme le note Alcida Ramos (...) « les Indiens ont été transformés en enfants désespérés, perdus dans l’ignorance, vivant sous l’aile de l’État, qui les a maintenus dans une sorte d’animation civile suspendue... ».
(Archéologie de l’Amazonie. S. Rostain C. J. Betancourt. Éditions de la Maison des Sciences de l’Homme 2025)
Né autrement, il émergerait à d’autres formes de folie : il aurait pu, par exemple, croître à l’abri, dans la douce honte de l’argent et de se savoir coupable, un état qui à présent et sur cette planète s’acquiert au détriment du bien humain et des autres ressources de l’esprit, et qui engendre ses maux propres, si odieux qu’en sagesse et en honnêteté on ne puisse ni envier ni haïr l’image, par exemple, du propriétaire terrien …
… quelque chose de l’amour qu’on porte dans les classes moyennes au produit qui sait faire sa publicité dans les magazines féminins...
(Louons maintenant les grands hommes. Agee/Evans. Plon 2017)
En 1499, à Grenade, l'archevêque Cisneros jeta aux flammes les livres musulmans ; huit siècles d'histoire écrite de culture islamique en Espagne réduits en cendres.
En 1562, à Mani de Yucatan, le frère Diego de Landa jeta aux flammes les livres mayas ; huit siècles d'histoire écrite de la culture indienne en Amérique réduits en cendres.
En 1888, à Rio de Janeiro, l'empereur Pedro II jeta aux flammes les documents relatant l'esclavage au Brésil ; trois siècles et demi d'histoire écrite de l'infamie négrière réduits en cendres.
En 1983, à Buenos Aires, le général Reynaldo Bignone jeta aux flammes les documents sur la « sale guerre » de la dictature militaire en Argentine ; huit ans d'histoire écrite de l'infamie militaire réduits en cendres.
En 1995, à Ciudad de Guatemala, l'armée jeta aux flammes les documents sur la « sale guerre » de la dictature militaire guatémaltèque ; quarante ans d'histoire écrite de l'infamie militaire réduits en cendres.
(Mémoires et malmémoires. Eduardo Galeano. Manière de voir)
Dans le futur, nous serons tous des metteurs en scène de cinéma, nous tournerons tous le film de nos vies. (…) l'Histoire aura pris la texture d'un Film Absolu. (…) L'existence sera conçue comme un long-métrage. Je ne peux garantir que nous serons plus heureux mais en tout cas, nous serons plus sages car nous n'aurons nul besoin de nous souvenir. Nous oublierons l'oubli, nous gommerons la mémoire et ses déformations qui viennent tout compliquer. Nous n'évoquerons plus notre passé comme un film puisqu'il sera un film dont nous serons tout d'abord les acteurs pour en devenir ensuite les spectateurs.
(Mantra. Rodrigo Fresan. Passage du Nord-Ouest 2006)
… il s'agit aussi de canaliser la ferveur ardente des Indiens en substituant les fêtes chrétiennes aux fêtes anciennes…
… il convient de détruire toute trace de l'ancienne religion. (…) Cette façon de procéder s'inscrit dans la tradition de l’Église, elle s'observe dans les débuts du christianisme…
Ce ne sont pas seulement des statues et des objets qui sont détruits par les religieux mais aussi de nombreux manuscrits…
Mais les religieux suivent peut-être d'autres buts en détruisant les manuscrits indigènes. Ils pourraient vouloir faire disparaître toute trace de l'ancienne culture.
Il ne nous paraît pas juste que les cérémonies et les coutumes que nos ancêtres nous ont laissés (…) nous les abandonnions avec légèreté et acceptions de les détruire.
(L'évangélisation des Indiens du Mexique. Eric Roulet. Presses Universitaires de Rennes 2008)
Il y a au Pérou quantité d'autres plantes, qui ont tant de vertus médicinales (…) Mais les médecins espagnols s'en soucient si peu, que même de celles que les Indiens connaissaient autrefois, on ne sait en général plus rien.
(Les Incas Peuple du soleil. Carmen Bernand. Gallimard)
C'est là que, dissimulés dans un repli du grandiose canyon de l'Urubamba, protégées par la nature et la main de l'homme, les « Vierges du Soleil » quittèrent l'une après l'autre ce monde, sans laisser derrière elles de descendants susceptibles de révéler l'importance ou d'expliquer l'origine des ruines qui couronnent les précipices vertigineux de Machu Picchu.
(La fabuleuse découverte de la cité perdue des Incas. Hiram Bingham. Pygmalion 2008)
« … il y avait des soldats qui, ayant été en beaucoup d'endroits du monde, et à Constantinople et dans toute l'Italie et à Rome, dirent que place si bien alignée et ordonnée, de telle dimension et de si nombreux peuple, ils ne l'avaient onques vue. »
Une telle description qui se fonde sur l'observation directe faite du haut du temple de Tlatelolco est d'autant plus précieuse que, deux ans plus tard, il ne subsistera rien de ce spectacle qu'avaient eu le privilège de voir les conquistadores.
(Mexica. Henri Stierlin. Imprimerie nationale)
Un pays qui n'a plus de légendes, dit le poète, est condamné à mourir de froid. (…) Mais un peuple qui n'aurait pas de mythes serait déjà mort.
(Mythes et dieux des Indo-Européens. Georges Dumézil. Flammarion)
Personne ne saura jamais que Saudi est un Guaharibo. Ils descendront à Ayacucho lorsqu'ils auront assez travaillé pour le mériter. Ils auront alors plusieurs chemises et plusieurs pantalons à eux. Ils sauront tout à fait se tenir dans le monde. Ils apprendront à boire de la bière glacée, sortant du frigidaire à pétrole et cela remplacera vite dans leur mémoire le temps où ils chantaient l'histoire des premiers fils du soleil, buvaient des calebasses de yaraké et se peignaient le corps de la cendre de leur père… Quelqu'un connaîtra-t-il jamais, réellement, les Indiens que l'on nomme sauvages? Ces hommes nous éviteront s'ils nous rencontrent chez les civilisés.
(L'expédition Orénoque Amazone. Alain Gheerbrant. Gallimard 1952)
Les vies se résument désormais à éviter de parler des vieilles guerres, si lointaines qu'elles ont perdu tout lien avec le présent.
(De mémoire (2). Jan-Marc Rouillan. Agone 2009)
… cet Occident qui n'a plus rien à dire au monde à force de s'être menti à lui-même.
(Vladivostok. Cédric Gras. Phébus 2011)
Ce qui nous lie n'est pas la mémoire mais bien l'oubli noir que personne n'ose enjamber de peur de rencontrer l'innommable, est-ce histoire que d'oublier ce qui n'est pas à retenir, la honte et le scandale de soi, l'inhumanité.
Le silence ne peut être oubli. L'absence de mots ne peut être éradication de la mémoire. (…) La langue du présent, comme éternelle soumise, se donne bien trop souvent aux désirs des dominants. Prendre pause alors et distance instaurer. Prendre silence et se laisser dépouiller de la possibilité immédiate de dire. (…) L'oubli nous unit dans cette peur vague du passé…
(Les cauchemars du gecko. Raharimanana. Vents d'ailleurs 2011)
Horrifié, il vit les idoles d'argile et de bois, des livres portant des caractères semblables à ceux que Stephens trouvera gravés dans la pierre, des chroniques, des calendriers, des tables d'astronomie et d'astrologie (…). Ces livres, qui avaient jusque là échappé au zèle des missionnaires, contenaient l'essentiel de la science maya. Landa les rassembla et d'autorité en fit un autodafé. (…) Un savoir de 2000 ans disparut ainsi à Mani dans les flammes. Le coup de grâce était ainsi donné à la culture maya.
(A la recherche des mayas. Victor W von Hagen. Lux 2011)
Nous avons vu les Blancs disséminer leurs épidémies et nous tuer avec leurs fusils. Nous les avons vu détruire la forêt et les rivières. Nous savons qu'ils peuvent être avares et mauvais et que leur pensée est souvent pleine d'obscurité. (…) Ils ont perdu les paroles de leurs anciens. Ils ont oublié ce qu'ils étaient au premier temps, lorsqu'ils avaient, eux aussi, une culture.
… la pensée des Blancs est pleine d'oubli. Ils ne savent pas rêver et ignorent comment faire danser les images de leurs ancêtres. (…) le territoire des Blancs qui nous entoure n'est fait que de terres blessées d'où viennent toutes les fumées d'épidémie.
Peut-être les Blancs réussiront-ils à obscurcir la pensée de nos enfants et de nos petits-enfants au point qu'ils cesseront de voir les esprits et d'entendre leurs chants ? Alors, sans chamans, ils vivront désemparés et leur pensée se perdra. Ils passeront leur temps à vagabonder sur les routes et dans les villes. Ils y seront contaminés par des maladies qu'ils transmettront à leurs femmes et à leurs enfants. Ils ne songeront même plus à défendre leur terre.
(La chute du ciel. Davi Kopenawa. Plon 2010)
… il fallait exalter les cultures anciennes qu'il idolâtrait pour le salut moral de la nation : « Elles possédaient ce que le monde a perdu. Elles le possèdent encore aujourd'hui. Ce que le monde a perdu, il doit le retrouver, faute de quoi il mourra. »
(Ne vends jamais les os de ton père. Brian Schofield. Albin Michel 2013)
Les Anciens disaient qu'autrefois nous avions vécu loin vers le Sud-Ouest (…). Ils connaissaient encore les pistes qui menaient aux lieux de nos origines…
Je me demande pourquoi (…) aujourd'hui nul ne sait plus tuer un bison – disparus eux aussi – ou confectionner un tambour, ou chanter les étoiles.
(Pawnee (vie de Fils de l'Ours). Giovanni Michel des Franco. Le chant des hommes 2012)
J'étais comme un énorme puzzle. Année après année, de nouvelles pièces se rajoutaient pour compléter l'image. Aujourd'hui, certaines pièces manquent encore…
(De mémoire indienne. Lame Deer et Jean-Jacques Roudière. 2009)
« La civilisation occidentale, en choisissant de détruire toutes les cultures minoritaires qui pouvaient la menacer, a par là même choisi d'abattre toutes les valeurs face auxquelles elle aurait pu se poser ou s'imposer. » Elle en est « réduite à regarder dans un miroir les vestiges de son passé. » (Robert Jaulin)
(Les abandonnés de la république. Gery, Mathieu, Gruner. Albin Michel 2014)
Selon l'expression d'Edson Best, leur esprit suit des chemins par où nous ne pouvons plus passer.
(L'expérience mystique et les symboles chez les primitifs. Lucien Lévy-Bruhl. Dunod 2014)
Les chrétiens, qu'ils soient d'origine juive ou gentils (païens), sont accusés d'avoir abandonné les traditions de leurs ancêtres (…) « votre impiété mêle l'audace des Juifs à l'indifférence, à la veulerie des gentils. Des deux vous avez tiré non pas le meilleur mais bien le pire et vous en avez fait un tissu de maux » (Julien, Contre les Galiléens, 238A et B)
(L'empereur Julien l'Apostat. Histoire antique et médiévale novembre 2014)
Cet aspect compulsif des croyances en la continuité de la vie s'est manifesté dans la plupart des cultures et des civilisations, dès la période néolithique où furent creusées les premières tombes (…). Il a fallu l'arrivée de la religion chrétienne pour qu'il y ait une rupture dans l'idée de la continuité, la mort et le temps post mortem étant considérés comme une étape transitoire (un « sas ») dans l'attente de la résurrection à venir…
(Le premier empire des steppes en Mongolie. Pierre Henri Giscard. Faton 2013)
Cela suffit, en effet, pour constituer un crime énorme que de (…) divulguer des secrets cachés… (édit du 8 novembre 392 promouvant le christianisme nicéen comme religion d’État) … une vague de destruction est ordonnée par le patriarche d'Alexandrie Théophile (384-412) qui fait appliquer l'édit dans toute sa rigueur, en abattant les temples ou en les transformant en églises, et surtout en détruisant les signes les plus manifestes de la culture païenne : le temple de Sarapis et la bibliothèque du Sérapeum d'Alexandrie.
(« Dieu » et « dieux » : paradigme naturaliste et septicisme ? Le « faucon » des dieux et le « cobra » des déesses. Sydney H Aufrère. Deus Unicus. Brepols 2014)
Ainsi, Lucain signale et décrit un bois sacré abattu par les troupes de César lors du siège de Marseille ; Tacite mentionne des bois sacrés sur l'île de Mona, coupés eux aussi par les Romains.
(L'arbre du monde. Patrice Lajoye. CNRS Editions 2016)
On ne dénoncera jamais assez le rôle joué par l’Église catholique romaine, et par le clergé francophone au service de la noblesse en Bretagne. (…) on peut dire que le christianisme (…) s'est livré au génocide culturel de la Bretagne en faisant le vide et en détruisant tout ce qui pouvait rattacher les Bretons à leurs racines authentiques. Heureusement que la tradition populaire a le sens du camouflage…
(La tradition celtique. Jean Markale. Payot 1975)
… nous passons notre vie à chercher le souffle perdu. Nous le cherchons au fond de la mer et sur les plus hautes cimes des montagnes.
Du lointain où il se trouve, Brahma sourit.
(Le chasseur d'histoires. Eduardo Galeano. Lux 2017)
Les arbres sont devenus une ressource moderne, et la manière de gérer une ressource est d’arrêter son action historique autonome. Tant que les arbres font histoire, ils menacent la gouvernance industrielle. Nettoyer une forêt fait partie de l’effort soutenu pour arrêter l’histoire.
(Le champignon de la fin du monde. Anna Lowenhaupt Tsing. La Découverte 2017)
Ce n'est pas que ces sorciers fussent méchants et fissent du mal ; mais ils en auraient pu faire beaucoup avec leur savoir s'ils avaient voulu. C'est pourquoi on s'efforçait de détruire leurs livres. Il y a (…) un puits où on en a jeté un grand nombre et qu'on a comblé, et aujourd'hui on ne sait même pas où il est.
(La forêt de Brocéliande. Félix Bellamy. EDR 2016)
Certains médicaments traditionnels risquent d’être perdus, soit parce que les pratiques traditionnelles sont oubliées, soit parce que les espèces de plantes utilisées sont menacées (…). Il y a une course contre la montre pour éviter que cette incroyable ressource ne soit perdue à jamais.
(Epilepsie : une plante médicinale décryptée. Mathias Germain. La recherche décembre 2018)
... nous avons perdu la conscience rituelle, le sens de ce qui fait de l'humain l'animal cérémoniel, et de la vie en société une réalité portée par les artifices institutionnels.
(Pierre Legendre. Argumenta et Dogmatica. Mille et une nuits 2012)
Si le christianisme est, comme le pense Schleiermacher, la religion de l'Esprit et de la liberté, (...) n'est-il pas insensiblement conduit à se dissoudre lui-même, à perdre son Sens, sa nature sacrée? Ne peut-on simplement voir que le christianisme, en se voulant la religion accomplie, la "religion des religions", devient, ce faisant, la religion sans culte, sans mémoire et finalement sans Dieu?
(Le symbolique, le Sacré et l’Homme. Henri de Lumley. CNRS Editions 2019)
Cette population dégradée par des décennies d’abandon progressif à la Mère-machine a perdu jusqu’au souvenir de ses anciennes capacités. Tout le monde trouve plus pratique d’obéir au GPS, cette laisse électronique.
(Pièces et main d’œuvre. La décroissance juillet 2020)
… le souvenir des ancêtres s’est estompé, le peuple décimé par l’esclavage et les épidémies n’a reçu d’éducation que de deux missionnaires. Ceux qui restent se contentent de survivre.
(Frédéric Lontcho. L’archéologue septembre 2020)
Un œil surveillait ma vie. Cet œil, tantôt je l’appelais vérité, tantôt morale, tantôt loi humaine, tantôt Dieu, tantôt moi. Je vivais davantage dans un miroir (…) j’avais déjà perdu mes origines.
Et cela me semblait l’enfer, pareille destruction de couches et de couches archéologiques d’humanité. (…) Et sans cette humanisation et sentimentation du monde – je m’épouvante.
Cette peur que j’eus toujours du silence au sein duquel se fait la vie. (…) j’avais depuis longtemps abandonné l’être pour le personnage, le masque humain. En m’étant humanisée, je m’étais affranchie du désert (…) mais je l’avais aussi perdu ! Et j’avais aussi perdu les forêts, et j’avais perdu l’air…
(La passion selon G.H. Clarice Lispector. des femmes 2020)
… avec le temps, l’esclave capitula devant l’amnésie, et c’est cette amnésie qui constitue la véritable histoire du Nouveau Monde.
(Les gens de l’or. Michèle Baj Strobel. Terre humaine 2020)
Pendant les premiers siècles qui suivirent l'établissement du christianisme en Gaule, les conciles (...) se sont maintes fois élevés contre le culte des pierres, et ont ordonné de renverser celles auxquelles on rendait hommage, et de les enfouir de façon à ce que leurs fidèles ne pussent les retrouver.
... "on est parvenu à détruire cette ridicule superstition". Le clergé y contribua sans doute en les employant à la construction des édifices sacrés...
Les traditions sur l’origine de notre globe, qui existent chez nombre de populations primitives, et en Europe même, paraissent ignorées en France. Il semble que le christianisme les a fait disparaître, et que l’on se contente de l’explication biblique de la Création, sans l’accompagner de circonstances accessoires et merveilleuses. (…) Ainsi qu’on le voit, les idées qui s’attachent à la terre considérée dans son ensemble sont effacées et d’un médiocre intérêt…
C’était près de la fontaine de Bodine, dans l’ancienne lande de Thélin en Plélan (Ille et Vilaine) que les Thélandais élisaient les deux préfets qui administraient leur petite république. (…) Le culte des fontaines était solidement établi et très populaire dans les Gaules, lorsque les apôtres commencèrent à y prêcher l’évangile ; ils essayèrent de le détruire en comblant les sources ou en démolissant les petits monuments que les païens avaient élevés au-dessus.
(Croyances, mythes et légendes des pays de France. Paul Sébillot. Omnibus août 2002)
En près de trente ans, le nombre de restes rendus aux tribus atteint le chiffre faramineux de 32000 individus. On estime néanmoins à 600000 le nombres de sujets amérindiens dont les restes seraient conservés dans les musées, les sociétés historiques et les universités, ou encore chez les collectionneurs privés aux Etats-Unis.
... dès lors que l'on fait de ces restes des objets de collection, on les dépersonnalise. On ne les reconnaît plus comme des possessions individuelles, ayant appartenu à des gens dont les descendants sont encore vivants et en seraient par conséquent les héritiers légitimes (...). Ainsi, continue à se transmettre, sous une forme passive, à bas bruit, la déshumanisation génocidaire des Lakotas.
Nous aussi avons été sauvages et libres, ignorant la folie destructrice de l'argent, sans villes ni usines. Nous aussi avons été envahis et soumis, perdant jusqu'à notre langue…
(Ce qui est arrivé à Wounded Knee. Laurent Olivier. Flammarion 2021)
... nombre de récits mythiques (le Déluge, l'Atlantide...), de récits des savants, des philosophes comme Platon et des textes sacrés (la Bible, le Coran) ont cherché à faire comprendre que le niveau de développement des peuples du passé était supérieur à celui de l'humanité actuelle.
(Les incroyables erreurs sur l'histoire de l'humanité. Ibrahima Mbengue. L'Harmattan 2022)
Cosmas de Prague indique que sous Vratislav 1er (début du Xème siècle), de nombreux bosquets et arbres sacrés furent brûlés.
(Mythologies et religions des slaves païens. Patrice Lajoie. Les belles lettres 2022)
Même la musique destinée à ce jour n'est plus celle produite par des groupes musicaux locaux mais elle est importée sous forme de chansons enregistrées et diffusées avec du matériel acoustique japonais…
"Vous abolirez tous les lieux où les peuples que vous dépossédez auront servi leurs dieux, sur les hautes montagnes,, sur les collines, sous tout arbre verdoyant.
Vous démolirez leurs autels, briserez leurs stèles; leurs pieux sacrés, vous les brûlerez, et vous abolirez leur nom en ce lieu." (La Bible. Ancien Testament Deutéronome)
Notre région (...) évolue dans deux sens qui peuvent être considérés, selon les cas, opposés ou très divergents, d'un côté les mentalités et comportements évoluent dans le sens d'une modernité à l'occidentale de l'autre, on navigue et on avance vers un passé mythifié.
(Une mythologie berbère. Hassane Benamara. L'Harmattan 2022)
"... arrivèrent l'admirable Kynégios avec le consulaire et le duc et des forces importantes, militaires et civiles. Beaucoup d'idolâtres, avertis de son arrivée, étaient sortis de la ville et s'étaient rendus les uns dans des villages, les autres dans d'autres villes. [...] Le susdit Kynégios réquisitionna les maisons des fugitifs. Le lendemain, ayant convoqué les habitants de la ville, en présence du duc et du consulaire, il leur notifia la lettre impériale qui ordonnait que les temples des idoles fussent détruits et livrés au feu. Ce qu'ayant entendu, les idolâtres se lamentèrent à grands cris, de sorte que les représentants de l'autorité, indignés, les menacèrent et leur envoyèrent des soldats pour les frapper à coups de verges et de bâtons. Quant aux chrétiens, avec une immense allégresse, ils acclamaient les empereurs et les autorités. Puis, accompagnés des autorités et des troupes, ils coururent détruire les temples des idoles. [...] les démons, abusant de la bonne volonté des Gazéens, si faciles à conduire, avaient rempli de leur erreur toute leur ville et les environs. [...] lorsqu'on les ramène à notre sainte foi, ils deviennent des chrétiens zélés." (Marc le Diacre, évêque de Gaza au début du VI° siècle)
(Le Proche-Orient. Catherine Saliou. Belin 2020)
... en uniformisant l'obsession d'appropriation du réel, la modernité a effacé de notre esprit tout autre rapport possible au monde de la technique, c'est-à-dire à celui de l'intervention de l'homme sur son milieu.
... cette appropriation du monde qui nous apparaît comme une marque si flagrante de la culture occidentale, depuis ses origines, n'est en réalité que l'expression d'une amnésie, celle qui rend l'approche technologique de l'agriculture et de l'élevage à la fois orpheline de ses origines et oublieuse de ces dernières.
(Les graines de l'au-delà. Nissim Amzallag. Editions de la Maison des sciences de l'homme 2023)
... le fanatisme religieux un peu frustre n'admet d'autre méthode d'évangélisation des Achuar que la déculturation totale et l'extirpation de tous les éléments de la culture traditionnelle perçus comme "sataniques" (polygamie, chamanisme, religion autochtone, guerre...)...
(La nature domestique. Philippe Descola. Editions de la Maison des sciences de l'homme 2019)
... "namaya" (...) n'est plus célébré dans les zones rurales du sud-ouest du Mali depuis que les herbicides y ont fait leur apparition. Les herbicides permettent en effet de se passer de main d'oeuvre supplémentaire pour désherber les champs alors que, trente ans plus tôt, les jeunes du village étaient réquisitionnés pour cette tâche…
Umberto Ecco identifie l'usage de telles copies, faites pour paraître (presque) réelles, comme un des traits distinctifs de la postmodernité qui repose, selon lui, précisément, sur le recours constant à ce qu'il nomme le "faux authentique" (...) leur fausseté, leur caractère décalé et le fait qu'ils renvoient à leurs origines sur le mode de la citation plutôt que de l'identification contribuent (...) à la construction de l'identité dilatée de ceux qui les mobilisent.
... le double presque réel n'appelle plus le désir de l'original mais le remplace.
(Corps rituels. Agnieszka Kedierska Manzon. Maison des sciences de l'homme 2023)
J'avais passé de nombreuses années à aller à la découverte d'un pays ou d'un autre, mais il n'y avait plus à présent de lieux inviolés à explorer (...). Ici (...) aucun signe de cette pitoyable modernité qui, dans l'uniformité de ses vêtements européens de seconde main, se répandait comme un fléau à travers tout le reste de l'Irak.
Sur l'Euphrate comme sur le Tigre, les mudhifs représentaient un extraordinaire exploit architectural réalisé avec les matériaux les plus simples du monde. (...) Une longue familiarité avec des édifices comme ceux-là a bien pu donner à l'homme l'idée d'imiter leur forme cintrée en terre agglomérée, comme les Grecs perpétuèrent plus tard, dans la pierre, les techniques de construction en bois. Pendant plus de cinq mille ans, des édifices semblables à ces mudhifs ont fait partie du paysage du Sud irakien. Il est probable que, dans les vingt prochaines années, ou, au mieux, dans le prochain demi-siècle, ils auront à jamais disparu.
(Les Arabes des marais. Wilfred Thesiger. Plon 1983)
... les esclaves étaient supposés oublier complètement leur passé, leurs origines et leur identité culturelle, et devenir des êtres sans aucune volonté de réagir ni de se rebeller (des zombis).
(Vaudou. Philippe Charlier. Plon 2022)
... une fidélité à un très ancien savoir, qu'en un instant la sauvage violence du nôtre a dissipé. (...) Est-il absurde de décocher des flèches sur la nouvelle lune, lorsqu'elle glisse par-dessus les arbres? Pas pour les Aché: ils la savent vivante, son apparition dans le ciel fait jaillir chez les kuja le sang menstruel, source possible de malchance pour les chasseurs. Ils se vengent, le monde n'est pas inerte, il faut se défendre. A ce prix, les Aché ont su avec ténacité, des siècles durant, maintenir au cœur secret de la forêt leur furtive et timide existence de nomades. Mais l'abri fut violé, et c'est comme un sortilège.
"... épaves désespérées d'avoir renoncé à leur vie et à leurs croyances, s'éteignent dans la monotonie du monde civilisé." (André Akoun)
(Chronique des Indiens Guayaki. Pierre Clastres. Plon 1972)
... la communauté a perdu, avec le codex des tabous et de coutumes - livre de raison et d'expérience -, des pratiques aux vertus bio-écologiques dont les temps à venir établiront l'empirique sagesse.
(Les derniers rois de Thulé. Jean Malaurie. Plon 1989)
"Vous avez perdu les mots qui vous armaient (...) Vous avez oublié tout... et laissé fuir les temps d'autrefois... Les bêtes sans défense? Les autres les mangent! Les Immémoriaux que vous êtes, on les traque, on les disperse, on les détruit!"
(Les Immémoriaux. Victor Segalen. Points 1985)
Au cours de cette campagne initiée par l'Eglise catholique en 1946, les vodouisants ont dû renoncer à leur foi, et les objets rituels des temples ont été saisis, brûlés ou volés.
(Cinq tambours pour deux serpents. Mireille Aïn. Plon 2022)
Il est bien dommage pour les Urubu qu'ils n'aient plus de véritables chamans. Car le chaman est un guérisseur qui sait aussi prévoir l'avenir; et il reconstitue l'âme humaine quand elle a été mangée par un esprit.
Le texte des chants, en tembé archaïque et difficile, lui échappait, comme à tous les Urubu.
(Aimables sauvages. Francis Huxley. Plon 1980)
Ce que les Anciens n’ont pu transmettre est bien mort et les livres que vous lisez ne sont que leur lie.
(Oeuvre complète. Tchouang-tseu. Gallimard 1969)
Ce qu’il reste des Incas est avant tout sous la terre et dans les ruines qui subsistent, partout dans les Andes…
Cette cour a marqué l’imaginaire des conquistadores car elle contenait, à échelle réduite ou réelle, des représentations en or de « tout ce que contenait le Tahuantinsuyu », c’est-à-dire des plantes (maïs et autres), des animaux (lamas, alpagas), etc. Tout a évidemment été fondu très rapidement par les Espagnols, de même que les plaques en or qui décoraient les murs et les joints d’argent dont les blocs de l’appareil étaient sertis.
(Les Incas. Peter Eeckhout. Taillandier 2024)
Nous avons parfois l’impression de travailler avec les éclats de mythes que le temps à brisés...
(Le matin des dieux. Salvatore D’Onofrio. Editions Mimésis 2018)
Le cessez-le-feu qui va entrer en vigueur ce dimanche à Gaza apparaît fragile et, en tout état de cause, ne signifie pas la fin de la guerre. Celle-ci, outre un très lourd bilan humain, a causé de graves dommages au bâti gazaoui, y compris à de nombreux sites patrimoniaux d’une immense valeur. Des dommages que l’Unesco documente inlassablement. (…) Ces destructions sont particulièrement graves, car le patrimoine architectural et historique de Gaza est précieux, ce territoire ayant une histoire plurimillénaire remontant à l’Antiquité et aux époques assyrienne, puis hellénistique, romaine, islamique, ottomane et mandataire (l’époque où la Palestine était un mandat de la Société des nations (SDN) confié au Royaume-Uni). (…) Selon Hamdan Taha, actuellement coordinateur du projet d’histoire et de patrimoine de la Palestine, en lien avec l’Unesco, Israël ciblerait intentionnellement un grand nombre de sites archéologiques, et ce dès le début de la guerre :
« Le plus notable de ces sites est Tell es-Sakan, au sud de la ville de Gaza, que les archéologues datent de l’âge du Bronze ancien (entre 3200 et 2300 avant notre ère). Des rapports préliminaires indiquent que Tell el-Ajjul, site emblématique de l’histoire de Gaza durant l’âge du Bronze moyen et tardif (2300-500 av. n.è.), a également été ciblé, tandis que les sites de Tell el-Mintar et les sanctuaires de Sheikh ’Ali el-Mintar et de Sheikh Radwan [quartier au nord-ouest de la ville de Gaza] ont subi d’importants dégâts. Le site d’el-Blakhiyah, qui représente le port ancien de Gaza, l’Anthédon, construit pendant la période gréco-romaine et actif jusqu’au XIIe siècle, a également été ciblé. Des tirs d’artillerie ont gravement endommagé une église de l’époque byzantine à Jabaliya, avec une probable perte de ses très riches mosaïques. »
(…) De graves dommages ont été infligés au musée du Palais du Pacha (Qasr al-Basha, en arabe), un ancien château mamelouk du XIIIe siècle, qui avait servi de demeure aux pachas de Gaza durant l’époque ottomane et avait été restauré et converti en musée en 2005 avec le financement du Programme des Nations unies pour le développement (PNUD). (…) Le centre satellitaire UNOSAT a établi qu’en un peu plus d’un an de guerre, « 31 198 structures ont été détruites dans la bande de Gaza et 16 908 sont gravement endommagées ». (…) On l’aura compris : il est urgent d’alerter l’opinion mondiale sur les dégâts irrémédiables causés au patrimoine culturel gazaoui. En effet, lors des guerres, le patrimoine est souvent visé et détruit pour faire disparaître une civilisation et sa mémoire. (Chloé Maurel. The Conversation 16 janvier 2025)
La danse est la seule forme d’art traditionnel qui ait survécu en Afrique.
Chaque fois qu’un mode de vie disparaît, l’éventail de l’expérience humaine se referme davantage.
(La danse de l’araignée. Alexander Alland. France Loisirs 1984)
L’enfant choyé (…) sera un homme réservé vis-à-vis des jeunes filles, même dans ses invites les plus pressantes. (…) le voisinage des centres urbains, Dakar et Rufisque, a fini par altérer cette réserve autrefois commune. Dans les ruelles, la nuit tombée, quelques filles maladroitement fardées attirent les jeunes hommes pour en obtenir un peu d’argent. (…) On ne saurait douter de la dégradation des mœurs, même lorsque les préoccupations rituelles y mettent un frein efficace. Les danses de provocation sexuelle, connues sous le nom de « grimbé », se dépouillent en grande partie des intentions anciennes, qui les associaient aux techniques de fécondité, pour exalter les aspects érotiques. (…) Si l’évolution se poursuit, l’entreprise n’aboutira plus qu’à un spectacle osé (…). Cet érotisme de la place publique a, sans aucun doute, porté atteinte au prestige de la femme et situé la sexualité dans un contexte inhabituel.
Les masques, statuettes et oripeaux tirés des réserves poussiéreuses des musées, soumis aux lumières des expositions, brandis comme des emblèmes du scandale, devenaient, en ayant perdu leur raison d’être et leur sens indigène, créateurs de liberté. Tout était permis à leur égard car on ne savait rien d’eux, rien des hommes qui les avaient façonnés et manipulés.
… il restera toujours quelque chose d’inquiétant dans ces « expositions » d’humanités étrangères ; cette fixité, cette composition qui semble définitive et laisse échapper l’insaisissable, à mes yeux l’essentiel : les changements divers par lesquels une civilisation manifeste sa vitalité et son histoire.
L’Islam en introduisant le Livre a chassé les images jusqu’alors vénérées. Le christianisme missionnaire ne pouvait que se vouloir violemment iconoclaste.
(…) - J’ai détruit ou brûlé plusieurs milliers de fétiches. Je ne regrette rien !
- Le christianisme y a-t-il pour autant gagné ?
La question reste sans réponse. C’est une singulière illusion que de croire atteindre le paganisme en saccageant ses supports les plus visibles. Les croyances subsistent en devenant clandestines ou en recourant à un symbolisme moins vulnérable.
Avec des écoles « de fortune », nous avons fait des lettrés « de fortune » qui, privés de leurs très anciens et très vivants moyens d’expression, paraissent souvent des machines à parler tournant à vide.
… il me semblait que notre armature psychologique reste infiniment plus vulnérable, tant nous sommes habitués à penser et agir sur un seul registre.
(Afrique ambiguë. Georges Balandier. Plon 1957)
« Mais aujourd'hui la nature de nos esprits civilisés est si détachée des sens, même chez le commun des hommes, par toutes les abstractions dont sont remplies les langues avec tous leurs mots abstraits, elle est si affinée par l’art d’écrire et spiritualisée pour ainsi dire par la pratique des nombres, puisque même le vulgaire sait compter et calculer, qu’il nous est naturellement refusé de pouvoir former la vaste image de cette femme que certains appellent la « Nature sympathique » (…) ; il nous est aujourd'hui de la même façon naturellement refusé de pouvoir entrer dans la vaste faculté imaginative de ces premiers hommes (…) nous pouvons à peine comprendre, et absolument pas imaginer, comment pensaient les premiers hommes qui fondèrent l’humanité païenne. » (Vico)
… notre longue habitude de recourir à la pensée abstraite nous a rendus « inaptes à vibrer comme le voudrait la nature à certaines impressions subtiles » (Olivier Leroy).
(Le monde magique. Ernesto De Martino. Bartillat 2022)
Comme partout ailleurs dans le monde, l’histoire des civilisations humaines en Amazonie – un chapitre essentiel de notre patrimoine mondial – disparaît à un rythme alarmant.
(Archéologie de l’Amazonie. S. Rostain C. J. Betancourt. Éditions de la Maison des Sciences de l’Homme 2025)
La chaleur peut croître avec les charges que l'individu accomplit à l'âge mûr. Elle peut devenir si grande chez certains qu'ils peuvent être identifiés aux ancêtres (…) par « co-essence ». Cette acquisition de chaleur implique la perte de la sexualité.
(Les paradis de brume. Alfredo Lopez-Austin. Maisonneuve et Larose 1997)
[Les Apapocuva-Guarani] recourent au chant à la moindre difficulté ou même lorsqu'ils se sentent déprimés. Il est très rare qu'une seule nuit ne se passe sans que quelqu'un entonne un chant magique. (…) le premier ancêtre [ona] qui inventa le chant était capable de tuer un cétacé et de le ramener jusqu'au rivage par ce seul moyen. (…) dans la mythologie des Witoto (…) les mots, c'est-à-dire les chants, étaient considérés comme plus importants que les dieux, parce que sans les rites et les fêtes au cours desquelles ils étaient chantés, les dieux ne pouvaient rien réaliser.
(Ecrits d'Amazonie. Alfred Métraux. CNRS Editions 2013)
Au crépuscule, on peut voir deux personnages masqués de la danse, presque nus, se frayer rapidement un chemin en direction d'un lointain canion désert, où le Dieu du feu est censé avoir habité un jour. Là-bas, avec un bâton ancien et une tige, ils embrasent du petit bois (...) les matrones, les jeunes filles et les jeunes hommes attendent impatiemment le don du Feu Nouveau. A peine celui-ci a-t-il permis de faire partir de nouvelles flammes dans les foyers des ménages que de grands paniers de nourriture y sont déversés, afin que la substance impérissable de la vie puisse s'élever et s'échapper vers l'extérieur pour nourrir les esprits des ancêtres et de ceux qui sont morts au cours des années précédentes.
(Tenatsali ou l'ethnologue qui fut transformé en Indien. CNRS Editions 2022)
... la danse qu'il venait d'effectuer n'était pas le symbole de la renaissance du monde, mais bien un acte réel de (re)création. (...) Car la danse retrace les pas des premiers ancêtres à leur apparition dans le monde. (...) l'ancêtre est toujours présent en lui.
(La caverne originelle. Jean-Loïc le Quellec. La Découverte 2022)
... la conservation de ces graines, et leur transport à distance, peuvent désormais se substituer à la sépulture et son ancrage en un lieu précis. Cette mobilité potentielle des défunts via les graines qui en recèlent la substance ouvre l'opportunité d'un mode d'être itinérant...
S'il est bien question ici de divinités d'un genre nouveau, alors leur émergence pourrait résulter d'une personnification de la mémoire des ancêtres ayant fait "don" des plantes domestiques (...). A l'image des pratiques agricoles, l'univers des croyances se détache désormais de la nature pour se recentrer sur la sphère domestique.
(Les graines de l'au-delà. Nissim Amzallag. Editions de la Maison des sciences de l'homme 2023)
Dans la pensée otomi, l'entrée du défunt au "nitu", l'"endroit des morts", représente l'issue d'un long cheminement avant même l'apparition des stigmates de la mort. C'est pourquoi, d'une certaine façon, les vieillards font figure d'incarnation vivante des ancêtres.
(La moitié du monde. Jacques Galinier. PUF 1997)
Qui est le nouveau-né? Le défunt revenu chez les vivants? L'enfant qu'il a formé? Il est simultanément les deux. Il est le père, très vieux, dont le chemin passe par le labyrinthe de réincarnations successives, et l'enfant re-né de lui-même avec une force de vie intacte que n'alourdit pas la mémoire - c'est-à-dire l'ombre - d'autres existences, à l'instant où "il se lève" - où il naît - sa vie antérieure s'évanouit comme un rêve.
... la manière dont ils se taisent pendant la nuit d'un "tibènti". C'est alors qu'ils redeviennent ce qu'ils sont, peuple du vent et de la nuit, à l'écoute des voix de leurs morts et de "ceux de sous terre", ces esprits qui s'incarnent dans certains arbres, sources ou pierres.
(Le souffle du mort. Dominique Sewane. Plon 2020)
L'ancêtre, devenu vieux, avait coutume, lorsque les adultes étaient au travail, de garder les enfants dans la maison de son fils aîné. Un jour, il se transforma en serpent (...) le fils aîné, revenant inopinément des champs, surprit le vieillard en pleine métamorphose. Celui-ci, honteux d'être découvert, se mua aussitôt en antilope chevaline pour s'enfuir plus vite.
Le même verbe, qui prédisposait les matrices à l'union, attirait les hommes dans les plis du pagne dont chaîne et trame enserraient dans leurs fils les paroles des huit ancêtres.
(Dieu d'eau. Marcel Griaule. Fayard 1966)
Fa, c'est la "Parole perdue", que chaque devin tente d'approcher, de reconstituer, d'attraper: (...) c'est littéralement "le père qui possède les secrets".
(Vaudou. Philippe Charlier. Plon 2022)
Deux chemins ont les mortels, ai-je entendu:
le chemin vers les Pères et vers les dieux.
Par eux passe ensemble tout ce qui bouge
entre le père-ciel et la mère-terre.
(Les Upanisad. Alyette Degrâces. Fayard 2014)
Dès lors qu'il n'y avait pas d'ancêtres ou de héros, l'Homme n'existait pas non plus: privé d'une image fixe de lui-même, où il put se contempler…
(Aimables sauvages. Francis Huxley. Plon 1980)
... il faut donc qu'ils aient des fils qualifiés pour exécuter les rites funéraires qui seuls rendent possible la transformation des défunts en ancêtres. C'est de cette machinerie que Yama a la charge: les descendants sont un "tissu qui se tisse sur le métier tendu par Yama".
(...) le chemin vers l'au-delà est aussi oeuvre de langage; il est fait des paroles que les survivants doivent prononcer pour que le défunt accomplisse sa transformation en Père et parvienne à sa destination.
... le culte des ancêtres morts est même l'acte religieux par excellence (...). Si la vie de chaque mortel est un dépôt que le dieu de la mort lui a confié et qu'il réclamera nécessairement, la mort est présente dans la définition de la vie.
(Le jumeau solaire. Charles Malamoud. Seuil 2002)
… selon la conception inca, le corps est tripartite et comprend les parties molles (viscères et autres), les parties dures (les ossements et l’enveloppe corporelle) et une troisième part, immatérielle, que l’on pourrait par facilité comparer à l’âme, et qui est parfois représentée ou conceptualisée sous la forme d’un insecte qui quitte le corps mais peut y revenir par la suite (…). L’ancêtre est donc à la fois un interlocuteur vis-à-vis des humains et un intermédiaire par rapport aux entités surhumaines.
(Les Incas. Peter Eeckhout. Taillandier 2024)
Norouz se présente également avec les couleurs rouge et noir d’un Hérault dont le chant et le rythme de son tambourin suffisent à répandre la joie. Celui-ci, nommé Haji Firouz (probable islamisation de Khâdjâh Pirouz, « gentilhomme victorieux »)…
Selon Frazer, Haji Firouz reviendrait chaque année du monde des morts…
[La] plantation [du sabzeh iranien] au bon moment, pour qu’il soit bien germé le jour de l’an, coïncide avec l’arrivée des esprits des ancêtres au profit desquels les maisons sont nettoyées.
(Le matin des dieux. Salvatore D’Onofrio. Editions Mimésis 2018)
... cet arbre mythologique apparaît comme la représentation symbolique de l'arbre généalogique du chamane qui en tire ses propriétés héréditaires - troubles nerveux et faculté d'improvisation poétique - …
(Gavriil Ksenofontov. Les chamanes de Sibérie et leur tradition orale. Albin Michel 1998)
« Rien n'est étrange comme un paysage canaque vrai – j'entends vu sous l'angle canaque – où chaque pierre a un nom, une histoire, une vie, on pourrait même dire une personnalité, à cause de l'esprit enfermé en elles. Souvent, dans les vallées, je me suis fait nommer chaque détail du terrain, chaque arbre remarquable ; le paysage se transposait en un plan impossible à transcrire sur une carte et où chaque nom était une tête de chapitre. » (M Leenhardt)
(L'expérience mystique et les symboles chez les primitifs. Lucien Lévy-Bruhl. Dunod 2014)
Le futur vivant (…) ne peut se comprendre sans réfléchir aux liens particuliers que la vie entretient avec tous les morts qui la rendent possible. C'est en ce sens qu'une forêt vivante est aussi une forêt hantée.
(Comment pensent les forêts. Eduardo Kohn. Zones sensibles 2017)
Je compris alors que j'étais un enfant perdu, à la recherche des dieux. (...) Je me rappelai mon sentiment de liberté, dix ans plus tôt, dans cette forêt. (...) A l'époque, les dieux du monde où j'évoluais résidaient dans les arbres, les feuilles, les fruits, la terre. En cet instant, ils habitaient le son.
(Une forêt de laine et d'acier. Natsu Miyashita. Stock 2018)
… Yggdrasil des anciens Scandinaves, aux racines rongées par le dragon et couronné d’un aigle, sans cesse parcouru par un écureuil qui excite l’inimitié entre les deux créatures.
(Cosmogonies. Julien d’Huy. La Découverte 2020)
Des trois grands cultes naturalistes qui existaient en Gaule avant le christianisme, celui des arbres était peut-être le plus populaire dans ce pays où les forêts étaient si nombreuses et si respectées. Elles étaient même adorées: la Forêt Noire était la Dea Abnoba, l'Ardenne la Dea Ardvinna; les inscriptions Sex arboricus et Fatis Dervonibus "aux génies des chênes" en témoignent encore.
D'après la Notice archéologique de l'Oise, écrite par Graves en 1854, il y avait alors dans ce département 253 arbres vénérés (...). Non loin d'Angers, un chêne nommé Lapalud, que l'on regardait comme aussi vieux que la ville, était couvert de clous jusqu'à la hauteur de dix pieds environ; un usage immémorial voulait que chaque ouvrier charpentier, menuisier ou maçon qui passait près de ce chêne, y fichât un clou.
Il y avait à Tourville un arbre dont l'ombrage faisait perdre au voyageur toute possibilité de retrouver sa route et tout désir de la poursuivre; celui qui s'asseyait dessous y restait indéfiniment si un passant charitable ne rompait le charme, en l'éveillant de son sommeil magique, après avoir mis un de ses vêtements à l'envers.
Les jeunes gens du Forez, avant d'aller annoncer la belle apparence des récoltes, plantent à l'entrée du village un pin ou un sapin, et dansent autour en chantant.
Le chêne Beignet, qui existait il y a cinquante ans à peine à Neuillé, était entouré d'un cercle de grosses pierres, et tous les ans, à la Chandeleur, les bergères apportaient chacune oeufs, huile ou farine, faisaient des crêpes ou des beignets, puis y dansaient jusqu'à la nuit.
(Croyances, mythes et légendes des pays de France. Paul Sébillot. Omnibus août 2002)
Le héros trouve la mort dans ces combats et acquiert alors un visage cadavérique. Aidé par la chouette-chamane, il renaît et retrouve son pouvoir. Il revient sur terre et féconde la Terre-Mère et donne naissance à l'arbre de vie.
(Christian Jeunesse. L'archéologue mars 2022)
L'arbre, racines en haut, du monde empirique a pour commencement le non-manifesté et pour fin l'inanimé. Il est appelé "vrksa, arbre" en raison de l'acte de couper [l'arbre coupé par le renoncement...]. Il est fait de nombreux maux ininterrompus comme naissance, vieillesse, mort et peine, à chaque instant il est différent. (...) son essence est dans les racines (...), il croît du germe de l'ignorance, du désir, de l'acte, et du non-manifesté; son bourgeon est l'Hiranyagarbha, l'embryon d'or (...); son tronc, la part subtile de tous les êtres; son ardeur à croître vient des étincelles de l'eau de chaque soif; ses tendres pousses sont les objets de l'intelligence et des organes des sens; ses feuilles sont la "Sruti", la "Smrti", la logique, la connaissance, l'enseignement; ses fleurs sont les multiples actions comme le sacrifice, le don, l'ardeur d'ascèse, etc.; ses goûts multiples la sensation de bonheur et de souffrance; ses fruits infinis, les moyens de subsistance des êtres; mais il a des racines développées, entrelacées, fermement liées aux étincelles de l'eau de la soif; ses nids sont les sept mondes, qui commencent avec "satya" vérité, construits par des oiseaux que sont les êtres depuis Brahmâ; il a son tumulte depuis la danse (...). Cet arbre du monde empirique est le figuier asvattha dont la nature comme le figuier asvattha est secouée par le vent des désirs et des actes.
(Les Upanisad. Alyette Degrâces. Fayard 2014)
... cette force incarnait le pouvoir illuminant de la sagesse. (...) un texte où figure la description d'un noisetier qui pousse au-dessus des eaux de Segais. Les noisettes qui tombent dans l'eau y infusent la maîtrise de l'art poétique, transmise à quiconque la boit.
(L'archéologie et la mythologie celtique. John Waddell. Sidestone 2022)
"... le bois interdit des jeunes filles invincibles dont nous tremblons de prononcer le nom, et près desquelles nous passons sans regard, sans voix, sans parole, en n'usant que d'un langage, celui du recueillement." (Sophocle)
(Au plaisir des dieux. Adeline Grand Clément. Anacharsis 2023)
Naguère, à l'intérieur des maisons, on procédait à l'érection d'un arbre sur lequel des figures anthropomorphes marquaient la présence de l'"âme du bois". Cet acte, à caractère apotropaïque, répondait à sa manière au courroux de l'"arbre mort", censé dégager une énergie pathogène considérable. (...) Cet acte programmé fondait la relation ombilicale reliant l'habitation à son environnement, et surtout à la terre, divinité tyrannique exigeant une sorte de redevance périodique de la part des vivants.
(La moitié du monde. Jacques Galinier. PUF 1997)
Pour Timinti, "les arbres étaient comme mes amis". Il se sentait chez lui parmi eux, trouvant à leur contact la nourriture à laquelle il aspirait: la force des "yéténkpanra" insufflée au tronc, les feuilles imprégnées de leur énergie souterraine. Supportant aussi peu la sollicitude de sa famille que les règles qu'elle tentait de lui imposer, il devenait un "dibo" "qui vit seul, n'a besoin de personne".
Qu'apprend un enfant-opon auprès de ses amis les arbres? A rebours des initiés, il s'initie seul, avant d'avoir atteint l'âge du "difwani", aux forces de la terre. De retour au village, il ne dit rien du lien qui les unit, ni leur manière de communiquer. Mais quand ses parents le voient revenir l'air calme et heureux, ayant "tout oublié de sa folie", ils se doutent que dans la brousse, quelque chose a renouvelé ses forces.
(Le souffle du mort. Dominique Sewane. Plon 2020)
Pour moi cet endroit est une piste grande ouverte, plein de gens sont déjà passés par là, des gens autant que des animaux, depuis que ces bois sont bois !
S’il fallait mettre ensemble tous ceux qui connaissent exactement l’endroit où nous sommes assis, Bonis, Indiens, Créoles, eh bien on aurait une ville ici ! (…) Il n’y a pas de forêt vierge !
… une pure affaire de relations denses et enchevêtrées entre les hommes et les forces surnaturelles, entre vivants et morts dans une configuration en carrefour ! Il ne percevait pas du tout le site comme moi, dans une dimension individuelle, physique, esthétique et émotionnelle, mais tout à l’opposé, dans sa dimension historique, collective et surnaturelle.
(Les gens de l’or. Michèle Baj Strobel. Terre humaine 2020)
... en Guyane, le tapir est étroitement associé à l'arbre miraculeux du commencement du monde, qui portait toutes les espèces de fruits, de tubercules et de racines aujourd'hui cultivés. Seul le tapir en avait connaissance, et il allait manger les fruits tombés des branches. Quand d'autres découvrirent l'arbre, ils l'abattirent et plantèrent le manioc, les patates douces et toutes les autres plantes, mais ils chassèrent le tapir parce qu'il avait été égoïste. Le foie de tapir est un régal, et l'homme qui croyait pouvoir s'en emparer sans tuer le tapir se montrait semblable au tapir lui-même, qui était satisfait de manger les fruits de l'arbre miraculeux sans devoir l'abattre ni cultiver les plantes qu'il portait.
La forêt n'est pas un lieu. Elle est le séjour des animaux et des esprits. (...) Si la forêt n'est pas un lieu, un ennemi n'est pas un être humain.
(Aimables sauvages. Francis Huxley. Plon 1980)
Les villes sont des dépotoirs énergétiques. Un simple passage en ville et je me trouve plein de choses dégoûtantes qui collent à moi et dont je mets des heures à me débarrasser. La nature est au contraire une vraie féerie: à côté d'un arbre, mon énergie se rééquilibre et semble récupérer sa stabilité.
(Christian Allain. Nexus mai 2022)
... Mithra naissant d'un rocher et on l'appelait "le dieu sorti de la pierre". La tradition rapporte que cette "Pierre génératrice" dont on adorait dans les temples une image, lui avait donné le jour sur les bords d'un fleuve, à l'ombre d'un arbre sacré (...). Mais le jeune héros était nu et exposé au vent, qui soufflait avec violence, il s'était allé cacher dans les branches d'un figuier, puis détachant à l'aide de son couteau les fruits de l'arbre, il s'en était nourri, et le dépouillant de ses feuilles il s'en était fait des vêtements. (...) M. Toutain y voit le "gardien des fruits" dont parle Porphyre.
(Les Mystères de Mithra. Franz Cumont. WW 2023)
" ... Silvain est bien le dieu de l'arbre. Le dieu latin est venu en Afrique recouvrir le dieu berbère de l'arbre." (M. Le Glay)
(Le culte de Mercure en Afrique. Nacera Benseddik. Tautem 2024)
… dans le bassin supérieur du fleuve Xingu, les populations indigènes plantent des graines d’arbres fruitiers péqui en guise d’offrande pour un nouveau-né. Ce faisant, elles garantissent que lorsque l’enfant atteindra l’âge adulte, approximativement, il sera le « propriétaire » d’un bosquet de péqui (M. Smith et Fausto 2016). Alors que les villages peuvent se déplacer, les concentrations d’arbres dans les familles sont des points fixes auxquels on revient.
(Archéologie de l’Amazonie. S. Rostain C. J. Betancourt. Éditions de la Maison des Sciences de l’Homme 2025)
… pour le soldat laboureur [romain] (…), l'humain se définit par une opposition rigoureuse au divin : l'humain c'est exclusivement le positif, le vraisemblable, le naturel, le prévisible, le codifiable, le régulier…
(Mythes et dieux des Indo-Européens. Georges Dumézil. Flammarion)
(…) le cosmos est formé de deux types de matière : l'une subtile, imperceptible ou presque, à l'être humain dans des conditions normales et l'autre pesante qui peut être perçue normalement par les sens de l'homme. (…) Les êtres terrestres (…) sont une combinaison des deux matières : à leur composition lourde, dure, perceptible, ils ajoutent une intériorité, une « âme », de matière subtile semblable à celle des dieux…
La mort de tous les dieux est nécessaire pour rendre possible l'existence du monde de l'homme.
La tâche bleue qu[e le nouveau-né] porte au postérieur est la trace du coup de pied que lui donna Natzin'itni en lui disant de ne plus jamais revenir.
(Les paradis de brume. Alfredo Lopez-Austin. Maisonneuve et Larose 1997)
Les rituels expiatoires que les Indiens connaissaient à l'époque précolombienne (comme celui accompli devant la déesse aztèque Tlazolteotl, « la mangeuse d'immondices », appelé « confession aztèque »…
(L'évangélisation des Indiens du Mexique. Eric Roulet. Presses Universitaires de Rennes 2008)
... dissocier, pour la reine, sa dimension humaine de sa dimension divine, là où elles fusionnent pour le roi…
(Dieux et hommes, modèles et héritages antiques, volume I. Jacques Bouineau. L'Harmattan 2018)
... l'idée du déniaisement nécessaire qui permet à l'esprit de contempler la Vérité nue. (...) un Paradis d'où le Temps est exclu…
(Temps de la nature, nature du temps. SLDD Bouton-Huneman. CNRS Editions 2018)
… l’immonde est la racine – car il y a des choses créées qui ne se sont jamais bonifiées, et se sont conservées telles qu’au moment où elles furent créées, et ce ne sont qu’elles qui ont continué à être cette racine encore entièrement intacte.
(La passion selon G.H. Clarice Lispector. des femmes 2020)
Les « choses sacrées » sont désignées telles du fait qu’elles sont « séparées », par divers dispositifs concrets ou interdits moraux. (…) [Le sacré et le profane] définissent et qualifient deux sphères de la réalité réputées impénétrables l’une à l’autre, qui se côtoient mais ne se mélangent jamais. Un ensemble d’interdits et de prescriptions – de tabous – interviennent pour éviter que le sacré n’entre en contact avec du profane et ne perde sa puissance : murs d’enceintes, symboles, tracés magiques, tabous alimentaires et sexuels, usages vestimentaires, règles matrimoniales, rites initiatiques contribuent à séparer des lieux, des objets, des groupes, des temps et à les tenir à l’écart du profane.
(Jean-Marie Husser. Les nouvelles de l’archéologie juin 2020)
... le seuil fait office de "limes", de zone transitionnelle (...). C'est un lieu de circulation de forces (...) la "porte de la montagne", cette limite critique découvrant à intervalles réguliers un éden tropical, royaume incontesté du Diable.
... en cas de maladie (...) le propriétaire peut être contraint d'abandonner sa demeure et de la reconstruire un peu plus loin. (...) le sol restera à jamais la "terre sale", ce corps ancestral, mère nourricière et dévoratrice à la fois.
Naguère, à l'intérieur des maisons, on procédait à l'érection d'un arbre sur lequel des figures anthropomorphes marquaient la présence de l'"âme du bois". Cet acte, à caractère apotropaïque, répondait à sa manière au courroux de l'"arbre mort", censé dégager une énergie pathogène considérable. (...) Cet acte programmé fondait la relation ombilicale reliant l'habitation à son environnement, et surtout à la terre, divinité tyrannique exigeant une sorte de redevance périodique de la part des vivants.
... un des noms du diable est (...) "mangeur de nom", le manducateur de toute créature humaine.
(La moitié du monde. Jacques Galinier. PUF 1997)
Tel est certainement le résultat de la mort: un dédoublement du manove en fantôme ennemi d'une part, en "esprit" neutre de l'autre, lequel s'en va innocemment habiter, du côté du soleil couchant, la demeure des morts, que les Aché décrivent soit comme une grande savane, soit comme la Forêt Invisible.
(Chronique des Indiens Guayaki. Pierre Clastres. Plon 1972)
A mesure que l'âme traversait ces diverses zones, elle se dépouillait, comme de vêtements, des passions et des facultés qu'elle avait reçues en s'abaissant vers la terre: elle abandonnait à la Lune son énergie vitale et nourricière, à Mercure ses penchants cupides, à Vénus ses désirs érotiques, au Soleil ses capacités intellectuelles, à Mars son ardeur guerrière, à Jupiter ses aspirations ambitieuses, à Saturne ses inclinations paresseuses. Elle était nue, débarrassée de tout vice et de toute sensibilité, lorsqu'elle pénétrait dans le huitième ciel pour y jouir, essence sublime, dans l'éternelle lumière où séjournait les dieux, d'une béatitude sans fin.
(Les Mystères de Mithra. Franz Cumont. WW 2023)
... "on devient ce qu'on adore"
(Hymnes spéculatifs du Véda. Louis Renou. Gallimard 1956)
... la mélodie est caractéristique du dieu de la mort Yama, car le but est d'aider le mort à parvenir au royaume de Yama (...). Ce poème, traditionnellement attribué à la Reine des serpents est pour l'essentiel une invocation au Soleil (...) le serpent mythique Arbuda s'est débarrassé de sa peau morte grâce à ses strophes…
(Le jumeau solaire. Charles Malamoud. Seuil 2002)
… les êtres de ce monde étaient en partie des dieux cloîtrés, cristallisés, limités dans leur pouvoir (…) le cosmos est formé de deux types de matière : l'une subtile, imperceptible ou presque, à l'être humain dans des conditions normales et l'autre pesante qui peut être perçue normalement par les sens de l'homme. (…) Les êtres terrestres (…) sont une combinaison des deux matières : à leur composition lourde, dure, perceptible, ils ajoutent une intériorité, une « âme », de matière subtile semblable à celle des dieux…
Un jeu des essences se livrait à l'intérieur de chaque individu, où l'influence des dieux convertis en temps venait s'ajouter ou se soustraire à l'unité animique.
Les Tzotzil distinguent deux âmes dans le corps humains. La première, le ch'utel, est transcendante, tandis que la seconde, le wayjel, associe l'extériorité de l'individu à un animal et elle est indispensable à sa vie sur terre.
Les Otomi distinguent (…) deux âmes : la première est la force vitale et la seconde est appelée « souffle-âme » ou « ombre ». C'est cette « ombre » que l'homme partage avec un alter ego animal, par un lien issu de la moitié inférieure de son corps.
(Les paradis de brume. Alfredo Lopez-Austin. Maisonneuve et Larose 1997)
Nous pouvons aussi mourir lorsque des gens très lointains (…) flèchent nos doubles animaux (…) Ces doubles animaux, qui sont aussi ceux de nos ancêtres, vivent dans la forêt auprès de gens inconnus sur le haut rio Parima, autour d'une grande cataracte nommée Xama xi pora, protégée par d'innombrables nids de guêpes et les bourrasques d'un vent très puissant. (…) Notre véritable intérieur se trouve là-bas, à très grande distance de notre peau qui seule est présente, étendue dans notre hamac !
(La chute du ciel. Davi Kopenawa. Plon 2010)
C'est que l'individu ne naît pas complet ; il naît par fragments successifs, par étapes, de telle sorte qu'il ne meurt pas non plus en une seule fois, quand il rend le dernier soupir ; il meurt aussi peu à peu. L'homme n'existe en tant qu'homme, que lorsqu'il possède un certain nombre d'âmes, toute une stratification psychologique intérieure…
(Il y a des dieux. Frédérique Ildefonse. PUF 2012)
La tradition africaine considère que, dans la personne physique, il existe plusieurs autres personnes portant le nom de « doubles », chacun de ces doubles étant plus profond, ou plus « fin », que le précédent. (…) Les maladies sont censées résulter d'une perturbation de ces doubles. Lorsque la perturbation n'arrive pas à s'extérioriser en une maladie extérieure, elle devient maladie mentale.
(L'étrange destin de Wangrin. Hampaté Bâ. 10/18 1992)
Les Taulipang (…) pensaient que chaque homme possédait cinq âmes, « pareilles aux hommes mais sans corps, l'une dont le départ pouvait provoquer la maladie et la mort, une autre plus légère et une troisième plus légère encore, la quatrième très légère mais encore une ombre. La cinquième âme est la seule douée de parole. » (…) Seule « l'âme qui parle » rejoignait l'autre monde après la mort ; une autre restait avec le cadavre et une troisième se transformait en oiseau de proie.
Les Shipaya croyaient que l'âme possédait deux parties : l'une (…) était l'enveloppe de l'autre et l'équivalent du fantôme. Les chamanes traduisaient le nom de l'autre partie par langage, coeur d'une personne.
Selon les Apapocuva-Guarani, deux âmes coexistaient en chaque homme. L'une (…) était de nature paisible et douce, et avait un appétit insatiable pour les végétaux. L'autre était une âme animale (…) qui logeait dans le cou d'une personne ; cette âme conditionnait le tempérament d'un individu.
(Ecrits d'Amazonie. Alfred Métraux. CNRS Editions 2013)
L’âme avait été bousculée. C’est pourquoi le corps est tombé très malade. Car lorsque l’âme est atteinte, perturbée, celle-ci s’éloigne un peu du corps pour se réfugier dans les énergies du cosmos. Elle est une force naturelle qui peut, par exemple, aller se ressourcer dans les énergies de la forêt pour ramener de la vitalité à la personne. Mais heureusement, l’âme ne peut pas partir totalement avant la mort, elle va errer un peu partout, dans l’air, dans la forêt, dans les eaux… (…) Les danses et les chants sacrés te donnent le choix d’exclure le mauvais.
(Assossa Soumouna. Natives automne 2021)
... un certain tabou de l'Inde ancienne qui interdisait aux rois de marcher pieds nus, pour que leur puissance ne se disperse pas dans la terre. (...) on trouve un autre exemple dans une statuette de bronze représentant Mercure, dont le pied gauche est chaussé tandis que le droit reste à nu. S'il s'agit, comme cela a été dit, d'une représentation de Mercure en dieu psychopompe "guide des âmes" conduisant les morts vers l'Au-delà, le lien avec l'Autre Monde est évident.
(L'archéologie et la mythologie celtique. John Waddell. Sidestone 2022)
... certains masques de Colombie Britannique présentaient des affinités avec les séismes, les poissons et le cuivre. (...) L'assimilation du métal à des excréments, attestée au Japon, existe aussi chez les Athapaskan (qui l'appellent "excréments d'ours" ou "de castor") (...) les tremblements de terre et l'obtention du cuivre sont parfois liés aux morts. (...) les âmes des morts rejoignent les esprits surnaturels, et le maître des richesses. Son palais et son mobilier sont ainsi entièrement faits de cuivre.
Le double victorieux gravit une immense colline, au sommet de laquelle des femmes l'attendent. Elles le saluent et lui offrent des bananes. L'âme ne doit surtout pas accepter leur offre, ni même leur répondre ou les saluer, sous peine de dévaler la pente raide (...). L'âme serait alors précipitée dans la Fosse-sous-la-Terre, et amener à s'y dissoudre ou, plus rarement, se métamorphoserait en bête carnivore ou en dangereux serpent.
(L'aube des mythes. Julien d'Huy. La Découverte 2023)
... n'importe quel individu, homme, femme ou enfant, est capable dans certaines circonstances de faire franchir à son âme les limites étroites de la corporéité, afin de se mettre en relation dialogique directe avec le double d'un autre être de la nature, qu'il soit homme, plante, animal ou esprit surnaturel.
(La nature domestique. Philippe Descola. Editions de la Maison des sciences de l'homme 2019)
Qui est le nouveau-né? Le défunt revenu chez les vivants? L'enfant qu'il a formé? Il est simultanément les deux. Il est le père, très vieux, dont le chemin passe par le labyrinthe de réincarnations successives, et l'enfant re-né de lui-même avec une force de vie intacte que n'alourdit pas la mémoire - c'est-à-dire l'ombre - d'autres existences, à l'instant où "il se lève" - où il naît - sa vie antérieure s'évanouit comme un rêve.
... il me jette un regard amusé et me fuit, évitant poliment l'objectif de mon appareil. Car j'ai encore ce laid réflexe d'Occidental, qui prétend se rendre maître de ce qui le dépasse, en l'emprisonnant dans une pellicule qu'il pourra manipuler à loisir. J'ignore que pour un "okwoti", toute surface réfléchissante a le don de capter l'ombre d'une personne, double de son souffle.
(Le souffle du mort. Dominique Sewane. Plon 2020)
... la mort libère l'âme du corps qui jusque là la retenait comme "prisonnière" incapable de nuire; mais elle refuse sa nouvelle liberté, elle cherche tout de suite à y échapper en essayant de trouver un autre corps, en tentant d'envahir celui d'un vivant. (...) Lorsque la mort a brisé l'unité vivante corps-âme, chacun des termes composants subsiste désormais pour soi, extérieur à l'autre, ils sont définitivement séparés.
(Chronique des Indiens Guayaki. Pierre Clastres. Plon 1972)
L'âme proprement dite est nommée ang, qui signifie littéralement ombre (...) un homme ne peut voir son âme que quand brille le soleil (ou plutôt le Soleil, puisqu'il s'agit de mythologie).
... l'âme, comme l'ombre, est la projection d'une image, autrement dit une image négative. Quand l'âme rencontre un esprit trop fort pour elle, elle perd ce sentiment d'appartenance solaire et se laisse dévorer.
(Aimables sauvages. Francis Huxley. Plon 1980)
Suivant [les doctrines des mystères], les âmes préexistent dans l'empyrée, et, lorsqu'elles s'abaissent vers la terre pour animer le corps où elles vont s'enfermer, elles traversent les sphères des planètes, et reçoivent de chacune quelques-unes de leurs qualité.
(Les Mystères de Mithra. Franz Cumont. WW 2023)
L’Âme prend les formes qu'elle veut; elle est aussi rapide que l'esprit, véridique lorsqu'elle conçoit, douée de toutes les odeurs, de toutes les saveurs; elle emplit tous les orients, elle pénètre toutes choses, et cependant reste muette, indifférente.
... lorsque la vie quitte quelqu'un, il meurt mais la vie, elle, ne meurt pas qui est identique à l'essence subtile. L'univers tout entier s'identifie à cette essence subtile, qui n'est autre que l’Âme! Et toi aussi tu es Cela...
(Mythes et légendes extrait des Brâhmanas. Jean Varenne. Gallimard 1967)
Le ciel et la terre sont le père et la mère de tous les êtres. Par leur union, ils forment le corps ; par leur séparation, on retourne à l’origine. Ainsi, qui garde l’intégrité de son corps et de son âme sait s’adapter à toute circonstance changeante.
(Oeuvre complète. Tchouang-tseu. Gallimard 1969)
… selon la conception inca, le corps est tripartite et comprend les parties molles (viscères et autres), les parties dures (les ossements et l’enveloppe corporelle) et une troisième part, immatérielle, que l’on pourrait par facilité comparer à l’âme, et qui est parfois représentée ou conceptualisée sous la forme d’un insecte qui quitte le corps mais peut y revenir par la suite (…).
(Les Incas. Peter Eeckhout. Taillandier 2024)
Tout individu se compose de bodgya (sang) et de kra (esprit). Le sang vient de la lignée féminine, et l‘esprit de la lignée masculine. Cette notion représente la combinaison des éléments mâles et femelles : du sang et du sperme, de l’esprit et du corps.
… l’âme (ngose), distincte de l’esprit, se scinde au moment de la mort en deux parties. L’une, le punungo, va au ciel et l’autre, le punungo bo bokogo (esprit du tabouret) investit un tabouret sculpté pour le défunt de son vivant.
(La danse de l’araignée. Alexander Alland. France Loisirs 1984)
… nos préjugés culturels nous rendent imperméables au drame existentiel magique et nous empêchent d’en comprendre les thèmes caractéristiques.
(…) « Le mot « atai » - écrit Codrington – semble avoir eu, à Mota, le sens propre et premier de désigner quelque chose qui est lié à une personne de façon particulière et intime, et qui pour cela est sacré (…), l’homme a cru qu’il s’agissait de son reflet (reflection) de sa propre personne : celle-ci et son atai prospèrent, souffrent, vivent et meurent ensemble. »
L’âme se « perdrait » vite si une création culturelle, se référant à une tradition accréditée, ne permettait de redresser l’échine qui ploie sous l’anéantissement de la présence.
(Le monde magique. Ernesto De Martino. Bartillat 2022)
Nous avions toujours soin de porter avec nous du pain et des épingles : aussi chaque fois que nous jetions une miette de pain ou une épingle dans la fontaine, la fée nous riait à merveille. De nombreuses bulles se détachaient de la vase, et nous arrivaient à la surface semblables à des perles cristallines. Nous étions heureux de ces sourires…
Dans les Vosges, et particulièrement dans le canton de Schirmeck, le premier jour de l’an et le premier mai, on ornait les fontaines d’un jeune sapin ou de tout autre arbre, auquel on suspendait des banderoles de papier de couleur et parfois de petits mannequins en plâtre, en carton ou en linge.
La coutume de se baigner à quelques époques déterminées n’a pris fin, dans le Roussillon, qu’après le milieu du XIXème siècle (…). Sur le littoral du golfe de Gascogne, ces bains avaient lieu pendant la nuit qui [précède la Saint Jean] ; dans la partie basque, des gens venus de l’intérieur entraient dans la mer, hommes, femmes et enfants, en se tenant par la main…
… quand on érigeait une balise, les vieux pêcheurs se tiraient un peu de sang et en arrosaient le trou où elle avait été plantée. C’était une offrande au rocher et à la mer, afin que le signal ne fût pas renversé par les flots.
Tantôt elles font danser jusqu’à ce que mort s’ensuive, celui qui s’est laissé prendre à leurs agaceries, tantôt elles le poussent pour le faire tomber dans l’eau, tantôt les charmantes jeunes filles se transforment en horribles bêtes.
… dans le Vaucluse, les tavelleuses, jeunes filles qui travaillaient aux moulins à dévider la soie, appelés tavelles, se réunissaient pour faire une sorte de radeau qu’elles enguirlandaient de rubans et de rameaux de buis. Elles y plaçaient des poupées et un certain nombre de coquilles d’escargots garnies d’huile et de mèches qu’elles allumaient, puis elles abandonnaient l’esquif sur le courant du ruisseau le plus voisin de la fabrique, et le suivaient en chantant jusqu’à ce qu’un obstacle eût fait sombrer la frêle embarcation.
Au XIIIème siècle, Gervaise de Tilbury constatait la coutume de confier au courant du Rhône les cercueils eux-mêmes.
(Croyances, mythes et légendes des pays de France. Paul Sébillot. Omnibus août 2002)
... qu'est-ce que l'humilité? C'est l'humus, la terre humide, imprégnée de la salive divine d'où a été créé l'être humain. Est homme (...) qui est fait d'humus.
(Le symbolique, le Sacré et l’Homme. Henri de Lumley. CNRS Editions 2019)
Ces sites expriment hydrologiquement plusieurs correspondances entre la pluie et l’eau du lac, l’eau verticale et l’eau horizontale, l’eau intérieure et l’eau extérieure, l’eau chaude et l’eau froide, l’eau dormante et l’eau courante, l’eau douce et l’eau salée, l’eau en relation avec la mort, l’eau indispensable à la vie.
(Pratiques religieuses et divinatoires des Aztèques. Jacqueline de Durand Forest. Les Belles Lettres 2020)
... cette force incarnait le pouvoir illuminant de la sagesse. (...) un texte où figure la description d'un noisetier qui pousse au-dessus des eaux de Segais. Les noisettes qui tombent dans l'eau y infusent la maîtrise de l'art poétique, transmise à quiconque la boit.
(L'archéologie et la mythologie celtique. John Waddell. Sidestone 2022)
... les puits étaient également considérés comme des lieux où résidaient des esprits ou des divinités, avec lesquels on entrait en contact grâce à des prières ou des offrandes.
(Zarathoustra et sa religion. Michael Stausberg. Les belles lettres 2022)
En postulant que la maison achuar est idéalement traversée par un cours d'eau, nous avons également posé une équivalence entre le monde aquatique et le monde domestique, chaque demeure isolée étant enchaînée aux autres dans un grand continuum par ce flux invisible. Métaphore d'un bol alimentaire passant dans la maison comme dans un système digestif, la rivière est aussi le lieu d'une fermentation cosmique qui fait monter et baisser son niveau au cours des crues saisonnières.
(La nature domestique. Philippe Descola. Editions de la Maison des sciences de l'homme 2019)
A la nuit tombée,, les feux irradient l'intérieur des édifices, et lorsque la vapeur envahit l'habitation, une fois l'eau versée sur des pierres brûlantes, chacun se fustige à l'aide de branchages, au milieu des éclats de rire et des jeux espiègles. (...) une relation amoureuse intime entre l'homme, le "temascal", l'eau et le feu, permettant d'accéder à ce qu'une métaphore de tous les plaisirs du corps dénomme la "découverte de la lumière".
(La moitié du monde. Jacques Galinier. PUF 1997)
... des rites durant lesquels, à point nommé, un forgeron frappait la roche avec sa masse ou son fer d'enclume. En faisant sonner le fer dans lequel l'artisan mythique apporta tant de bienfaits, il rappelait aux hommes la puissance suprême d'Amma et du Génie de l'eau, (...) il apaisait les courroux possibles des êtres célestes par cette confession de leur prééminence.
Dans l'union, l'homme ensemence. Il est comme un génie de l'eau qui fait pleuvoir l'eau fécondante sur la terre et la femme, sur les graines des semailles. Ainsi se trouvent liés l'acte agricole et l'acte conjugal.
(Dieu d'eau. Marcel Griaule. Fayard 1966)
"... toi, comme tous les Qallunaat, tu ne comprendras jamais rien (...) son esprit s'était échappé par un trou, un tout petit trou, dans le sol de la cabane. Le sifflement? c'était son souffle qui s'en était allé. Il partait consulter Nerrivik, la grande déesse des eaux."
(Les derniers rois de Thulé. Jean Malaurie. Plon 1989)
Un groupe allégorique souvent reproduit, dans lequel un lion représentait le feu, un cratère, l'eau et un serpent, la terre, figurait la lutte des Eléments opposés qui s'entre-dévorent constamment et dont la transmutation perpétuelle et les combinaisons infiniment variables provoquent tous les phénomènes de la nature.
(Les Mystères de Mithra. Franz Cumont. WW 2023)
Tout ce qui est humide, il l'a créé de sa semence, et c'est le Soma. (...) Ce monde était alors indifférencié; Il n'est différencié que par nom et forme, on dit: "Il est ce nom, il est cette forme".
La terre est corps de la parole et ce feu ici, sa forme de lumière. (...)
Le ciel est corps de ce mental et le soleil là-haut, sa forme de lumière. (...) Les deux formant couple se sont unis et de cela est né le souffle. (...)
Les eaux sont corps de ce souffle et la lune là-haut, sa forme de lumière.
Le souffle dit: "Quelle sera ma nourriture? Quel sera mon vêtement?
- Tout ce qui est jusqu'aux chiens, aux vers, aux insectes, aux mites, c'est ta nourriture, et l'eau est ton vêtement.
(Les Upanisad. Alyette Degrâces. Fayard 2014)
Elle, la purifiante, qui fut le serpent,
sur laquelle sont les feux à l'intérieur des eaux,
elle qui livre les démons, les insulteurs des dieux…
(Hymnes spéculatifs du Véda. Louis Renou. Gallimard 1956)
Yamï, à laquelle est identifiée la rivière Yamuna, est complémentaire de son jumeau: elle lui est associée, mais en même temps, ou plutôt par une autre façon d'envisager le temps, elle incarne, face à Yama, le désir, la vie, le désir de vie.
(Le jumeau solaire. Charles Malamoud. Seuil 2002)
... Prajapati arda l'Ardeur. Il créa les Eaux, à partir de la Parole, c'est-à-dire à partir du monde. (...) elle pénétra toutes choses ici-bas. (...) elle recouvrit toutes choses...
(Mythes et légendes extrait des Brâhmanas. Jean Varenne. Gallimard 1967)
« C’est lui (le Seigneur ton Dieu) qui, pour toi, a fait jaillir l’eau de la roche la plus dure » (Deutéronome, 8, 2-3. 146-16a.)
… le nuage de pluie, le « cadeau de noces » des poèmes sumériens. C’est le dieu taureau qui féconde la déesse-terre.
(Les gravures rupestres du Bego. sldd Henry de Lumley. CNRS Editions 2024)
… les ophidiens sont géométrisés, réduits à leurs caractéristiques essentielles, jouant sans doute sur la métaphore visuelle avec l’éclair, comme pour matérialiser peut-être les correspondances que les Incas y voyaient, et aussi avec l’eau et les méandres des rivières, qu’on voit systématiquement creusés en surface des grands affleurements rocheux…
(Les Incas. Peter Eeckhout. Taillandier 2024)
Vohu Manah, représentant de l’eau, est le second élément dans l’ordre de la création, après le ciel, et la pluie. L’eau est aussi ce qui érode et aplatit.
Décrits comme une foule de « plusieurs centaines, des milliers, des dizaines de milliers » (…), les Fravashis jouent (…) le rôle d’aides de Ahura Mazda pour ordonner et maintenir le monde, intervenant notamment sur les eaux qui nourrissent les plantes et sur celles qui protègent les fils dans l’utérus (…).
Les Azéris accordent aussi à l’eau un pouvoir de purification des malheurs de l’année qui vient de s’écouler. D’où la tradition de sauter les rivières ou bien de s’asperger d’eau les uns les autres avant de se coucher la dernière nuit de l’année.
(Le matin des dieux. Salvatore D’Onofrio. Editions Mimésis 2018)
La noix, mâchée et imprégnée de salive, établit un lien entre l’homme et les divinités : aussi l’initié l’utilise-t-il dans ce but avant de « s’adresser » au masque dont il est le gardien et le porteur.
« Le sang, c’est bon pour les génies de l’eau ! »
(Afrique ambiguë. Georges Balandier. Plon 1957)
Au passage [de Râ], [Isis] prélève sa salive tombée au sol et la mélange à de la terre pour en modeler un serpent « bien pointu ».
« Je suis celui qui a créé l’eau et Mehet-Ouret est venue à l’existence, qui a créé le taureau pour la vache et le plaisir sexuel est venu à l’existence. »
« C’est une eau profonde, on ne peut pas la parcourir, une femme éloignée de son mari. »
(Lettres égyptiennes. Michel Dessoudeix. Actes sud 2025)
On naît et on devient chamane à la fois. Refuser d'assumer son destin, c'est-à-dire d'écouter les esprits, conduit à hâter la folie, à appeler la mort ; la persécution ouverte des esprits – ils vous apparaissent en songe ou à la fenêtre, volent le sommeil, etc. - est pire encore pour le malheureux élu que le faix de la charge assumée.
(Le chagrin de l'ours. Dominique Samson Normand de Chambourg. Indiens de tous pays 2010)
… nous, chamans, nous n'avons que faire de tels papiers de chants. Nous préférons garder la voix des esprits dans notre pensée. (…) j'ai vu moi-même, après nos anciens, les innombrables lèvres mouvantes des arbres à chants et la multitude des xapiri qui s'en approchaient ! Je les ai vus de très près, en état de revenant (…). J'ai vraiment entendu s'entrelacer leurs mélodies infinies !
… chaque fois que de nouveaux esprits arrivent auprès de nous, ils nous blessent avec la même violence. C'est ce qui, à force, rend les reins et la nuque des chamans aussi douloureux ! Ce sont ces parties du corps que les esprits préfèrent atteindre et les souffrances qu'ils nous imposent sont intenses.
Il rapporte des propos venus d'autres terres qui nous sont inconnues (…) Ils voient des choses que nous ne connaissons pas !
Cet homme est vraiment devenu esprit ! Les paroles de ses chants nous sont inconnues !
Ses esprits m'ont frappé de terreur. Ils m'ont fait traverser la poitrine du ciel de part en part, enveloppé dans une clarté aveuglante. (…) je suis parvenu si haut que j'ai eu peur de mourir !
Les Blancs ont déjà bien assez de métal pour fabriquer leurs marchandises et leurs machines ; de terres pour planter leur nourriture ; de tissus pour se couvrir ; de voitures et d'avions pour se déplacer. Pourtant, ils convoitent maintenant le métal de notre forêt pour en fabriquer encore plus (…). Les esprits du ciel hutukarari maintiennent [le souffle maléfique] encore à distance, loin de nous. Mais, plus tard, après ma mort et celle des autres chamans, son obscurité descendra peut-être jusque sur nos maisons et, alors, les enfants de nos enfants cesseront de voir le soleil.
… j'ai pu visiter en rêve l'endroit où vivent ces xapiri des ancêtres blancs dans la fraîcheur des hautes montagnes. J'ai ainsi pu connaître toutes sortes d'esprits étrangers aux danses magnifiques qui se sont réfugiés dans ces hauteurs depuis que les Blancs ont cessé de les appeler à eux.
Les xapiri s'efforcent de défendre les Blancs au même titre que nous. (…) Si (…) Omama, l'être du temps sec, s'installe chez eux à demeure, ils n'auront plus à boire que des filets d'eau sale et ils mourront de soif. C'est ce qui pourrait bien leur arriver ! Pourtant, les xapiri combattent avec bravoure pour nous défendre tous (…). Ils le font parce que les humains leur paraissent seuls et désemparés.
(La chute du ciel. Davi Kopenawa. Plon 2010)
Dans le Chaco, prévalait également la croyance selon laquelle tous les chamanes étaient choisis par un esprit qui leur apparaissait de manière soudaine. L'appel surnaturel se manifestait par une agitation inhabituelle, des tremblements et un comportement particulier.
Les Cagaba expliquaient la puissance magique des danses qu'ils exécutaient en affirmant qu'elles leur avaient été transmises par les esprits – ceux-là même qui causaient les maladies et d'autres troubles - , et que ces esprits étaient contraints de renoncer à leurs intentions malveillantes lorsque les danses étaient exécutées.
(Ecrits d'Amazonie. Alfred Métraux. CNRS Editions 2013)
… pour les Iakoutes, il y avait une dissociation du corps en une ou plusieurs composantes immatérielles, (…) l'existence, en plus du monde quotidiennement vécu, d'un « autre monde », l'idée que les êtres qui peuplaient ce « monde autre » étaient responsables des bienfaits de ce monde-ci et surtout de ses malheurs.
… un esprit qui torturait les vivants si l'une des composantes immatérielles (…) n'atteignait pas le monde des morts.
… un tuktuyè, boîte où les Iakoutes enfermaient l'esprit des morts décédés de façon non naturelle, car ils craignaient le retour des esprits malins…
(Vainqueurs ou vaincus ? Crubézy – Nikolaeva. Odile Jacob 2017)
… le réel est davantage que ce qui existe.
… le monde au-delà de l'humain n'est pas un monde dénué de sens, auquel les humains donneraient du sens. (…) L'animisme, l'enchantement de ces lieux autres qu'humains, est davantage qu'une croyance…
Selon les gens d'Avila, lorsque « les morts » vont « ucuta », à l'intérieur du domaine des esprits maîtres, ils deviennent « libres ». (…) A l'intérieur du domaine perpétuellement toujours déjà des maîtres de la forêt, les morts continuent à exister - libres.
… les gens d'Avila qualifient souvent la réalité du domaine des esprits maîtres d'« ucuta » (à l'intérieur), par opposition au domaine humain de tous les jours, qui est « jahuaman » (à la surface).
(Comment pensent les forêts. Eduardo Kohn. Zones sensibles 2017)
… les êtres de l'Autre-Monde ont toujours soit une taille anormale (nains ou géants), soit des tares physiques (boiteux, manchot, aveugle, etc.), soit un comportement bizarre …
… celui qui revient du pays des Fées constitue un danger redoutable puisqu'il connaît les secrets de l'Autre-Monde (…). Ainsi donc, l'Autre-Monde (…) n'est pas dans la même ellipse que le monde des humains, il est dans une sorte de « quatrième dimension », présente partout mais insaisissable, et dont la frontière est bien souvent invisible.
(La tradition celtique. Jean Markale. Payot 1975)
... les démons et les mauvais esprits sont invisibles, signalés seulement par une mauvaise odeur. Ils pénètrent en vous dans les entrailles et vous font gonfler le ventre.
üyor (âme des personnes mortes avant l'heure et transformées en mauvais esprit)
Avant d'aller dire ses incantations aux mauvais esprits, il commençait par s'adresser à tous les aïyy, esprits créateurs, en disant : "Comme les hommes et le bétail sont brimés par les mauvais esprits, pour les défendre je dois parler à ces derniers!"
(Gavriil Ksenofontov. Les chamanes de Sibérie et leur tradition orale. Albin Michel 1998)
… autochtones et Français de souche populaire partagent une sensibilité commune envers les forces invisibles qui régissent le monde. Imprégné de magie, le catholicisme de l’époque classique peut aisément se brancher sur l’univers animiste des Amérindiens pour créer un semblant de continuité. Brûlé, comme ses compatriotes du XVIIème siècle, croit aux pouvoirs des sorcières, des démons, des revenants et des loups-garous. Les Français, s’ils n’observent chez les « Sauvages » ni credo officiel, ni clergé, ni véritables lieux de culte, ne se trouvent guère décontenancés par l’omniprésence du sacré et de la magie.
(L’Amérique fantôme. Gilles Havard. Flammarion 2019)
La croyance à l'influence néfaste du mois de mai, qui existe en matière de mariage, et parfois de naissance, s'applique aussi à certaines cultures.
(Croyances, mythes et légendes des pays de France. Paul Sébillot. Omnibus août 2002)
Ainsi, lorsque par exemple, on doit donner un nom à un enfant appartenant à l'un de ces clans totémiques, il faut engager une démarche de divination pour déterminer quelle sera sa relation aux créatures et à l'être divin d'une région ou d'une autre (...). Car on estime essentiel que cette relation sacrée soit symbolisée, d'une façon ou d'une autre, dans le choix de son nom totémique…
(Tenatsali ou l'ethnologue qui fut transformé en Indien. CNRS Editions 2022)
Dans la Vie de Saint Hilarion, rédigé à la fin du IV° siècle, un épisode censé se dérouler aux alentours de Gaza sous le règne de Constance II est révélateur: un soldat de la garde impériale, dont il est précisé qu'il ne parle que le latin et le "franc", est possédé d'un démon; ce démon s'exprime, par la bouche du soldat, en un araméen parfait...
(Le Proche-Orient. Catherine Saliou. Belin 2020)
... s'ils tiennent compte de la fertilité différentielle des sols, les Indiens affirment aussi que la durée de vie et la productivité d'un jardin sont autant fonction des aptitudes magiques de la femme qui le travaille que des contraintes écologiques locales. Ces aptitudes sont spécifiées par l'expression "anentin" qui, appliquées à un individu, dénote tout à la fois l'ampleur de ses connaissances magiques, sa capacités à manipuler les champs symboliques propres à son sexe et les rapports particulièrement féconds qu'il entretient avec les esprits tutélaires gouvernant les sphères d'activités où il s'engage. (...) L'exigence constitutive de l'état "anentin" est la connaissance de nombreux chants magiques "anent" (...). Le terme "anent" procède de la même racine qu'"initai", "le coeur", organe dont les Achuar pense qu'il est le siège de la pensée, de la mémoire et des émotions (...). Les incantations "anent" sont donc des discours du coeur, des suppliques intimes destinées à influer sur le cours des choses.
Lorsqu'une femme joue le personnage de Nunkui dans un "anent", elle opère donc une mise en scène visant au captage des attributs de l'esprit tutélaire, tout en sachant pertinemment que leurs deux essences restent distinguées et que Nunkui ne vient pas s'incarner en elle.
En s'identifiant à Nunkui et en détournant une partie de l'autorité maternelle que celle-ci exerce sur les plantes cultivées, les femmes se représentent leur jardin comme un univers où règne la connivence de la consanguinité. Le peuple du manioc se constitue en enfant paradigmatique...
... les "anent" sont des trésors personnels jalousement thésaurisés et transmis seulement par des proches parents du même sexe (...). Il arrive parfois qu'on puisse les acquérir d'un esprit au cours d'un des "voyages" de l’âme, par exemple lors des rêves ou des transes induites par des hallucinogènes.
En s'identifiant à Nunkui, la femme achuar s'approprie de façon putative la relation de maternité entre Nunkui et les plantes cultivées. Nunkui n'est donc pas une terre-mère auprès de laquelle il faudrait quémander des fruits, mais le rapport social qui vient constituer le jardin en un univers de consanguinité.
En se représentant la jungle comme une immense plantation réalisée et gérée par un esprit anthropomorphe, les Achuar constituent donc leurs propres jardins en modèle conceptuel d'une nature non travaillée par l'homme. En d'autres termes, le jardin n'est pas tant pour eux la transformation culturelle d'une portion d'espace naturel, que l'homologie culturelle dans l'ordre humain d'une réalité culturelle de même statut dans l'ordre surhumain.
Pour que la chasse soit possible, il faut donc trouver un modus vivendi avec ces "mères du gibier" et former avec elles une entente tacite.
Chaque espèce de gibier peut être représentée comme une collection d'individus solidaires, car chaque espèce est dotée d'un chef qui (...) en surveille les destinées. Nommé "amana", cet animal est un peu plus grand que ses congénères et il se dissimule si bien dans la forêt qu'il est exceptionnel de l'apercevoir.
La liaison postulée entre une femme et Nunkui étant fondamentalement un rapport d'identification, la relation qui s'établit entre cette femme et les plantes qu'elle cultive doit être conçue comme un doublet du rapport de maternité que Nunkui entretient avec ses enfants végétaux. Il en est tout autrement pour la chasse, dont l'effectivité est fondée sur l'interaction de trois éléments: l'homme, les truchements ("mères du gibier" et "amana du gibier") et les animaux chassés. Le rapport de connivence et de séduction que le chasseur entretient avec les truchements est très similaire à celui qui prévaut dans ses relations avec les beaux-frères animaux. Par ailleurs, et à l'inverse du jardinage, la menace cannibale ne provient pas des êtres que l'on consomme, mais de leurs protecteurs, qu'il est donc impératif de ménager. Comme on l'a vu, certains de ces protecteurs ont, à l'égard de leur troupeau animal, une attitude très ambiguë, en ce que leur maternité est littéralement dévorante. (...) alors que Nunkui est un paradigme auquel on s'identifie, les truchements sont des intermédiaires avec lesquels on négocie.
(...) les Achuar ne conçoivent pas le travail comme nous le faisons, c'est-à-dire sous la forme du prélèvement et de la transformation des entités naturelles qui sont nécessaires à la satisfaction des besoins naturels, mais comme un commerce permanent avec un monde dominé par les esprits qu'il faut séduire, contraindre ou apitoyer par des techniques symboliques appropriées.
Le dernier échelon de la hiérarchie des êtres de langage est occupé par les solitaires: leur mise à l'écart de toute vie sociale les confine à la jointure de la culture et de la nature. Incarnations de l'âme des morts les esprits "iwianch" sont condamnés à une solitude désespérante qu'ils cherchent à combler en enlevant des enfants.
(La nature domestique. Philippe Descola. Editions de la Maison des sciences de l'homme 2019)
... la bonne marche de l'univers appelle inexorablement l'anéantissement du sexe masculin, une "coupure" au contact de l'élément féminin qu'il fécondera. C'est en cela que les morts sont des êtres impuissants, émasculés, tels ces vieux ridés que nous dépeint la geste carnavalesque. Mais "coupure", dans l'acceptation otomi du terme, ne signifie pas disparition définitive. (...) les défunts, une fois revitalisés par l'absorption de nourriture, fertiliseront à nouveau l'univers.
(La moitié du monde. Jacques Galinier. PUF 1997)
Le masque est une personnification de l'esprit. La personne masquée ne s'identifie pas, elle est possédée jusqu'à entrer en transe. A partir de cet instant, la personne devient l'instrument de l'esprit. Le porteur du masque perd son identité pour que s'exprime le temps de la cérémonie, la divinité ou l'esprit qu'il incarne.
(Ethnosociologie du corps dans les pratiques et les rituels chez les Bandjoun de l'ouest-Cameroun. Raymond Charlie Tamoufe Simo. Connaissances et savoirs 2017)
... la manière dont ils se taisent pendant la nuit d'un "tibènti". C'est alors qu'ils redeviennent ce qu'ils sont, peuple du vent et de la nuit, à l'écoute des voix de leurs morts et de "ceux de sous terre", ces esprits qui s'incarnent dans certains arbres, sources ou pierres.
(Le souffle du mort. Dominique Sewane. Plon 2020)
Tel est certainement le résultat de la mort: un dédoublement du manove en fantôme ennemi d'une part, en "esprit" neutre de l'autre, lequel s'en va innocemment habiter, du côté du soleil couchant, la demeure des morts, que les Aché décrivent soit comme une grande savane, soit comme la Forêt Invisible.
(Chronique des Indiens Guayaki. Pierre Clastres. Plon 1972)
Ce n'est pas que les dieux sont faillibles, c'est qu'ils sont soumis, eux aussi, aux forces circulantes que certains esprits préparés arrivent à maîtriser. Mais il faut se méfier, car le vent tourne, et les vodouns peuvent alors prendre leur revanche sur les humains qui se sont joués d'eux.
(Vaudou. Philippe Charlier. Plon 2022)
"... toi, comme tous les Qallunaat, tu ne comprendras jamais rien (...) son esprit s'était échappé par un trou, un tout petit trou, dans le sol de la cabane. Le sifflement? c'était son souffle qui s'en était allé. Il partait consulter Nerrivik, la grande déesse des eaux."
L'enfant porteur du nom d'un mort est bien le mort réincarné: l'esprit de ce mort aide l'enfant dans son adolescence. L'enfant a donc deux personnalités (...). Ce n'est qu'à douze-treize ans que l'enfant est jugé adulte: on pense que l'esprit du mort se désincarne alors…
... la belle amante de Neqi (...) chantera en 1971, lors de son agonie à l'hôpital de Thulé, les vieux ayayak, appelant désespérément à son aide les chers esprits familiers.
(Les derniers rois de Thulé. Jean Malaurie. Plon 1989)
C'est cette petite voix intérieure qui nous incite à nous questionner, à nous remettre en cause et qui nous dicte des décisions quelque peu incongrues au premier abord. Est-ce le daïmôn de Socrate? Est-ce le noyau dur de l'être humain, celui que Maître Eckhart appelle l'homme le plus intérieur, cette petite pierre cachée qui nous incite à suivre, malgré nous, un chemin qui s'impose - souvent en contradiction avec notre culture, avec nos modèles familiaux?
(Cinq tambours pour deux serpents. Mireille Aïn. Plon 2022)
Chez les Arunta, les esprits Arumburinga (…) sont parfois bons, parfois malins : les esprits malins « peuvent chercher à faire perdre la vie à un homme qui marche dans la forêt (…). Les Arumburinga suivent leur victime et la rendent « erita wideriga », c’est-à-dire « stupide ».
(Le monde magique. Ernesto De Martino. Bartillat 2022)
Les Atlantes, si nous ajoutons foi aux récits, ont perdu les caractères de l'humanité ; (…) ils regardent le soleil levant et couchant en prononçant des imprécations terribles, comme contre un astre funeste à eux et à leurs champs.
(Pline l'Ancien. Livre V)
Trita est conçu tantôt comme un homme au-dessus de l'humanité, tantôt comme une variété de génie. En accord avec son nom, il est le « troisième » de trois frères dont les deux aînés (…) ne le valent pas, le jalousent et essaient de le tuer (…) il est le premier guérisseur (…) dans les rituels, il prend sur lui (…) la souillure qui résulte des meurtres nécessaires (…) : il est donc successivement bouc émissaire et purificateur.
(Mythe et épopée. Georges Dumézil. Gallimard 1995)
Il insultait grossièrement ceux qui faisaient du bien mais il chantait les louanges, après les avoir remerciés chaleureusement, de ceux qui lui en voulaient à mort et lui causaient les pires ennuis. (…) je suis Gongolama-Sooké, le dieu bizarre, je suis par ailleurs le confluent des contraires…
(L'étrange destin de Wangrin. Hampaté Bâ. 10/18 1992)
… les femmes (…) qui vous regardent mais dont le regard en réalité vous traverse pour se fixer sur celui qui est derrière vous : le démon, l'ange.
(Christophe et son œuf. Carlos Fuentes. Gallimard 1990)
Le principe [de rétribution/restitution] oblige l'être humain à payer tous les biens reçus des dieux, en particulier de la Terre nourricière et protectrice. (…) Ce paiement est constant tout au long de la vie et sa forme la plus appropriée est le rituel.
Les prêtres donnaient les offrandes à consommer à certains hommes (…). Les malades recevaient ainsi dans leur propre corps la matière de l'offrande (…). Il s'agissait d'hommes contaminés par la force des déesses (…). Etre possédés par l'une de ces maladies signifiait en effet devenir le dépositaire des substances divines.
(Les paradis de brume. Alfredo Lopez-Austin. Maisonneuve et Larose 1997)
Jusque vers le milieu du XIXème siècle, les jeunes paysannes des Lacs, commune des environs de la Châtre, allaient, aux approches de l’équinoxe du printemps, cueillir une grande quantité de primevères, dont elles composaient de grandes pelotes qu’elles s’amusaient à lancer dans les airs. De très vieilles personnes assuraient que cet exercice était anciennement accompagné d’un chant bizarre et presque inintelligible, où les mots « Grand soulé ! petit soulé ! » revenaient à plusieurs reprises en manière de refrain.
On dit au Guédéniau (Maine-et-Loire) qu’une sirène avait des relations amoureuses avec un brocard (chevreuil) de la contrée, et que c’est pour cela que le ruisseau qui traverse le bourg se nomme le Brocard.
Tantôt elles font danser jusqu’à ce que mort s’ensuive, celui qui s’est laissé prendre à leurs agaceries, tantôt elles le poussent pour le faire tomber dans l’eau, tantôt les charmantes jeunes filles se transforment en horribles bêtes.
Quelquefois ces génies de la nuit manifestent leur présence par des lumières…
… en 1884, un habitant de Saint Romain les Atheux (Loire) fut assassiné parce qu’il avait le mauvais œil, et cette année même un cultivateur du Cher a assommé avec sa fourche sa nièce qu’il accusait d’ensorceler le bétail.
Les formulettes adressées à l’alouette supposent qu’on la regarde comme une sorte d’intermédiaire entre les hommes et la divinité, rôle qui lui est vraisemblablement attribué parce qu’à chaque instant elle s’élève vers le ciel.
Les alouettes volent toujours haut, dit-on en Franche-Comté, parce qu’elles vont boire au-dessus du temps (ciel)…
Quand le monde est devenu trop méchant pour que les bonnes dames puissent s'y montrer, elles se sont réfugiées dans les fleurs.
(Croyances, mythes et légendes des pays de France. Paul Sébillot. Omnibus août 2002)
… lors de la fête d'uey micailhuitl, les Aztèques élevaient un mât de cocagne au sommet duquel étaient placés des papiers et une effigie du dieu Xiuhtecuhtli faite de graines de maïs. Des jeunes gens montaient au mât pour en décrocher l'effigie du dieu et la jeter en terre, chacun s'empressant d'en recueillir des morceaux. Le jeune homme qui avait décroché la statue montait au temple et recevait des objets symbolisant sa vaillance.
(L'évangélisation des Indiens du Mexique. Eric Roulet. Presses Universitaires de Rennes 2008)
… le mythe fait intervenir, dans le champ de la création, un faucon fantastique aux ailes de minéraux précieux prenant possession des étangs primordiaux et y établissant son domaine. Cette vision reproduit un instant privilégié qui, depuis l'aube des temps primordiaux, s'est gravé dans la mémoire des hommes, rappelant que l'animal est un maître de l'espace qu'il est capable de parcourir en un clin d'œil…
… ce qui vaut à Horus, faucon divin, d'être « l’Éloigné » par excellence : puisque le nom du dieu est formé sur la racine (…) « être éloigné »…
… dans des temps reculés, un faucon aurait apporté aux prêtres de Thèbes un livre où étaient consignés les honneurs à rendre aux dieux…
(« Dieu » et « dieux » : paradigme naturaliste et scepticisme ? Le « faucon » des dieux et le « cobra » des déesses. Sydney H Aufrère. Deus Unicus. Brepols 2014)
Les Taulipang (…) pensaient que chaque homme possédait cinq âmes, « pareilles aux hommes mais sans corps, l'une dont le départ pouvait provoquer la maladie et la mort, une autre plus légère et une troisième plus légère encore, la quatrième très légère mais encore une ombre. La cinquième âme est la seule douée de parole. » (…) Seule « l'âme qui parle » rejoignait l'autre monde après la mort ; une autre restait avec le cadavre et une troisième se transformait en oiseau de proie.
(Ecrits d'Amazonie. Alfred Métraux. CNRS Editions 2013)
… la blanche biche qui, dans les lais féeriques médiévaux, entraîne le héros dans l'Autre Monde (…). Le lien entre le cerf et l'Autre Monde est évident depuis la Préhistoire, et notamment le Mésolithique durant lequel on enterre bien souvent les morts avec des bois de cerf.
(L'arbre du monde. Patrice Lajoye. CNRS Editions 2016)
… Yggdrasil des anciens Scandinaves, aux racines rongées par le dragon et couronné d’un aigle, sans cesse parcouru par un écureuil qui excite l’inimitié entre les deux créatures.
(Cosmogonies. Julien d’Huy. La Découverte 2020)
Ainsi, les Ghosts Shirts sont-elles des projections presque cartographiques du monde céleste, dont s'enveloppent les danseurs, qui se font accompagner de l'aigle messager du ciel. Elles les aident à entrer dans la transe, par cette expérience de "mort" au cours de laquelle les danseurs abandonnent leur corps terrestre pour accéder au monde des étoiles, où le Grand Esprit veille sur tous les défunts.
(Ce qui est arrivé à Wounded Knee. Laurent Olivier. Flammarion 2021)
… lorsqu’un commissaire municipal et son équipe reçoivent leur charge, un chat est sacrifié pour que le premier bénéficie de la force prédatrice du félin. (…) Au nom du commandant de la police, on immole aussi un chien, dont le cadavre est placé dans une tombe creusée au seuil de la porte du commissariat. Comme le chat, le chien est offert à la Terre. L’union entre le policier-chien et le commissaire-jaguar est, en effet, nécessaire pour que règne l’ordre public.
(Pratiques religieuses et divinatoires des Aztèques. Jacqueline de Durand Forest. Les Belles Lettres 2020)
Il a une apparence féroce et montre souvent ses crocs. Les Espagnols l'affublèrent du qualificatif d'égorgeur. Il est un dieu créateur et civilisateur (...).
Le héros trouve la mort dans ces combats et acquiert alors un visage cadavérique. Aidé par la chouette-chamane, il renaît et retrouve son pouvoir. Il revient sur terre et féconde la Terre-Mère et donne naissance à l'arbre de vie.
(Christian Jeunesse. L'archéologue mars 2022)
... une masse d'écume à proximité de Terre-mère. De ses rayons, il imprégna et couva de sa chaleur cette masse, si bien qu'elle donna naissance à Uanam Achi Piakhoa, les deux Bien-Aimés (...) frères jumeaux de la Lumière, avec pourtant un Aîné et un Cadet, un Droit et un Gauche, tout comme il faut une question et une réponse pour prendre une décision et agir.
... les gens de ces villages étaient conçus-inachevés: ils ressemblaient plus à des fantômes de défunts qu'à nous-mêmes, mais étaient cependant plus proches de nous que le sont les fantômes des défunts, car comme les morts sont des êtres plus finis que nous, eux l'étaient moins que les morts (...). Et aussi, ces gens étaient, voyez-vous, morts au sens où ils n'avaient pas encore commencé à vivre, c'est-à-dire comme nous le faisons à la lumière du jour.
... ces gens étaient vraiment comme la fumée, prenant forme de l'extérieur au contact des choses, comme les graines et les fruits qui ne sont pas mûrs et poussent encore.
Pendant des siècles, les flèches ont donc, figurez-vous, été considérées comme des baguettes enchantées par ceux qui les fabriquaient, les utilisaient, en vivaient et les aimaient. Elles étaient pour eux un symbole - une véritable portion et réserve des forces et des êtres les plus puissants que le monde, les quatre directions, le ciel ou le monde souterrain détenaient à leurs yeux: elles transcendaient pour eux les compétences des archers les plus habiles; elles étaient empreintes de magie et chargées d'intentions, aussi propres à obéir à l'oiseau de vent dont ils utilisaient les plumes pour empenner le fût, au dieu dont le souffle les faisait ondoyer, qu'à eux-mêmes ou à celui qui les avaient fabriquées ou décochées; car c'est la flèche elle-même qui déterminait la chance ou le sort du tireur...
(Tenatsali ou l'ethnologue qui fut transformé en Indien. CNRS Editions 2022)
... des "kinno", sorte d'hommes primitifs qui se transforment en humains véritables quand ils acquièrent chants, danses, tissage et agriculture. (...) des sortes d'hommes-fourmis perdent la capacité de voler et deviennent des humains véritables.
(La caverne originelle. Jean-Loïc le Quellec. La Découverte 2022)
Dans certaines cités auraient même œuvré des putains considérées comme "sacrées" ...
Flora était une divinité agraire, dont les compétences intégraient la sexualité.
Dionysos, mêlant joie et terreur, ivresse et crime, plaisir et cruauté, est, écrit Euripide, "le dieu le plus terrible, mais le plus bienveillant pour les hommes".
(Débauches antiques. Christian Georges Schwentzel. Vendémiaire 2023)
... les démons doivent donc toujours s'efforcer (...) de s'immiscer dans les créatures qui existent selon l'état visible-corporel (...), car ils ne peuvent participer à cet état que de manière pour ainsi dire parasitaire. (...) les croyants doivent être constamment sur leurs gardes pour ne pas les laisser s'approcher d'eux (...).
Le corps humain, que certains textes considèrent comme un microcosme, un monde en miniature, est le théâtre où se déroule ces affrontements.
(Zarathoustra et sa religion. Michael Stausberg. Les belles lettres 2022)
La danse est (…) un moyen d'entrer en communication avec les êtres surnaturels…
... Tatu-tunpa défricha miraculeusement une vaste étendue de forêt qui en un clin d'œil se couvrit de fruits et de légumes merveilleux.
(La religion des Tupinamba. Alfred Métraux Puf 2014)
Le son de la "salpinx" s'accorde volontiers à la clameur guerrière, éventuellement au fracas des boucliers entrechoqués avec les lances pour se donner du courage: il annonce le déchaînement de la violence à venir et galvanise les troupes: on vénérait d'ailleurs une "Athéna Salpinx" à Argos (...) déesse tonitruante s'il en est.
(Au plaisir des dieux. Adeline Grand Clément. Anacharsis 2023)
... le livre de Jérémie nous informe que les femmes judéennes non seulement célébraient [le culte d'Adonis] (qu'elles associaient à la reine des cieux) en plein accord avec leur mari, mais encore qu'elles attribuèrent la chute de Jérusalem et l'effondrement du royaume de Judée à l'abandon de ces pratiques orgiastiques.
(Les graines de l'au-delà. Nissim Amzallag. Editions de la Maison des sciences de l'homme 2023)
Grâce à sa "vision claire", Kuyié voit loin dans le passé. En recourant à une mémoire que ne peut entamer l'érosion du temps, il est capable de parcourir instantanément les chaînes de réincarnations successives d'un même souffle. Il gère les archives de l'humanité. Kuyié (...) représenterait la claire vision du monde, le savoir des justes proportions de l'univers et des lois qui le régissent, la volonté implacable de faire respecter ces lois par les humains.
(Le souffle du mort. Dominique Sewane. Plon 2020)
"... nous ne pouvons pas savoir si l'homme de Lascaux eut à l'égard des animaux dont ils se nourrissaient le même sentiment que le Sibérien ou le Navaho de notre temps. Mais les textes allégués nous rapprochent du monde où l'animal est revêtu d'une dignité intacte, au-dessus du niveau de notre humanité affairée: à mes yeux, l'animal de Lascaux se place au niveau des dieux et des rois." (Bataille)
(Corps rituels. Agnieszka Kedierska Manzon. Maison des sciences de l'homme 2023)
Il entendait que mettre un vêtement c'était se couvrir des paroles du Nommo de rang sept. Il entendait aussi, et surtout, que mettre des parures, pour une femme c'était se travestir en Nommo Septième.
"Le pagne est serré pour qu'on ne voit pas le sexe de la femme. Mais il donne à tous l'envie de voir ce qui est dessous. C'est à cause de la parole que le Nommo a mise dans le tissu. Cette parole est le secret de chaque femme et c'est cela qui attire l'homme. (...) Etre nu, c'est être sans parole."
... des rites durant lesquels, à point nommé, un forgeron frappait la roche avec sa masse ou son fer d'enclume. En faisant sonner le fer dans lequel l'artisan mythique apporta tant de bienfaits, il rappelait aux hommes la puissance suprême d'Amma et du Génie de l'eau, (...) il apaisait les courroux possibles des êtres célestes par cette confession de leur prééminence.
Dans l'union, l'homme ensemence. Il est comme un génie de l'eau qui fait pleuvoir l'eau fécondante sur la terre et la femme, sur les graines des semailles. Ainsi se trouvent liés l'acte agricole et l'acte conjugal.
(Dieu d'eau. Marcel Griaule. Fayard 1966)
Le roi d'Abomey (...) est "hors du commun", à la fois homme et dieu, doué de pouvoirs magiques et spirituels autant que temporels.
(Vaudou. Philippe Charlier. Plon 2022)
La civilisation méditerranéenne ne s'est jamais consolée de la mort de ses aimables dieux folâtres dispensateurs de bonheur, d'amour et de liberté.
(Cinq tambours pour deux serpents. Mireille Aïn. Plon 2022)
... le grand mythe d'origine de toutes les tribus guarani, qui raconte les aventures des jumeaux divins, Notre Frère Aîné et Notre Frère Cadet. Tout le malheur des hommes et leur condition d'habitants de la Terre Mauvaise, proviennent de ce que la mère des jumeaux, doublement grosse des œuvres de son époux, le dieu Nanderuvusu, et de son amant, Notre Père qui sait les choses, refusa d'écouter ses enfants qui, de ses entrailles, s'adressaient à elle: "Comment! Toi qui es encore à naître, tu me parles?" Et elle s'appliqua une claque violente sur le ventre tendu. Ulcérés, les enfants ne lui dirent plus rien, elle se trompa de chemin, parvint chez les jaguars qui la dévorèrent: l'histoire du monde était commencée, elle dure encore.
Au commencement, les Mbya et les Guayaki vivaient ensemble sous le gouvernement de Pa'i Rete Kwaray, le Dieu au Corps de Soleil.
(Chronique des Indiens Guayaki. Pierre Clastres. Plon 1972)
En vérité, lui le grand Soi, non-né, est fait de discernement dans les souffles. (...) Il est le seigneur du tout, le protecteur des êtres, le gardien des êtres. Il est la digue qui sépare ces mondes, pour qu'il n'y ait pas de confusion. (...) A noter que le terme qui désigne la digue, setu, vient d'une racine Si "lier", signifiant par là que celui qui sait ainsi peut comprendre la digue comme un passage, quand s'est dévoilée en lui la connaissance du brahman.
Car les dieux aiment ce qui est secret et détestent ce qui est direct.
Je suis poète. Je suis poète. Je suis poète.
Je suis le premier-né de l'ordre,
avant les dieux, dans le nombril de l'immortalité.
Qu'est-ce que la réalité satyam?
Ce qui est autre que les dieux et les souffles...
(Les Upanisad. Alyette Degrâces. Fayard 2014)
... il n'y aurait eu que deux chamans, nés au commencement du monde, et qui montèrent au ciel pour échapper au feu universel (...) il est fort probable qu'ils sont les jumeaux miraculeux mis au monde par la femme de Mair.
Il semble donc que Mair mène une double vie: doté de puissance sexuelle quand il circule dans le monde terrestre et privé de l'énorme attribut de sa virilité quand il est chef de village et responsable de l'ordre.
La vie sexuelle constitue toujours une menace pour l'ordre social; il n'est donc pas étonnant que Mair se protège en la supprimant: car son ordre repose sur une distinction des statuts et des pouvoirs que le commerce sexuel peut aisément abolir. Pour que la vie humaine soit possible, il est nécessaire d'établir un compromis entre Mair, d'une part, et la sexualité, d'autre part: entre un ordre idéal et une absence idéale d'ordre.
(Aimables sauvages. Francis Huxley. Plon 1980)
Les dieux ne se confinent pas davantage dans les sphères éthérées qui sont leur apanage. (...) Leur énergie remplit le monde et ils sont les principes actifs de ses transformations.
Ils pensaient naïvement que le feu et l'eau étaient frère et soeur et ils avaient le même respect superstitieux pour l'un et pour l'autre.
Un groupe allégorique souvent reproduit, dans lequel un lion représentait le feu, un cratère, l'eau et un serpent, la terre, figurait la lutte des Eléments opposés qui s'entre-dévorent constamment et dont la transmutation perpétuelle et les combinaisons infiniment variables provoquent tous les phénomènes de la nature.
... du corps de la victime moribonde naquirent toutes les herbes et les plantes salutaires (...). De sa moelle épinière germa le blé, qui donne le pain, et de son sang, la vigne, qui produit le breuvage sacré des mystères (...) Le taureau était probablement en Perse, comme en beaucoup d'autres pays, sacrifié chaque année pour assurer la croissance du blé. C'est ce "taureau du blé" qui, par une transposition mythique et une interprétation savante, est devenu l'animal cosmogonique.
(Les Mystères de Mithra. Franz Cumont. WW 2023)
Dans l'âge premier des dieux,
l'Etre naquit du non-Etre.
Naquirent à la suite les orients,
du sein de la Parturiente (littéralement "celle qui a les pieds étendus").
(Hymnes spéculatifs du Véda. Louis Renou. Gallimard 1956)
Le roi Yama est ainsi appelé parce qu'il fait régner la loi en imposant aux hommes et aux êtres la tension grâce à laquelle les choses "tiennent". Un des textes védiques où cette étymologie est mise en lumière montre Yamï associée à Yama (Yamï, en l’occurrence, étant assimilée à la terre et Yama au feu): "par ces deux, toute chose est tenue". (...) Yama est le modèle du roi. (...) le roi humain rend la justice, c'est-à-dire restaure le dharma en châtiant ceux qui ont pu le léser par leurs transgressions.
(Le jumeau solaire. Charles Malamoud. Seuil 2002)
Elle était là, debout, resplendissante, rayonnante, scintillante, les Dieux ne purent détacher d'elle leurs pensées. (...) Agni donc lui ravit la nourriture, Soma la royauté, Varuna la souveraineté, Mitra le pouvoir temporel, Indra la force, Brhaspati la gloire brahmanique, Savitar l'empire, Pusan la fortune, Sarasvati la richesse, Tvastar la beauté.
(Mythes et légendes extrait des Brâhmanas. Jean Varenne. Gallimard 1967)
Quant au scorpion, symbole de la province d'Afrique personnifiée, image ambivalente - maléfique et apotropaïque -, symbole de la Terre et de la fertilité…
L’absence de mot de liaison entre les noms Pluton et Mercure suggère une assimilation entre deux divinités à la fois agraires et infernales.
(Le culte de Mercure en Afrique. Nacera Benseddik. Tautem 2024)
… sur le lointain Mont Kou-che habitent des génies. Leur peau est pareille à la neige brillante. Ils sont délicats comme des vierges. Ils ne mangent aucune des cinq graines, mais ils hument le vent et boivent la rosée. Ils montent sur les nuées et chevauchent les dragons volants pour aller au-delà des quatre mers. La simple concentration de leur esprit guérit les maladies des êtres et procure la maturité aux récoltes.
Le prince occupe la position dominante et ses ministres la position subordonnée ; il en est de même des positions respectives du père et du fils, du frère aîné et du cadet, du vieillard et du jeune homme, de l’homme et de la femme, de l’époux et de l’épouse. Maître et serviteur, premier et second, tels sont respectivement le ciel et la terre.
De vieux bambous sort l’animal rampant qui s’appelle T’sing-Ning ; celui-ci engendre la panthère ; la panthère engendre le cheval ; le cheval engendre l’homme...
(Oeuvre complète. Tchouang-tseu. Gallimard 1969)
… deux pétroglyphes, figurant des anthropomorphes hiératiques, inscrits côte à côte, représentent le couple divin primordial : (…) le dieu de l’orage, aux bras de foudre, placé sur un réticulé qui évoque le champ cultivé ; (…) la déesse-terre, acéphale et cornue, les pieds tournés vers l’intérieur et de sexe féminin, qui doit être fécondée par le dieu de l’orage pour apporter l’abondance aux humains…
C’est le dieu de l’orage, le dieu aux bras de foudre, maître des eaux, qui féconde la terre. A droite, (…) une figure réniforme symbolisant l’oreille, est pénétrée par une flèche (…) l’arme du sacrifice (…).
… le mythe du fils-époux ou du mariage sacré. (…) le nuage de pluie, le « cadeau de noces » des poèmes sumériens.
La grande déesse ou déesse-mère enfante le dieu taureau qui féconde à son tour la déesse-terre qui met au monde le taureau...
(Les gravures rupestres du Bego. sldd Henry de Lumley. CNRS Editions 2024)
… l’emplacement a été délibérément choisi dans une zone où la foudre frappe régulièrement ; les corps des victimes du Misti en montrent d’ailleurs de nombreux stigmates. (…) la divinité à laquelle les offrandes de Capacocha étaient dédiées à titre principal était Illapa, le dieu de la foudre et du tonnerre.
(Les Incas. Peter Eeckhout. Taillandier 2024)
Vivement contrarié, [le dieu Enlil] enlève de la maison de Humbaba ses splendeurs terrifiantes et en fait don respectivement à sept entités ainsi sacralisées : au champ, au fleuve, à la montagne, au lion, au roseau, au palais, à la déesse Nungal.
Siavash, le légendaire prince persan dont la mort tragique donne naissance tous les ans à la vie végétale : en dépit du fait qu’il avait passé l’épreuve du feu, il fut décapité suite à l’accusation de viol que lui adressa sa belle-mère Soudabeh (qui était amoureuse de lui) et de son sang poussa la plante (…) qui est le symbole de la résurrection de Siavash sur la Terre..
« Nephthys, c’est le monde souterrain et invisible, Isis le monde supraterrestre et visible » (Plutarque). Comment ne pas penser au blé et aux autres céréales, dont la disparition et réapparition sur terre sont accompagnées par des actions cérémonielles gérées en partie par les femmes ?
(Le matin des dieux. Salvatore D’Onofrio. Editions Mimésis 2018)
Les « manllio hinega » savent changer de taille ; ils sont à la fois chauves et étonnamment velus ; ils s’emparent des passants attardés, les frappent et leur crachent au visage après les avoir dévalisés. Mais cette fois encore, Foroumo refuse : « Il y a des choses dont il ne faut pas discuter pendant la nuit. »
(Afrique ambiguë. Georges Balandier. Plon 1957)
Une consultation analogue est usitée en Savoie, où la fleur de pissenlit est appelée Inà (lune): lorsque les enfants s'amusant à la campagne craignent que leurs parents n'aient besoin d'eux pour quelque petit service, ils soufflent très fort sur cette lune; si tous les pétales s'envolent, leurs parents les réclament et il faut partir au plus tôt; sinon, et quand bien même il ne resterait qu'un seul pétale, ils continueront leurs jeux sans inquiétude.
(Croyances, mythes et légendes des pays de France. Paul Sébillot. Omnibus août 2002)
Lors de la séparation primordiale, la lune et les étoiles choisirent la nuit, en revanche le soleil opta pour le jour et c'est pour cette raison que tout projet d'union entre eux est vouée à l'échec. L'éclipse à Figuig est considérée comme intrusion d'un astre dans le soleil ou dans la lune. L'homme doit protester en créant un vacarme pour éloigner les astres et les empêcher de se réunir et de retourner à l'obscurité originelle et au temps zéro.
(Une mythologie berbère. Hassane Benamara. L'Harmattan 2022)
Ce monstre appelé yagua rogu attaque la lune, sa bienfaitrice, et, s'il ne réussit pas dans son entreprise, c'est grâce au tintamarre que font les hommes qui l'effrayent.
(La religion des Tupinamba. Alfred Métraux Puf 2014)
La terre est corps de la parole et ce feu ici, sa forme de lumière. (...)
Le ciel est corps de ce mental et le soleil là-haut, sa forme de lumière. (...) Les deux formant couple se sont unis et de cela est né le souffle. (...)
Les eaux sont corps de ce souffle et la lune là-haut, sa forme de lumière.
(Les Upanisad. Alyette Degrâces. Fayard 2014)
Furieux de l'impudence de son épouse, Lune décida alors de monter au ciel le long de la liane qui reliait autrefois la terre à la voûte céleste. Auju se hâta de le suivre par la même voie; mais alors que Lune était proche d'atteindre le ciel il demanda à l'écureuil "wichink" de couper la liane au-dessous de lui, provoquant ainsi la chute d'Auju.
(La nature domestique. Philippe Descola. Editions de la Maison des sciences de l'homme 2019)
Est-il absurde de décocher des flèches sur la nouvelle lune, lorsqu'elle glisse par-dessus les arbres? Pas pour les Aché: ils la savent vivante, son apparition dans le ciel fait jaillir chez les kuja le sang menstruel, source possible de malchance pour les chasseurs. Ils se vengent, le monde n'est pas inerte, il faut se défendre.
(Chronique des Indiens Guayaki. Pierre Clastres. Plon 1972)
A mesure que l'âme traversait ces diverses zones, elle se dépouillait, comme de vêtements, des passions et des facultés qu'elle avait reçues en s'abaissant vers la terre: elle abandonnait à la Lune son énergie vitale et nourricière, à Mercure ses penchants cupides, à Vénus ses désirs érotiques, au Soleil ses capacités intellectuelles, à Mars son ardeur guerrière, à Jupiter ses aspirations ambitieuses, à Saturne ses inclinations paresseuses.
(Les Mystères de Mithra. Franz Cumont. WW 2023)
Alors Indra le partagea en deux et, de cette partie de Vrtra qui relevait de soma, il fit la lune.
Quant à ce qu'il y avait de démoniaque en Vrtra, Indra le fit entrer dans le ventre des êtres vivants ici-bas.
(Mythes et légendes extrait des Brâhmanas. Jean Varenne. Gallimard 1967)
… l’or, poétiquement comparé à la sueur du Soleil, était l’apanage des élites royales, tandis que l’argent, « les larmes de la Lune », était assimilé aux femmes de haut rang.
Les aclla formaient une classe spécifique au sein de laquelle étaient recrutées les prêtresses de Mama Quilla, la Lune, ainsi que du Soleil, mais aussi les victimes des sacrifices humains lors de certaines occasions importantes.
(Les Incas. Peter Eeckhout. Taillandier 2024)
L'histoire de notre plus grand mystère, la légende de la pipe de paix, nous rappelle que lorsque la Femme Bison blanc nous a fait don de la pipe sacrée, elle nous a aussi offert une pierre, rouge et ronde comme la terre, composée du sang vivant de notre peuple.
(De mémoire indienne. Lame Deer et Jean-Jacques Roudière. 2009)
« Rien n'est étrange comme un paysage canaque vrai – j'entends vu sous l'angle canaque – où chaque pierre a un nom, une histoire, une vie, on pourrait même dire une personnalité, à cause de l'esprit enfermé en elles. Souvent, dans les vallées, je me suis fait nommer chaque détail du terrain, chaque arbre remarquable ; le paysage se transposait en un plan impossible à transcrire sur une carte et où chaque nom était une tête de chapitre. » (M Leenhardt)
(L'expérience mystique et les symboles chez les primitifs. Lucien Lévy-Bruhl. Dunod 2014)
… quand on érigeait une balise, les vieux pêcheurs se tiraient un peu de sang et en arrosaient le trou où elle avait été plantée. C’était une offrande au rocher et à la mer, afin que le signal ne fût pas renversé par les flots.
Lorsque les fées de la grotte de la Chanouette (…) avaient dansé au clair de lune, et qu’elles avaient envie de se rafraîchir, elles cognaient sur la pierre sonnante en criant : « Au bon lait ! à la bonne galette ! » et aussitôt, à son extrémité elles trouvaient les mets qu’elles avaient demandés. (…) La formule était plus complète : « Au bon lait ! à la bonne galette ! mon cul brûle ! » (…) elle reproduit exactement le cri dont se servaient, il y a soixante ans, les femmes qui vendaient de la galette dans les rues de Saint Malo et dans celles de Dinan. Je tiens d’une dame aujourd'hui octogénaire, et qui appartient à une des plus vieilles familles de Saint Malo, que dans son enfance, lorsqu’il s’agissait de pénitence de jeux, garçons ou filles devaient aller, en frappant sur une porte du salon, répéter cette formule naturaliste.
(Croyances, mythes et légendes des pays de France. Paul Sébillot. Omnibus août 2002)
... des rites prophétiques étaient autrefois pratiqués dans la grotte. Il s'agit d'une pratique bien connue dans le monde gréco-romain, où les cavernes étaient le lieu des états altérés de la conscience.
(L'archéologie et la mythologie celtique. John Waddell. Sidestone 2022)
On voit désormais des photos de Pir-e Sabz aux murs des maisons ou des appartements de la plupart des zoroastriens iraniens, pour qui ce lieu et l'évènement qui lui est associé sont pour ainsi dire devenus un élément constitutif de leur identité.
(Zarathoustra et sa religion. Michael Stausberg. Les belles lettres 2022)
... les gouffres sentent mauvais: ces odeurs méphitiques peuvent signaler une voie d'accès privilégiée avec un autre monde. Les Grecs cherchaient parfois à recréer ces espaces caverneux de façon artificielle dans leurs sanctuaires…
La raison d'être d'un "abaton" est de circonscrire, de contenir la puissance d'une entité. (...) Les divinités qui possèdent l'endroit sont en définitive les déesses de l'effroi, filles de la Terre et du brouillard.
"... le bois interdit des jeunes filles invincibles dont nous tremblons de prononcer le nom, et près desquelles nous passons sans regard, sans voix, sans parole, en n'usant que d'un langage, celui du recueillement." (Sophocle)
L'histoire d'Oedipe contée par Sophocle révèle aussi que, dans un monde où il faut cohabiter avec les dieux, repérer les traces de leur présence invisible sur un rocher, à l'orée d'un bois, au fond d'une grotte, impose le développement d'une sensibilité accrue à l'environnement naturel.
... si l'antre de Phigalie sert d'abri à Déméter la Noire, les gracieuses nymphes sont honorées dans une grotte obscure à Pirsa, tandis que les jeunes filles Invincibles, terribles déesses dont on hésite à prononcer le nom, occupent un bois charmant peuplé de rossignols à Colone.
(Au plaisir des dieux. Adeline Grand Clément. Anacharsis 2023)
... Mithra naissant d'un rocher et on l'appelait "le dieu sorti de la pierre". La tradition rapporte que cette "Pierre génératrice" dont on adorait dans les temples une image, lui avait donné le jour sur les bords d'un fleuve, à l'ombre d'un arbre sacré (...).
(Les Mystères de Mithra. Franz Cumont. WW 2023)
Chaque jour à midi [le serpent prophète] sortit en rampant pour les aider [à abattre le Mal], chantant les louanges des Pierres du pressoir [du soma]...
(Mythes et légendes extrait des Brâhmanas. Jean Varenne. Gallimard 1967)
« C’est lui (le Seigneur ton Dieu) qui, pour toi, a fait jaillir l’eau de la roche la plus dure » (Deutéronome, 8, 2-3. 146-16a.)
(Les gravures rupestres du Bego. sldd Henry de Lumley. CNRS Editions 2024)
… les ophidiens sont géométrisés, réduits à leurs caractéristiques essentielles, jouant sans doute sur la métaphore visuelle avec l’éclair, comme pour matérialiser peut-être les correspondances que les Incas y voyaient, et aussi avec l’eau et les méandres des rivières, qu’on voit systématiquement creusés en surface des grands affleurements rocheux…
… motifs taillés en félins, zigzags, formes géométrisantes et semblant de personnages qui émergent du rocher (…) on trouve des rochers sculptés à l’image de terrasses, comme des champs cultivés, auxquels on confère une fonction symbolique de marqueur territorial, et religieuse, en tant qu’instruments pour des rituels propitiatoires de fertilité et d’abondance agricole.
… du dieu Viracocha qui aurait émergé depuis le rocher sacré sur l’île du Soleil.
(Les Incas. Peter Eeckhout. Taillandier 2024)
… les êtres de ce monde étaient en partie des dieux cloîtrés, cristallisés, limités dans leur pouvoir (…) le cosmos est formé de deux types de matière : l'une subtile, imperceptible ou presque, à l'être humain dans des conditions normales et l'autre pesante qui peut être perçue normalement par les sens de l'homme. (…) Les êtres terrestres (…) sont une combinaison des deux matières : à leur composition lourde, dure, perceptible, ils ajoutent une intériorité, une « âme », de matière subtile semblable à celle des dieux…
La fusion de différentes entités pour produire un nouvel être…
Les dieux du haut et du bas étaient des fragments du corps divisé de la déesse, et leur union était une violation de la séparation originelle.
(…) de l'union des dieux du ciel et de l'inframonde naquit le cours du temps.
(Les paradis de brume. Alfredo Lopez-Austin. Maisonneuve et Larose 1997)
Tout ce qui subsiste de l'existence physique et sociale des morts doit être détruit ou oblitéré : leurs possessions, leurs traces, l'usage de leur nom et les cendres de leurs ossements. Ce travail (…) constitue ainsi un effort, toujours précaire, pour garantir la séparation entre le monde des morts et celui des vivants. (…) Contrevenir à ce devoir primordial aurait condamné les revenants de leurs proches à errer entre deux mondes et les vivants à souffrir les affres d'une mélancolie infinie bien pire que la mort elle-même.
(La chute du ciel. Davi Kopenawa. Plon 2010)
… c'est ainsi que s'unirent, et apprirent à vivre unis, le silence et le son, les cantiques et la musique, le jour et la nuit, l'obscurité et les couleurs.
(Le chasseur d'histoires. Eduardo Galeano. Lux 2017)
Les « choses sacrées » sont désignées telles du fait qu’elles sont « séparées », par divers dispositifs concrets ou interdits moraux. (…) [Le sacré et le profane] définissent et qualifient deux sphères de la réalité réputées impénétrables l’une à l’autre, qui se côtoient mais ne se mélangent jamais. Un ensemble d’interdits et de prescriptions – de tabous – interviennent pour éviter que le sacré n’entre en contact avec du profane et ne perde sa puissance : murs d’enceintes, symboles, tracés magiques, tabous alimentaires et sexuels, usages vestimentaires, règles matrimoniales, rites initiatiques contribuent à séparer des lieux, des objets, des groupes, des temps et à les tenir à l’écart du profane.
(Jean-Marie Husser. Les nouvelles de l’archéologie juin 2020)
… Yggdrasil des anciens Scandinaves, aux racines rongées par le dragon et couronné d’un aigle, sans cesse parcouru par un écureuil qui excite l’inimitié entre les deux créatures.
(Cosmogonies. Julien d’Huy. La Découverte 2020)
Lors de la séparation primordiale, la lune et les étoiles choisirent la nuit, en revanche le soleil opta pour le jour et c'est pour cette raison que tout projet d'union entre eux est vouée à l'échec. L'éclipse à Figuig est considérée comme intrusion d'un astre dans le soleil ou dans la lune. L'homme doit protester en créant un vacarme pour éloigner les astres et les empêcher de se réunir et de retourner à l'obscurité originelle et au temps zéro.
(Une mythologie berbère. Hassane Benamara. L'Harmattan 2022)
Le double victorieux gravit une immense colline, au sommet de laquelle des femmes l'attendent. Elles le saluent et lui offrent des bananes. L'âme ne doit surtout pas accepter leur offre, ni même leur répondre ou les saluer, sous peine de dévaler la pente raide (...). L'âme serait alors précipitée dans la Fosse-sous-la-Terre, et amener à s'y dissoudre ou, plus rarement, se métamorphoserait en bête carnivore ou en dangereux serpent.
(L'aube des mythes. Julien d'Huy. La Découverte 2023)
Furieux de l'impudence de son épouse, Lune décida alors de monter au ciel le long de la liane qui reliait autrefois la terre à la voûte céleste. Auju se hâta de le suivre par la même voie; mais alors que Lune était proche d'atteindre le ciel il demanda à l'écureuil "wichink" de couper la liane au-dessous de lui, provoquant ainsi la chute d'Auju.
(La nature domestique. Philippe Descola. Editions de la Maison des sciences de l'homme 2019)
Dans l'union, l'homme ensemence. Il est comme un génie de l'eau qui fait pleuvoir l'eau fécondante sur la terre et la femme, sur les graines des semailles. Ainsi se trouvent liés l'acte agricole et l'acte conjugal.
En parlant à une femme on la féconde. Ou du moins en introduisant en elle un germe céleste, on la met en état d'être humainement fécondée.
Le même verbe, qui prédisposait les matrices à l'union, attirait les hommes dans les plis du pagne dont chaîne et trame enserraient dans leurs fils les paroles des huit ancêtres.
"Le frappement du fonio, c'est comme si un homme égorgeait une victime sur un autel." (...) La graine (...) contenait bonne et mauvaise parole. Ce qu'elle avait de bon en était extrait et mêlé aux chants; ce qui était mauvais restait en elle, tombait au sol avec elle sous les coups des fléaux, tombait comme un sang. Comme dans le sacrifice, il y avait la séparation des principes spirituels de la victime; avec les chants était captée la bonne vertu; dans les graines répandues restait le mauvais principe, le sang menstruel représentant la dette due à la terre.
(Dieu d'eau. Marcel Griaule. Fayard 1966)
Elle devint vache, lui taureau. Il s'unit à elle, de là naquirent les vaches. (...) Ainsi, il créa chaque chose qui est par couple jusqu'aux fourmis.
(Les Upanisad. Alyette Degrâces. Fayard 2014)
… la cosmogonie bambara postule l’existence d’un vide originel appelé gla d’où sortit une voix, le verbe, qui, en exprimant son intention de créer, produisit son double et s’unit à lui.
(Jean Loïc le Quellec. Natives été 2021)
Il semble donc que Mair mène une double vie: doté de puissance sexuelle quand il circule dans le monde terrestre et privé de l'énorme attribut de sa virilité quand il est chef de village et responsable de l'ordre.
La vie sexuelle constitue toujours une menace pour l'ordre social; il n'est donc pas étonnant que Mair se protège en la supprimant: car son ordre repose sur une distinction des statuts et des pouvoirs que le commerce sexuel peut aisément abolir. Pour que la vie humaine soit possible, il est nécessaire d'établir un compromis entre Mair, d'une part, et la sexualité, d'autre part: entre un ordre idéal et une absence idéale d'ordre.
(Aimables sauvages. Francis Huxley. Plon 1980)
"Au début des temps, le plus jeune fils d'Adam désirait sa sœur jumelle et refusa les règles dictées par Dieu. A cause de cette révolte contre l'autorité divine, il devint le premier musulman."
(Solstice païen. Loude, Lièvre, Nègre. Editions Findakly 2007)
Alors Indra le partagea en deux et, de cette partie de Vrtra qui relevait de soma, il fit la lune.
Quant à ce qu'il y avait de démoniaque en Vrtra, Indra le fit entrer dans le ventre des êtres vivants ici-bas.
(Mythes et légendes extrait des Brâhmanas. Jean Varenne. Gallimard 1967)
Le ciel et la terre sont le père et la mère de tous les êtres. Par leur union, ils forment le corps ; par leur séparation, on retourne à l’origine. Ainsi, qui garde l’intégrité de son corps et de son âme sait s’adapter à toute circonstance changeante.
(Oeuvre complète. Tchouang-tseu. Gallimard 1969)
… on reconnaît [les déesses] à leur caractère protecteur et dangereux ; il existe en effet un lien entre elles et les serpents. Isis, par exemple, est à l'origine de la création de l'Elapidé qui mord la jambe de Rê qui lui cause des souffrances intolérables en vue de lui extorquer ses pouvoirs magiques.
(« Dieu » et « dieux » : paradigme naturaliste et septicisme ? Le « faucon » des dieux et le « cobra » des déesses. Sydney H Aufrère. Deus Unicus. Brepols 2014)
Le double victorieux gravit une immense colline, au sommet de laquelle des femmes l'attendent. Elles le saluent et lui offrent des bananes. L'âme ne doit surtout pas accepter leur offre, ni même leur répondre ou les saluer, sous peine de dévaler la pente raide (...). L'âme serait alors précipitée dans la Fosse-sous-la-Terre, et amener à s'y dissoudre ou, plus rarement, se métamorphoserait en bête carnivore ou en dangereux serpent.
(L'aube des mythes. Julien d'Huy. La Découverte 2023)
... le serpent, malgré le danger qu'il représente très souvent pour l'homme, est généralement associé dans l'Antiquité (tout comme dans les sociétés traditionnelles) à la sexualité, au bien-être, à l'abondance, à la santé et à la guérison, entendue comme le recouvrement des forces vitales.
(Les graines de l'au-delà. Nissim Amzallag. Editions de la Maison des sciences de l'homme 2023)
L'ancêtre, devenu vieux, avait coutume, lorsque les adultes étaient au travail, de garder les enfants dans la maison de son fils aîné. Un jour, il se transforma en serpent (...) le fils aîné, revenant inopinément des champs, surprit le vieillard en pleine métamorphose. Celui-ci, honteux d'être découvert, se mua aussitôt en antilope chevaline pour s'enfuir plus vite.
(Dieu d'eau. Marcel Griaule. Fayard 1966)
Un groupe allégorique souvent reproduit, dans lequel un lion représentait le feu, un cratère, l'eau et un serpent, la terre, figurait la lutte des Eléments opposés qui s'entre-dévorent constamment et dont la transmutation perpétuelle et les combinaisons infiniment variables provoquent tous les phénomènes de la nature.
(Les Mystères de Mithra. Franz Cumont. WW 2023)
"[Savitar] a mis un frein à la voracité des chasseurs de serpents."
Elle, la purifiante, qui fut le serpent,
sur laquelle sont les feux à l'intérieur des eaux,
elle qui livre les démons, les insulteurs des dieux...
(Hymnes spéculatifs du Véda. Louis Renou. Gallimard 1956)
... la mélodie est caractéristique du dieu de la mort Yama, car le but est d'aider le mort à parvenir au royaume de Yama (...). Ce poème, traditionnellement attribué à la Reine des serpents est pour l'essentiel une invocation au Soleil (...) le serpent mythique Arbuda s'est débarrassé de sa peau morte grâce à ses strophes…
(Le jumeau solaire. Charles Malamoud. Seuil 2002)
Chaque jour à midi [le serpent prophète] sortit en rampant pour les aider [à abattre le Mal], chantant les louanges des Pierres du pressoir [du soma]...
(Mythes et légendes extrait des Brâhmanas. Jean Varenne. Gallimard 1967)
… les ophidiens sont géométrisés, réduits à leurs caractéristiques essentielles, jouant sans doute sur la métaphore visuelle avec l’éclair, comme pour matérialiser peut-être les correspondances que les Incas y voyaient, et aussi avec l’eau et les méandres des rivières, qu’on voit systématiquement creusés en surface des grands affleurements rocheux…
Le rocher sculpté de Samaipata consiste en une énorme crête (…). Il est recouvert de représentations figuratives de félins, de serpents et de figures géométriques telles que des losanges, des méandres, des triangles, des rectangles et des cercles.
(Les Incas. Peter Eeckhout. Taillandier 2024)
Le symbolique du santal marie à la fois le spirituel et le sexuel dans une union qui, en Inde, berceau du tantrisme, ne choque personne. Le santal aide à éveiller la kundalini à partir du chakra racine, cette énergie primordiale que l’on représente souvent en serpent remontant le long de la colonne vertébrale.
(Arbres sacrés du monde. Aurélie Valtat. Editions Eyrolles 2025)
Au passage [de Râ], [Isis] prélève sa salive tombée au sol et la mélange à de la terre pour en modeler un serpent « bien pointu ». Elle le place sur le chemin emprunté quotidiennement emprunté par Râ et celui-ci le pique.
(Lettres égyptiennes. Michel Dessoudeix. Actes sud 2025)
Les dieux du haut et du bas étaient des fragments du corps divisé de la déesse, et leur union était une violation de la séparation originelle.
(…) de l'union des dieux du ciel et de l'inframonde naquit le cours du temps.
… la musique qui est l'instauratrice du temps dans le monde, marque dès le début de son alternance le moment où, après la mort des dieux créateurs, les forces célestes et terrestres donnent naissance à l'écoulement du temps.
(Les paradis de brume. Alfredo Lopez-Austin. Maisonneuve et Larose 1997)
… l'homme est libre de se déplacer en permanence sur une trame spatiale statique, alors qu'il ne peut échapper au mouvement perpétuel de l'univers dans des cycles temporels sans fin.
(Le premier empire des steppes en Mongolie. Pierre Henri Giscard. Faton 2013)
… le mythe fait intervenir, dans le champ de la création, un faucon fantastique aux ailes de minéraux précieux prenant possession des étangs primordiaux et y établissant son domaine. Cette vision reproduit un instant privilégié qui, depuis l'aube des temps primordiaux, s'est gravé dans la mémoire des hommes, rappelant que l'animal est un maître de l'espace qu'il est capable de parcourir en un clin d'oeil…
(« Dieu » et « dieux » : paradigme naturaliste et septicisme ? Le « faucon » des dieux et le « cobra » des déesses. Sydney H Aufrère. Deus Unicus. Brepols 2014)
Les alouettes volent toujours haut, dit-on en Franche-Comté, parce qu’elles vont boire au-dessus du temps (ciel)…
(Croyances, mythes et légendes des pays de France. Paul Sébillot. Omnibus août 2002)
Les vivants, en un sens, (…) sont ceux qui ne se sont pas faits remarquer. Ce sont eux qui continuent à potentiellement perdurer dans la forme et hors du temps, grâce aux relations qu'ils entretiennent avec ce qu'ils ne sont pas.
(Comment pensent les forêts. Eduardo Kohn. Zones sensibles 2017)
... la perception du temps n'est que l'expérience subjective d'une réalité statique à quatre dimensions, l'espace-temps, que Thibault Damour compare à une partition musicale qui serait créée instantanément dans le cerveau génial d'un compositeur et qui est déjà écrite au moment où nous l'écoutons.
Il n'existe d'ailleurs pas de théories physiques opératoires au sein desquelles le devenir (la flèche du temps) soit d'emblée intégré (...). Dès lors, la façon dont on peut rendre compte du devenir en physique ne peut être qu'une affaire de lecture - ou d'exégèse - de théories qui ne l'incluent pas dans leurs principes.
... l'idée du déniaisement nécessaire qui permet à l'esprit de contempler la Vérité nue. (...) un Paradis d'où le Temps est exclu…
(Temps de la nature, nature du temps. SLDD Bouton-Huneman. CNRS Editions 2018)
... des preuves de l'irréalité du temps lui-même, de la coexistence et de l'interpénétration des âges, des époques, des corps, dans l'hallucination unanime de l'esprit et du monde.
(Solénoïde. Mircea Cartarescu. Noir sur Blanc 2019)
Danser comme si le temps ne comptait que pour en garder la mesure, danser comme si le temps lui-même était discontinu, disparaissait, fuyait, ou en plongeant dans le néant sous nos pieds, sauter, rentrer les épaules comme pour esquiver l’air dans lequel on est suspendu, nos plumes se changeant en palpitations de l’écho des siècles passés, tout notre être prenant la forme d’une envolée.
(Ici n’est plus ici. Tommy Orange. Albin Michel 2019)
C'est sous l'influence des mythes que l'homme vit, meurt, et, bien souvent, tue. Le mythe opère en faisant remonter au temps présent un passé sacré qui se trouve paradoxalement "hors du temps".
Il ne donne rien à son fils Oengus (le Mac Oc ou "le fils jeune"), qui est pourtant à la recherche d'un logis, lui accordant seulement un jour et une nuit dans le "brug". Or Oengus en prend possession, déclarant que "le monde entier est jour et nuit, et c'est ce qui m'a été accordé".
... Oengus obtient le "brug" grâce au pouvoir des mots, c'est-à-dire une agilité ou magie verbale impliquant la manipulation du temps.
(L'archéologie et la mythologie celtique. John Waddell. Sidestone 2022)
Lors de la séparation primordiale, la lune et les étoiles choisirent la nuit, en revanche le soleil opta pour le jour et c'est pour cette raison que tout projet d'union entre eux est vouée à l'échec. L'éclipse à Figuig est considérée comme intrusion d'un astre dans le soleil ou dans la lune. L'homme doit protester en créant un vacarme pour éloigner les astres et les empêcher de se réunir et de retourner à l'obscurité originelle et au temps zéro.
(Une mythologie berbère. Hassane Benamara. L'Harmattan 2022)
Grâce à sa "vision claire", Kuyié voit loin dans le passé. En recourant à une mémoire que ne peut entamer l'érosion du temps, il est capable de parcourir instantanément les chaînes de réincarnations successives d'un même souffle. Il gère les archives de l'humanité. Kuyié (...) représenterait la claire vision du monde, le savoir des justes proportions de l'univers et des lois qui le régissent, la volonté implacable de faire respecter ces lois par les humains.
(Le souffle du mort. Dominique Sewane. Plon 2020)
... le cycle du solstice d'hiver fournit un cadre qui se prête à visualiser le "grand temps", un infini présent, à opérer la combustion du passé chargé des erreurs de l'individu comme du groupe, à localiser la puissance du sacré dont l'irruption va permettre d'assumer le quotidien à venir tout en aspirant à une autre dimension vitale. Les propriétés de la "crise du solstice" - l'évidence des contraires, des dualités hiver-printemps, jour-nuit, abondance-terre nue, mort-vivant - apparaissent ainsi liées à l'idée de régénération perpétuelle.
(Solstice païen. Loude, Lièvre, Nègre. Editions Findakly 2007)
Au sommet de la hiérarchie divine et à l'origine des choses, la théologie mithriaque, héritière de celle des mages zervanistes (...), plaçait le Temps infini (Zervan akarana) (...) il était regardé comme ineffable, comme sans nom aussi bien que sans sexe et sans passions.
Parfois, on l'identifiait à la fatalité du Sort; d'autres fois, on voyait en lui une lumière ou un feu primitif, et l'une et l'autre conception permettaient de le rapprocher de la Cause suprême des stoïciens, chaleur partout répandue et qui a tout formé, et qui, considérée sous un autre aspect, était la Destinée. (...) Le premier principe (...) procréait un couple primordial, le Ciel et la Terre, et celle-ci, fécondée par son frère, enfantait le vaste Océan…
Le Kronos léontocéphale, devenu une incarnation du Temps, a été substitué aux lions qu'adoraient les précurseurs des mithriastes, et de même, les masques de toile et de carton dont les mystes romains se couvraient le visage, sont des succédanés des peaux de bêtes que leurs devanciers barbares revêtaient à l'origine, soit parce qu'ils croyaient entrer ainsi en communion avec les idoles monstrueuses qu'ils servaient, soit que, s'enveloppant dans les dépouilles de victimes écorchées, ils attribuassent une vertu purificatrice à cette tunique sanglante.
(Les Mystères de Mithra. Franz Cumont. WW 2023)
L'aire sacrificielle est hors du temps et de l'espace ou, plutôt, elle est - d'indicible façon - le Ciel des Dieux et l'éternité.
(Mythes et légendes extrait des Brâhmanas. Jean Varenne. Gallimard 1967)
Le temple du mont Tlaloc peut donc être considéré comme une matrice terrestre au sommet de la montagne, où des rochers présentant des emblèmes de Tlaloc étaient fertilisés par du sang humain et de la nourriture apportés par les souverains-prêtres. A cet endroit de rencontre de l’extérieur et de l’intérieur, du monde souterrain avec le ciel, les Aztèques recyclaient l’énergie entre l’ordre social et l’ordre naturel.
(Pratiques religieuses et divinatoires des Aztèques. Jacqueline de Durand Forest. Les Belles Lettres 2020)
… c’était de la boue, et pas même une boue séchée mais de la boue encore humide et encore vivante, c’était une boue où se remuaient avec une lenteur insupportable les racines de mon identité.
… l’immonde est la racine – car il y a des choses créées qui ne se sont jamais bonifiées, et se sont conservées telles qu’au moment où elles furent créées, et ce ne sont qu’elles qui ont continué à être cette racine encore entièrement intacte.
(La passion selon G.H. Clarice Lispector. des femmes 2020)
Le héros trouve la mort dans ces combats et acquiert alors un visage cadavérique. Aidé par la chouette-chamane, il renaît et retrouve son pouvoir. Il revient sur terre et féconde la Terre-Mère et donne naissance à l'arbre de vie.
(Christian Jeunesse. L'archéologue mars 2022)
Tamurt, la terre, est une mère qui engloutit ou dévore tout à l'image de la truie ou de la chatte dévorant ses bébés dans l'imagerie populaire...
(Une mythologie berbère. Hassane Benamara. L'Harmattan 2022)
... en cas de maladie (...) le propriétaire peut être contraint d'abandonner sa demeure et de la reconstruire un peu plus loin. (...) le sol restera à jamais la "terre sale", ce corps ancestral, mère nourricière et dévoratrice à la fois.
Naguère, à l'intérieur des maisons, on procédait à l'érection d'un arbre sur lequel des figures anthropomorphes marquaient la présence de l'"âme du bois". Cet acte, à caractère apotropaïque, répondait à sa manière au courroux de l'"arbre mort", censé dégager une énergie pathogène considérable. (...) Cet acte programmé fondait la relation ombilicale reliant l'habitation à son environnement, et surtout à la terre, divinité tyrannique exigeant une sorte de redevance périodique de la part des vivants.
… les femmes possèdent le contrôle des forces surnaturelles. Elles ne font qu’un avec le Maître du monde, le diable, accumulant ainsi en elles toute la richesse de l’univers. (…) cette surpuissance met en péril la cohésion de la société, de l’ordre communautaire, dont les hommes sont garants.
(La moitié du monde. Jacques Galinier. PUF 1997)
Nous écoutons les bruits de la nuit tels qu'ils pouvaient être entendus avant la naissance des hommes par les "yéténkpanra", les esprits de sous terre. "En ce temps-là, dit un chant de deuil, le monde était encore beau avec le silence": le timbre des voix humaines et le bruit de leurs activités ne le troublaient pas. (...) Nous écoutons monter le silence de la terre. C'est l'immensité de l'univers que suggère le vent soufflant aux abords de la maison vide.
"Layani! C'est sorti!" évoque l'élan d'un arbre vers les nuées, l'envol d'un oiseau, la trajectoire du Soleil sortant le matin de la Terre, sa mère et sa compagne. Le saut d'un Voyant vers le firmament.
(Le souffle du mort. Dominique Sewane. Plon 2020)
L'homme actuel est le chacal creusant la fourmilière, à la poursuite de la fourmi, avatar de la Terre. La femme est la mère incestueuse qui s'avoue finalement vaincue par plus fort qu'elle et qui s'unit à son fils.
(Dieu d'eau. Marcel Griaule. Fayard 1966)
Deux chemins ont les mortels, ai-je entendu:
le chemin vers les Pères et vers les dieux.
Par eux passe ensemble tout ce qui bouge
entre le père-ciel et la mère-terre.
(Les Upanisad. Alyette Degrâces. Fayard 2014)
Aé habitait sous terre; on accédait à son village par le petit trou d'une fourmilière semblable à celle de la fourmi tô-ô, qui vit exclusivement dans les endroits venteux. Grâce à une tache de sang, les gens du village avait repéré cette entrée.
(Aimables sauvages. Francis Huxley. Plon 1980)
... la Cause suprême des stoïciens, chaleur partout répandue et qui a tout formé, et qui, considérée sous un autre aspect, était la Destinée. (...) Le premier principe (...) procréait un couple primordial, le Ciel et la Terre, et celle-ci, fécondée par son frère, enfantait le vaste Océan…
(Les Mystères de Mithra. Franz Cumont. WW 2023)
Le ciel et la terre sont le père et la mère de tous les êtres. Par leur union, ils forment le corps ; par leur séparation, on retourne à l’origine. Ainsi, qui garde l’intégrité de son corps et de son âme sait s’adapter à toute circonstance changeante.
(Oeuvre complète. Tchouang-tseu. Gallimard 1969)
(…) la déesse-terre, acéphale et cornue, les pieds tournés vers l’intérieur et de sexe féminin, qui doit être fécondée par le dieu de l’orage pour apporter l’abondance aux humains…
Très lié au taureau mais aussi à la terre et à l’eau, l’anthropomorphe acéphale apparaît comme une image de l’abondance, reliant entre eux tous les éléments nécessaires à la vie.
… le mythe dit du fils-époux que transmet un texte sumérien remontant au IIème millénaire av. J.C. La grande déesse ou déesse-mère enfante le dieu taureau qui féconde à son tour la déesse-terre qui met au monde le taureau...
(Les gravures rupestres du Bego. sldd Henry de Lumley. CNRS Editions 2024)
… ce sont les femmes qui classaient les graines, les tubercules et les céréales, et choisissaient celles à mettre de côté pour la consommation immédiate, et celles à planter. Les femmes priaient et chantaient à l’attention de la Pachamama lorsqu’elles plantaient pour la première fois des graines dans la terre. Au moment de la récolte, elles louaient cérémonieusement les « mères » des cultures…
(Les Incas. Peter Eeckhout. Taillandier 2024)
Les dieux inférieurs se révoltèrent, obligeant les dieux supérieurs à demander à la mère des dieux, Mami (…), de produire le prototype de l’homme pour qu’il puisse « assumer la corvée des dieux ». Mami accepte et, après avoir obtenu la collaboration du dieu créateur Enki, produit l’Homme en mêlant à de l’argile le sang et la chair d’un dieu immolé : « ainsi seront associés le dieu et l’homme, réunis en l’argile »…
… ces sept guerriers « brillent dans les cieux, sur la terre, ils connaissent les chemins […] comme les hirondelles ils connaissent les fentes de la terre »…
Spenta Armaiti, est la représentante féminine de la terre et symbole de l’humilité et de la bienveillance.
Ce dernier sabzeh est le plus difficile à réaliser car il s’agit d’obtenir le simulacre d’une plante (d’un cyprès notamment) en faisant germer les graines sur un collant tendu sur une petite jarre de terre cuite…
… Ahura Mazda créa la terre et s’accouplant avec elle, mit au monde l’homme primordial…
… la conjonction entre la semence masculine (…) et la terre engendre une plante qui, après plusieurs dizaines d’années, se scinde en des jumeaux siamois, un garçon et une fille, dont le mariage incestueux permet de recréer le monde.
(Le matin des dieux. Salvatore D’Onofrio. Editions Mimésis 2018)
... des "kinno", sorte d'hommes primitifs qui se transforment en humains véritables quand ils acquièrent chants, danses, tissage et agriculture. (...) des sortes d'hommes-fourmis perdent la capacité de voler et deviennent des humains véritables.
(La caverne originelle. Jean-Loïc le Quellec. La Découverte 2022)
"Le pagne est serré pour qu'on ne voit pas le sexe de la femme. Mais il donne à tous l'envie de voir ce qui est dessous. C'est à cause de la parole que le Nommo a mise dans le tissu. Cette parole est le secret de chaque femme et c'est cela qui attire l'homme. (...) Etre nu, c'est être sans parole."
(Dieu d'eau. Marcel Griaule. Fayard 1966)
... il composait avec grand soin ces faisceaux de cordelettes dont les brins, partant d'un nouet unique, s'écartent en longueurs diverses interrompues de noeuds réguliers. (...) Cette tresse, on la nommait "Origine-du-Verbe", car elle semblait faire naître les paroles. (...) les Dires consacrés se suivaient à la longue d'eux-mêmes, dans sa bouche, comme se suivent l'un l'autre en files continues les feuillages tressés qu'on lance à la dérive, et qu'on ramène, à pleines brasses, chargés de poissons miroitants.
(Les Immémoriaux. Victor Segalen. Points 1907)
... les tabous [se rattachant à l'ensevelissement des morts]: (...) les femmes ne doivent pas coudre…
(Les derniers rois de Thulé. Jean Malaurie. Plon 1989)
Celui-là sait tendre (la fibre), (il sait) tisser,
il dira ce qui est à dire selon la juste norme…
C'est un mâle qui tisse, qui tire le fil,
un mâle qui a porté le tissu jusqu'au firmament.
(Hymnes spéculatifs du Véda. Louis Renou. Gallimard 1956)
... il faut donc qu'ils aient des fils qualifiés pour exécuter les rites funéraires qui seuls rendent possible la transformation des défunts en ancêtres. C'est de cette machinerie que Yama a la charge: les descendants sont un "tissu qui se tisse sur le métier tendu par Yama".
(Le jumeau solaire. Charles Malamoud. Seuil 2002)
« Quand les sabzeh commençaient à grandir, elle les liait avec un ruban coloré. »
Ce dernier sabzeh est le plus difficile à réaliser car il s’agit d’obtenir le simulacre d’une plante (d’un cyprès notamment) en faisant germer les graines sur un collant tendu sur une petite jarre de terre cuite…
Selon les Zoroastriens, le geste de délier le kosti et de le remettre autour des flancs sert à distinguer la partie supérieure du corps, siège des sentiments, de la partie inférieur[e] vouée à la reproduction.
« Le matin du 15 août, su nennere était mudau, orné, la tête des céréales était attachée avec un précieux ruban de brocart et le vase qui les contenait était recouvert d’un papier coloré ou bien enveloppé d’une bande de tissus précieux. » (Dolores Turchi 1992)
« L’homme n’a pas tissé la toile de la vie, il n’est qu’un fil de tissu. Tout ce qu’il fait à la toile, il le fait à lui-même. » (Seattle, chef des tribus Suquamish et Duwamish, 1854)
(Le matin des dieux. Salvatore D’Onofrio. Editions Mimésis 2018)
… survint la femme du prêtre qui, dansant avec frénésie, se dirigea vers le corps. Elle tenait entre ses lèvres une petite tresse d’herbes que, pendant les quarante-trois jours de deuil, elle ne retirerait de sa bouche que pour se nourrir – cette tresse apportant, tout à la fois, la garantie de son silence et la preuve de son chagrin.
(La danse de l’araignée. Alexander Alland. France Loisirs 1984)
Les « tjimbarkna » sont des démons femelles (…) vécus dans la nuit : elles emprisonnent l’âme de la victime avec un fil, puis elles s’éloignent. L’homme dont l’âme est ainsi prise tombe malade et maigrit à vue d’œil. La nuit suivante, les tjimbarkna reviennent et tirent légèrement sur le fil : alors le malade se lève et peut marcher un peu. Mais la troisième nuit, elles tirent le fil brusquement et la victime meurt.
(Le monde magique. Ernesto De Martino. Bartillat 2022)
« Je suis celle qui t’a créé, je suis celle qui t’a envoyé. (…) Le poison est mort grâce aux paroles d’Isis la Grande, la Maîtresse des dieux, qui connaît Râ par son propre nom. » (…) Cela est écrit sur la main de celui qui est soumis à la piqûre et léché par l’homme. Il est fait de même sur un pansement de tissu fin.
(Lettres égyptiennes. Michel Dessoudeix. Actes sud 2025)
L'Indien n'avait pas de maître au-dessus de lui et travaillait à sa guise.
(Souvenirs d'un chef sioux. Ours debout. Payot 1931)
Mais ils ne veulent pas descendre. Ils veulent rester tout nus !
(L'expédition Orénoque Amazone. Alain Gheerbrant. Gallimard 1952)
Si même au cours d'un millénaire un homme sur des millions avait la possibilité d'agir librement, c'est-à-dire à sa guise, il est évident qu'un seul acte libre de cet homme, contraire aux lois, anéantirait la possibilité d'existence de quelque loi que ce soit pour toute l'humanité.
(La guerre et la paix II. Tolstoï. Folio 1972)
... une liberté que dans leur bêtise et leur perversité innées ils ne peuvent même pas comprendre, dont ils ont une peur affreuse - car pour l'homme et pour la société humaine il n'y a jamais rien eu de plus insupportable que la liberté!
(Dostoïevski. Le grand inquisiteur)
Chacun avait le droit d'honorer ses « dieux ancestraux », selon les « rituels ancestraux », la religion étant conçue comme l'élément fondamental de l'identité ethnique en même temps qu'on lui reconnaissait la fonction essentielle de créer du lien social. Les croyances personnelles n'étaient pas en cause (elles relevaient du for intime), si bien que la liberté religieuse ne fut jamais revendiquée jusqu'à une date tardive comme un droit personnel, mais comme une liberté collective, celle d'un peuple ou d'une communauté d'immigrés (…).
(Comment notre monde est devenu chrétien. Marie-Françoise Baslez. CLD 2008)
Comme s'en plaignait un négociant en 1824, les Indiens du Plateau étaient encore « très indépendants de nous, n'ayant pas grand besoin de nos marchandises. »
(Ne vends jamais les os de ton père. Brian Schofield. Albin Michel 2013)
Il est de nombreux traits de la société occidentale moderne que mes amis néo-guinéens considèrent bizarres, mais rien ne les étonnait plus que d'apprendre que les petits Américains avaient besoin de lieux, d'horaires et d'une instruction spécifiques pour apprendre à se fréquenter et à jouer ensemble.
(Le Monde jusqu'à hier. Jared Diamond. Gallimard 2013)
« Je suis né dans la prairie, là où le vent soufflait librement et où rien n'arrêtait la lumière du soleil. Là où je suis né, il n'y avait pas de clôture et tout respirait librement. C'est là que je veux mourir, pas entre quatre murs. Je connais le moindre ruisseau, le moindre bosquet entre le rio Grande et l'Arkansas. (…) Les Texans se sont emparés des terres où l'herbe est la plus dense et le bois le meilleur. (…) Mais il est trop tard. Les Blancs possèdent le pays que nous aimions, et tout ce que nous désirons, c'est parcourir la prairie jusqu'à notre mort. » (Ten Bears)
(L'empire de la lune d'été. SC Gwynne. Albin Michel 2012)
Les oiseaux, les seuls êtres libres en ce monde habité par des prisonniers, volent sans combustible, d'un pôle à l'autre, suivent la route qu'ils ont choisie et l'horaire qu'ils veulent, sans demander la permission aux gouvernements qui se croient maîtres du ciel.
(Le chasseur d'histoires. Eduardo Galeano. Lux 2017)
Rêver pourrait donc bien être une sorte de pensée ensauvagée – une forme humaine de pensée qui va bien au-delà de l'humain. Rêver est une sorte de « pensée sauvage » : une forme de pensée libérée des entraves de ses propres intentions …
(Comment pensent les forêts. Eduardo Kohn. Zones sensibles 2017)
Tel un animal qui fuit instinctivement le danger, il évitait les hommes, qui ne le menaçaient peut-être en rien, et allait toujours plus loin, défendant son droit à la liberté.
(Volia Volnaïa. Victor Remizov. Belfond 2017)
Vivre de manière précaire est toujours une aventure.
(Le champignon de la fin du monde. Anna Lowenhaupt Tsing. La Découverte 2017)
Je compris alors que j'étais un enfant perdu, à la recherche des dieux. (...) Je me rappelai mon sentiment de liberté, dix ans plus tôt, dans cette forêt. (...) A l'époque, les dieux du monde où j'évoluais résidaient dans les arbres, les feuilles, les fruits, la terre. En cet instant, ils habitaient le son.
(Une forêt de laine et d'acier. Natsu Miyashita. Stock 2018)
Si le christianisme est, comme le pense Schleiermacher, la religion de l'Esprit et de la liberté, (...) n'est-il pas insensiblement conduit à se dissoudre lui-même, à perdre son Sens, sa nature sacrée? Ne peut-on simplement voir que le christianisme, en se voulant la religion accomplie, la "religion des religions", devient, ce faisant, la religion sans culte, sans mémoire et finalement sans Dieu? (...) le sens du sacré est le trait dominant de la nature humaine, tant qu'elle se définit comme liberté spirituelle attachée à découvrir et sans cesse redécouvrir et admirer la grandeur de l'infinité à travers toute finitude.
(Le symbolique, le Sacré et l’Homme. Henri de Lumley. CNRS Editions 2019)
Nous aussi avons été sauvages et libres, ignorant la folie destructrice de l'argent, sans villes ni usines. Nous aussi avons été envahis et soumis, perdant jusqu'à notre langue…
(Ce qui est arrivé à Wounded Knee. Laurent Olivier. Flammarion 2021)
« De personne, nous ne supportons d'être les esclaves, ni ne désirons être les maîtres. (...) nous, nous cherchons les déserts, l'absence de civilisation, plutôt que les villes et les campagnes opulentes. (...) » Ainsi parla le Barbare [à Alexandre]. (Quinte Curce)
(Utopia. Jean-Louis Poirier. Les belles lettres septembre 2022)
L'espèce d'anarchie politique dans laquelle vivent les Achuar porte amplement témoignage de ce qu'une économie agricole efficiente n'a aucunement besoin de la chefferie ou d'une aliénation du libre-arbitre de chacun pour fonctionner adéquatement.
(La nature domestique. Philippe Descola. Editions de la Maison des sciences de l'homme 2019)
Un homme beau, une femme belle se meut sans entrave, marche loin sans fatigue, danse, réagit d'une détente à une attaque.
... à sa façon de parler des forces de la brousse en ce qu'elles impliquent de destructeur et d'exaltant, on comprend que pour un Otammari, liberté et vie en brousse ne font qu'un. L'enfant-opon qui court seul, sans crainte, dans une nature sauvage, connaît l'ivresse de la liberté à l'état pur.
"Désobéir, c'est avoir la force de dire non, le courage d'être seul, écrit E. Fromm. La liberté, ajoute-t-il, est l'un des intérêts vitaux de l'homme: son absence en fait un infirme."
Pour Timinti, "les arbres étaient comme mes amis". Il se sentait chez lui parmi eux, trouvant à leur contact la nourriture à laquelle il aspirait: la force des "yéténkpanra" insufflée au tronc, les feuilles imprégnées de leur énergie souterraine. Supportant aussi peu la sollicitude de sa famille que les règles qu'elle tentait de lui imposer, il devenait un "dibo" "qui vit seul, n'a besoin de personne".
(Le souffle du mort. Dominique Sewane. Plon 2020)
"Le poisson qui a échappé à la nasse n'y retourne plus jamais".
(Vaudou. Philippe Charlier. Plon 2022)
Un chef n'est point pour eux un homme qui domine les autres, un homme qui donne des ordres et à qui l'on obéit; aucun Indien n'accepterait cela, et la plupart des tribus sud-américaines ont préféré choisir la mort et la disparition plutôt que de supporter l'oppression des Blancs.
« Un jour les Guayaki apparurent complètement nus à la danse rituelle; Pa'i Rete Kwaray, furieux, les apostropha, jetant sur eux sa malédiction, et les dispersa à travers la forêt. C'est pour cette raison qu'ils ont vécu errants et sauvages jusqu'à présent. »
Pas de goût pour la censure, aucun blâme sur le corps, nul effort pour dissimuler le prix attaché au plaisir: tels consentent à vivre les adultes sous le regard des enfants. On ne cherche pas à les tromper, ils ne s'y trompent pas (...)
Cérémonie générale où l'on célèbre à la fois la société comme tout rassemblé, et la nature comme lieu de l'ordre, le Tö kybairu répond, autour du miel nouveau que l'on consomme ensemble, dans les divertissements où l'on pèse l'amitié, et dans les joutes amoureuses où presque tout vous est permis, à l'attente secrète de chacun, à l'appel sacré de la joie de vivre: il est la Fête.
(Chronique des Indiens Guayaki. Pierre Clastres. Plon 1972)
Le faisan de la lande becquète tous les dix pas ; il boit tous les cent pas ; il ne veut pas sa nourriture au prix de sa mise en cage. Ainsi il n’envie point le bonheur d’un roi.
… si celui dont l’âme est obstruée et le corps ligoté peut être considéré comme heureux, on peut en dire autant pour les criminels dont les bras et les doigts sont entrecroisés et pour le tigre ou la panthère que l’on a enfermés dans un sac avant de les mettre en cage.
« Il est impossible de parler de la mer à une grenouille qui habite dans un puits, elle vit dans un espace trop limité. »
« Je vis ainsi libre et à l’air entre ciel et terre ; je suis satisfait et content. Pourquoi m’embarrasserais-je du monde ? (...) » (…) Refusant l’offre de Chouen, il partit et se retira dans les profondeurs des montagnes. Personne ne sait où il se fixa.
(Oeuvre complète. Tchouang-tseu. Gallimard 1969)
Liber désignait à l’époque [romaine] aussi bien la qualité d’être libre que l’écorce interne des arbres, celle qui sert à transporter la sève riche en nutriments et qui est comestible.
(Arbres sacrés du monde. Aurélie Valtat. Editions Eyrolles 2025)
Une culture assassinée ne ressuscite jamais. Ceux qui survivent le font au prix de grandes souffrances et d’un renoncement forcé à leur système de valeurs. (…) La liberté (…) disparaît lorsque le pouvoir et la prospérité sont exclusivement détenus par la civilisation dominante et que les sociétés non occidentales apparaissent comme taillables et corvéables à merci. Leur exploitation touristique n’est qu’un des multiples scandales de notre époque.
(La danse de l’araignée. Alexander Alland. France Loisirs 1984)
… hommes sortis depuis peu de leur nomadisme forestier, et dont la liberté a été sacrifiée aux dieux des marchés.
Par moments, je voyais s’écrouler sur le sol l’un des processionnaires, sa bougie projetée au hasard comme une étincelle ; il se débattait dans la poussière de la rue, envahi par cette frénésie sacrée qui assure une liberté d’expression plusieurs fois millénaire.
(Afrique ambiguë. Georges Balandier. Plon 1957)
[Les Romains] ont dégagé très tôt la notion de personne et c'est sur elle, sur l'autonomie, sur la stabilité, sur la dignité des personnes qu'ils ont construit leur idéal des rapports humains, les dieux n'y intervenant guère que comme témoins.
(Mythes et dieux des Indo-Européens. Georges Dumézil. Flammarion)
… des ouvrages qui favorisent l'autoréalisation et provoquent les retrouvailles avec soi-même, le développement personnel durable, ce genre d'attrape-égos qui vous coûtent les yeux.
… et je suis demeuré là (…) à me sentir proche non pas de la folie mais de la solitude qui peut tuer s'il n'y avait la folie.
(Solo d'un revenant. Kossi Efoni. Seuil 2008)
... [les gnostiques] ne vivent pas hors du monde, (…) mais s'y sentent étrangers, aliénés par un monde qui n'a pas de sens (…) le monde matériel n'est pas bon, la création est en définitive l'échec d'une divinité inférieure et le résultat d'une catastrophe cosmique. Il faut donc se libérer des réalités physiques et matérielles, ce à quoi l'on ne peut parvenir que par la connaissance de soi-même.
(Comment notre monde est devenu chrétien. Marie-Françoise Baslez. CLD 2008)
La croissance économique et le développement des outils technologiques peuvent contribuer à améliorer l'accès au confort. Mais ils peuvent aussi, en faisant de l'être humain un animal économique guidé par des pratiques économiques compulsives, et non plus un animal social, faire naître des phénomènes d'individuation, de désintégration sociale, de paranoïa, avec les conséquences que cela peut avoir sur le temps imparti à la poésie, à la politique, aux sentiments, à l'amitié, et à la communauté. Cette paranoïa, l'insécurité émotionnelle et la perte de sens de la communauté ouvrent la porte à de nouveaux marchés dédiés au spirituel et à des pratiques religieuses répondant à ces attentes. De nouveaux gourous profitent de cette insécurité sociale touchant ceux qui sont devenus tout à la fois les agents et les victimes des nouvelles forces du marché.
(John Samuel, cité par Jean-Christophe Servant. Le monde diplomatique août 2010)
Une bonne partie des salariés (…) ont peur de ne pas tenir sur la longueur (…) peur de ne pas être armé pour un travail qui impose une pression constante et s'inscrit dans la logique du « toujours plus » ; peur de ne plus pouvoir atteindre les objectifs imposés de façon irréaliste (…). Ils redoutent d'être contraints de mal faire leur travail ; d'être acculés à commettre une faute professionnelle ; d'atteindre un niveau d'incompétence qui les rendrait vulnérables, (…) l'expérience accumulée n'est plus d'aucun secours. (…) nombre de salariés confient leur sentiment de se trouver en permanence sur la corde raide, (…) de le faire dans une extrême solitude, (…) les changements ne s'appuient pas sur les expériences professionnelles de chacun (…). La démesure des exigences fabrique des citoyens inquiets, en proie à un sentiment d'impuissance, murés dans leur méfiance à l'égard des autres et de règles du jeu qu'ils estiment ne pas comprendre.
(Refus obstiné d'un ordre intenable. Danièle Linhart. Le monde diplomatique novembre 2010)
Facebook est le miroir magique de notre époque égotiste et publicitaire.
(Facebook, miroir magique. Philippe Rivière. Le monde diplomatique décembre 2010)
Les techniques modernes qui nous permettent de gagner du temps ont démultiplié le nombre d'options dans le monde : aussi rapides que nous devenions, notre part du monde, c'est-à-dire la proportion d'options réalisées et d'expériences vécues par rapport à celles que nous avons ratées, n'augmente pas, mais chute sans arrêt. Ceci, j'ose le dire, est l'une des tragédies de l'homme moderne : alors qu'il se sent prisonnier d'une course sans fin comme un hamster dans sa roue, sa faim de vie et du monde n'est pas satisfaite, mais de plus en plus frustrée. (…) dans la modernité tardive, l'accélération sociale s'est transformée en un système autopropulsé…
(Aliénation et accélération. Hartmut Rosa. La Découverte 2012)
Conformément à la mythologie individuo-globale, la thérapie ne s'impose pas de l'extérieur, car l'être sait déjà naturellement la vérité de son état. L'être est originellement sain. Toute maladie, toute affection, ne peut être qu'un blocage, qu'une distorsion, une perte de contact avec soi-même (sa nature originelle) et avec l'environnement (la Nature).
(Souci de soi, conscience du monde. Raphaël Liogier. Armand Colin 2012)
La célèbre critique qu'adressaient les Indiens à l'Amérique blanche - « Chacun de vous est une tribu à lui tout seul »…
(Ne vends jamais les os de ton père. Brian Schofield. Albin Michel 2013)
… maintenant, non seulement les Indiens, mais chacun, est devenu une « espèce en voie de disparition ».
(De mémoire indienne. Lame Deer et Jean-Jacques Roudière. 2009)
Solitude et isolement sont devenus
notre définition de la sécurité.
(Suffering to live, scared of love. Verse)
Le consommateur consomme autant les liens que les biens. Son territoire est le réseau, et le copinage son mode de relation préféré.
Avec la solitude et l'ennui, le besoin de reconnaissance exacerbée, le besoin d'être aimé, abolissent les oppositions et les différences, de génération, de filiation, de sexe, de conjugalité. Le fils est à la même place que le père, le nouveau compagnon à la même place que l'ex-mari. L'inversion mimétique conduit les plus anciens à imiter les plus jeunes. En conséquence, il n'y a plus d'obligations, ni de dette. Il n'existe plus de différence entre celui qui reçoit et celui qui donne. (…) L'impression générale est que chacun vit dans une bulle, justifiée par ce qu'on appelle une économie de partage et qui crée en réalité un monde entre soi. Le copinage abolit surtout l'esprit critique et l'autocritique.
(Cercles fermés. Jean-Pierre Gicquel. La Décroissance novembre 2014)
… les gens ne s'attachaient pas à lui, ni lui à eux. Ils étaient sans relief, lisses, sans aspérités. Ils le laissaient indifférent. Des portes sans serrure quand, la plupart du temps, il ne possédait aucune clef. Pire qu'une voie sans issue : un carrefour permanent, et la pléiade des possibles. Il subissait au premier degré l'infinitude du Monde, l'abstraction du temps, de la portée des choix, trouvant alors refuge dans son intérieur poreux, perméable, mais familier. Et dans la musique.
(Régis. James Osmont. Librinova 2016)
... le fascisme dépendait de la contamination et de la destruction causées par une langue à la fois faible et forte, incapable de dire la vérité, parce que planant au-dessus d’un vide qui ne peut se reproduire que par duplication. La vérité du fascisme est ce qui n’a ni preuve ni fondement, ce n’est qu’une parodie, un dédoublement éternel au-dessus du vide, un monde sans correspondance ni fin. C’est une langue qui reproduit ce qu’elle suppose que l’autre veut entendre et le séduit comme un miroir sonore. Il est difficile d’en sortir indemne. Dans le meilleur des cas, les illusions s’envolent. Dans le pire, on se noie dans une illusion mortelle, comme Narcisse dans le lac.
(Sympathie pour le démon. Bernardo Carvalho. Métailier 2016)
… nous avons cette possibilité, sur chaque ordinateur ou téléphone que nous possédons, de revenir sur la totalité de notre passé (…). Chaque humain fait désormais l'objet d'une documentation historique supérieure à celle de Napoléon, et ce serait tout à fait regrettable si ce n'était pas aussi irrévocable. Cela implique que la dépression, la nostalgie et une façon de penser complètement réarrangée sont l'essence de quasiment tous les gens que je connais.
(Candide et lubrique. Adam Thirlwell. L'olivier 2016)
L'amitié devient indispensable à l'ambiance ludique et cordiale, faussement intime et trompeusement bienveillante requise par un capitalisme infantile et une société du narcissisme terminal.
(Si chers amis. François Cusset. Le monde diplomatique décembre 2016)
Tout n'est devenu que performances pour réaliser le fantasme (…). C'est la fin de l'autre, car l'autre, c'est purement et simplement l'envahisseur. (…) Nous sommes passés d'un Hiroshima où l'on cherchait encore l'amour dans les débris de la ville à un Fukushima sans amour.
(Jouir sans entraves ? Dany Robert Dufour. La décroissance mars 2017)
… d'adultes narcissiques, voire de plus en plus psychopathes, pour lesquels l'autre n'est qu'un objet, un concurrent, une menace ?
(De la joie dans une société autiste. Denis Baba. La décroissance juillet 2017)
Le petit-bourgeois peut à l'occasion être très mécontent du système, qu'il trouve parfois ingrat, mais mécontent de lui-même, ça non jamais, ou plutôt si, tout de même, mais quand ça lui arrive, c'est forcément un état pathologique, qu'il faut soigner au cas par cas, il y a des traitements et des psys pour ça, et de très efficaces molécules pour voir la vie en rose, et c'est remboursé par la S.S. (…) Content de soi, de son couple, de ses enfants, de ses diplômes, de sa carrière à l'Université, ou dans la Banque, ou dans la Pub, content de sa maison, de ses amis, de son assurance-vie, de son barbecue, de sa bagnole, de ses vacances, de son syndicat « réformiste » et de ses produits « éthiquables » (…) Le narcissisme petit-bourgeois est une passion auto-érotique inextinguible et désespérée…
(Complaisance. Alain Accardo. La décroissance mars 2018)
Partout il s'ennuyait, partout il était seul, désœuvré, sans désir.
La cécité de l'âme (…) est marquée par un état isolant de solipsisme monadique – une incapacité à voir au-delà de soi-même ou de sa propre espèce.
… un monde aujourd'hui gangrené par une épidémie d'égocentrisme narcissique – de l'éruption un peu partout de ces chefs d’État d'opérette tout pleins d'eux-mêmes jusqu'au genre de narcissisme égo- et anthropocentrique qui se retrouve avec une perfection quasiment fractale aux échelles de la « race » et de l'espèce…
(Comment pensent les forêts. Eduardo Kohn. Zones sensibles 2017)
… ils étaient isolés. Ils étaient en route pour devenir les entités autosuffisantes d’une main-d’œuvre complètement standardisée.
(Le champignon de la fin du monde. Anna Lowenhaupt Tsing. La Découverte 2017)
… un univers totalement et froidement rationnel, où presque tout de sa propre vie ne dépendrait plus que de soi-même et de ses propres actes.
(Les dix millénaires oubliés qui ont fait l'histoire. Jean-Paul Demoule. Fayard 2017)
Il y a une perte de l’imaginaire, surtout de celui qui naît dans l’enfance. Le narcissisme est devenu la forme psychique dominante.
Dans son vide et sa pauvreté absolue, la monade-sujet ne connaît que la concurrence comme rapport social ; l’auto-affirmation, individuelle ou collective, devient le contenu essentiel de l’existence humaine. (…) Plus le sujet s’installe dans son rôle actif, plus il dégrade le monde en un matériel passif qui doit être à la disposition du sujet – ce qui n’est pas du tout le cas, rappelons-le, dans les visions du monde antiques, médiévales ou non européennes.
Ils se retrouvent face à l’impossibilité de jouir dans un monde qu’ils ont eux-mêmes préalablement transformé en désert, et face à la nécessité d’augmenter sans cesse les doses de l’ersatz qui leur tient lieu de plaisir.
… ce que Kant a appelé la « socialité asociale », où les atomes sociaux ne se rencontrent que pour satisfaire leurs besoins selon leur puissance sur le marché.
... la critique du fétichisme doit prendre acte de l’importance de l’apothéose du sujet en tant que force magique et meurtrière.
Son besoin extrême de confirmations de la part des autres ne peut que l’exposer à des frustrations qui débouchent sur des « blessures narcissiques » et finalement sur une « rage narcissique ». Son manque de ressources intérieures fait que son équilibre interne s’écroule assez facilement, ou qu’il se trouve en permanence dans une fuite en avant pour éviter ces frustrations. Le narcissique n’est pas, en fin de compte, un personnage triomphant, mais un pauvre hère.
… l’individu lui-même, qui ne pèche que contre lui s’il ne parvient pas à atteindre la réussite dans la vie dont on lui assure qu’elle ne dépend que de lui. L’individu contemporain se sent éternellement coupable de ne pas satisfaire des attentes qui, dans le cadre du capitalisme déclinant, sont complètement irréalistes, et pour la satisfaction desquelles tous les moyens lui manquent. Ainsi, les citoyens de la société contemporaine oscillent en permanence entre sentiments de toute-puissance et d’impuissance. En dérive la volonté bien connue de tout contrôler – « gérer » – dans la vie individuelle et collective – c’est l’« extension du domaine du management » à toutes les sphères de la vie dont parle la sociologue Michela Marzano.
Hitler pourrait être considéré comme le plus grand coureur d’amok de l’histoire, comme un cas de « narcissisme absolu » : sa propre fin devait coïncider avec la fin du monde.
La plupart des caractéristiques du sujet moderne sont déjà rassemblées chez Descartes : solitaire et narcissique, incapable d’avoir de véritables « relations d’objet » et en antagonisme permanent avec le monde extérieur.
(La société autophage. Anselm Jappe. La découverte 2017)
Les individus soumis à ce flou administratif se laissent convaincre que tout dépend d'eux, et qu'ils n'ont qu'à s'en prendre à eux-mêmes en cas d'échec. (…) on les précipite dans le feu roulant du travail en les ayant à peine formés. Ils doivent trouver eux-mêmes les méthodes permettant de se réaliser. Non pas faire preuve de créativité, d'initiative ou de responsabilité, contrairement à ce que claironne le discours officiel, mais deviner en leur for intérieur ce que le régime attend précisément d'eux.
(Quand le management martyrise les salariés. Alain Deneault. Le monde diplomatique novembre 2018)
… la plupart des gens normaux passent toute leur vie consciente, quand ils ne sont pas accaparés par les exigences immédiates de l’attention, à revoir et à réinterpréter leur passé, à planifier et réviser leurs projets, à réfléchir à leurs histoires personnelles et à envisager leur avenir.
(Temps de la nature, nature du temps. SLDD Bouton-Huneman. CNRS Editions 2018)
... réputer naturels des droits individuels qui n'ont de réalité qu'artificiels. Soutenir la thèse de leur naturalité revient à considérer que chaque homme détiendrait, dès sa naissance, un droit qui lui serait consubstantiel, au coeur même -ou aux côtés- de son enveloppe biologique, d'un halo sacré ou d'une auréole, d'une sorte d'onction normative ou d'une habilitation à imposer sa volonté à autrui, comme si l'être était déjà porteur de devoir-être...
(Dieux et hommes, modèles et héritages antiques, volume I. Jacques Bouineau. L'Harmattan 2018)
… un irrépressible ennui de soi, qui frappait la conscience individuelle au moment même de son éclosion ? Le « sujet » qui se découvrait à lui-même dans le temps qu’il découvrait son Autre, a-t-il été pris du sentiment de sa propre déréliction dans l’état où il se percevait ? Déréliction d’être seul...
(Dieux et hommes, modèles et héritages antiques, volume II. Jacques Bouineau. L'Harmattan 2018)
… nous avons chacun notre « moi » (…)… D’une simple mascarade au masque, d’un personnage à une personne, à un nom, à un individu, de celui-ci à un être d’une valeur métaphysique et morale, d’une conscience morale à un être sacré, de celui-ci à une forme fondamentale de la pensée et de l’action, le parcours est accompli…
(Sociologie et anthropologie. Marcel Mauss. PUF 2013)
Dans le miroir, je fais face à une étrange chimère: adulte-enfant, et homme-femme, heureux-malheureux dans sa seule certitude: sa solitude.
Oui, c'est ce que je suis, ce que j'ai été depuis que je suis au monde: un homme seul qui attend derrière le carreau.
... tu ne t'évades jamais que vers l'intérieur.
... nous sommes solitaires, ou peut-être seulement très discrets, comme l'est tout un chacun, dans toutes les institutions, à cette triste époque où nous vivons.
(Solénoïde. Mircea Cartarescu. Noir sur Blanc 2019)
La seule Egypte compta alors environ 5000 ermites, étymologiquement des "déserteurs", ou encore des "moines", du grec "monos" qui signifie "solitaire".
(Débauches antiques. Christian Georges Schwentzel. Vendémiaire 2023)
Vous êtes seul au monde (...) certaines personnes disent qu'elles ont de l'affection pour vous, mais c'est faux. Peut-être qu'elles vous aiment bien ou qu'elles croient sincèrement que vous comptez vraiment pour elles, mais il y a toujours plus important que vous (...). Si la vérité ne correspond pas à ce qui les arrange, si ce que vous leur dites ne rentre pas dans les cases, elles ne veulent pas vous croire (...). Parce que même les gens qui ont un bon fond, même les gens à qui on croit pouvoir faire confiance (...) même les personnes qui vous aiment beaucoup, elles ne vous croient pas.
(Unbelievable. Episode 7)
... ceux qui séjournent en enfer ne peuvent se percevoir les uns les autres, de sorte qu'ils souffrent d'une solitude et d'un abandon terribles.
Cette éthique défend une liberté de choix individuelle qui peut - et doit même parfois - passer outre les règles comportementales considérées autrefois comme fondamentales. (...) Il faut donc être soi-même juge et critique de son propre comportement afin de s'améliorer. (...) Ces péchés doivent d'abord être pleinement reconnus, en présence d'une personne habilitée pour cela.
(Zarathoustra et sa religion. Michael Stausberg. Les belles lettres 2022)
... ce monde clos est leur seul refuge, face à un environnement extérieur constamment traversé par de très graves tensions sociales. On comprendra aisément que dans une société où le rapport à autrui est principalement médiatisé par la guerre, il soit vital pour l'équilibre psychologique de convertir sa demeure en un havre de paix.
Le dernier échelon de la hiérarchie des êtres de langage est occupé par les solitaires: leur mise à l'écart de toute vie sociale les confine à la jointure de la culture et de la nature. Incarnations de l'âme des morts les esprits "iwianch" sont condamnés à une solitude désespérante qu'ils cherchent à combler en enlevant des enfants.
(La nature domestique. Philippe Descola. Editions de la Maison des sciences de l'homme 2019)
On pouvait dire que la suite de fautes et de ruptures dont l'aboutissement était la mort, avait amené un nouvel ordre des choses, où non plus seulement les groupes, mais les individus avaient leur rôle. Tout en maintenant les responsabilités globales de la nature humaine, ces ruptures dans lesquelles on pouvait grossièrement reconnaître les premières formes du péché, obligeaient l'humanité à l'exil individuel, divisaient à l'infini, réduisaient à la taille de chacun les charges d'expiation ou de maintien d'un ordre nouveau.
(Dieu d'eau. Marcel Griaule. Fayard 1966)
La morale de l'authenticité chez Sartre (...) recompose, sur un horizon de monde désenchanté, une morale de l'accomplissement de soi d'où l'héroïsme a disparu, mais qui en retient malgré tout quelque chose, une impérieuse exigence de fidélité à soi. La création de soi-même par soi-même, chez l'auteur des Mouches, fait de chacun le responsable de lui-même dans un monde que les dieux ont déserté.
Avec la greffe des droits de l'homme, l'individu moderne devient cet absolu que nous connaissons, susceptible à tout moment de se transformer en victime.
(Du héros à la victime: la métamorphose contemporaine du sacré. François Azouvi. Gallimard 2024)
Alors, on s'ingénia dans l'assemblée à découvrir, en soi-même et autour de soi, d'autres coupables.
(Les Immémoriaux. Victor Segalen. Points 1985)
De fait, isolé dans sa bulle, il est possible à tout un chacun de s'adonner sans transition et dans un présent perpétuel, à un jeu de massacre en ligne (...) vagabonder au bout du monde, communiquer avec un inconnu sur un réseau social. Turbulences à l'écran, vide alentour. L'Autre est en passe de devenir une entité abstraite. (...) Le risque est d'être colonisé par une machine. Il est utile de se souvenir que le mot "addictus" - addict - désignait à Rome l'esclave pour dette qu'un édit assignait à un maître.
Fondre en larmes devant son épouse: comble de la honte pour un homme. "Vers qui se tournera-t-elle en cas de malheur?" S'il est incapable de se retenir, il part seul dans la brousse et s'assoit sous un arbre, où personne ne pourra le voir.
(Le souffle du mort. Dominique Sewane. Plon 2020)
S'ils restent sur place, la misère sera leur compagne et personne d'autre puisque les femmes s'en vont.
(Les barrières de la solitude. Luis Gonzalez. Plon 1982)
... l'insignifiance des choses vous apparaît vite dans la solitude. (...) On ne dira jamais assez combien, hors du groupe, la marge de civilisation que chacun porte en soi est fragile...
(Les derniers rois de Thulé. Jean Malaurie. Plon 1989)
Le brahman est cet immortel. Le brahman est à l'est;
le brahman est à l'ouest, au sud et au nord.
Il s'est répandu au-dessous et au-dessus.
Le brahman seul est ce Tout. Il est le plus grand!
(Les Upanisad. Alyette Degrâces. Fayard 2014)
S’il n’y a pas d’autre que moi, il n’y a point de moi.
… l’altruisme est une forme de l’égoïsme.
(Oeuvre complète. Tchouang-tseu. Gallimard 1969)
(…) au héros divin qui avait mis bas le Créateur du monde.
(Les Incas. Peter Eeckhout. Taillandier 2024)
Ce que l’on met en scène est, de toute évidence, un mariage symbolique entre deux partenaires inféconds, pour des raisons différentes : une petite vierge impubère de 10 à 12 ans et un végétal, su nennere, qu’elle-même a fait pousser et dont l’existence éphémère est partagée par le dieu auquel on l’assimile.
(Le matin des dieux. Salvatore D’Onofrio. Editions Mimésis 2018)
[Les magiciens professionnels] sont avant tout des donneurs de confiance. Ils opèrent à faux sur le plan de l’intervention physique, mais ils ont une efficacité psychologique auprès de citadins que l’insécurité, les conflits nouveaux et la relative solitude plongent dans le désarroi.
Venu, avec une certaine image des rapports sociaux où la nourriture et le gîte ne sont pas évalués monétairement, où les relations de solidarité et la réciprocité jouent encore, il découvre à ses dépens la loi de l’offre et de la demande et les servitudes du travail rétribué. (…) Il s’enracine cependant en ville, retenu par ses dettes et la honte de son échec. (...) Il est devenu un individu anonyme (…). Il habite souvent là en célibataire, fragilement accroché à un lambeau de parenté ou à un groupe de camarades. Il vit parmi les étrangers, désorienté par la confusion des coutumes, la nouveauté des usages et des tentations. Il manque de points de repère, ne découvre qu’une seule règle infaillible : « se débrouiller ».
On imagine mal les incidences sur l’individu d’une situation qui implique, en même temps que le désordre d’une société en transformation, les compétitions du mercantilisme élémentaire et brutal.
(Afrique ambiguë. Georges Balandier. Plon 1957)
Les travaux de Storch sur les liens entre la schizophrénie et la mentalité mythico-magique (ou archaïque) confirment largement l’identification, sur le plan historique, du drame magique avec le risque de « ne pas être là » et avec la libération de ce risque.
… le malade barricade sa volonté, refuse de se concéder au monde. (…) La présence cherche son statut en se soustrayant dramatiquement à tous les stimuli, en opposant un veto général à tous les actes. Toute invitation à l’action est une embûche tendue à la présence à soi : en tout agir l’être-là s’échappe, est dérobé, entre en crise.
Dans la schizophrénie, (…) l’individu est seul, ou presque seul, dans sa lutte : le fil de la tradition est rompu, l’effort et l’expérience d’autrui sont inexistants, ou inutilisables par manques d’institutions magiques définies (…). Précisément parce qu’elle est autistique, isolée, monadique, anti-historique, la compensation que recherche le schizophrène à travers ses stéréotypes, ses maniérismes, ses amulettes, est insuffisante : l’écroulement se poursuit…
… quand le risque existentiel magique se présente dans toute son étendue, les forces de l’individu ne suffisent plus à le compenser pour obtenir sa délivrance. L’individu est bien incapable de réinventer tout le monde culturel qui serait nécessaire pour écarter le risque.
… c’est avec le christianisme que commence, à proprement parler, ce mouvement historique de découverte graduelle de la personne (…). Cette conscience de l’autonomie de la personne connaît, dans l’histoire de la civilisation occidentale, une sorte de sommet idéal, qui est la découverte de l’unité transcendantale de la conscience de soi.
… dans la détermination (et dans la limitation) actuelle de notre conscience historique, l’être-là unitaire de la personne, sa « présence », se configure comme le jamais « décidé » ou (ce qui revient au même) comme le « toujours décidé » et, pour cela même, comme ce qui n’entre pas dans le monde des décisions historiques. Notre régime de présence est donc considéré (dans l’optique limité de notre conscience historique) comme le modèle de toute présence historique possible : dans n’importe quel monde historique et culturel, la présence à soi doit se régler sur ce modèle, et dans aucune forme de civilisation, l’absence à soi ne peut être conçue comme un problème, comme une réalité fondée. Il s’agit, ce faisant, de l’hypostase métaphysique d’une formation historique.
En réalité, dans l’ensemble de ces expériences et de ces figurations, se reflète seulement notre dette historique, non encore acquittée, envers cet âge magique de l’histoire où l’être-là constituait encore une option humaine in fieri, où la présence à soi et au monde restait un but et une tâche, un drame et un problème. (…) L’anthropologie gréco-chrétienne, et la polémique anti-magique qui va de pair avec notre civilisation, ont creusé l’abîme et provoqué la discontinuité ; c’est pourquoi l’être-là nous apparaît maintenant comme « toujours donné », comme donné à l’homme par la nature, si bien que l’homme le trouve en lui sans l’avoir fait : il nous apparaît donc aussi comme l’inconnaissable, l’irrationnel, le mystérieux par excellence. Comment l’homme pourrait-il, en effet, trouver la raison de ce qui semble se soustraire à toute mise en forme de l’activité humaine ?
(Le monde magique. Ernesto De Martino. Bartillat 2022)
Il y avait dans le regard de ces deux-là une qualité de haine, et de mépris, et de colère, si calme et si définitive, envers toute créature existante hormis eux-mêmes, et envers les torts qu’ils subissaient…
… chacune [de ces familles] est donc incroyablement solitaire et affligée, et éloignée et à part ! Pas une autre sur terre, ni en aucun rêve, pour vraiment s’intéresser à son sort (…). Tout autour du globe et dans les peuplements, les villes, les grandes cités du fer et de la pierre, les gens se retirent dans leurs petites coquilles, leurs pièces d’habitation (…), petits aquariums dorés, (…) et nul ne peut étendre son intérêt, d’aucune façon, par-delà cette pièce (…) et c’est peu étonnant qu’ils se tiennent unis si lâchement, et peu étonnant que dans la sèche anxiété de son désespoir, une mère veuille assujettir à ses griffes de rapace, à sa bouche de vampire l’âme vaillante son fils, et le vider de sa substance...
(Louons maintenant les grands hommes. Agee/Evans. Plon 2017)
Le plus lourd fardeau, c’est d’exister sans vivre.
(Les châtiments. Victor Hugo 1853)
15 mai 1853 : Croyez-vous (…) que la pensée de l'homme puisse se contenter de tout ce machinisme ? Que nous serons satisfaits quand nous aurons à foison des compagnies de mines, canaux, chemins de fer, des banques de crédit, dépôt, épargne, assurance, circulation, escompte, compensation ; et le travail garanti, et la vie à bon marché ? (…) Tout cela est matière ; c'est le corps social : l'âme n'y est pas. C'est d'âme dont nous avons besoin. Eh bien ! regardez laquelle vous vous faites !…
(Honte au suffrage universel ! Proudhon. Le monde diplomatique Janvier 2009)
Les avis de recherche sont devenus une métaphore de la vie urbaine presque toujours identique dans le monde entier. Avant, on se perdait sur un sentier, en mer, à la montagne, dans le désert… Aujourd'hui, on se perd dans les villes qui apparaissent comme des océans, des sommets en altitude ou des latitudes désertiques. On se perd sur les routes, dans les banlieues, les décharges, les terrains vagues, les coins de rue au cœur des villes, les mansardes, les quartiers…
(Des os dans le désert. Sergio Gonzalez Rodriguez. Passage du Nord-Ouest 2007)
Mais il n'y a plus de mondes différents, tous sont imprégnés du même enduit.
(Crémation. Rafael Chirbes. Rivages 2009)
… un quartier vert, des petites maisons à un étage parsemées sur des pelouses, entre des impasses, des structures de tuyaux de couleurs pour que les enfants jouent, des dos-d'âne au milieu des rues pour que les voitures ne roulent pas trop vite. La paix. (…) On aurait pu être dans le Minnesota, au Luxembourg : et c'était un quartier de la classe moyenne de Bogota tout juste prospère. Maisons à crédit, dettes auprès des banques. Une vie atroce.
(Un mal sans remède. Antonio Caballero. Belfond 2009)
Marges de manœuvre réduites, chemins de vie imposés, cloisonnés, qui égarent, éloignent au lieu de rapprocher. Alors ce sont des êtres vivant des existences qui ne sont pas les leurs aux côtés d'autres êtres qui leur sont étrangers, résignés ou gesticulants, à la recherche d'eux-mêmes.
(Scènes de la vie de couple en Iran. Xavier Lapeyroux. Le monde diplomatique novembre 2009)
… les surenchères de vaines virtuosités au cours des jam-sessions, censément informelles mais en réalité théâtre de compétitions de plus en plus modélisées.
(Quand la musique illumine Chicago. Alexandre Pierrepont. Le monde diplomatique décembre 2009)
… la télévision est en voie d'expansion rapide dans les années cinquante. Elle offre à toutes les familles américaines un moyen sûr de se cloîtrer chez elles sans trop y étouffer.
(Jacques Goimard)
Tout concourt à ce que le système aille jusqu'au bout de sa logique.
Chaque instant qui passe nous éloigne davantage du moment où un autre avenir serait encore possible.
(La politique de l'oxymore. Bertrand Méheust. Les empêcheurs de penser en rond/La Découverte)
… [ces enfants] étaient devenus une race de Pygmées géants dotés de l'intelligence fragile des enfants qui ont vu trop de choses prématurément et sont gratifiés du lot sans consolation de la plus morne et la plus fragile des intelligences.
… il ne reste plus de cartes mystérieuses offrant la possibilité vitale et aventureuse de découvrir quelque chose d'inconnu.
(Mantra. Rodrigo Fresan. Passage du Nord-Ouest 2006)
Je vivrais dans une maison avec un emprunt remboursable sur une vie entière, harcelé à longueur de journée par deux enfants indignes. Je sortirais les poubelles et je tondrais le gazon. (…) Un putain de cauchemar.
(Un employé modèle. Paul Cleave. Sonatine 2010)
Le fric fou et sa puissance incommensurable, hommes et femmes d'Occident complices de par leurs propres existences, vivant du système, bon gré, mal gré, simples outils du capitalisme.
Ici, en Occident, la mort du verbe est occultée par les slogans, les pubs et toutes ces belles choses de la vie quotidienne. On peut vivre hors du verbe en avalant tous ces programmes stupides de la télé, on peut vivre hors du verbe dans le virtuel des jeux, des forums de discussions où l'on se pavane, orgueilleux de son intelligence, de sa pertinence et impertinence, dans la vanité du travail et de la réussite, dans l'or, dans l'apparat, prendre rêve et personnalité parmi les stars, ou hommes ou femmes médiatiques, autres intellectuels habiles au discours. On ne nomme plus, on se fond dans une langue déjà faite, qui rassure, flatte, fait passer le temps, fait oublier la mort, masque la déchéance. Exactement ce qu'il faut à beaucoup d'entre nous les damnés, vivre dans l'insouciance, la mort de la pensée et des interrogations perpétuelles.
(Les cauchemars du gecko. Raharimanana. Vents d'ailleurs 2011)
On doit relever une certaine uniformité de comportement, voire de pensée. Uniformité dans la présentation formelle des idées, mais aussi tendant à (…) choisir le confort apparent des formules convenues.
(Yves Gaudemet, président du jury du concours d'entrée à l'ENA en 2011. Libération 11 juin 2012)
… des villages lointains peuplés d'inconnus qui avaient des poêles en teflon, des décodeurs enregistreurs, des moments réservés aux repas, à l'école, au sexe, des projets d'avenir, des crédits immobiliers, des rendez-vous chez l'orthodontiste pour leurs enfants, un âge de la retraite, une concession funéraire, des épitaphes, des fleurs sur leur tombe et tout le tremblement.
(Les tribulations d'un lapin en Laponie. Tuomas Kyrö. Denoël)
Rapiécées, les petites vies ne sont plus remplies que d'habitudes cousues main dans la solitude des familles.
Ce qu'il reste de vie a succombé à la mécanique d'un vaste théâtre d'automates.
... mais voilà qu'il laisse maintenant filer sa vie ; voilà que disparaissent la carrière bien commencée, les crédits planifiés, l'appartement promis, la femme et les enfants programmés, les balades en voiture, les soirées télé…
(De mémoire (2). Jan-Marc Rouillan. Agone 2009)
Ils s'inquiètent, ils comptent les kilomètres, ils se demandent où ils vont coucher ce soir, et combien il faut pour l'essence, quel temps il va faire, comment ils vont y arriver… alors que, de toute façon, ils vont y arriver, tu vois. Mais il faut qu'ils s'en fassent, ils seront pas tranquilles tant qu'ils n'auront pas trouvé un tracas bien établi et répertorié ; et quand ils l'auront trouvé, ils prendront une mine de circonstance, un air malheureux, un vrai-faux air inquiet, et même digne, et pendant ce temps-là la vie passe, ils le savent bien, et ça aussi ça les tracasse infiniment.
(Sur la route. Jack Kerouac. Folio 2010)
Les lumières de Paris apparurent enfin, mille mètres sous l'avion. Des milliers d'individus, agglomérés devant leur ordinateur, leur téléviseur, ou collés à leur téléphone portable. D'une certaine manière, il s'agissait là de la forme la plus moderne et dangereuse d'hystérie collective : un groupe gigantesque d'humains aux esprits connectés par le monde de l'image. Une folie moderne à laquelle personne ne pouvait échapper.
(Le syndrome [E]. Franck Thilliez. Fleuve noir 2010)
… il existe une lutte concurrentielle incessante pour les concours de l'enseignement et les emplois, les revenus, les biens de consommation ostentatoires, la réussite des enfants, mais aussi, et de manière plus importante, pour obtenir et garder un conjoint et un certain nombre d'amis. (…) si nous ne nous montrons pas assez gentils et intéressants, distrayants et beaux, nos amis et même les membres de notre famille en arriveront vite à ne plus nous appeler.
… nous devons « danser de plus en plus vite simplement pour rester en place » ou « courir aussi vite que possible pour rester au même endroit ».
Nous devons être rapides et flexibles pour gagner (et conserver) la reconnaissance sociale, alors que simultanément notre lutte pour la reconnaissance fait sans cesse tourner la roue de l'accélération.
(Aliénation et accélération. Hartmut Rosa. La Découverte 2012)
Dans cette zone dortoir de la classe moyenne en tout, chacun a sa petite auto pour rejoindre le bureau ou l'hypermarché. Les maisons sont munies de grands garages. Les intérieurs sont remplis d'écrans plats, d'électronique, de gadgets, de meubles en kit, de robots aspirateurs. Ca sent l'eau de javel, l'aseptisé, le monotone et l'ennui. Tout est propret, délimité, chaque marchandise à sa place, chaque place pour sa marchandise. Ici les modes de vie semblent interchangeables, conformes, produits en série par l'industrie et la publicité.
(Les thuyas. Raoul Anvélaut. La Décroissance novembre 2015)
Pour moi, il n'est pas du tout agréable de vivre dans cette ville ! (…) Je n'arrive jamais à y penser avec calme. C'est un endroit inquiétant. On vous y demande sans arrêt de l'argent pour tout, même pour boire ou pour uriner ! Il y a, partout où l'on va, une multitude de gens qui se pressent en tous sens sans que l'on sache pourquoi. On y marche rapidement au milieu d'inconnus, sans s'arrêter et sans parler, d'un endroit à un autre. La vie des Blancs qui s'agitent ainsi toute la journée comme des fourmis xiri me semble triste. Ils sont toujours impatients et apeurés de ne pas arriver à temps à leur emploi ou d'en être renvoyés. Ils dorment à peine et courent toute la journée en somnolant. Ils ne parlent que de travail et de l'argent qui leur manque. Ils vivent sans joie et vieillissent rapidement en ne cessant de s'affairer, la pensée vide, pour acquérir de nouvelles marchandises. Alors, quand leurs cheveux ont blanchi, ils disparaissent et le travail qui, lui, ne meurt jamais, leur survit sans fin. Puis, leurs enfants et leurs petits-enfants continuent ensuite à faire la même chose !
(La chute du ciel. Davi Kopenawa. Plon 2010)
Carrés sont ses gadgets : des boîtes, des boîtes dans des boîtes et encore des boîtes, téléviseurs, radios, machines à laver, ordinateurs, automobiles… Tout cela est bourré d'angles et d'arêtes tranchantes. De même, le temps de l'homme blanc est plein d'aspérités, avec des rendez-vous, des pendules et des heures de pointage. (…) On devient prisonnier de toutes ces boîtes !
Vous avez transformé les hommes en pédégés, en employés de bureaux, en ouvriers qui pointent à l'usine. Vous avez changé les femmes en ménagères, ces créatures redoutables !
… il exècre les gens semblables qui font les mêmes choses, se lèvent en même temps, portent des vêtements identiques, empruntent le même métro, travaillent dans la même usine au même boulot, les yeux rivés sur la même horloge et, pire que tout, pensent constamment de la même façon (…) ils avancent aveuglément en trébuchant le long d'une route vers nulle part. Une route qu'ils ont eux-mêmes aplanie au bulldozer, bien lissée de manière à aller plus vite jusqu'au trou béant qu'ils trouveront au bout et qui attend de les engloutir.
La lumière en pressant sur un bouton, le café en poudre, les repas éclairs devant la télé, les visions instantanées grâce à des pilules, des champignons ou autres plantes, je préfère y renoncer et leur tourner le dos. A mon avis, cela va bien avec la culture du « tout-tout-de-suite » des Blancs.
(De mémoire indienne. Lame Deer et Jean-Jacques Roudière. 2009)
… le Professeur Paul Zimmet qualifie de « coca-colonisation » l'extension au Tiers-monde de ce mode de vie du Premier Monde qui favorise le diabète.
Les enfants sont bien plus libres en Nouvelle-Guinée. (…) Les Etats-Unis ont tant de règles et de réglementations, par crainte des poursuites en justice, que les enfants renoncent à toute occasion de faire des découvertes personnelles.
Les enfants aux Etats-Unis, et peut-être les Américains en général, sont obsédés par les biens matériels. (…) Tout le monde aux Etats-Unis est dans sa propre boîte hermétique.
(Le Monde jusqu'à hier. Jared Diamond. Gallimard 2013)
Ces combinaisons sécuritaires fluorescentes se retrouvent jusque chez les détenus de la prison de Guantanamo, déguisés en participants involontaires du mécanisme totalitaire des interrogatoires américains. La ville se conforme ainsi de plus en plus au modèle carcéral. Le piéton est déjà canalisé le long de façades aux entrées verrouillées, équipées de codes et de caméras de surveillance. Les parcs publics, entourés de grilles, surveillées par des gardiens et accessibles seulement à des horaires stricts, sont les cours sportives du prisonnier. Le gilet haute visibilité symbolise alors l'interdiction de s'évader.
(Le gilet de sécurité. Jean-Luc Coudray. La Décroissance décembre 2014)
… les évènements et les êtres extraordinaires, étranges, qui sortent du commun, qui enfreignent les règles habituelles, sont déjà malfaisants par le seul fait qu'ils apparaissent. Ils ne révèlent pas seulement qu'une action nocive va s'exercer ou s'exerce dès à présent. Ils l'exercent déjà eux-mêmes.
(L'expérience mystique et les symboles chez les primitifs. Lucien Lévy-Bruhl. Dunod 2014)
Partout des chantiers émaillaient la terre, l'ouvraient ou la fermaient comme des chirurgiens qui auraient découpé à leur guise ventres et entrailles. Ils la forçaient, la rebouchaient, la recreusaient et de nouveau comblaient avec de la végétation. Cette vieille terre, si neuve aussi, ils la couvraient de coutures et de cicatrices.
Et lorsque nos rues ne seront plus que cafés, salles de concert, dancings et bars, lorsqu'elles seront pleines d'Occidentaux et de gros bonnets cossus (…), le bourg sera célèbre, ce sera une ville …
… se faire construire une maison neuve, tous espéraient faire partie des pionniers et empocher le prêt à taux zéro du gouvernement. Quelle gloire ce serait et comme ils seraient contents ! Devenus des hommes entre tous, la crème de la crème, ils couleraient les jours heureux dont ils rêvaient jour et nuit.
(Les chroniques de Zhalie. Yan Lianke. Philippe Picquier 2015)
Ils introduisirent dans nos vies la plaie de la hâte, de la nécessité d'être ce que nous n'avions jamais été.
(Les pigeons de Paris. Victor del Arbol. La contre allée 2016)
… cette organisation sociale totale, où les individus-rouages perdent leur autonomie, deviennent dépendants du système de production et de consommation, adoptent des modes de vie standardisés, adaptés aux marchandises et aux technologies, évoluant dans un système industriel qui colonise la planète entière.
(Leur développement durable, notre décroissance. La décroissance juin 2016)
Les abords de Forest City avaient succombé à l'uniformisation du paysage américain. La rocade était bordée par une interminable série de restaurants franchisés, de grandes surfaces de bricolage et de centres commerciaux bétonnés, le tout obéissant au même principe d'exhaustivité qui présidait à l'organisation des périphéries de toutes les villes moyennes accessibles par une voie rapide. C'était pratique et impersonnel au possible.
(Devine qui je suis. Andrea Ellison. Harlequin 2016)
Américain était synonyme de : bon, intelligent, juste, fort, nécessaire. Tous les domaines étaient envahis par cette sorte d'américanisme : coupe de vêtements, forme de voitures automobiles, goût du champagne, forme de soulier, film cinématographique, tout était jugé à la même aune.
(L'abomination américaine. Kami-Cohen. Flammarion 1930)
Toutes les routes du pays, de la plus petite départementale jusqu'aux monstrueuses quatre voies interurbaines, étaient conçues pour optimiser la pulsion d'achat des masses et drainer les milliers de touristes jusqu'au rivage, lieu de toutes les félicités.
(Pur. Antoine Chainas. Folio 2014)
Nous vivons sous le signe de la mise en production du monde. Celle-ci déploie un imaginaire qui modélise et rend monnayables espaces, rencontres, découvertes, expériences. Ainsi, la vie devient une suite d'achats, une trajectoire de péage en péage.
(Manuel d'antitourisme. Rodolphe Christin. Yago 2008)
Paradoxe de notre monde, qui au nom de la liberté nous invite à choisir entre une chose et la même, à table ou à la télévision.
(Le chasseur d'histoires. Eduardo Galeano. Lux 2017)
Le zonage est l'opération faite sur un plan de ville dans le but d'attribuer à chaque fonction et chaque individu sa juste place. Il a pour base la discrimination nécessaire entre les diverses activités humaines (…) : locaux d'habitation, centres industriels ou commerciaux, salles ou terrains destinés aux loisirs.
(Le Corbusier 1930)
Si l'on n'y prend pas garde, on se retrouvera sur une autoroute désespérément banale, matérialisée avec soin, surveillée par des ordinateurs, une autoroute d'où l'on ne pourra jamais plus sortir, parce qu'il n'y aura pas de sortie, et on dégustera une série de productions homogénéisées, aseptisées, conditionnées qu'il sera désormais impossible de refuser sous peine de perdre son droit à penser, ou à vivre.
(La tradition celtique. Jean Markale. Payot 1975)
Il semble que l’imagination utopique soit piégée, comme le capitalisme, l’industrialisme et la population humaine, dans un futur unique où il n’est question que de croissance.
… tous les arbres étaient juste identiques : une espèce, un âge, le tout bien rangé et régulièrement espacé. Même le sol était propre et déblayé, sans un accroc ou un morceau de bois tombé. Cela ressemblait exactement à une plantation d’arbres de type industriel. (…) j’étais proche de la frontière avec la Russie et, selon les gens, de l’autre côté, la forêt était un véritable fouillis. (…) La forêt finnoise, elle, était irréprochable. Même le lichen avait été découpé de près par les rennes. Du côté russe, disaient les locaux, vous aviez de grands agglomérats de lichen qui vous arrivaient jusqu’aux genoux.
(Le champignon de la fin du monde. Anna Lowenhaupt Tsing. La Découverte 2017)
Si on quitte sa ville, son endroit, le reste c'est pareil, toujours pareil partout, non?, l'essentiel c'est de couper le cordon ombilical, une fois coupé, ensuite tout est vraiment pareil, et même ça se voit, et on s'en rend compte, on n'appartient jamais à rien, pas même à la somme de rues et de motifs qui semblent être votre ville, en fait on n'appartient jamais, et même quand on appartient il y a toujours cette zone cachée de l'esprit qui refuse, qui se referme comme un hérisson.
(Malacqua. Nicola Pugliese. Do 2018)
Entrez tous dans la fournaise ! Jetez vous tête baissée dans le gouffre des affaires, du bruit, de l’agitation et de l’or !
… au milieu de ces gens empressés qui cheminent le long des trottoirs, de tout petits êtres décrivent des courbes folles des enfants à roulettes », qui, déjà pris d’une frénésie d’aller vite, font du skating éperdument sur l’asphalte.
Jamais encore New York ne m’avait paru si terriblement la capitale du modernisme ; regardé la nuit et de si haut, il fascine et il fait peur.
(Loti en Amérique. Bleu autour. Mai 2018)
Le réel, notre patrie légitime, devrait être le plus beau des rivages, mais il n'est que la plus pesante des prisons.
(Solénoïde. Mircea Cartarescu. Noir sur Blanc 2019)
Cette époque ne fait plus que ça : gérer. Elle gère des économies, elle gère les populations, elle gère les corps, au même titre qu’elle gère un réseau électrique, qu’elle gère une salle de contrôle, qu’elle gère une cabine de pilotage. Elle qui voulait se construire un paradis, voilà qu’elle vit un véritable enfer. La cartographie qu’elle nous donne à voir se décline désormais sur ce paysage dévasté : d’un côté des chantiers titanesques de destruction du vivant, de l’autre une biodiversité muséale. On n’aura jamais autant parlé de la « planète », du « climat », de l’ « environnement global » qu’au moment même où nous nous retrouvons enfermés dans le plus petit des mondes, celui des ingénieurs.
(Etre forêts. Habiter des territoires en lutte. Jean-Baptiste Vidalou. La Découverte 2017)
Programme d’assimilation des Indiens, qui correspondait et correspond toujours exactement à son intitulé. Qu’ils soient à notre image et adoptent notre mode de vie. Deviennent comme nous. Et par conséquent, qu’ils disparaissent.
(Ici n’est plus ici. Tommy Orange. Albin Michel 2019)
… nous avons oublié comment nous aventurer dans les bois, comment flâner « juste comme ça » entre les arbres ou nous allonger sur le sol souple de la forêt. Celui qui le fait est considéré comme un original. Il en va tout autrement si tout se passe dans le cadre d’un programme reconnu visant à préserver notre santé, selon des instructions. Pour moi, le bain de forêt, c’est exactement cela : l’autorisation de se détendre sous les arbres, pour ainsi dire.
(L’homme et la nature. Petre Wohlleben. Les Arènes 2020)
Le plan Marshall est un des actes fondamentaux de la naissance de la modernité de l’après-guerre : « l’américanisation de la vie ». S’il est l’objet d’une « amnésie programmée », c’est parce qu’il a fait de nous une colonie américaine.
(Denis Bayon. La décroissance novembre 2020)
Nous vivons dans un enclos numérique mondial.
(Christophe Castaner, ministre de l’intérieur)
… l’organisation paroissiale chrétienne, qui porte à un point culminant la fusion des corps et des maçonneries. L’intimité des chairs, des os et des pierres est ici totale, le monument « Eglise » assurant dans l’aire sacrale du cimetière le bon déroulement d’une résurrection temporaire des corps, prélude à la réunion des chrétiens avec leur créateur dans la Jérusalem céleste.
(Claude de Mecquemem. Les nouvelles de l’archéologie juin 2020)
Dans ce monde d’après qui est déjà là, les actions « stay-at-home » (…) ne sont qu’un segment de ces « valeurs » qui organisent nos vies séparées, dont les ressorts sont notre isolement, déjà acquis grâce à la société de consommation (laquelle a établi notre face-à-face solitaire avec la marchandise), le phagocytage des activités économiques du vieux monde et le déplacement des portes d’entrée de nos maisons, de nos magasins, de nos écoles, de nos cabinets médicaux, de nos administrations, de nos bibliothèques, de nos journaux, de nos salles de concert, etc., vers les nouveaux « portails » distribués le long des mailles de plus en plus serrées du filet de leurs plates-formes Internet.
(Laurent Cordonnier. Le Monde diplomatique janvier 2021)
Comme si, jour après jour, loin d’étendre le périmètre des libertés, l’explosion des communications installait des sociétés disciplinaires qui nous condamnent à faire la navette entre nos lieux d’enfermement.
(Serge Halimi. Le Monde diplomatique février 2021)
La forêt amazonienne est proche du point de non-retour qui la verrait devenir une savane plutôt qu'une forêt tropicale.
(La Recherche juillet 2022)
« … les tourbières, les landes ou certaines friches issues d’une déprise récente. Entre ces fragments de paysages aucune similitude de forme. Un seul point commun : tous constituent un territoire de refuge à la diversité. Partout ailleurs celle-ci est chassée. » (Gilles Clément)
(Par monts et par vaux. Martin de la Soudière. Anamosa 2023)
… l’espace et les champs ne sont pas marqués par l’inventivité, le besoin ou la fantaisie des habitants mais bien au contraire par la monotonie de la contrainte d’un système imposé, unique.
(Les gens de l’or. Michèle Baj Strobel. Terre humaine 2020)
En Amérique, plus encore qu’en Europe, il n’y a qu’une seule société. (…) elle se compose partout des mêmes éléments. (…) L’homme que vous avez laissé dans les rues de New York, vous le retrouverez au milieu des solitudes de l’Ouest : même habillement, même esprit, même langue, mêmes habitudes, mêmes plaisirs.
… les clameurs tumultueuses qui s’élèvent sans cesse de l’univers policé…
(Quinze jours au désert. Alexis de Tocqueville. Le passager clandestin 2011)
Vivre dans un village, cela représente des avantages sans nombre; il y est plus facile de vendre et d'acheter; la vie, l'honneur des femmes y sont plus en sûreté. Rien de tel qu'un village pour protéger des insurgés, des brigands, du démon et des damnés; le dernier des villages a son église et son curé (...). Pour une vie meilleure il n'y a vraiment que la communauté villageoise. Elle permet d'exhiber la beauté, les vertus, les parures des filles, de faire l'éducation des fils.
L'habillement des femmes a changé depuis que le père leur a imposé l'usage des sous-vêtements. Elles portent la blouse montant jusqu'aux oreilles et à la jupe à la cheville.
(Les barrières de la solitude. Luis Gonzalez. Plon 1982)
Il m'était ainsi devenu facile de vivre avec un peuple tribal, de m'adapter à ses mœurs et de trouver un intérêt à sa vie, alors qu'au contraire, me sentir à l'aise avec ceux qui avaient renoncé à leurs coutumes et essayaient de se couler dans le monde de la civilisation occidentale me devenait toujours plus difficile.
(Les Arabes des marais. Wilfred Thesiger. Plon 1983)
Fière, ma Groenlandaise bombe son petit corsage ajouré, met en valeur sa robe qui craque aux coutures et laisse volontiers entrevoir, entre les pressions, des tranches de combinaison rose saumon. Pour une évoluée, c'est de bon goût. Avoir du linge de corps, n'est-ce pas déjà un signe de richesse?
(Les derniers rois de Thulé. Jean Malaurie. Plon 1989)
La vie que l'on menait, que l'on tenait, était bonne aux bons chrétiens: oisive à souhait, repue, emplie de quiétude.
(Les Immémoriaux. Victor Segalen. Points 1985)
Quand nous sommes arrivés pour la première fois dans la province de Chitral et dans les vallées kalash en 1976, nous avons pensé que cette région enclavée (...) était un des derniers endroits au monde qui puisse être entamé par les extravagances de notre modernité mal contrôlée et par les violences qu'elle engendrait. (...) Du printemps 1978 à l'automne 1990 (...), nous vécûmes (...) la création et l'extension des camps d'exilés; la déforestation galopante des montagnes, (...) la multiplication des boutiques; l'augmentation du trafic motorisé; (...) l'imposition de programmes de télévision affligeants dans les maisons de thé; la percée simultanée des idéologies marchande et rigoriste; le renforcement de l'ordre des mollahs et la déroute de l'esprit de tolérance autrefois manifeste...
... les Kalash représentent un potentiel attractif pour la curiosité d'étrangers en quête d'émotions archaïques, transformées en images-souvenirs pour une jouissance en différé.
... le remplacement progressif du troc par la monnaie accélère comme partout le désir d'enrichissement sans contrepartie. L'accession à la jouissance immédiate et individuelle des biens risque de ruiner la solution de subsistance collective, qui oblige les favorisés à toujours soutenir les démunis.
(Solstice païen. Loude, Lièvre, Nègre. Editions Findakly 2007)
« … qui se sert de machines use de mécaniques et son esprit se mécanise. »
(Oeuvre complète. Tchouang-tseu. Gallimard 1969)
La lenteur de croissance de l’olivier a d’ailleurs été utilisée par les Romains pendant la conquête de l’empire pour sédentariser les tribus nomades en Afrique du Nord et au Moyen-Orient.
J’ai peur d’un monde qui ne connaîtra jamais l’odeur enivrante et sensuelle du santal, qui ne poussera pas des « oh » de joie enfantine à la vue du tapis doré que laisse un ginkgo millénaire qui vient de tomber la robe, qui ne fera pas de torticolis à chercher la cime d’un monumental ceiba en pleine jungle amazonienne, et qui oubliera de venir pleurer son chagrin dans les arbres de son arbre préféré.
(Arbres sacrés du monde. Aurélie Valtat. Editions Eyrolles 2025)
Les nouveaux immeubles, conçus en fonction de la climatisation, n’ont rien à envier à ceux de Madison Avenue, et on pourrait même dire qu’Abidjan est plus avant-gardiste que New York.
Les Abron sont toujours plus conscients du fossé économique qui les sépare de ces marchands, qu’ils soient dioula ou européens. Ils se sont découverts de nouveaux besoins, notamment en biens de consommation, et ceux qui sont passés par l’école ou le lycée sont désormais attirés par la ville.
Ma conception américaine du temps était contrariée dès que j’avais à attendre deux heures un transport en commun.
Une célèbre équipe de football française est venue jouer au stade Houphouët-Boigny (…). La France l’emporte grâce à ses nombreux joueurs vedettes Africains. La foule se disperse rapidement, chacun regagnant son quartier, son territoire, définis par la fortune, l’appartenance ethnique et la couleur.
Le colonialisme ne se réduit pas à une exploitation économique et politique. Il est aussi, dans ses formes nouvelles, le grand niveleur culturel partout dans le monde. Là où des groupes isolés, qui n’ont pas été versés dans la main-d’œuvre internationale, ont échappé à la toile d’araignée de la consommation, un nouveau tourisme exotique concourt à l’ethnocide, c’est-à-dire à la destruction d’un mode de vie particulier.
(La danse de l’araignée. Alexander Alland. France Loisirs 1984)
Des Européens puis des bourgeois nègres ont supplanté les anciens aristocrates. Les uns et les autres imposent leurs goûts et deviennent les inspirateurs des réalisations qui, se devant d’être exclusivement œuvres d’art, ont perdu cette beauté véritable que les vieux objets utilitaires possédaient toujours. La contrainte mercantile entraîne aussi la dégradation qui caractérise la production des cuivriers et des bijoutiers.
Dans Lagos même, les bourgeois nigériens ont réussi à s’insinuer ; certains d’entre eux n’ont plus d’yeux pour l’Afrique, dépouillée de biens matériels et de richesses culturelles, qui campe en marge des beaux quartiers. Ils ont pris goût au genre de vie anglais, dont leurs salons d’allure provinciale constituent comme le symbole. Ils se sont policés à l’exemple de leurs éducateurs, ayant tué en eux cette part précieuse des manières d’être nègres, la spontanéité. (…) Leurs aspirations politiques vont à une démocratie qui aurait la tiédeur de leurs intérieurs douillets ; ils seront sans doute déçus.
Je suis, à mon arrivée, surpris par le modernisme du nouvel aéroport qui recrée le paysage devenu banal des grandes escales, n’importe où dans le monde. Est-ce bien Dakar ? ou Casablanca ? ou San Francisco ? Une autoroute impose sa géométrie dès la sortie (…). Disparues les impressions de campagne africaine. Les lotissements ont surimposé leurs quadrillages (…). A travers la médina, de nouvelles artères ont coupé vif, ouvrant les voies du progrès et de l’ordre. L’administration a dressé sa « cathédrale » afin d’y centraliser les Services. Les grands hôtels se sont multipliés (…) un tronçon d’autoroute où les compétitions automobiles se disputent ; et où les jeunes ivres de vitesse se tuent déjà.
Léopoldville (…) a étouffé toute spontanéité nègre a son contact. On dirait une cité provinciale riche, avec ronds-points-pelouses et sens giratoires, quartiers commerçants et boulevards à maisons ou villas défendues contre l’intrusion étrangère. La vie sociale s’y trouve réduite, confinée dans d’étroites limites par le jeu de la ségrégation, des sélections exclusives, des coteries…
(Afrique ambiguë. Georges Balandier. Plon 1957)
J'avais lu un traité conclu entre le Gouvernement et les Sioux, en 1868 (…) et j'appris qu'il n'avait aucun droit de bâtir des forts sur le territoire des réserves. Mais aussitôt qu'un représentant des Blancs arrivait dans une agence, la construction d'un fort était la première chose jugée nécessaire.
(Souvenirs d'un chef sioux. Ours debout. Payot 1931)
Il y a bien des hivers, nos ancêtres ont prédit qu'un monstre aux yeux blancs consumerait notre pays. Ce monstre est la race blanche et la prophétie va se réaliser.
… les Espagnols, en dépit de leur cruauté et de leur avidité, n'extirpèrent pas la population indigène aussi complètement que le firent les Anglo-Saxons. (…) Quelques années après leur débarquement, la Nouvelle-Angleterre était presque complètement débarrassée des Indiens, pourtant inoffensifs. Les descendants des Anglais du sud qui s'établirent au sud-est des Etats-Unis, au milieu d'une population dont ils auraient beaucoup eu à apprendre, se montrèrent presque aussi impitoyables que les puritains. La cruauté systématique avec laquelle ils exterminèrent les Krik, reste une des hontes de l'histoire et constitue un record qui dépasse les exploits de la plupart des conquistadors espagnols. Les Espagnols et les Français asservirent les indigènes, mais ne les brisèrent pas moralement, ainsi que le firent les Anglo-Saxons. Pour ces derniers, la guerre contre les Indiens fut essentiellement une chasse à l'homme.
(La civilisation indienne. P Radin. Payot 1953)
… à Versailles, comme dans le palais de l'ensorceleuse, on chante, on danse et l'on se divertit, à condition d'avoir sacrifié sa liberté.
(Le jardinier de Versailles. Alain Baraton. Le livre de poche 2006)
… au village tout le monde s'est habitué aux caméras de vidéosurveillance qui trônent à chaque coin de rue (…). La vie sociale y est entièrement organisée par le pouvoir, tout en donnant à chacun l'illusion de la liberté : la grande affaire y est la distraction, le loisir, les fêtes, amusez-vous et ne vous occupez de rien ! (…) une société carcérale qui ne dit pas son nom, dissimule ses chaînes, se donne les apparences d'une riante démocratie …
(Je ne suis pas un numéro ! Jean-Luc Porquet. Le Canard enchaîné 21 janvier 2009)
… ces queues interminables aux guichets. Ces démarches de plus en plus hasardeuses, que ce soit pour un renseignement ou une réparation, avec barrages à franchir avant de débusquer un interlocuteur caché derrière sa « boîte vocale ». Cette absence de responsables, c'est toujours la faute à l'autre ou à l'informatique. (…)
… le décalage grandissant entre les mots et la réalité. Entre le bla-bla déversé dans les grands médias par les nouveaux apparatchiks et nos vies. (…)
Cette volonté affichée de généraliser le flicage, fichiers, vidéosurveillance, etc. (…)
Bref, un système d'une incroyable morgue, inefficace, autoritaire, qui s'imagine indéboulonnable.
(Bienvenue en Union Soviétique ! Jean-Luc Porquet. Le Canard enchaîné 18 février 2009)
… Constantin établit le principe d'une collaboration entre les pouvoirs publics et l'autorité épiscopale, en installant les évêques dans la fonction de notables chargés de réguler le peuple…
La conversion de Constantin et ses choix ont donc incontestablement accéléré la christianisation de l'Empire, de même que la politique de son fils Constantin II commença à faire évoluer le christianisme en religion d'Empire, en promulguant une interdiction générale des autres cultes entre 353 et 356. Ainsi s'effaça peu à peu, au cours du IVème siècle, le pluralisme traditionnel de l'Empire gréco-romain, avec le développement institutionnel de l’Église, la christianisation plus systématique de la société et, progressivement, la fermeture des temples et des écoles philosophiques.
… Constantin joua certainement le rôle d'accélérateur de l'histoire, séduit par une religion nouvelle, qui véhiculait les mêmes valeurs d'universalisme que l'empire romain, et par un modèle charismatique, sur lequel cet usurpateur pouvait espérer refonder une nouvelle légitimité et l'autorité impériale.
(Comment notre monde est devenu chrétien. Marie-Françoise Baslez. CLD 2008)
Nous avons remplacé notre fière révolution, votre insupportable révolution par la pratique d'une modeste violence domestique.
… comme si les sociétés (…) n'avaient pas besoin d'avoir leurs coins obscurs, les coins où s'accumule l'énergie de ce qui va advenir. Nous-mêmes, notre propre corps, nous avons des parois de verre. Ils suffit d'appuyer sur une touche pour qu'apparaissent les viscères en pleine action sur un écran.
(Crémation. Rafael Chirbes. Rivages 2009)
Si on regarde les mouvements d'argent du Nord vers le Sud et du Sud vers le Nord, on s'aperçoit que le Sud finance le Nord à hauteur de 200 millions de dollars par an.
(Susan George citée par Jean-Luc Porquet. Le canard enchaîné 23 décembre 2009)
Nous bombarderons d'abord ce pays de tracts à caractère religieux. Puis, lorsque nous aurons projeté quelque lumière dans cette jungle, nous enverrons des commandos d'instructeurs. Et enfin, une attaque générale de missionnaires ambulants, qui présenteront la Vraie Foi au travers des moyens d'information de masse : la télévision, les films, les enregistrements, les livres.
… tout le monde pouvait fourrer son nez dans les affaires de tout le monde, même les plus privées. C'était l'aboutissement de plusieurs siècles d'acharnement chrétien à se confesser.
Cette foire d'empoigne absurde (…) L'anxiété permanente, la tension et le stress (…) L'atmosphère de soupçon, de culpabilité qui s'insinue partout. La peur de la contagion (…) L'ensemble fait penser à une espèce de salle de torture géante où tout le monde s'épie, où tout le monde essaie de trouver une faiblesse chez l'autre, de le démolir. Chasse aux sorcières et tribunaux d'inquisition.
(La porte obscure. Philip K Dick. Omnibus 1994)
« Etant donné l'état actuel de l'agriculture dans le monde, on sait qu'elle pourrait nourrir 12 milliards d'individus sans difficulté. Pour le dire autrement : tout enfant qui meurt actuellement de faim est, en réalité, assassiné. »
(Jean Ziegler)
… à force de survivre aux fièvres contestataires, le système immunitaire s'est renforcé. Le protestataire et ses fausses provocations sont devenus sa nourriture. On subventionne même son développement culturel et littéraire derrière le masque des libertés apprivoisées.
Acceptable. Incolore. Conforme. Neutre. L'obéissant est un adepte de la neutralité. Aucun prétexte ne trouble l'uniformité. Et surtout jamais de scandale. L'ordre fasciste se perpétue dans la rectitude craintive de chaque citoyen : ne jamais se faire remarquer pour ne pas quitter le troupeau des « gens de bien » et des bons catholiques.
(De mémoire (2). Jan-Marc Rouillan. Agone 2009)
… les pilules miraculeuses, les bombes qui torturent ma cervelle et m'empêchent de commettre une extravagance…
(Les détectives sauvages. Roberto Bolano. Folio 2006)
"Alors nous serions obliger de vous tuer, pour ne pas mourir, et c'est dangereux maintenant, de tuer les Blancs ; il y en a trop, et ils reviennent trop vite."
Les Blancs qu'on connaît, ça veut toujours ou casser ou acheter.
(L'expédition Orénoque Amazone. Alain Gheerbrant. Gallimard 1952)
Les balles et les billets, voilà la patrie du gringo ! Et en plus il veut tout prendre. Il ne peut pas s'en empêcher. C'est plus fort que lui ! Et nous autres, l'ami, sommes piétinés par ces démons.
(El sexto. José Maria Arguedas. Métailié 2011)
Les sujets modernes peuvent donc être décrits comme n'étant astreints qu'a minima par des règles et des sanctions éthiques, et par conséquent comme étant « libres », alors qu'ils sont régentés, dominés et réprimés par un régime-temps en grande partie invisible, dépolitisé, indiscuté, sous-théorisé et inarticulé.
… dans sa forme présente, « totalitaire », l'accélération sociale mène à des formes d'aliénation sociale sévères…
… la société moderne n'est pas régulée et coordonnée par des règles normatives explicites, mais par la force normative silencieuse de normes temporelles qui se présentent sous la forme de délais, de calendriers et de limites temporelles.
(Aliénation et accélération. Hartmut Rosa. La Découverte 2012)
C'est comme une sorte d'hypnose. Ils peuvent ainsi contrôler toute une société.
(Le Maître du Haut-Château. Philip K Dick. J'ai lu 1970)
Après le Vietnam, les Indiens étaient deux fois plus susceptibles de souffrir de SPT que les soldats blancs, près de deux sur trois d'entre eux en étaient atteints. Selon les études officielles, la cause tenait à l'éloignement de la communauté, au racisme institutionnel, au taux élevé d'exposition au combat et à un « état » défini en termes assez extraordinaires, comme un « syndrome d'identification aux Viets », une incapacité à déshumaniser l'ennemi et à se défaire du sentiment tenace que ce qui arrivait aux Vietnamiens et aux Cambodgiens s'était déjà produit ailleurs.
(Ne vends jamais les os de ton père. Brian Schofield. Albin Michel 2013)
… je suis bien obligé de vivre dans votre monde imaginaire où sans fric je n'irais pas loin ! Cela signifie que je dois être double ; deux personnes à la fois vivant dans deux mondes différents.
Il y avait un grand pouvoir dans un loup, et même dans un coyote. Vous en avez fait des monstruosités, des caniches, des pékinois, des chiens d'appartement. Mais ça n'a pas marché avec le chat qui, comme l'Indien, est immuable ! Alors vous l'enfermez, le castrez, lui arrachez les griffes…
Ils jouent avec le feu sacré du soleil, le transformant en bombe atomique. Finalement, ils ne réussiront qu'à se brûler la cervelle. Comment éviter cela ? Ils pourraient l'apprendre de nous, mais ils nous jugent sans doute trop ignorants et indignes d'être écoutés.
(De mémoire indienne. Lame Deer et Jean-Jacques Roudière. 2009)
La loi de la puissance n'a jamais la patience d'atteindre l'empire du monde. Il lui faut délimiter sans tarder le terrain où elle s'exerce, même s'il faut l'entourer de barbelés et de miradors.
« Un dixième de l'humanité possédera les droits de la personnalité et exercera une autorité illimitée sur les neuf autres dixièmes. Ceux-ci perdront leur personnalité et deviendront comme un troupeau ; astreints à l'obéissance passive, ils seront ramenés à l'innocence première et, pour ainsi dire, au paradis primitif où, du reste, ils devront travailler. » (Chigalev)
Etre pour lui [Hitler], c'était faire. Voilà pourquoi Hitler et son régime ne pouvait se passer d'ennemis.
Le fascisme, c'est le mépris, en effet. Inversement, toute forme de mépris, si elle intervient en politique, prépare ou instaure le fascisme.
Aussi longtemps qu'il y aura des ennemis, il y aura terreur ; et il y aura des ennemis aussi longtemps que le dynamisme sera, pour qu'il soit…
Quand l'idée d'innocence disparaît chez l'innocent lui-même, la valeur de puissance règne définitivement sur un monde désespéré. C'est pourquoi une ignoble et cruelle pénitence règne sur ce monde où seules les pierres sont innocentes.
La peur fige une Europe peuplée de fantômes et de machines. Entre deux hécatombes, les échafauds s'installent au fond des souterrains. Des tortionnaires humanistes y célèbrent leur nouveau culte dans le silence.
La liberté absolue, c'est le droit pour le plus fort de dominer.
Privés de nos médiations, exilés de la beauté naturelle, nous sommes à nouveau dans le monde de l'Ancien Testament, coincés entre des Pharaons cruels et un ciel implacable.
(L'homme révolté. Albert Camus. Folio 1951)
… les Maîtres du monde achètent les derniers espaces non attribués sous prétexte de les protéger sous forme de « Réserves naturelles ». Devenant propriétaires, ils peuvent vendre leurs parts aux entreprises qui veulent s'installer en ces lieux… (…) Ils sont peuplés de minéral, de végétal, d'animaux en voie d'extinction, et de populations humaines ! Ces écosystèmes contribuent depuis la nuit des temps à équilibrer les ressources en carbone, en eau et en oxygène de notre planète.
Tout ce qui existe dans ces espaces privatisés est dorénavant considéré comme « ressource énergétique » pour les multinationales propriétaires qui attribuent à chaque règne et à chaque espèce recensée une valeur financière. (…) ils peuvent décider d'éliminer une partie des populations, et ils le feront légalement.
(Propriété criminelle.Frédéric Gost. La Décroissance mars 2015)
… il suffirait que les moutons cessent de croire que tout ce qui leur arrive n'a d'autre raison que de leur faire atteindre leur but de moutons, il leur suffirait d'admettre que les évènements qui leur arrivent peuvent avoir des fins qui leur échappent, et ils verraient immédiatement que tout ce qui arrive au mouton engraissé est cohérent et logique.
(La guerre et la paix II. Tolstoï. Folio 1972)
Nous ne deviendrons pas comme les troupeaux de cornes-blanches que les Blancs mènent d'un endroit à l'autre.
(Comme des ombres sur la terre. James Welch. Albin Michel 2010)
Si vous remettez les pieds dans les locaux (…) pour faire des ennuis (…) et perturber le travail, vous (…) recevrez un arrêté d'internement à vie en hôpital psychiatrique.
(Les chroniques de Zhalie. Yan Lianke. Philippe Picquier 2015)
... le fascisme dépendait de la contamination et de la destruction causées par une langue à la fois faible et forte, incapable de dire la vérité, parce que planant au-dessus d’un vide qui ne peut se reproduire que par duplication. La vérité du fascisme est ce qui n’a ni preuve ni fondement, ce n’est qu’une parodie, un dédoublement éternel au-dessus du vide, un monde sans correspondance ni fin. C’est une langue qui reproduit ce qu’elle suppose que l’autre veut entendre et le séduit comme un miroir sonore. Il est difficile d’en sortir indemne. Dans le meilleur des cas, les illusions s’envolent. Dans le pire, on se noie dans une illusion mortelle, comme Narcisse dans le lac.
(Sympathie pour le démon. Bernardo Carvalho. Métailier 2016)
… les responsables européens, serrés autour du séduisant président américain, ressemblent à des chefs de service autour du patron, flattés qu'il leur parle d'égal à égal. Evidemment ils étaient d'accord sur tout, les buts, les méthodes. Naturellement la rencontre s'est déroulée en anglais. (…) le président américain n'a plus même à envisager l'hypothèse d'un discours en allemand ou d'une conversation en français avec les administrateurs des provinces éloignées.
Rien, en tout cas, dans cet échange politique, ne ressemblait à un sommet entre Etats souverains. Plutôt s'agissait-il d'une réunion de bureau entre partenaires unis par une même vision du monde et des objectifs communs. (…) Après avoir importé d'Amérique leurs conceptions économiques, leurs règles d'hygiène et de sécurité, leurs objectifs de dérégulation et de privatisation, leur sigle monétaire barré de deux traits et désormais leur langue commune, ils se ralliaient sans hésiter à une même ligne diplomatique et militaire substituée au vaseux projet d'Europe de la défense.
(La langue de l'Europe. Benoît Duteurtre. Le monde diplomatique juin 2016)
… deux conceptions de la vie : celle de l'homme considéré, non seulement comme agent de production et de progrès, mais comme esprit indépendant et comme fin en soi, et celle de la grande production industrielle enrôlant dans la conquête matérielle l'individu tout entier ?
(Les Etats-Unis d'aujourd'hui. André Siegried)
... [le Mexique], énorme place d'armes et point de départ pour la conquête de l'Amérique latine.
… un grand pays qui prétend à la suprématie mondiale, qui ne se prononce pas en droit et attend prudemment l'heure de l'action pour se décider, ne peut échapper à l'accusation de tyrannie préméditée. Moralement la situation des alliés était plus forte en 1914 qu'en 1918.
… les Etats-Unis acculent l'Europe en l'obligeant à payer les dettes de guerre, mais en élevant leur tarif douanier, de façon qu'il lui soit matériellement impossible de le faire, (…) ce dessein, aussi perfide qu'odieux, aussi inintelligent que révoltant, ne cache pas autre chose que le désir insensé de ruiner l'Europe et de la coloniser.
Depuis 1919, l'Europe tout entière a les yeux tournés vers l'Amérique, vers le gouvernement des Etats-Unis. Ce sont les volontés de ce gouvernement, ce sont ses décisions qui s'expriment dans les divers actes internationaux passés depuis cette date.
Que sont ces décisions, comment se forment ces volontés ? Elles ne sont pas le produit complexe du sentiment populaire et de la sagesse de l'élite, mais sont uniquement dictées par l'ensemble des puissances bancaires, industrielles, commerciales et agricoles.
… l'Impérialisme américain s'est contenté de considérer le haut domaine de la pensée comme un industriel considère un marché à conquérir.
Par les capitaux extrêmement importants que les Américains ont investis dans l'industrie et le commerce allemands, la vie économique du Reich est pratiquement et effectivement contrôlée par les U.S.A. comme celle d'une quelconque des républiques de l'Amérique Centrale. (…) les Américains se substituent la France en Allemagne dans le rôle que joue leur infanterie de marine en Amérique Centrale.
(L'abomination américaine. Kami-Cohen. Flammarion 1930)
Le bilan comptable [des banques systémiques] s'élevait, fin 2012, à 50 milliers de milliards de dollars, soit l'équivalent de la dette publique mondiale. Une équivalence de montants qui laisse songeur…
(Vers une banqueroute générale ? Marielsa Salsilli. Nexus juillet 2016)
… les crises économiques qui frappent les pays occidentaux depuis deux siècles sont toutes provoquées de manière artificielle par les banquiers eux-mêmes, pour détruire intentionnellement les économies indépendantes et les placer sous le contrôle des marchés mondialisés. Ces multiples crises ne sont pas dues à des aléas conjoncturels, mais à un processus de démolition contrôlé, qui permet la concentration de la richesse…
(La guerre des monnaies. Hongbing Song)
Il est appréciable que le peuple de cette nation ne comprenne rien à notre système bancaire et monétaire. Car sinon, je pense que nous serions confrontés à une révolution avant demain matin.
(Henry Ford)
Un mélange de déréglementation économique et de réglementation de la vie quotidienne achève de transformer l'Europe en province du Nouveau Monde.
(Eloge de la fermière. Benoît Duteurtre. Le monde diplomatique août 2016)
Je veux être clair avec ceux qui, à travers le monde, veulent détruire notre mode de vie (…) nous allons vous stopper et nous allons vous battre plus durement que vous ne l'avez jamais été auparavant.
(Général Mark Miley, chef d'état-major de l'armée des Etats-Unis. 4 octobre 2016)
Quel fil peut bien relier les ministres ou anciens ministres Emmanuel Macron, Fleur Pellerin et Najat Vallaud-Belkacem, la présidente du conseil régional d'Ile-de-France Valérie Pécresse, les journalistes Jean-Marie Colombani et Christine Ockrent, l'homme d'affaires Alain Minc, le banquier Matthieu Pigasse (…) ou encore l'ancien premier ministre Alain Juppé ? Tous ont effectué un passage par la French-American Foundation (…). Tout comme cinq cents autres personnalités françaises, parmi lesquelles le président François Hollande lui-même.
(Des missionnaires aux mercenaires. Jean-Michel Quatrepoint. Le monde diplomatique novembre 2016)
Le malade idéal est celui qui le reste longtemps et survit de nombreuses années au prix de nombreux traitements très onéreux.
(L'inefficacité de la recherche est-elle programmée ? Jean Labarre. Nexus mai 2017)
On peut manipuler la santé d'une population et provoquer des maladies en modifiant, par exemple, ce qu'elle mange. On peut créer ensuite un pseudo-système de soins qui en réalité empoche des milliards sur le dos de maladies relativement faciles à prévenir ou à soigner par la seule alimentation. Et avec les millions de dollars de l'industrie, on peut également discréditer toute alternative aux traitements préconisés.
(Et si nous manquions tous d'enzymes ? Mark Rojek. Nexus mai 2017)
Yves Lenoir relevait dans les années 1970 que la foire de Chicago en 1933 exhibait, sous le titre Le siècle du progrès, une « maxime totalitaire » : « la science explore, la technologie exécute, l'homme se conforme ».
(Luc Ferry, notre opposant préféré. Fabrice Flipo. La décroissance juillet 2017)
… il a fallu préalablement construire une vision du monde partagée excluant tout référent transcendant pour célébrer l'humanité créatrice et productrice. Ce processus (…) précède l'industrialisation. Il prend place à l'intérieur de la matrice chrétienne et pose les bases d'une religion séculière. (…) Ainsi l'horloge accompagne-t-elle toute l'histoire de l'industrie occidentale, car elle donne le rythme et la cadence du travail, de l'atelier et de la cité. Aujourd'hui, elle est relayée par l'ordinateur, supercalculateur et super-horloge. (…) Ainsi Dom Hugues Minguet, moine bénédictin (…) déclare-t-il : « Le monachisme bénédictin est sans doute la plus vieille multinationale du monde. Ce qui prouve que notre technique de « moine-agement » -la règle de Saint Benoît- doit être performante. » (…) Henri Saint Simon annonce le « système industriel et scientifique, qui n'est que la mise en activité du principe divin » (1821). Le créateur tout-puissant n'est plus un Dieu supracéleste mais l'homme lui-même s'autoaccomplissant. Cette vision faustienne d'une religion terrestre et rationnelle a pour guide le progrès et la promesse d'un bien-être futur. (…) Après la seconde guerre mondiale, la cybernétique, doctrine de l'action efficace grâce à l'ordinateur, s'associe au management. Comparant les humains et les machines, le cerveau et l'ordinateur, elle vise le gouvernement des hommes par le pilotage automatique, les nombres et les algorithmes… (…) Le « siliconisme » incarne ainsi l'ultime variante libéralo-libertaire d'absorption du politique par l'industrie.
(Et l'industrie naquit dans les monastères. Pierre Musso. Le monde diplomatique juillet 2017)
Un tel climat se révèle optimal pour des hommes qui ne cessent d'aller et venir entre think tanks, salles de rédaction et bureaux ministériels. Il entretient la prospérité d'une culture sous serre dans laquelle les seules idées admises comme valides sont celles qui s'échangent à la table des luxueuses conférences…
(La redoutable influence de Riyad à Washington. Daniel Lazare. Le monde diplomatique juillet 2017)
Les restructurations sans fin des départements et des services, les changements incessants de logiciels, les multiples recompositions des métiers, les mobilités systématiques et imposées, les externalisations en cascade, les déménagements successifs brouillent tous les repères et plongent les salariés dans une précarisation subjective. (…) Cette stratégie managériale (…) les plonge dans un état de dépendance par rapport aux procédures, bonnes pratiques, etc., conçues pour eux et qu'ils n'ont plus, en tant qu'apprentis à vie, de légitimité à contester. Ils sont alors dans la nécessité de s'y raccrocher, car elles font fonction de bouées de sauvetage dans un contexte où nul ne peut compter sur l'aide des autres, qui sont autant de concurrents enfermés dans les mêmes logiques.
(Imaginer un salariat sans subordination. Danièle Linhart. Le monde diplomatique juillet 2017)
… c'est dans l'indifférence que se prépare la sélection des humains dans les éprouvettes des biogénéticiens.
(Dernier pas vers la sélection humaine. Jacques Testart. Le monde diplomatique juillet 2017)
… l'espionnage est devenu un devoir patriotique.
(Le chasseur d'histoires. Eduardo Galeano. Lux 2017)
… 2 milliards d'êtres humains, soit près d'un Terrien sur trois, (…) envoient régulièrement des informations sur le réseau numérique et (…) travaillent (…) gratuitement pour [Facebook]. (En France, c'est une personne sur deux… ) (…) il y a donc des milliards d'heures de travail volontaire et gratuit…
Seuls des niveaux de soumission volontaire absolument inconnus jusqu'alors rendent donc possible ce succès capitaliste…
(La gratuité au secours de la croissance. Denis Baba. La décroissance février 2018)
[L'Intelligence Artificielle] inaugure une ère irréversible. Si on s'y engage, la décision de revenir en arrière risque de ne plus nous appartenir longtemps.
(Fermons les laboratoires. Cédric Sauviat. La décroissance mars 2018)
… cela n'a pas de sens de faire du fric pour faire du fric… Il y a eu une époque où on avait l'impression de construire quelque chose. Un pays libre, par exemple. En fait, ce n'est pas du tout ce qu'on nous demande. (…) Et surtout… le peuple n'a rien contre. On lui jette des miettes de la table des maîtres, il est ravi !
Nous sommes des monstres. Y compris à notre propre égard. nous nous mettons nous-mêmes sous le joug : donnez nous un chef, qu'il nous humilie, ça nous plaît !
(Volia Volnaïa. Victor Remizov. Belfond 2017)
Lorsque les machines, les ordinateurs et la quête du profit sont plus importants que les gens, le triptyque fatal du matérialisme, du militarisme et du racisme est invincible.
(Martin Luther King 4 avril 1967)
A l'ère de l'information, les nouveaux seigneurs promettent liberté et autodétermination alors que leurs « boîtes noires » conduisent à l'établissement d'une oligarchie numérique.
(Mettre fin au trafic des données personnelles. Franck Pasquale. Le monde diplomatique mai 2018)
Quand le coût de l'utilisation de l'ordinateur pour se reprogrammer lui-même finit par tomber bien au-dessous de celui de l'emploi de programmeurs humains, il devient possible de licencier ces derniers et d'augmenter considérablement la puissance d'optimisation (…). Reste la dernière question clé : « Qui contrôlera, ou qu'est-ce qui contrôlera, l'explosion d'intelligence [artificielle] et ses conséquences, et dans quels buts ? »
(Max Tegmark. La Recherche mai 2018)
… plus les interactions entre individus sont standardisées (…), plus « le comportement de la totalité apparaîtra aux éléments individuels qui la composent comme doté d'une dynamique propre qui échappe à leur maîtrise ».
(Grandeur et influence des réseaux sociaux. David Chavalarias. La Recherche juillet 2018)
… cette idée qu’il est possible de vivre isolé, indépendamment des autres, comme si l’enchevêtrement des vies n’avait pas d’importance. Dans le processus d’aliénation, les personnes et les choses deviennent des ressources mobiles : elles peuvent être déplacées du monde dans lequel elles vivaient, sur des distances considérables, pour être échangées contre d’autres biens vivant dans d’autres mondes, partout ailleurs.
… les plantations de canne à sucre ont servi de modèle d’organisation des usines au cours du processus d’industrialisation : construites sur le modèle des plantations, les usines n’ont pas oublié de prendre en charge la planification de l’aliénation.
En dépossédant les peuples natifs des terres qui étaient, grâce à eux, devenues si désirables, la classe blanche des bûcherons, soldats et forestiers massacra ces forêts soigneusement clairsemées qu’ils avaient tant convoitées.
L’Amérique était le melting-pot où les immigrants pouvaient être homogénéisés pour assumer leur nouvel avenir en tant que citoyens productifs. L’homogénéisation était la condition du progrès …
(Le champignon de la fin du monde. Anna Lowenhaupt Tsing. La Découverte 2017)
Du point de vue de la logique marchande, les marchandises sont autosuffisantes. Ce sont elles les véritables acteurs de la vie sociale. Les humains n’entrent en scène qu’en tant que serviteurs de leurs propres produits. Les marchandises n’ayant pas de jambes, elles assignent aux hommes la tâche de les déplacer. Autrement, elles pourraient s’en passer complètement.
… l’économie est devenue la finalité suprême à laquelle les autres sphères de la vie étaient appelées à contribuer et à se soumettre. (…) Le sujet moderne est précisément le résultat de cette intériorisation des contraintes sociales. On est d’autant plus sujet qu’on accepte ces contraintes et qu’on réussit à se les imposer contre les résistances qui proviennent de son propre corps et de ses propres sentiments, besoins et désirs. C’est la violence envers soi-même qui définit d’abord le sujet…
L’histoire de la « démocratisation » au cours des deux derniers siècles se résume en effet essentiellement aux efforts visant à permettre à des catégories toujours plus étendues de la population d’accéder au statut de sujet (ouvriers, pauvres, femmes, immigrés, handicapés, minorités ethniques, « minorités sexuelles »)
… il existe plus de limites que jamais, plus de murs, plus de barrières électroniques, plus d’interdits, plus de « mesures de sécurité », plus d’états d’urgence.
… le « monde sans limites » est effectivement un trait majeur de notre époque, bien qu’elle produise par ailleurs, par ricochet, la multiplication des frontières et des murs.
Cette abolition de la frontière entre travail et loisirs débouche sur une société sans repos.
(La société autophage. Anselm Jappe. La découverte 2017)
On peut de moins en moins, en somme, malgré toutes les prothèses techniques censées démultiplier nos capacités.
La violence moderne pérenne, celle qui pèse sur le temps ordinaire de la vie et le reconfigure entièrement, se reconnaît à la réduction draconienne du champ des possibles.
… du retraité dont le dossier médical ou les modalités d’épargne conditionnent toute l’existence…
(Le déchaînement du monde. François Cusset. La découverte 2018)
L'Etat et l'entreprise représentent en effet "deux produits dérivés" aux XIe - XIIIe siècles de la même matrice institutionnelle, celle de l'Eglise.
(L'ère de l'Etat-entreprise. Pierre Musso. Le Monde diplomatique mai 2019)
... et j'ai compris que le climat de l'époque n'était plus à la plaisanterie, que les périmètres de sécurité devaient s'étendre sans limites, et l'autorité se montrer, fusil à la main.
(Quartier Notre-Dame. Benoît Duteurtre. Le Monde diplomatique mai 2019)
... nous devons considérer le système industriel comme totalité organisée. Cela veut dire que, loin de déroger à la condition primitive de l'homme, il est soumis aux exigences structurales qui caractérisent les civilisations quelles qu'elles soient à travers le temps. A l'instar des modes de pensée relevés dans les sociétés archaïques, l'industrialité s'est infiltrée en chacun des niveaux de la totalité humaine...
(Pierre Legendre. Argumenta et Dogmatica. Mille et une nuits 2012)
Ils nous ont par les crédits, les dettes… Le pognon. Donc, il faut qu'on refasse tout, mais sans !
(Un an avec les gilets jaunes d'Ardèche. Pierre Souchon. Le Monde diplomatique novembre 2019)
L'argent tient sa valeur de son adoption collective. Ainsi, l'unique valeur qui reste aujourd'hui est le crédit, c'est-à-dire la croyance que tout le monde va continuer de croire à l'argent. Cesser de croire à l'argent, c'est détruire ce qui tient encore l'humanité. C'est pourquoi l'argent a un tel crédit, qui est un crédit négatif. Ne le lâchons pas, sous peine d'un écroulement généralisé.
(Jean-Luc Coudray. La décroissance décembre 2019)
Grâce au contrôle des pensées, nous sommes aujourd'hui entrés dans la plus parfaite des dictatures, une dictature qui aurait les apparences de la démocratie, une prison sans murs dont les prisonniers ne songeraient même pas à renverser les tyrans. Système d’esclavage où, grâce à la consommation et au divertissement, les esclaves auraient l’amour de leur servitude.
(Le meilleur des mondes Aldous Huxley 1932)
... les gardiens misent sur notre aveuglement dans la direction où se trouve la porte ouverte.
(Solénoïde. Mircea Cartarescu. Noir sur Blanc 2019)
Ce sera le règne de l’intelligence scientifique, le plus aristocratique, le plus despotique, le plus arrogant et le plus méprisant de tous les régimes.
(Mikhaïl Bakounine)
Les religions et les Etats, les entreprises et les pays n’existent après tout que dans notre tête, dans les histoires que nous racontent nos chefs et que nous racontons à nous-mêmes. Personne n’a jamais rencontré « la France ». Personne n’a jamais serré la main à « l’Église catholique, apostolique et romaine ». Mais cela ne fait rien tant que nous avons le sentiment d’être partie prenante de telles fictions.
(Humanité. Rutger Bregman. Seuil 2020)
Depuis la Libération, il n’est pas un progrès de l’organisation capitaliste de la vie qui n’ait été précédé de sa légitimation de gauche.
(Orwell anarchiste tory. Flammarion 2020)
… le parti républicain est devenu un parti d’extrême droite, à maints égards aussi virulent que les formations autocratiques qui gouvernent actuellement la Hongrie ou la Turquie.
Aujourd'hui nous assistons à une pulvérisation de la capacité même de ne pas être d’accord, de résister et d’entendre d’autres sons de cloche. Les fondements mêmes de la possibilité de résistance sont sapés : il est plus facile de dominer ceux qui ne croient en rien, ceux qui n’ont pas de rêves, pas de passions, pas d’angoisses, pas de valeurs à revendiquer et à opposer.
(Resistenze al nanomonde. La décroissance décembre 2020)
… la bourgeoisie n’est pas concurrencée par une autre classe candidate au pouvoir. Et, en l’absence de menace monarchique ou socialiste, a-t-elle encore intérêt à la démocratie ?
(Marlène Benquet et Théo Bergeron. Le Monde diplomatique janvier 2021)
… les Etats-Unis totalisent à eux seuls 39 % de l’ensemble des budgets militaires de la planète…
(Martine Bulard. Le monde diplomatique juin 2021)
La déclaration déjà ancienne d'Henry Kissinger: "Qui contrôle le pétrole contrôle les nations, qui contrôle l'approvisionnement alimentaire contrôle les peuples", apporte l'éclairage indispensable sur un projet partagé par cette caste autoproclamée, dont le but inavoué est l'asservissement et le contrôle des foules par la dépendance, illustrée par le très fameux NSSM 200 (National Security Study Memorandum 200), ou rapport Kissinger. Répondant à une demande du président Richard Nixon et achevé le 10 décembre 1974, il a été retravaillé et adopté comme politique officielle des Etats-Unis sous la forme du NSDM 314 par le président Gerald Ford fin 1975. C'est sur ce document classifié, révélé au début des années 1990, que se sont appuyés les Etats-Unis pour asseoir davantage leur hégémonie: contrôler la population humaine, limiter le pouvoir politique des pays en voie de développement, assurer la mainmise sur les ressources naturelles étrangères, empêcher la naissance de jeunes individus hostiles à l'establishment et protéger les entreprises américaines à l'étranger de l'ingérence des nations cherchant à soutenir la croissance de leur population.
(Luc Thierry Rossi. Nexus janvier 2023)
"Nous habitons l'Olympe; l'Olympe existe et nous y sommes. Les dieux et demi-dieux ont tous les vices des hommes. Seulement, ils mangent et boivent de très bonnes choses, et rien ne leur est refusé des douceurs de la vie. Les hommes proprement dit, c'est-à-dire la majorité écrasante des êtres qui peuplent cette planète, attendent une grande part de leur bonheur possible du bon-vouloir de ces dieux et demi-dieux."
(Pierre Moussa)
Avant l'invasion Inca, le maïs était dans la majorité des communautés andines une plante d'importance alimentaire très secondaire (...). C'est l'Etat inca qui a intensifié la culture du maïs, en la rendant possible sur une vaste échelle par un ambitieux programme de construction de champs en terrasses dans tout l'empire. Ainsi, le développement de la capacité de charge de l'habitat a été mis en oeuvre par une bureaucratie qui avait besoin d'importants surplus pour reproduire la machine étatique.
(La nature domestique. Philippe Descola. Editions de la Maison des sciences de l'homme 2019)
... pourquoi ne pas rechercher au moins l'approbation et la faveur lointaine de ces hommes éclairés qui gouvernent la Piritania: ne savait-on point que les noms des plus généreux chrétiens, recueillis par le chef-du-fisc, s'en allaient là-bas, où tous admiraient les largesses! (...) "... je suis heureux de savoir que le roi Pomaré-le-Second est digne des grandes faveurs que lui a réservées l'Eternel; qu'il s'emploie de toute sa puissance à défendre le culte, à protéger le commerce et l'industrie...".
(Les Immémoriaux. Victor Segalen. Points 1985)
Celui-là même qui se hisserait jusqu'au ciel
ne serait pas pas délivré de Varuna le Roi.
Du ciel, ses espions s'avancent vers nous ici;
avec leurs mille yeux ils voient d'un bout à l'autre de la terre.
Il est à la fois leur père et leur fils,
à la fois leur aîné et le plus jeune.
Le dieu unique est entré dans la conscience;
né en premier, il est encore à l'intérieur de la matrice.
(Hymnes spéculatifs du Véda. Louis Renou. Gallimard 1956)
Roi du Dharma, Yama est le modèle des rois qui ont pour devoir de protéger, dans leur royaume, l'ordre cosmique et social, lequel se concrétise, pour les hommes, en systèmes spécifiques d'obligations et d'observances. (...) Il est fait des moyens et modes d'action, des méthodes de coercition et de répression qui caractérisent la royauté comme pouvoir sur les hommes.
Le roi Yama est ainsi appelé parce qu'il fait régner la loi en imposant aux hommes et aux êtres la tension grâce à laquelle les choses "tiennent". Un des textes védiques où cette étymologie est mise en lumière montre Yamï associée à Yama (Yamï, en l’occurrence, étant assimilée à la terre et Yama au feu): "par ces deux, toute chose est tenue". (...) Yama est le modèle du roi. (...) le roi humain rend la justice, c'est-à-dire restaure le dharma en châtiant ceux qui ont pu le léser par leurs transgressions.
... un ensemble de prières qui ont pour effet d'orner le nouveau roi de toutes les splendeurs du cosmos et de le rendre semblable à un certain nombre de dieux. Parmi ces prières il en est une qui évoque ce roi qu'est le dieu de la mort: "Voici qu'il est devenu le souverain des êtres. La mort fait son office dans sa consécration." (...) le roi, dès lors qu'il sera consacré, (...) devra mettre à mort les êtres nocifs et protéger les bons.
"... les rois sont les époux de la terre..."
(Le jumeau solaire. Charles Malamoud. Seuil 2002)
Les hommes jouissent parfois de la compagnie des Dieux, ou des génies du monde intermédiaire (...). Mais les mortels qui ont reçu de tels privilèges deviennent des Héros, des Demi-dieux. Ils rejoignent, ce faisant, les Prophètes, ces surhommes qui eurent la révélation du Veda...
Prajapati désira conquérir les deux mondes: le monde des Dieux, et le monde des hommes.
(Mythes et légendes extrait des Brâhmanas. Jean Varenne. Gallimard 1967)
« Mercure avait beaucoup d’hommes sous son empire : où est cet empire ? Il est brisé, et les peuples qu’il dominait ont passé sous l’empire du Christ. » (Augustin)
(Le culte de Mercure en Afrique. Nacera Benseddik. Tautem 2024)
Le prince occupe la position dominante et ses ministres la position subordonnée ; il en est de même des positions respectives du père et du fils, du frère aîné et du cadet, du vieillard et du jeune homme, de l’homme et de la femme, de l’époux et de l’épouse. Maître et serviteur, premier et second, tels sont respectivement le ciel et la terre.
Si un prince porte la mort chez ses voisins et s’approprie leurs terres pour accroître sa richesse et son influence sans savoir si sa guerre est un bien, où donc est sa victoire ?
(Oeuvre complète. Tchouang-tseu. Gallimard 1969)
Les enfants ont été témoins du bombardement de leur maison et de leur école, ont vécu la perte d'êtres chers et ont été déplacés ou séparés de leur famille alors qu'ils fuyaient pour se mettre en sécurité. L'ampleur du déplacement est vertigineuse: 1,9 million de Palestiniens de Gaza, soit environ 90% de la population totale du territoire, ont été contraints de fuir, souvent à plusieurs reprises. On estime que 17.000 enfants à Gaza sont non accompagnés ou séparés de leurs parents, ce qui les expose à un risque accru d'exploitation, d'abus et d'autres violations graves de leurs droits.
«Ce rapport montre que Gaza est l'un des endroits les plus horribles au monde pour les enfants», affirme Helen Pattinson, directrice générale de War Child UK. Outre la destruction des hôpitaux, des écoles et des maisons, une série de destructions psychologiques «ont causé des blessures invisibles mais tout aussi destructrices chez des enfants qui ne sont pas responsables de cette guerre», ajoute-t-elle.
Les conséquences des traumatismes vécus par ces enfants s'étendent bien au-delà de l'enfance. Les réactions traumatiques peuvent se manifester de diverses manières: une détresse émotionnelle, de l'anxiété, des changements de comportement, des difficultés relationnelles, une régression, des troubles du sommeil, des problèmes d'alimentation, ou encore des symptômes physiques. Le sentiment d'être condamné est devenu omniprésent. Presque tous les enfants (96%) ont l'impression que leur mort est imminente et 49% souhaitent réellement mourir.
(Slate. Solveig Blakowski – 12 décembre 2024)
Cuzco, le 24 septembre 1572. (…) Enchaîné et escorté par des soldats, un prisonnier monte sur l’échafaud qui a été dressé à la vue de tous et on le couche sur le dos, toujours entravé. (…) le bourreau s’approche du condamné, applique sa grande lame sur sa gorge et l’enfonce violemment à coups de maillet, jusqu’à séparer la tête du corps. (…) Tupac Amaru, le dernier empereur inca, vient d’être exécuté.
(Les Incas. Peter Eeckhout. Taillandier 2024)
… les hommes doivent être durs comme des rois pour se donner des ordres à eux-mêmes.
… on fait tout cela pour être dieu soi-même et pour représenter le dieu, selon une conception qui remonte, dit-on, à l’époque du mithraïsme.
… ce sont les « Sept Sages » (…) qui ont « jeté les bases », les « fondements » de la ville d’Uruk, alors que les remparts en « brique cuite » ont été construits par l’homme-dieu Gilgamesh qui en est le Roi…« … appelant le premier, il lui donna cet ordre :« Où que tu ailles faire rage, sois sans égal ! »(…)au sixième : « Déambule partout, sans épargner personne ! » ;et le septième, il le chargea de venin de Dragon :« Anéantis toute vie ! », lui dit-il. (…) »
(Le matin des dieux. Salvatore D’Onofrio. Editions Mimésis 2018)
Selon des documents obtenus par le Washington Post, Google a activement œuvré pour fournir à l'armée israélienne un accès à sa technologie d'intelligence artificielle dès les premières semaines du conflit à Gaza. Ces documents internes révèlent que le géant technologique collabore directement avec le ministère de la Défense israélien et Tsahal, (…). Les documents mentionnent des projets au sein de la division cloud de Google, indiquant que le ministère israélien souhaitait étendre urgemment son utilisation du service Vertex, permettant aux clients d'appliquer des algorithmes d'IA à leurs données. Un employé de Google avait d'ailleurs averti que sans un accès rapide supplémentaire, Tsahal pourrait se tourner vers Amazon, concurrent également impliqué dans le contrat Nimbus. Un document daté de mi-novembre 2023 montre qu'un employé de Google remercie un collègue pour son aide concernant une demande du ministère de la Défense.
(i24NEWS 22 janvier 2025)
Comme le révélait le média Axios, jeudi 23 janvier, les forces paramilitaires de trois entreprises privées, spécialisées dans la sécurité, devraient être déployées à Gaza dans les jours qui viennent, durant la première phase du « cessez-le-feu ». Provisoirement à l’abri des bombes, les Gazaouis seront ainsi soumis au contrôle d’une force policière au service d’Israël, dirigée par l’Egypte et les Etats-Unis. (…) Après l’invasion israélienne et le génocide , le « cessez-le-feu » imposera aux Gazaouis de subir le joug de puissances étrangères qui les déposséderont toujours plus de leur liberté de mouvement dans une Gaza dévastée, ceinturée par les forces israéliennes au nord, au sud et à l’est. D’après les sources d’Axios, d’autres forces pourraient assurer la « pacification » de l’enclave en plus de ces trois entreprises privées, dans un avenir plus ou moins proche. Si les futurs occupants de l’enclave ne sont pas encore connues et si la durée du cessez-le-feu, déjà violé à de multiples reprises par Israël qui a déjà tué 112 Palestiniens depuis son entrée en vigueur, est provisoire, une chose est sûre : les survivants de la guerre génocidaire de Tsahal à Gaza auront de nouveaux maîtres. Comme le soulignait Dana el-Kurd, chercheuse à l’Arab Center Washington, auprès de l’Orient-le-Jour, « (…) nous ne savons pas si les troupes sur place seront internationales, s’il y aura des observateurs internationaux, si Israël le permettra. (...)». Bien que les bombes ont cessé de pleuvoir sur Gaza, le cessez-le-feu n’a rien d’une victoire pour les Palestiniens. Déjà dépossédés du droit de vivre comme ils l’entendent, à peine quelques jours après l’entrée en vigueur des accords, harcelés par les snipers israéliens qui continuent de faire de Gaza leur terrain de chasse, les Palestiniens vivent dans la peur permanente de la reprise des combats.
(Laure Madat. Révolution permanente 24 janvier 2025)
… j’ai voyagé en avion avec deux ministres libériens qui se rendaient à New York. (…) Dignes et d’allures un peu désuète, effacés, trop effacés, ils retrouvaient un réflexe de défense, dans l’attente d’affronter une société capable de les écraser dans toutes les acceptions du mot. (…) Je retrouve, en consultant mes notes d’archives, des extraits de comptes rendus où figurent des phrases mêmes de certains communiqués des dernières campagnes indochinoises et nord-africaines : « Lutte continuelle dans la brousse, contre un adversaire extrêmement mobile (…). » Si la révolte du faible n’a guère varié dans sa tactique, nous nous sommes pervertis au point de ne plus vouloir reconnaître à celui-ci la qualité d’« adversaire » qu’à cette époque nous ne lui contestions pas.
(Afrique ambiguë. Georges Balandier. Plon 1957)
… après avoir obligé les chefs Gaulois à se soumettre à son autorité (…), l’empereur Auguste a adopté le vieux système méditerranéen de la « cité-état » (civitas) qui imposait à chaque peuple un centre urbain pour contrôler, par l’intermédiaire de ces élites fidèles à Rome (plus que par l’administration romaine), la gestion d’un territoire, ici avec le statut « stipendiaire », c’est-à-dire soumis à l’impôt.
(Carte archéologique de la Gaule. Le Maine-et-Loire. Provost Leroux. Académie des Inscriptions et Belles-Lettres. 2025)
Dans le camp de Sissonne, des soldats français et britanniques s’entraînent au combat urbain (…). Déployés sur le camp de Sissonne, au nord de la ville de Reims, pour deux semaines, 170 légionnaires de la 13e DBLE (Demi-brigade de la Légion étrangère) et autant de militaires du régiment Royal Welsh s’appuient mutuellement pour s’emparer de cette bourgade de 5000 habitants reconstituée avec son quartier pavillonnaire, son centre-ville, sa zone industrielle et ses affiches à l’iconographie soviétique. (…) Et avec l’Ukraine mais aussi Gaza, les enseignements sont multiples (…) « Bien sûr qu’on suit l’actualité comme tout le monde, reconnaît le colonel Brunet, on est prêt à partir (…) dès ce soir s’il le faut et ce genre d’exercice permet d’être au plus près de ce qu’il se fait actuellement dans les conflits. » (Philippe Chapleau. Ouest France 24 avril 2025)
… il intègre l'universalisme en germe dans l'empire romain : un jour, il n'y aura plus qu'une seule communauté d'hommes, tous citoyens sinon tous frères. (…) il revendique d'atteindre les extrémités du monde. Son intérêt pour le problème de la communication sous toutes ses formes (…) résulte de cet objectif et témoigne qu'il a fait sienne la construction unitaire de l'empire…
[Les chrétiens] ont vocation à être « l'âme du monde ».
Les premiers chrétiens ont donc pensé le processus de christianisation dans deux dimensions du temps et de l'histoire : l'éternité (celui de) et du Royaume (…) et celui de l'actualité vécue par le monde où ils tenaient leur place.
(Comment notre monde est devenu chrétien. Marie-Françoise Baslez. CLD 2008)
… on nous éduque pour nous rendre faibles, mais lorsque nous le comprenons, il est déjà trop tard.
(Mantra. Rodrigo Fresan. Passage du Nord-Ouest 2006)
Je crois que les gens ressentent une sorte de besoin d'être punis quand ils n'arrivent plus à accepter ce qu'ils font.
Les gens sont comme des clébards, tu sais. Un clebs que tu ne contrôles pas est un clebs malheureux. Et les clebs malheureux mordent, tu sais.
La vérité que nous élaborons n'est que la somme de ce qui arrange tout le monde…
(L'homme chauve-souris. Jo Nesbo. Folio 2002)
Le dieu monothéiste n'habite pas le monde.
« Ma place, je la trouve quand ce qui m'entoure m'intègre comme si j'étais insignifiante, pas quand l'environnement me force à m'aligner. » (Claire Denis)
Nous vivons de nos jours dans un monde où nous sommes harcelés par la question du sens.
La liberté absolue qui est aussi responsabilité absolue est une geôle (…) Le travail est devenu notre unique rituel.
Enchaîner du travail et du travail pour boucher les interstices, pour que tout laps de temps soit occupé. Nous avons très peu d'idées pour exploiter notre espace psychique. Nous l'obturons simplement.
Il y a apaisement dans la répétition. Il y a un apaisement par le fait que la question du sens ne se pose pas.
Se laisser offrir des possibilités de comportement et des attitudes toutes faites (…) peut représenter un bénéfice par rapport au fait d'être voué de manière continue à une nécessaire invention de soi, expression qui veut ici résumer une invention permanente de ses actions, de ses comportements, de ses pratiques, de ses jugements.
(Il y a des dieux. Frédérique Ildefonse. PUF 2012)
Un homme reconnu souffrant a aujourd'hui le plus grand mal à garder sa dignité, à ne pas se dégoûter lui-même, sa vie perdant de jour en jour de la valeur. Jadis, au contraire, la souffrance était attachée à la dignité humaine. Aujourd'hui il est même requis, par décence, de mourir heureux, dans le bonheur, submergé par le bien-être…
Nous devons être souriants, avoir l'air heureux, en bonne santé, pleins (et même débordants) de vie, d'énergie, pleins d'une jeunesse perpétuelle, dénuée de toute douleur. Les traces de souffrance, y compris les souffrances du vieillissement, de l'usure de l'organisme, doivent être gommées, par la chirurgie esthétique, par les vitamines du bien-être. La douleur psychique, considérée comme pathologique doit aussi absolument être résorbée, par des pilules, par des exercices de relaxation, par la méditation, par des stages de rire. (…) il faut apprendre à être heureux par tous les moyens, par des stages, par la spiritualité, avec l'aide d'un maître de vie, d'un lama tibétain, d'un conseiller matrimonial, d'un psychanalyste, avec les conseils avisés d'un coach. (…) Même lorsqu'on se relaxe, on apprend d'abord à se relaxer.
Le crime serait alors (…), à l'opposé de ce qui a cours dans un monde traditionnel, de refuser de dépasser les limites, de refuser de se chercher soi-même au bout du monde et de chercher le monde au bout de soi-même.
Le héros post-industriel s'accomplit (…) par le bien-être, dans une joie expansive (qui s'accélère, progresse, et se surmonte toujours vers de nouvelles expressions qui la rapprochent asymptotiquement d'un bonheur incommensurable et, au sens propre, vertigineux).
… nous n'assistons pas à une simple transition culturelle, un élémentaire face à face local, qui peut procéder soit par rejet soit par réinterprétation de l'autre pour gagner le cœur des hommes, mais à un processus d'assimilation totale, sans frontière, où l'autre est tour à tour (à un rythme effréné) et simultanément (confusément) autre et nous-mêmes. L'individuo-globalisme ne fait pas face à un monde particulier localisé (ce n'est pas le monde chrétien face au monde juif, ou le monde bouddhiste face au monde brahmanique) mais il traverse simultanément tous les mondes, ainsi déterritorialisés, en les polarisant pour leur conférer globalement sa forme.
Cette correspondance entre la puissance énergétique de la nature, les mystères de la science et la vérité de la tradition primordiale fait à tel point partie intégrante de la culture dominante qu'elle va de soi dans l'esprit de n'importe quel enfant de notre époque, sans qu'aucune explication ne soit fournie.
L'homme hypermoderne hanté par la finitude désespérante -temporelle et spatiale- du globe, projette l'image positive de l'infini, de la diversité infinie, d'une nature toute puissante qui ne finit jamais ni dans l'espace ni dans le temps, dont les traditions « authentiques » témoignent.
La postmodernité (…) n'est que le nouveau jeu, nouvelle illusion, d'une modernité qui s'extrapole elle-même, devenue son propre culte, par la vénération du changement, de la « mobilisation infinie » (…), de la diversité des modes d'être, de l'ailleurs toujours mouvant.
(Souci de soi, conscience du monde. Raphaël Liogier. Armand Colin 2012)
… on s'efforce de vous confiner à l'état d'embryon, puis à l'état d'enfant, de nous circonscrire, nous cerner d'écoles de prisons d'églises de vacances programmées de fêtes de calendrier et autres fadaises économiques (…), tout est toujours remis à plus tard, tout doit être conquis grâce à l'obéissance la discipline le travail l'austérité l'abstinence l'épargne calviniste et la désertion de la fantaisie (…) voyez où nous en sommes depuis que le puritanisme s'est emparé du monde…
(Christophe et son œuf. Carlos Fuentes. Gallimard 1990)
… dans la société moderne séculaire, l'accélération sert d'équivalent fonctionnel à la promesse (religieuse) de vie éternelle.
(Aliénation et accélération. Hartmut Rosa. La Découverte 2012)
Les Blancs sont d'autres gens. Ils accumulent les marchandises en grand nombre et les gardent toujours auprès d'eux, alignées sur des planches de bois au fond de leurs maisons. Ils les laissent vieillir très longtemps avant de s'en défaire avec parcimonie.
Ce sont les Blancs qui sont avares et font souffrir les gens au travail pour étendre leurs villes et y accumuler les marchandises (…) Ils s'endorment en songeant à elles comme on s'assoupit avec le souvenir nostalgique d'une belle femme. (…) Ils rêvent ainsi de leur voiture, de leur maison, de leur argent et de tous les autres biens - de ceux qu'ils possèdent déjà et de ceux qu'ils désirent encore et encore.
Leur pensée demeure constamment attachée à leurs objets. Ils en fabriquent sans relâche et en désirent toujours de nouveaux. Sans doute ne sont-ils pas si intelligents qu'ils le pensent. Je crains que cette euphorie de marchandise n'ait pas de fin et qu'ils finissent par s'y emmêler jusqu'au chaos. Déjà, ils ne cessent de s’entre-tuer dans les villes pour de l'argent et de se battre pour des minerais ou du pétrole qu'ils arrachent du sol. (…) Ils ne pensent pas qu'ils sont en train de gâter la terre et le ciel et qu'ils ne pourront jamais en recréer d'autres. (…) les Blancs ont pour habitude d'entasser leurs biens avec avarice et de les garder enfermés. Ils portent d'ailleurs toujours sur eux quantité de clefs qui sont celles des maisons où ils les tiennent cachés. Ils vivent en redoutant sans cesse qu'on ne les leur vole.
Les Blancs, eux, ne cessent de fixer leurs regards sur les dessins de leurs discours et de les faire circuler entre eux, collés sur des peaux de papier. Ils ne scrutent ainsi que leur propre pensée et ne connaissent que ce qui est déjà à l'intérieur d'eux-mêmes.
Certes, ils possèdent beaucoup d'antennes et de radios dans leurs villes, mais elles leur servent seulement à s'écouter eux-mêmes. Leur savoir ne va pas au-delà de ces paroles qu'ils s'adressent entre eux partout où ils vivent.
(La chute du ciel. Davi Kopenawa. Plon 2010)
Daniel avait le sentiment que la vie était organisée selon des schémas précis auxquels les humains, les animaux, y compris les insectes, s'accrochaient de toutes leurs forces une fois qu'ils les avaient intégrés. Dieu était une succession d'images récurrentes.
(Indian Killer. Sherman Alexie. Albin Michel 2013)
La conclusion paradoxale, mais significative, de Nietzsche est que Dieu est mort à cause du christianisme, dans la mesure où celui-ci a sécularisé le sacré . (…) Le socialisme n'est qu'un christianisme dégénéré. Il maintient en effet cette croyance à la finalité de l'histoire qui trahit la vie et la nature, qui substitue des fins idéales aux fins réelles (…) Pour le christianisme, récompense et châtiment supposaient une histoire. Mais, par une logique inévitable, l'histoire tout entière finit par signifier récompense et châtiment : de ce jour est né le messianisme collectiviste.
Le voyant (…) finit par trouver dans l'ivresse le lourd sommeil que connaissent bien nos contemporains. On dort, sur la grève, ou à Aden. Et l'on consent, non plus activement, mais passivement, à l'ordre du monde, même si cet ordre est dégradant. Le silence de Rimbaud prépare aussi le silence de l'Empire qui plane au-dessus d'esprits résignés à tout, sauf à la lutte. Cette grande âme soudain soumise à l'argent annonce d'autres exigences, d'abord démesurées, et puis qui se mettront au service des polices.
La vérité, la raison et la justice se sont brusquement incarnées dans le devenir du monde. Mais, en les jetant dans une accélération perpétuelle, l'idéologie allemande confondait leur être avec leur mouvement et fixait l'achèvement de cet être à la fin du devenir historique, s'il en était une. Ces valeurs ont cessé d'être des repères pour devenir des buts. (…) La règle de l'action est donc devenue l'action elle-même qui doit se dérouler dans les ténèbres en attendant l'illumination finale. (…) L'action n'est plus qu'un calcul en fonction des résultats, non des principes. Elle se confond, par conséquent, avec un mouvement perpétuel.
Rien n'est pur, ce cri convulse le siècle. L'impur, donc l'histoire, va devenir la règle et la terre déserte sera livrée à la force toute nue qui décidera ou non de la divinité de l'homme. On entre alors en mensonge et en violence comme on entre en religion, et du même mouvement pathétique.
… l'esprit du monde se reflétera enfin en lui-même dans la reconnaissance mutuelle de chacun par tous (…). A ce moment « où coïncident les yeux de l'esprit et ceux du corps », chaque conscience ne sera plus alors qu'un miroir réfléchissant d'autres miroirs, lui-même réfléchi à l'infini dans des images répercutées. La cité humaine coïncidera avec celle de Dieu…
La suppression de toute valeur morale et des principes, leur remplacement par le fait, roi provisoire, mais roi réel, n'a pu conduire, on l'a bien vu, qu'au cynisme politique…
« L'individualité a pris la place de la foi, la raison celle de la Bible, la politique celle de la religion et de l’Église, la terre celle du ciel, le travail celle de la prière, la misère celle de l'enfer, l'homme celle du Christ. » (Feuerbach) Il n'y a donc plus qu'un enfer et il est de ce monde…
En opposition au monde antique, l'unité du monde chrétien et du monde marxiste est frappante. Les deux doctrines ont, en commun, une vision du monde qui le sépare de l'attitude grecque. Jaspers la définit très bien : « C'est une pensée chrétienne que de considérer l'histoire des hommes comme strictement unique. » Les chrétiens ont, les premiers, considéré la vie humaine et la suite des évènements comme une histoire qui se déroule à partir d'une origine vers une fin, au cours de laquelle l'homme gagne son salut ou mérite son châtiment. La philosophie de l'histoire est née d'une représentation chrétienne…
Une société dont les savants seraient les prêtres, deux mille banquiers et techniciens régnant sur une Europe de cent vingt millions d'habitants où la vie privée serait absolument identifiée avec la vie publique, où une obéissance absolue « d'action, de pensée, et de cœur » serait rendue au grand prêtre qui régnerait sur le tout, telle est l'utopie du Comte qui annonce ce qu'on peut appeler les religions horizontales de notre temps.
… il n'y a nullement transformation objective, mais changement subjectif de dénomination. Il n'y a pas de miracle. Si le seul espoir du nihilisme est que des millions d'esclaves puissent un jour constituer une humanité à jamais affranchie, l'histoire n'est qu'un songe désespéré. La pensée historique devait délivrer l'homme de la sujétion divine ; mais cette libération exige de lui la soumission la plus absolue au devenir. (…) C'est pourquoi l'époque qui ose se dire la plus révoltée n'offre à choisir que des conformismes. La vraie passion du XXème siècle, c'est la servitude.
L'accélération propre à notre temps atteint aussi la fabrication de la vérité qui, à ce rythme, devient pur fantôme.
L'Occident, dans ses grandes créations, ne se borne pas à retracer sa vie quotidienne. Il se propose sans arrêt de grandes images qui l'enfièvrent et se jette à leur poursuite.
L'innocent (…) n'est défini, et tout entier, que par son comportement. Il est le symbole de ce monde désespérant, où des automates malheureux vivent dans la plus machinale des cohérences…
Finalement, la société capitaliste et la société révolutionnaire n'en font qu'une dans la mesure où elles s'asservissent au même moyen, la production industrielle, et à la même promesse.
Le mythe de la production indéfinie porte en lui la guerre comme la nuée l'orage.
(L'homme révolté. Albert Camus. Folio 1951)
Pour le sujet façonné par le libéralisme, en phase avec son époque, toute personne structurée, en capacité de dire non, de poser des limites, est en effet un malade. (…) Avez-vous remarqué comme les libéraux, qu'ils soient économiques ou/et culturels, raffolent de la qualification de psychorigidité pour renvoyer leurs contradicteurs ? (…) En bons esprits totalitaires qu'ils sont, les libéraux psychologisent les dissidents avant de pouvoir les psychiatriser, car leur liberté sans limite est par essence totalitaire.
(Psychorigidité. Professeur Foldingue. La Décroissance novembre 2014)
… [les Etats-Unis] furent le refuge de tous les « mauvais garçons », de tous les « hors la loi » européens, qu'ils surent emprisonner dans les cadres rigides de la morale protestante…
Pour écrire un livre de génie, il faut avoir quelque chose de nouveau à dire, quelque chose qui n'ait pas été dit auparavant. Un film qui ne pourrait être compris et admiré que de peu de monde serait voué à l'échec et son « producer » à la faillite.
Tout enrichissement moral ou intellectuel exigeait jusqu'à présent des efforts et était toujours proportionnel aux efforts déployés par les hommes pour l'atteindre. Le cinéma vient dissocier la notion de l'effort et celle de l'enrichissement spirituel, intellectuel.
… le travail de la lecture doit se compléter par un travail intellectuel intérieur d'assimilation où notre imagination lui donne sa teinte, sa nuance individuelle. Illustré, il limite l'horizon de notre travail individuel, il fixe définitivement les images flottantes et emprisonne le libre essor de notre intellect. Le cinéma a ce défaut à la nième puissance. Le livre peut, par ce qui reste inexprimé, être générateur de travail intérieur ; le film ne peut éveiller que la dose de curiosité qu'il est susceptible de satisfaire immédiatement. (…) Le cinéma (…) réduit tout, pensée et sentiment, à leur plus simple expression. Tout en lui et avec lui devient primaire. (…) La noblesse du caractère est remplacée par la distinction du vendeur de grand magasin, un assaut héroïque par un pugilat, un argument par un coup de poing.
Leur mépris de l'intelligence est prodigieux.
« L'exercice même de l'intelligence n'est pleinement encouragé que s'il s'adapte au cadre commun ; s'il s'en écarte (…), on le qualifierait presque de pathologique. De là une tendance grandissante à réduire toutes les vertus à celle, primordiale, de la conformité. »
« Le bon professeur dans l'Ouest et le Sud, c'est celui qui ne dit rien que ne puissent approuver les trusts et les grands industriels ou banquiers de l'endroit, les pasteurs des sectes dominantes, les membres élus de la magistrature. »
« Standardiser l'individu afin de pouvoir mieux standardiser le produit qu'on lui vendra. »
« (…) toujours c'est le même chantier de bois, la même station de chemin de fer, le même garage Ford, la même crèmerie ; les mêmes maisons en forme de boîtes, les mêmes boutiques (…) les mêmes produits nationaux standardisés, recommandés par une réclame standardisée… Les journaux, à 5000 kilomètres de distance, présentent la même composition (…). Si l'un étudie dans une Université et si l'autre est barbier, nul ne peut les distinguer, ils sont interchangeables. »(Lewis Sinclair)
« L'immense développement de la grande presse (…) avec sa publicité, ses éditoriaux fabriqués en série dans les cadres standardisés sans merci, tend rapidement à détruire toute diversité dans le sentiment populaire. Il n'est pas actuellement de pays où l'opinion publique soit plus implacablement travaillée et alignée. On ne lui laisse aucun répit... »
« Nous sommes le plus grand peuple du monde. (…) En matière de religion, de foi, de pratique morale, nous autres protestants sommes exactement ce que l'homme doit être et nous sommes aussi les meilleurs combattants qu'il y ait sur la terre. Comme peuple, nous sommes (…) socialement le plus développé. D'autres nations pourront se tromper, choir, mais en ce qui nous concerne, nous sommes à l'abri (…). Nous avons été choisis par Dieu pour sauver et purifier le monde par notre exemple. » (Ku-Klux-Klan, interpreted. F. Bohn. American Journal of Sociology Janvier 1925).
M. A. Siegfried d'après qui nous citons ce passage suggestif, ajoute : « j'avoue que ces lignes me paraissent exprimer, à la lettre, le point de vue des masses américaines, dans les profondeurs de l'Ouest. »
L'idéal qualitatif se trouve remplacé par l'idéal quantitatif (…). La durée comme indice de valeur est suppléée par un symbole extérieur d'appréciation que sont les dollars. Les hommes jeunes n'ont pas d'autre but que la puissance de l'argent, ni d'autres exemples que ceux des hommes qui ont réussi les premiers.
« Des livres darwinistes ont été brûlés publiquement, dans la vallée du Mississipi, par des ministres baptistes, devant les foules enthousiastes et complices. Les pasteurs qui enseignent la résurrection physique des corps, la réalité matérielle des flammes de l'enfer, la stricte exactitude des récits de la Genèse, maudissent l'évolution comme un scandale. »
… convertir la société humaine, multiple, variée, puisant sa richesse dans la gamme des différences qui séparent un être d'un autre, en une sorte de fourmilière, de ruche, où chaque individu a des fonctions mécaniques à accomplir automatiquement (…) où disparaît et meurt ce qui distingue l'homme de l'animal : la conscience, la puissance de la pensée abstraite, le génie …
(L'abomination américaine. Kami-Cohen. Flammarion 1930)
… mais où est la part de mystère aujourd'hui ? Est-ce qu'on est obligé d'être au courant de tout en permanence ?
(Tu me manques. Harlan Coben. Belfond 2015)
… c'était Satan qui dictait ce que les Indiens croyaient et disaient, et c'était pour cela qu'ils n'avaient pas une foi unique, confondaient le Bien et le Mal et avaient tant d'opinions différentes et d'idées diverses : Le Diable leur transmet des milliers d'illusions et de mensonges, décréta-t-il.
(Le chasseur d'histoires. Eduardo Galeano. Lux 2017)
S'ils refusent de comprendre que nous leur apportons un bonheur mathématiquement exact, notre devoir sera de les obliger à être heureux. Mais avant de recourir aux armes, nous essayons la parole.
… c'était autrefois, aux temps préhistoriques, (…) quand on découvrait toutes sortes d'Amériques. Mais aujourd'hui, qui a besoin de tout cela ?
Chaque matin, (…) par millions, nous nous levons comme si nous ne faisions qu'un. (…) nous nous mettons Unitairement au travail, et le soir, Unitairement, nous terminons notre journée. Fondus en un corps unique aux millions de bras…
Et pour se débarrasser d'un boulon défectueux, il y a la main habile, la pesante main du Bienfaiteur, l’œil exercé des Gardiens…
… nous vivons à la vue de tous, toujours inondés de lumière. Nous n'avons rien à nous cacher les uns aux autres. De plus cela allège le travail noble et pénible des Gardiens.
(Nous. Evgueni Zamiatine. Actes Sud 2017)
On a réduit la notion d'humain au minimum, à l'élémentaire. On a simplifié l'humain à l'extrême. C'est devenu une machine qui fonctionne sur la base de métabolismes. (…) Tout peut être ainsi traduit en algorithmes. Et c'est l'Intelligence Artificielle qui est susceptible de gérer ces algorithmes. C'est ça l'erreur. On a éliminé de la notion de vivant tout ce qui relevait du symbolique, du langage, de la représentation mentale, de la représentation culturelle.
(Des déserts médicaux à l'Intelligence Artificielle. Jean-Michel Besnier. Nexus mai 2018)
… un monde où l'agentivité se trouve dissociée du soi sentant, désirant, pensant, corporé et localisé. C'est le terminus final de la séité : une cécité radicale de l'âme, la possibilité suggérée d'un monde dépourvu de l'enchantement de la vie, un monde sans soi, sans âmes et sans futurs, seulement des effets.
(Comment pensent les forêts. Eduardo Kohn. Zones sensibles 2017)
… une époque dont l'apparente tiédeur consensuelle camoufle mal une brûlante violence idéologique, (…) le vernis faussement bienveillant d'un système qui condamne, plus que jamais, le monde à l'atrophie des singularités, mimétisme moutonnier, hurlement avec les loups, haro sur le baudet, (…) la conformité la plus écrasante et la plus uniformisante, celle-là même qui ne saurait admettre ni le doute, ni les errements, ni les contradictions.
(Un chat un chat. Michel Poulard. La Décroissance septembre 2018)
En distillant des principes généraux, les théoriciens espèrent que d’autres les compléteront avec des cas particuliers, sinon que « compléter » n’est jamais si simple. C’est un véritable arsenal intellectuel qui aide à consolider le mur entre concepts et histoires…
(Le champignon de la fin du monde. Anna Lowenhaupt Tsing. La Découverte 2017)
En prenant le contrôle de certains animaux et de certaines plantes, les humains se sont extraits de la nature, ils se sont « dé-naturés », (…) au lieu de se percevoir au milieu de la nature, les humains se seraient sentis en droit d'en prendre possession.
… l'omniprésence de la mort et de la souffrance dans [le christianisme], avec son dieu, fils de Dieu, torturé sur la croix, et ses nombreux saints longuement martyrisés, partout représentés comme tels dans les espaces sacrés ou privés.
(Les dix millénaires oubliés qui ont fait l'histoire. Jean-Paul Demoule. Fayard 2017)
Toute société fétichiste est une société dont les membres suivent des règles qui sont le résultat inconscient de leurs propres actions, mais qui se présentent comme des puissances extérieures et supérieures aux hommes, et où le sujet n’est que le simple exécuteur des lois fétichistes. (…) les sujets de la marchandise ne sacrifient pas consciemment au culte du fétiche marchand : ils croient, au contraire, poursuivre leurs « intérêts ».
La valeur marchande consiste également en une sorte d’« annihilation du monde » (…). La multiplicité du monde disparaît face au toujours-égal de la valeur des marchandises produite par le côté abstrait du travail.
… le concret perd son rôle central dans la vie et se trouve réduit à n’être qu’une étape, un support dans l’automouvement d’une abstraction…
Le fait qu’on aille partout seulement du même au même, sans rencontrer d’altérité, de telle sorte que tout est égal à tout, comme en témoignent la démolition des frontières entre générations et sexes, la manipulation génétique et la procréation assistée, la possibilité de choisir son propre corps ou encore le monde sans corps et sans limites, sans frontières entre le moi et le non-moi, des jeux vidéo…
… le déni de la multiplicité du monde, sa réduction à une masse indistincte qui a pour seule fonction d’être à la disposition du sujet et de lui procurer un sentiment de toute-puissance.
… se cramponner toute sa vie durant à des fantasmes permettant de maintenir les illusions originelles de toute-puissance (y compris le fantasme de s’unir à son propre parent de sexe opposé et d’avoir un enfant avec lui…
… la limitation à la « réalité », au sens le plus plat du terme, le manque d’imagination et le dénigrement de l’« utopisme » au nom du « réalisme » – cette espèce de capitulation face à la réalité sociale, comme si elle était « naturelle » – s’accompagne d’un remplacement des choses perçues directement par des images fabriquées industriellement et qui souvent ne respectent aucune forme de « réalité » ni de ses limites.
Nous sommes entrés dans une société de responsabilité de soi : chacun doit impérativement se trouver un projet et agir pour lui-même pour ne pas être exclu du lien, quelle que soit la faiblesse des ressources culturelles, économiques et sociales dont il dispose.
Les individus contemporains sont désorientés par l’obligation permanente de prendre des décisions pour presque chaque aspect de leur vie, sans toutefois vraiment pouvoir décider de rien. Ils ne peuvent plus s’excuser d’être nés en province, ou femme, ou dans une famille ouvrière ou immigrée, ou encore avec un certain physique : s’ils n’ont pas la vie qu’ils désirent, c’est de leur faute, et de leur faute seulement. C’est qu’ils n’ont pas assez travaillé, mal suivi leur régime, pas acheté le bon modèle de portable, pas assez bien « géré leur couple »…
La valorisation du capital, et la vie sociale qui en résulte, ne sont pas seulement vides, elles sont surtout insensées. Rien n’y compte pour soi-même, et chaque être humain doit subordonner sa personnalité réelle, ses inclinations et ses goûts aux exigences de la valorisation – jusqu’à devenir un quantified self mesurant et « partageant » en permanence ses « données » personnelles, notamment physiques, à l’aide d’« applications mobiles ». La vie est soumise à une rationalisation totale, le moindre acte devant être utile et productif, et elle sera gérée par des technologies. La marchandisation totale de la vie, même intime, ne signifie pas nécessairement que tout est effectivement à vendre, mais que tout est soumis aux exigences d’efficience et de gain de temps, de performance et de garantie des résultats …
(La société autophage. Anselm Jappe. La découverte 2017)
La croyance obligée dans le « bonheur », comme valeur unique ou but accessible, est devenue sa névrose, et compte tenu du mensonge qu’elle charrie, la source d’un ressentiment explosif.
(Le déchaînement du monde. François Cusset. La découverte 2018)
L’église romane présente l’image de l’homme, mais elle offre avant tout le symbole de l’homme parfait, c’est-à-dire le Christ Jésus. Notons d’ailleurs que le mot Jésus, en lettres hébraïques, signifie l’homme.
... l'essence même du judaïsme qui reconnaît en Dieu le Saint, c'est-à-dire celui qui ne se laisse surtout pas rejoindre et encore moins contenir par l'aspiration religieuse naturelle des hommes, celui qui s'oppose en tous points à l'idole fabriquée par les conceptions sacralisantes des hommes. (...) Le saint, en ce sens, est le séparé. Le sacré, dans ces conditions, n'est que le versant présentable de ce qui en réalité se tient dans la confusion de l'humain et du divin, dans le brouillage du désir qui est, pour Levinas, l'expression religieuse authentique...
(Le symbolique, le Sacré et l’Homme. Henri de Lumley. CNRS Editions 2019)
... ce n'est plus la marchandise qui habite nos vies, mais nous qui habitons désormais son univers... (...) La marchandise voudrait devenir notre élément naturel et nutritif, comme une sorte de fluide dans lequel on évoluerait à volonté.
(C'est un nouveau type de personnalité que le capitalisme produit en série. La décroissance mai 2019)
... Macron n'est pas seulement Macron. Il est une certaine façon de ne pas comprendre, de plier les métiers, les actes, les pensées à la logique de ce qu'il sait reconnaître, d'organiser la vie dans la massivité d'un présupposé général, de forcer toute chose à se ressembler, de tout quantifier, évaluer à l'aune d'un étalon générique et crétin, d'être aimanté par la réussite, le plébiscite, d'être excité, de façon infantile, par le monumental et les signes extérieurs de réussite.
(Misères du théâtre politique. Olivier Neveux. Le Monde diplomatique mai 2019)
Il faut que le développement se développe, que le marché marche... et que la prophétie s'exécute!
"Le développement" substitue, sans réserve ni modération, du rien à quelque chose. Sa mission première semble en effet de prescrire vos besoins, là où vous devez aller, pourquoi vous agissez et dans quelle perspective!
Car, la règle du "développement" est d'avancer sans se préoccuper de savoir ou de vérifier comment, pourquoi, jusqu'à quel point et avec quels résultats!
(Pour en finir avec la civilisation. François de Bernard. Yves Michel 2016)
... conjurer par le mythe et les liturgies le danger du délire (...). Aujourd'hui, le langage est vécu et théorisé comme pure information, les sciences laïcisées ont recyclé les doctrines démodées à travers la sophistication technique de la notion de message. Cependant, le seul fait d'interroger le monde, fût-ce par le truchement de machines toujours plus perfectionnées, témoigne de l'inéluctable impératif scénique.
Nous avons eu le magistère stalinien (Staline énonçant la doctrine du Parti sur la linguistique), la subversion insidieuse du langage par le nazisme. De nos jours, la doxa des sociétés gestionnaires se fonde sur des postulats analogues, qu'il est aisé de déceler du côté de l'étrange duo neuro-sciences/ sciences économiques et de leurs prolongements dans les domaines épistémologiques convoités (psychologie, sociologie, médecine, droit...). (...) la mise en scène d'instances et d'auteurs médiatiques jouant le rôle de "Truth Makers" fonctionne à grande échelle...
Nous vivons - drame et farce à la fois - les effets massifs des idéaux libéraux-libertaires dont se soutient la Religion industrielle et qui, sous l'emblème du Marché, métamorphose les fidèles (les fidèles d'un culte) en clients. La langue américaine, érigée en nouvelle hiéroglossie, diffuse ses mots sacrés, parmi lesquels "shopping", applicable en tous domaines. (...) En ce début de XXIème siècle, cette doctrine investit le monde entier (...); elle est une arme de conversion, aussi efficace et redoutable que la Croisade...
(Pierre Legendre. Argumenta et Dogmatica. Mille et une nuits 2012)
Les civilisations antiques, mais encore médiévales, affectionnent les symboles et les allégories. A l'époque moderne, les relations deviennent plus brutales (...). Le rapport que la res publica entretient avec le sacré est en effet ambigu, car l'idée simple du passage d'un monde primitif religieux à un monde évolué laïque ne peut se soutenir tant, depuis l'Antiquité, la divinité porte d'atours profanes et tant, y compris dans les périodes les plus récentes, la norme technique se pare de voiles sacrés.
Une logique subjectiviste où le devoir-être ne pouvait jaillir que de la liberté du sujet s'est alors imposée au monde occidental.
C'est dans la religion monothéiste qu'il convient de repérer les signes précurseurs de la modernité juridique parmi lesquels se distinguent (...) les dogmes respectifs et corrélatifs de la volonté et de la souveraineté. (...) Depuis le mythe du péché originel (...), l'homme n'est plus considéré comme étant capable de saisir, par une docile observation de la nature, les valeurs qu'il convient de suivre pour atteindre les conditions d'une vie bonne (...). Il lui faut (...) investir un souverain dont il réputera valides tous les décrets (...). La souveraineté (...) est ainsi au droit ce que le miracle est à la théologie.
(Dieux et hommes, modèles et héritages antiques, volume I. Jacques Bouineau. L'Harmattan 2018)
… nous avons chacun notre « moi » (…)… D’une simple mascarade au masque, d’un personnage à une personne, à un nom, à un individu, de celui-ci à un être d’une valeur métaphysique et morale, d’une conscience morale à un être sacré, de celui-ci à une forme fondamentale de la pensée et de l’action, le parcours est accompli…
(Sociologie et anthropologie. Marcel Mauss. PUF 2013)
... nous choisissons dans le fatras de possibilités, de probabilités, d'irréalités et d'étrangetés, une seule structure que nous nommons "réalité" et sur laquelle nous nous reposons pour pouvoir vivre.
(Solénoïde. Mircea Cartarescu. Noir sur Blanc 2019)
Quand je parcourais ces textes de loi et tous les interdits qui quadrillent le monde, j’avais l’impression qu’un filet invisible couvrait le ciel, la terre, les montagnes et les villages.
A partir de maintenant, c’est le règne du monde matériel. Le marché va imposer le même mode de production à tous les habitants de la planète, les obliger à l’adopter comme une civilisation, s’ils ne veulent pas crever.
Les masses tombées dans l’inertie, la jeunesse qui a troqué l’idéalisme contre l’hédonisme, la politique où l’hypocrisie et l’arrivisme sont désormais les vertus requises pour une réussite rapide, la manipulation et la falsification sans vergogne de l’opinion publique…
(Le vieux jardin. Hwang Sok-Yong. Zulma 2005)
(…) dans les sociétés modernes la sécularisation et la perte d’influence des religions établies a entraîné une dissémination du sacré hors du champ religieux. On le retrouve là où on ne l’attendait pas, dans la mise en scène du pouvoir ou des évènements sportifs, dans les lieux de mémoire, dans les symboles et les rituels nationaux, dans des valeurs éthiques (la vie, la patrie, les droits de l’Homme), dans la dévotion aux idoles du show business. Le développement de cette sacralité séculière (…) démontre (…) qu’il remplit une fonction au-delà du périmètre religieux.
(Jean-Marie Husser. Les nouvelles de l’archéologie juin 2020)
… le tourisme semble avoir perdu une bonne partie de sa capacité d’émancipation et d’adaptation. Sur fond de renforcement des inégalités d’accès aux vacances, sa fonction compensatoire des frustrations quotidiennes en fait un sanctuaire de consommation et de consolation. A ce titre, il constitue une puissante machine à dépolitiser et à individualiser sur le modèle de l’industrie du bonheur.
(Philippe Bourdeau. Le monde diplomatique juillet 2020)
La psychose collective, nourrie par le spectacle médiatique, a également permis le basculement vers une numérisation intégrale de nos vies professionnelles, sociales et intimes. Progressivement, mais à vive allure, l’entièreté de notre existence va être déterminée par des machines algorithmiques. Ces dernières imposent une vision du monde plastique, hygiéniste, standardisée, dans laquelle nous sommes bâillonnés et privés de notre capacité à sentir, à toucher, à frémir, à réfléchir, à imaginer, à rencontrer des inconnus, à accueillir l’autre, à crier notre révolte.
(Raoul Anvélaut. La décroissance juillet 2020)
L’être est humain dans la mesure où il est un être social. Et il est libre dans la mesure où la société l’est. (…) On peut dire que c’est lorsque l’être humain est pleinement conscient de sa place dans le monde et agit avec raison qu’il est vraiment libre. (…) Les mécanismes de soumission tels que l’isolement, l’oubli du passé et l’enfermement dans la vie privée fonctionnent à la perfection, assistés comme jamais par la technologie.
(Miguel Amoros. La décroissance juillet 2020)
… le consumérisme effréné, la désocialisation, l’insécurité culturelle et l’instabilité psychique poussent à un conformisme hystérique se cachant derrière la fausse originalité, la subversion branchée, la « rebellitude » qui doit sans cesse désigner un « Mal » pour se rassurer d’être dans le « camp du Bien ». (…) C’est un univers de suspicion généralisée où l’accusation vaut condamnation et le réflexe de juger sur pièce devient, en lui-même, compromettant… Tout cela dénote une ambiance glaçante et authentiquement totalitaire.
(Lieux communs. La décroissance juillet 2020)
Il faut faire en sorte que l’accès au savoir devienne de plus en plus difficile et élitiste. Que le fossé se creuse entre le peuple et la science, que l’information destinée au grand public soit anesthésiée de tout contenu à caractère subversif. (…) on diffusera massivement, via la télévision, des divertissements flattant toujours l’émotionnel ou l’instinctif. On occupera les esprits avec ce qui est futile et ludique. Il est bon, dans un bavardage et une musique incessante, d’empêcher l’esprit de penser. (…) En général, on fera en sorte de bannir le sérieux de l’existence, de tourner en dérision tout ce qui a une valeur élevée, d’entretenir une constante apologie de la légèreté ; de sorte que l’euphorie de la publicité devienne le standard du bonheur humain et le modèle de la liberté. Le conditionnement produira ainsi de lui-même une telle intégration, que la seule peur – qu’il faudra entretenir – sera celle d’être exclus du système et donc de ne plus pouvoir accéder aux conditions nécessaires au bonheur.
L’homme de masse, ainsi produit, doit être traité comme ce qu’il est : un veau, et il doit être surveillé comme doit l’être un troupeau. Tout ce qui permet d’endormir sa lucidité est bon socialement, ce qui menacerait de l’éveiller doit être ridiculisé, étouffé, combattu. Toute doctrine mettant en cause le système doit d’abord être désignée comme subversive et terroriste et ceux qui la soutienne devront ensuite être traités comme tels.
(L’obsolescence de l’homme. Gunther Anders 1956)
… il existerait une histoire de l’Occident linéaire et déterminée dans la voie du « Progrès », une « culture occidentale » dans une « société occidentale » vues comme homogènes et qui n’auraient donc jamais été traversées de heurts et de conflits violents.
(Nadjib Abdelkader. La décroissance novembre 2020)
Je prédis l’époque où le nouveau pouvoir utilisera vos paroles libertaires pour créer un nouveau pouvoir homologué, pour créer une nouvelle inquisition, pour créer un nouveau conformisme. Et ses clercs seront clercs de gauche.
(Pier Paolo Pasolini)
… une conception optimiste de l’humanité constitue carrément une menace. Un danger d’État. Un risque de sédition. Cela implique en effet que nous ne sommes pas des animaux égoïstes qui doivent être dressés, contrôlés, régulés d’en haut. Cela signifie que l’empereur est nu. Une entreprise dont les employés sont animés d’une motivation intrinsèque se débrouille très bien sans cadres. Une démocratie dont les citoyennes et citoyens sont impliqués n’a pas besoin de politiciens.
… la menace de la violence est toujours présente. Partout. (…) La fiction de l’argent est imposée par la violence.
On inculque à la nouvelle génération, de plus en plus profondément, les règles d’une société de la performance. C’est une génération qui apprend à se fondre dans une course sans fin où le « succès » se mesure surtout en fonction de votre CV et de votre salaire. Mais c’est aussi une génération qui va moins à contre-courant. Une génération qui rêve, ose, fantasme et explore encore moins.
(Humanité. Rutger Bregman. Seuil 2020)
La raison humaine ne peut s’empêcher de se poser des questions métaphysiques sur le début ou la fin de l’Univers, même si elle bute sur des difficultés insolubles et devient un abîme pour elle-même. (…) Il devient alors difficile de distinguer ce qui relève ou dépasse du cadre légitime d’un travail scientifique. (…) Il y a par ailleurs quelque chose de rassurant à imaginer que nous pourrions modéliser l’évolution de l’Univers. On retrouve ainsi, grâce à la science, un moyen d’agir sur la nature et ce qui nous échappe.
(Marie Guéguen. Sciences et Avenir janvier 2021)
… « la mémoire collective chrétienne adapte à chaque époque ses souvenirs des détails de la vie du Christ et des lieux auxquels ils se rattachent aux exigences contemporaines du christianisme, à ses besoins et ses aspirations »
(Halbwachs, 1971)
… ceux qui renâclent au techno-zombisme généralisé n’auront qu’à aller se pendre sous les hourras des sociologues de la « start-up nation »...
(La Décroissance février 2021)
Le "bon curé" semble inconnu à la parémiologie française...
Dans les archives de la ville de Vevey, il est fait mention d'un servant "esprit follet" ou "tschauteret" qui au milieu du XVIème siècle et particulièrement en 1551 (...) se livrait à toute espèce de farces, tapage et malice. Le conseil de ville (...) donna ordre (...) de maçonner toute issue de la susdite tour afin que le "tschauteret" ne pût pas y entrer s'il était dehors et ne pût pas en sortir s'il était dedans.
(Croyances, mythes et légendes des pays de France. Paul Sébillot. Omnibus août 2002)
« Afin que tous soient un, comme toi Père tu es en moi, et comme je suis en toi, afin qu’eux aussi soient un en nous, pour que le monde croie que tu m’as envoyé. » (Evangile de Jean 17, 21)
« Et tous nous serons un, unis dans un même ensemble. » (Hernan Cortès)
« Il n’y a plus ni Juif ni Grec, il n’y a plus ni esclave ni libre, il n’y a plus ni homme ni femme ; car vous êtes tous un en Jésus-Christ. » (Epître aux Galates)
Au XVIème siècle, devenir chrétien, c’est bien davantage qu’une affaire de foi et de salut : c’est un geste politique et un choix de société, c’est l’adhésion sans réserve à un nouveau mode de vie, avec son cortège d’engagements et de servitudes.
… l’appétit illimité des Européens lui apparaît comme une étape inaugurale de la modernité…
… ils n’ont pas eu l’impression de commettre de grands crimes. Tout était guidé par la volonté divine puisque Notre Seigneur trouvait bon que cette terre soit conquise, qu’on la reprenne et qu’elle échappe à l’emprise du démon.
S’instaure un nouveau rapport au monde qui passe par une appropriation systématique sous forme d’images.
« Le processus fondamental de l’âge moderne, c’est la conquête du monde en tant qu’image conçue. » (Martin Heidegger)
Le global est aussi l’arène de transformations profondes qui échappent aux humains, comme la circulation des virus qui déciment les populations amérindiennes et bouleversent le paysage démographique, ou la déforestation due à l’essor de l’élevage extensif.
… il maîtrise des codes de reconnaissance distincts, il décrypte des mots, des objets, des concepts qui appartiennent à des mémoires différentes. Cette forme d’intelligence humaine nous rappelle qu’une intelligence artificielle qui ne serait qu’un clone de l’intelligence occidentale, incapable d’enjamber les sociétés et les civilisations, ne serait qu’un leurre.
La sécularisation de nos modes de vie et de nos imaginaires, les transformations des liens familiaux et des formes de dépendance, la vulgarisation des idées de la médecine au XIXème siècle et de la psychanalyse au siècle dernier, les séquelles de tous les romantismes rendent opaques les catégories et les émotions des débuts de l’âge moderne.
(Conversation avec un métis de la Nouvelle Espagne. Serge Cruzinski. Fayard 2021)
Nous nous comportons exactement comme ceux que nous accusions d’avoir une mentalité obtuse de « primitifs », en forgeant notre mythe par une puissance du rationnel qui devient insensible à toute critique et refuse tout débat. Une histoire s’est ainsi imposée depuis deux siècles aux civilisés que nous sommes dans laquelle progrès et techno-science sont les idoles à vénérer sur la voie de la démesure. Cette cosmogonie ne peut que nous conduire au dénouement inévitable, le chaos…
(Alain Gras. La décroissance juillet 2021)
Le catholicisme, avec son immobilité formidable, ses dogmes absolus, ses terribles anathèmes…
(Quinze jours au désert. Alexis de Tocqueville. Le passager clandestin 2011)
... ces Indiens étaient des délinquants potentiels.
C'est grâce au spectacle que la Conquête de l'Ouest entre dans la légende.
"Tu es un homme blanc et je suis un Indien. Tu veux me faire changer pour que je fasse comme toi. (...) il va falloir que j'apprenne à mentir; et puis il va falloir que j'apprenne à devenir cupide. Ensuite, je pourrai venir chez les gens, juste comme si c'était chez moi, et leur prendre ce qui est à eux." (Red Cloud)
(Ce qui est arrivé à Wounded Knee. Laurent Olivier. Flammarion 2021)
A gauche, on respecte l'autorité publique envers et contre tout (...). La gauche révère la Science et écoute ses experts même s'ils sont perclus de conflits d'intérêts. La gauche aime l'organisation, le volontarisme politique et la bureaucratie...
(Bernard Legros. La décroissance mars 2022)
... la fin de la nature comme pur espace d'évasion voire, osons le mot, de liberté. (...) La parenthèse hors de la sphère socio-professionnelle quotidienne, de ses normes parfois assommantes et de ses codes établis devient de plus en plus difficile à ouvrir. Il découle inévitablement de ce genre de colonisation de l'espace naturel par la société technicienne un conformisme latent auquel la population doit accepter de se soumettre sans arrêt, sans que plus aucune césure ne soit possible.
(Le Platane. La décroissance juin 2022)
Le "contrôle horizontal" consiste en une surveillance mutuelle entre les individus (...). Sous couvert de démocratisation du contrôle et d'intérêt général, le contrôle horizontal offre en pâture, aux "bons citoyens", tout individu qui s'écarterait de la "norme" édictée par les institutions.
(Marielsa Salsilli. Nexus mai 2022)
... du "vocabulaire dont nous sommes obligés de nous servir pour la description et l'analyse des processus de la mentalité primitive. Il est tout à fait inadéquat, et risque à chaque instant de les fausser. Il a été construit par des psychologues, des philosophes, des logiciens formés par la doctrine aristotélicienne et aussi peu fait que possible pour l'étude de processus qui sont loin d'être semblables à ceux qu'Aristote se proposait pour objets." (Levy-Bruhl)
Habité par le sentiment quasi mystique d'être un missionnaire de la science...
(Tenatsali ou l'ethnologue qui fut transformé en Indien. CNRS Editions 2022)
Comment savoir si, réellement, l'artiste paléolithique aurait-il eu tellement honte de la visibilité de son sexe qu'il en aurait été conduit à représenter des mains à la place de corps humain? (...) Cet exemple met bien en évidence l'extrême ethnocentrisme de l'approche psychanalytique, qui prétend pourtant faire appel à un psychisme universel. La pseudo-explication par la honte, qui vient d'être mentionnée, s'appuie certes sur le corpus freudien, mais aussi sur la "théorie psychanalytique de la honte" élaborée par Claude Janin, qui expose que ce sentiment serait constitutif de l'être humain: en se redressant nos ancêtres auraient subi une "honte originaire" due à l'exhibition de leur sexe. Cette thèse - ou plutôt ce mythe d'origine - semble bien n'être qu'une tentative de scientifisation de l'épisode biblique bien connu selon lequel, après la faute, Adam et Eve se découvrirent nus et en eurent subitement honte. C'est très exactement là le mythe évolutionniste et européocentrique de l'apprentissage de la pudeur par l'interdiction d'exhiber son corps nu (...) comme l'a bien montré Hans-Peter Duerr qui a dénommé ce récit moderne des origines "mythe du processus de civilisation".
"La capacité symbolique a été représentée pendant des siècles comme une dotation spécifique ou une improvisation réservée à l'Homme, ce qui assurait à la théologie la faculté de maintenir son emprise territoriale avec l'assentiment tacite d'une science qui, plus ou moins consciemment, rejetait encore les implications ultimes du continuisme phylogénétique et de son consubstantiel matérialisme." (Tort 2019)
(La caverne originelle. Jean-Loïc le Quellec. La Découverte 2022)
"... Darwin reconnaît chez les animaux et les plantes sa propre société anglaise, avec sa division du travail, sa concurrence, ses ouvertures de nouveaux marchés, ses "inventions " et sa malthusienne "lutte pour la vie". C'est le bellum omnium contra omnes (la guerre de tous contre tous) de Hobbes..." (Karl Marx)
"Celui que Dieu a maudit, celui qui a encouru Sa colère (..) ceux-là ont la pire des places et sont les plus égarés du chemin droit." (Le Coran S5 V60)
(Les incroyables erreurs sur l'histoire de l'humanité. Ibrahima Mbengue. L'Harmattan 2022)
Exterminer les "bêtes nuisibles" est une façon de contribuer activement à libérer le monde des composantes du mal et à faire advenir la transfiguration du cosmos. (...) De nos jours, (...) dans le cadre de la modernisation, la lutte contre les "parasites" est devenue une partie de l'"hygiène" générale.
Cette éthique défend une liberté de choix individuelle qui peut - et doit même parfois - passer outre les règles comportementales considérées autrefois comme fondamentales. (...) Il faut donc être soi-même juge et critique de son propre comportement afin de s'améliorer. (...) Ces péchés doivent d'abord être pleinement reconnus, en présence d'une personne habilitée pour cela.
(Zarathoustra et sa religion. Michael Stausberg. Les belles lettres 2022)
Avec l'émergence des religions de salut, et notamment du christianisme, (...) au voyage se substitue la promesse, donnée dans la forme de la prophétie. L'attente prend la place de la distance.
..." il a fait de nous une autre figure, afin que nous ayons l'âme d'un petit enfant, comme s'il nous remodelait."
"Je serai leur Dieu et ils seront mon peuple" (...) je serai tout ce que les hommes peuvent honnêtement désirer (...) en un mot tous les biens, afin que, comme dit l'apôtre: "Dieu soit tout en tous." Celui-là sera la fin de nos désirs, qu'on verra sans fin, qu'on aimera sans dégoût, qu'on louera sans lassitude: occupation qui sera commune à tous, ainsi que la vie éternelle. (Augustin)
Voilà ce qui sera à la fin sans fin. Et quelle autre fin nous proposons-nous que d'arriver au royaume qui n'a point de fin? (Augustin)
"Ils ne prendront point de femmes, elles ne prendront point d'époux, mais ils seront comme des anges puisqu'ils seront les enfants du Dieu de la résurrection." (Eusèbe de Césarée)
(Utopia. Jean-Louis Poirier. Les belles lettres septembre 2022)
Comment des représentations idéalisées, donc partiellement fausses, peuvent-elles prédire ou expliquer quoi que ce soit à propos de la réalité du monde qui nous entoure? Le cas de modèles climatiques est particulier (...). Peut-on avoir confiance en leurs prévisions? La réponse est oui, car ce sont des modèles scientifiques comme les autres (...). L'argument sceptique visant à remettre en cause leur validité au nom de leurs idéalisations ne tient donc absolument pas.
(Julie Jebelle. La Recherche octobre 2022)
"Les Grecs ont progressivement vidé le mythos de toute valeur religieuse et métaphysique. Opposé aussi bien à logos que, plus tard, à historia, mythos a fini par dénoter tout "ce qui ne peut pas exister réellement". De son côté le judéo-christianisme rejetait dans le domaine du "mensonge" et de l'"illusion" tout ce qui n'était pas justifié ou validé par un des deux Testaments..." (M. Eliade)
... "le provincialisme occidental (...) commençait l'histoire avec l'Egypte, la littérature avec Homère et la philosophie avec Thalès." (M. Eliade)
... "privé du mythe, c'est-à-dire des paroles sacrées qui donnent aux gestes pouvoir sur la réalité, le rite se réduit à un ensemble réglé d'actes désormais inefficaces, à une reproduction inoffensive de la cérémonie, à un pur jeu." (R Caillois)
(Une mythologie berbère. Hassane Benamara. L'Harmattan 2022)
Le discours juridique et moral, que ce soit en Grèce ou à Rome, présente toujours les magiciens comme des personnages douteux, voire de véritables criminels. C'est pourquoi, au IVème siècle avant JC, Platon les bannit de sa cité idéale: le sorcier est l'antithèse du philosophe.
(Débauches antiques. Christian Georges Schwentzel. Vendémiaire 2023)
La phobie de toute forme de souillure conduit également le superstitieux à procéder à un contrôle strict de son corps: en témoignent les restrictions qu'il met en œuvre dans ses déplacements, ses gestes et modes de contact avec les autres. Il s'adonne à une forme de discipline de soi, versant dans l'excès...
... l'image peinte n'est pas nécessairement le reflet ou le prolongement d'un acte effectivement réalisé, elle peut jouer le rôle de substitut.
... la volonté de rendre compte de tout ce que nous ne comprenons pas: rien ne doit échapper au contrôle et à l'entendement des scientifiques. Or c'est précisément une manière d'éluder toute possibilité de réfléchir sur le polythéisme et la part d'altérité irréductible qu'il renferme pour nous.
"Le rôle du plaisir dans l'expérience religieuse est un aspect des religions anciennes qui a été négligé par les historiens modernes élevés dans la tradition platonicienne et chrétienne: l'idée que l'homme puisse atteindre le même bonheur que les dieux par les plaisirs physiques s'est perdue dans ce long processus de renoncement à la chair et de séparation entre le monde spirituel et le monde temporel. Il est certainement vrai que dans le monde antique dieux et hommes étaient unis dans leurs plaisirs, et divisés seulement par le temps alloués à leur jouissance. (...) L'idée que les hommes et les dieux puissent partager les plaisirs lors d'une fête religieuse n'implique pas la croyance dans le fait que les plaisirs humains sont eux-mêmes divins." (Oswyn Murray)
(Au plaisir des dieux. Adeline Grand Clément. Anacharsis 2023)
"Ce qui est écrit dans les manuels scolaires, dans le livre de géographie par exemple, je le tiens en général pour vrai. Pourquoi? Je dis: tous ces faits ont été confirmés des centaines de fois. Mais comment le sais-je? Quel témoignage en ai-je? J'ai une image du monde. Est-elle vraie ou fausse? Elle est avant tout le substrat de tout ce que je cherche et affirme. Les propositions qui la décrivent ne sont pas toutes également sujettes à vérification." (Wittgenstein)
[Chaque mythologie] est constituée d'éléments reçus comme vrais, qui orientent notre façon de concevoir le monde avant même que nous le percevions. En tant qu'image du monde, elle lui préexiste et constitue l'"arrière-plan dont j'ai hérité sur le fond duquel je distingue entre vrai et faux". (Wittgenstein) (...) Platon le premier a reconnu la puissance politique de l'idée d'un jugement dernier, devant lequel tout défunt devait passer, décidant d'une part des récompenses et des châtiments, d'autre part de la destination finale de l'âme: l'enfer, le purgatoire ou le paradis. La vie après la mort devient ainsi une menace dans ce monde, en donnant une valeur absolue aux normes sociales et en punissant leur irrespect d'une sanction allant de la mort définitive à la souffrance éternelle.
... "la loi générale de la croissance et de la mort des êtres vivants définit le mot vie en une sorte de pléonasme. Alors tout est clair, tout est identifié. Mais, à notre avis, plus court est le procédé d'identification, plus pauvre est la pensée expérimentale." (Bachelard)
(L'aube des mythes. Julien d'Huy. La Découverte 2023)
Il s'agit par exemple du Maïouma, fête associée à des spectacles et réjouissances aquatiques, donc dénudées. Ces fêtes sont vivement critiquées par les autorités chrétiennes, en raison de leur caractère licencieux, et taxées de paganisme. (...) des comportements considérés par les élites comme contradictoires avec un mode de vie chrétien, et l'accusation de paganisme a en ce sens une fonction de mise à distance et de stigmatisation, qui sert finalement à mieux définir les contours de la communauté chrétienne.
(Le Proche-Orient. Catherine Saliou. Belin 2020)
... en uniformisant l'obsession d'appropriation du réel, la modernité a effacé de notre esprit tout autre rapport possible au monde de la technique, c'est-à-dire à celui de l'intervention de l'homme sur son milieu.
Si au Proche-Orient la conscience de l'universel a bien une origine, cette dernière s'ancre probablement dans la confrontation avec le phénomène des plantes survitales et son interprétation. Plutôt qu'un hôte résidant sur la terre au même titre que tous les êtres vivants, l'homme se positionne désormais au coeur d'une cosmologie d'un genre nouveau.
L'arrêt de production des graines-ancêtres transforme la relation de l'individu au monde. Désormais, l'homme perd de facto son pouvoir vitalisant sur les végétaux (...). Sa dimension existentielle la plus importante redevient son individualité propre. (...) La standardisation grandissante du mode d'inhumation (...) est une autre tendance trahissant l'existence de rituels bien définis. Cette codification pourrait bien refléter une distance nouvelle par rapport aux pratiques originelles, auxquelles se substituent désormais un symbolisme formel.
... une déformation propre à la pensée moderne: sa difficulté chronique à concevoir une motivation technique indépendante d'une perspective d'accroissement de puissance.
(Les graines de l'au-delà. Nissim Amzallag. Editions de la Maison des sciences de l'homme 2023)
... certains ethnologues ont cru pouvoir construire des théories totalisantes, visant à réduire les différentes modalités amérindiennes d'organisation socioterritoriale dans un schéma explicatif unitaire...
(La nature domestique. Philippe Descola. Editions de la Maison des sciences de l'homme 2019)
... la confrontation entre une société "du dedans", celle d'Indiens agrippés à la reproduction mimétique des grands cycles rituels de naguère, et une société "du dehors", dominée par l'appareil d'Etat et la religion catholique.
(La moitié du monde. Jacques Galinier. PUF 1997)
"L'Occidental veut tout savoir du premier coup, et c'est pourquoi, dans le fond, il ne comprend rien." (Roger Bastide)
... sous une apparence d'objectivité et de stricte rigueur scientifique, est mis en place un adroit tour de passe-passe comparable à celui d'un illusionniste. Sur des hypothèses hautement douteuses est édifié un système d'une logique imparable. Si en outre, la démonstration s'appuie sur des schémas et statistiques, rien à dire: elle est "scientifique". Elle suscite - impose - l'approbation muette du néophyte, incapable, quant à lui, de dissiper le brouillard théorique dont on la recouvre.
(Le souffle du mort. Dominique Sewane. Plon 2020)
... saisit-on ce que comporte ici de viol de conscience l'évangélisation par concepts judéo-chrétiens? Si beaucoup rapproche, beaucoup aussi éloigne la société esquimaude, société de combat, de principes de charité et de renonciation au monde. (...) La doctrine chrétienne dans toute sa rigueur ne peut être comprise que dans le cadre d'une société "assistée" par des interventions extérieures. Ce sera ici l'assistance sociale danoise.
"Il s'agit de faire la lumière sur ce crime chrétien par lequel on a essayé de soustraire le christianisme, morceau par morceau, à Dieu, si bien qu'aujourd'hui le christianisme est aux antipodes du christianisme du Nouveau Testament." (Kierkegaard)
L'exaltation de la technologie et de l'économisme sera bientôt telle que l'on en viendra à juger non seulement inutile la pensée qui n'est pas immédiatement rentable, mais dangereuse.
(Les derniers rois de Thulé. Jean Malaurie. Plon 1989)
Une forme de catholicisme subsiste et fait plus que subsister: gouverne la société; mais on est là dans ce que Danièle Hervieu-Léger appelle "une catholicité laïcisée", une religion qui s'est assimilée à la culture et que celle-ci a incorporée.
... en devenant une histoire plus proche du christianisme que de l'histoire juive, l'histoire d'Ernie Lévy allait ouvrir la voie à l'universalisation de la victime, juive ou non, chrétienne ou non-chrétienne, comme sacrée. (...) "C'est dans ce contexte biblique que nous avons lu avec émotion ces pages poignantes, ruisselantes de spiritualité victimale, le regard intérieur fixé sur le Juste par excellence, Jésus, le premier des Justes, le Seul Juste". (Pierre Blanchard)
Elie Wiesel va jouer (...) un rôle décisif en contribuant puissamment à la sanctification des Juifs assassinés (...) Wiesel va pouvoir trouver les éléments de ce que j'appellerai une théologie de l'oxymore (...). Voici ce qu'écrit Schwarzschild: "Et ainsi nous nous trouvons toujours en suspens entre deux impératifs opposés: nous ne pouvons ni ne devons parler [de l'holocauste], et pourtant parler nous devons. Dieu ne peut être interpellé et pourtant Il doit l'être." Paradoxe, dit encore Schwarzschild, qui ne peut être surmonté, sinon messianiquement. Comment ne pas voir là la matrice de ce que sera l'espèce de théologie négative de Wiesel, au sens où le choc des propositions contradictoires permet seul de penser l'impossible lien de Dieu et d'Auschwitz?
... Wiesel lui-même contribuera largement à faire des récits des survivants et des survivants eux-mêmes "l'équivalent juif [...] des saints et des reliques", comme l'écrit le rédacteur en chef de la New Republic, Léon Wieseltier. (...) Auschwitz est "un mystère qui nous dépasse et nous subjugue".
... ce mot d'Antoinette Fouque disant, à propos de la découverte de la contraception, que les femmes ont transformé un progrès technique en un mouvement de civilisation (...), qu'elles ont "fait muter une révolution "chaotique" en un élan "évolutionnaire" permanent et infini".
... tout cela signifie que les Juifs de la Shoah sont devenus, pour lui comme pour tout le monde, "les crucifiés par excellence", pour reprendre la formule de Pascal Bruckner (...). Personne, ou presque, ne rechigne devant la christianisation des morts de ce qui porte maintenant le nom de "Shoah".
... "les scènes de repentir, d'aveu, de pardon ou d'excuses qui se multiplient sur la scène géopolitique" se font "dans un langage abrahamique [qui est] devenu l'idiome universel du droit, de la politique, de l'économie ou de la diplomatie." (Derrida)
"Nous, grands pourfendeurs de tabous; nous, ennemis déclarés des opiums populaires, désacralisateurs joyeux des superstitions et des mythes archaïques, n'avons-nous pas réinventé un univers sacré?" (Jean-Claude Guillebaud)
(Du héros à la victime: la métamorphose contemporaine du sacré. François Azouvi. Gallimard 2024)
Afin que personne ne pût à l'avenir se targuer d'ignorance, le Réformateur commença de lire, en les entourant de parlers profus, tous les interdits qui n'avaient pu, en ce jour, s'illustrer par des exemples. Il expliquait donc avec ces mots à demi piritané dont nul ne riait plus - ce qu'il fallait entendre par Vol; ce que l'on nommait Propriété; ce que signifiait: Achat, Vente, Location, Adultère et Bigamie, Séduction, Testament, Ivrognerie (...). Ainsi faisaient la Rivière et les Hommes: on jette un pont; les eaux l'emportent, et l'homme rebâtit. Ainsi de la Loi et des gens: on fait la faute; on fait la route; et l'on refait tout à loisir. (...) On considérait aussi, non sans désir, ces filles dites "Concubines" dont le corps et les embrassements avaient sans doute une vertu spéciale, puisque leurs ébats relevaient de vocables nouveaux.
Le baptisé savait, désormais, (...) que la femelle-errante des nuits ne se hasarde pas autour des chrétiens fidèles...
Déjà il n'usait plus de prières toutes faites, épuisées par les autres hommes et bonnes à tout obtenir! Mais suivant le conseil des Missionnaires, il apprêtait chacune de ses paroles à Iésu, selon ses différents besoins.
(Les Immémoriaux. Victor Segalen. Points 1985)
"... quand les dieux, applaudissant avec zèle, se situaient dans l'intervalle, sur le long chemin détourné". Allant à la quête du Principe, le poète évoque ici son affinité avec cet Etre primordial (l'Ancien, le Père), qui se situe au-delà du monde phénoménal (le monde dirigé par "les dieux") (...). En fait, la mythologie, tout comme le rituel, ne pouvaient manquer de conduire tôt ou tard à la réflexion abstraite.
Ainsi s'amorçait un vaste mouvement de réduction, de dé-mythologisation. Les aèdes avaient l'impression (...) que la diversité phénoménale, y compris la diversité mythologique, est l'effet d'un jeu, d'une maya; que la vérité, l'essence des choses (le satyasya satyam), se situe au-delà (...). La mythologie s'estompe et se fige, l'accent se porte sur les pouvoirs abstraits et les forces élémentaires; la recherche des origines prend le pas, décidément, sur la description et la narration.
(Hymnes spéculatifs du Véda. Louis Renou. Gallimard 1956)
(…) toute connaissance doit se conformer à quelque chose pour être vraie. Mais ce quelque chose ne peut pas être déterminé uniquement par la connaissance.
… le saint, même s’il ne réside pas dans les forêts des montagnes, n’a pas plus d’influence que s’il vivait caché du monde. Ce n’est pas qu’il se cache lui-même, mais il se trouve caché. Dans l’antiquité, ce qu’on entendait par ermite n’était pas un homme qui vécût terré et ne se montrât pas, ni qui fermât la bouche et ne s’exprimât pas, ni qui cachât son savoir et ne le révélât pas. S’il se faisait ermite, c’est qu’en son temps, la vie était détraquée. Si la vie de l’époque l’avait favorisé, son influence se serait manifestée dans le monde entier. (…) Comme la vie en son temps le réduisait à rien dans le monde, il approfondissait ses racines et s’en tenait au comble de la tranquillité afin d’attendre son heure.
(Oeuvre complète. Tchouang-tseu. Gallimard 1969)
En s’appropriant ces endroits sacrés dans une narration totale, les Incas démontrent et justifient leur ascendance sur l’ensemble des ethnies, et incorporent l’origine de chacune dans une histoire impériale à la fois cosmologique et universelle.
Ils s’imposent (…) comme les intermédiaires directs entre les hommes et les divinités, et assoient ainsi naturellement leur autorité. Et s’ils se permettent d’agir de la sorte, c’est parce qu’ils sont le peuple élu, (…) ils accomplissent une mission sacrée dont ils sont les protagonistes (…), ils légitiment de cette façon leur domination en transformant la conquête par des étrangers, en retour des ancêtres.
… on trouve d’un côté des populations qui pensent en termes et selon des modèles mythiques, et de l’autre des envahisseurs qui agissent de manière froide et purement tactique. Même si bien entendu les conquistadors sont aussi des croyants, c’est en un Dieu unique et véritable, supérieur évidemment aux fausses idoles plus ou moins diaboliques que vénèrent avec superstition les natifs.
La différence de mentalité (…) entre le Péruvien et l’Espagnol du XVIème siècle (…), c’est que le premier croit en plusieurs dieux et les craint tous tandis que le second ne croit qu’en un seul et méprise tous les autres.
(Les Incas. Peter Eeckhout. Taillandier 2024)
… les hommes doivent être durs comme des rois pour se donner des ordres à eux-mêmes.
(Le matin des dieux. Salvatore D’Onofrio. Editions Mimésis 2018)
… nous autres Américains, nous nous sentons très proches de la France (…). La Révolution américaine occupe dans notre mythologie la même place que 1789 dans la mythologie française…
(La danse de l’araignée. Alexander Alland. France Loisirs 1984)
Je me suis souvent demandé quel choc pourrait ébranler ce monde des formes figées où l’homme musulman s’était englué. (…) une condamnation lucide de la paralysie morale, du « despotisme » des mots et des formes, une protestation contre une civilisation où l’exégèse tue la pensée, où l’irréalisme a maintenu une « tradition » qui ne recouvre souvent qu’un mythe.
… cette morale petite-bourgeoise, importée par certains coloniaux de l’époque récente, précautionneux, timorés et économes, qui ne vise qu’à justifier la sécheresse du cœur et de l’intelligence. (…) C’était comme un monotone refrain de censeurs.
Sur les murs, les affiches publicitaires du cinéma (…) composent une guirlande inattendue : Tarzan l’invincible, Démon noir, Cavalier Miracle, Justiciers du Far West, Apache cheval de la mort, Terreur du Ranch. Toute une mythologie nouvelle à portée de regard attire donc, partout dans le monde, le même public affamé d’impossible et de héros nouveaux.
Refuser le conformisme et les idées reçues (depuis combien de temps?) entraîne immédiatement l’accusation de subversion.
Un jeune garçon kongo s’adresse à l’un des soldats tunisiens en faction auprès des bâtiments universitaires et ouvre un bref dialogue : « Tu es indépendant, toi ? - Oui. - Depuis combien de temps ? - Depuis cinq ans. - Seulement cinq ans et tu es déjà blanc ? »
(Afrique ambiguë. Georges Balandier. Plon 1957)
L’unité de notre culture reste essentiellement tributaire de la formulation de problèmes unificateurs, c’est-à-dire de nature à effacer les partitions académiques du savoir (…), donc à vaincre, grâce à leur fonction relationnelle, la durable emprise de la tendance positiviste à la particularisation et à la fragmentation.
… notre imperméabilité polémique à l’expérience magique et à ses formes historiques de réalité devient l’imperméabilité magique à l’expérience qu’implique la réalité de notre monde, prise comme paradigme. (…) Cette violence dépend précisément du présupposé que le monde décidé et garanti est le seul possible, que la présence sans risque est la seule modalité effective, que la datité est la seule forme de réalité que la présence puisse expérimenter.
L’analyse du problème des pouvoirs magiques dans l’histoire de l’ethnologie nous a donc révélé, une fois encore, la limitation durable de notre horizon historique et le caractère circonscrit de notre humanisme.
(Le monde magique. Ernesto De Martino. Bartillat 2022)
… la protection et la patrimonialisation des biens naturels et culturels sont des réactions modernes à des processus modernes d’aliénation et de déprédation ; elles visent à lutter dans un contexte historique particulier contre des situations de dépossession et d’humiliation. De sorte qu’il est difficile de considérer la protection et la patrimonialisation comme découlant de valeurs universelles puisque l’état du monde qu’elles visent à corriger, et le sentiment même qu’une correction est nécessaire, sont eux-mêmes tout à fait particuliers. (Philippe Descola)
(Archéologie de l’Amazonie. S. Rostain C. J. Betancourt. Éditions de la Maison des Sciences de l’Homme 2025)
A l'époque, les autorités françaises réquisitionnaient d'office tous les fils de chefs ou de notables et les envoyaient à l'Ecole des otages, afin de s'assurer la soumission de leurs pères. Ils y recevaient une formation qui leur permettait de devenir domestiques, boys, cuisiniers ou fonctionnaires subalternes : copistes, télégraphistes, infirmiers.
(L'étrange destin de Wangrin. Hampaté Bâ. 10/18 1992)
C'est alors que m'est tombée dessus toute l'horreur de Paris, toute l'horreur de la langue française, (…) de notre condition de métèques…
(Les détectives sauvages. Roberto Bolano. Folio 2006)
15 décembre 1851 : Honte à cette nation lâche, pourrie de mercantilisme, (…) à ses jacobins matamores, à sa bourgeoisie égoïste, matérialiste, sans foi ni esprit public, à son prolétariat imbécile toujours avide d'excitations et toujours prêt à toutes les prostitutions.
(Honte au suffrage universel ! Proudhon. Le monde diplomatique Janvier 2009)
Les lumières de Paris apparurent enfin, mille mètres sous l'avion. Des milliers d'individus, agglomérés devant leur ordinateur, leur téléviseur, ou collés à leur téléphone portable. D'une certaine manière, il s'agissait là de la forme la plus moderne et dangereuse d'hystérie collective : un groupe gigantesque d'humains aux esprits connectés par le monde de l'image. Une folie moderne à laquelle personne ne pouvait échapper.
(Le syndrome [E]. Franck Thilliez. Fleuve noir 2010)
Les Français, prompts à juger…
(Vladivostok. Cédric Gras. Phébus 2011)
Nous sommes dans un système où tout est bloqué, où il ne faut rien dire. C'est la France.
(Les abandonnés de la république. Gery, Mathieu, Gruner. Albin Michel 2014)
… la dérive scientiste et paternaliste du pouvoir et de « l'élite » qui ont consacré le matérialisme comme philosophie nationale et qui ont très peur de la singularité, de l'originalité, de la marge, de l'inhabituel, du transcendantal. En France, on préfère souvent la sécurité et le confort à l'audace et la liberté… D'ailleurs seule la Chine copie de près notre modèle, y compris législatif, de discrimination des minorités spirituelles. (…) le cadenas social qui verrouille la reconnaissance de la diversité et de la créativité…
(Jean-Luc Martin-Lagardette. Nexus mars avril 2018)
... avant comme après 1789, la France a toujours recours à une fiction -le droit divin puis la volonté générale- pour justifier l'absolutisme d'un organe concret -le roi puis l'assemblée nationale- dont les initiatives ne sauraient souffrir d'aucune contestation.
... au discours révolutionnaire qui consista à fondre le corps des représentés dans celui des représentants, l'auteur le tient pour un obstacle épistémologique qui fonctionne, pourrait-on surenchérir, comme la rhétorique christique, par laquelle le dogme catholique de la transsubstantiation prétend que le pain et le vin célébrés lors de l'Eucharistie ne sont autres que le corps et le sang du Christ.
(Dieux et hommes, modèles et héritages antiques, volume I. Jacques Bouineau. L'Harmattan 2018)
... le vieux rêve d'une société de propriétaires-citoyens obsédés par l'ordre.
(Jean-Louis Rocca. Le Monde diplomatique novembre 2019)
(…) dans les sociétés modernes la sécularisation et la perte d’influence des religions établies a entraîné une dissémination du sacré hors du champ religieux. On le retrouve là où on ne l’attendait pas, dans la mise en scène du pouvoir ou des évènements sportifs, dans les lieux de mémoire, dans les symboles et les rituels nationaux, dans des valeurs éthiques (la vie, la patrie, les droits de l’Homme), dans la dévotion aux idoles du show business. Le développement de cette sacralité séculière (…) démontre (…) qu’il remplit une fonction au-delà du périmètre religieux.
(Jean-Marie Husser. Les nouvelles de l’archéologie juin 2020)
Les religions et les Etats, les entreprises et les pays n’existent après tout que dans notre tête, dans les histoires que nous racontent nos chefs et que nous racontons à nous-mêmes. Personne n’a jamais rencontré « la France ». Personne n’a jamais serré la main à « l’Église catholique, apostolique et romaine ». Mais cela ne fait rien tant que nous avons le sentiment d’être partie prenante de telles fictions.
(Humanité. Rutger Bregman. Seuil 2020)
… le fichier TAJ (…), dans lequel policiers et gendarmes enregistrent les personnes pour lesquelles il existe « des indices graves ou concordants rendant vraisemblable qu’elles aient pu participer, comme auteurs ou complices, à la commission d’un crime, d’un délit ou de contraventions de cinquième classe » (…). Au 15 novembre 2018, 18,9 millions de personnes faisaient l’objet d’une fiche, c’est-à-dire près de 30 % de la population française…
(Laurent Bonelli. Le monde diplomatique juillet 2020)
… transformer les Indiens en catholiques suppose aussi de soumettre le corps et l’âme de chaque colon. La frontière est ainsi poreuse, dans l’imaginaire des élites, entre les « Sauvages » du Canada et les « gueux » du royaume.
La Nouvelle-France est conçue comme un lieu d’éradication des forces du désordre, des vieilles croyances populaires comme des conduites scandaleuses auxquelles s’adonnent les classes subalternes : sus aux superstitions, aux rites saisonniers, au carnaval, aux danses, aux charivaris, aux débauches et à l’oisiveté ! Toutes les déviances et les résistances qui s’offre à l’ordre moral nouveau de la Contre-Réforme catholique doivent être impitoyablement traquées. (…) C’est précisément, pour les élites, l’un des enjeux du monde colonial que de constituer un terrain de délégitimation – et de construction discursive – des formes de la culture populaire.
(L’Amérique fantôme. Gilles Havard. Flammarion 2019)
Vichy fut, plus qu’aucun autre groupe social, la création d’experts et de membres de professions libérales (…). Et juger Vichy, c’est juger l’élite française.
(Robert Paxton)
… entre 2015 et 2019, le virologue Bruno Canard et son équipe du CNRS ont essuyé cinq refus de l’Agence nationale de la recherche pour leurs projets concernant les coronavirus, jugés non prioritaires.
(Dominique Pinsolle. Le Monde diplomatique décembre 2020)
… la légitimation de la colonisation française en Extrême-Orient, au Maghreb et en Afrique Noire, la France jouant désormais à l’égard des indigènes qu’elle a soumis le même rôle bienfaiteur que, jadis, Rome à son égard. (…) l’assimilation implicite des campagnes françaises sous la Troisième République à la situation inférieure de la Gaule chevelue à la veille de la conquête romaine (…). C’est la civilisation urbaine, dont Rome constitue le modèle absolu, qui contribue par ses bienfaits à sortir le monde rural arriéré de son retard social. (…) la République laïque et démocratique, incarnation du progrès et de la modernité…
(L’archéologue. Juin 2021)
... le sang répandu dans la guerre est offert à Dieu pour le triomphe de la France, "comme Marie au pied de la Croix offrit le sang de Jésus-Christ pour la rédemption du monde".
(Théodore Delmont)
"Et tu vas, en mourant, rejoindre les héros de ton histoire épique [de la France], les hommes des Croisades et de la grande République, et la petite bergère de Lorraine que tu chantas."
(Romain Rolland)
Les dieux aiment cet accord entre le grivois et le sacré (...). La santé, la protection, la prospérité dépendent de leur bon plaisir et ce dernier naît des excès humains, ferveur et rires confondus. (...) Les pensées, claires dans les vallées, s'obscurcissent dès l'atterrissage en France quand nous retrouvons les mille difficultés de dire ici l'importance d'une harmonie, ailleurs.
(Solstice païen. Loude, Lièvre, Nègre. Editions Findakly 2007)
… l’agressivité propre au conducteur français est remplacée ici par cet amour de l’imprévu qui baigne la culture africaine.
Dupont (…) tenait à se faire passer pour un petit commerçant mollasson à peine capable de vivre de son maigre fonds. (…) Pendant ce temps, l’argent allait grossir un compte bancaire en France.
(...) Dupont aimait l’Afrique mais pas les Africains. (…) Dupont ne s’occupait des Africains que pour leur vendre quelque chose ou opposer sa stature de Français à celle des « petits nègres », fonctionnaires locaux ou paysans qui, à ses yeux, étaient primitifs et superstitieux.
(…) il est clair que les centaines de Dupont éparpillés dans le pays prélevaient, pour les services rendus, un bénéfice fabuleux, et s’enrichissaient en même temps qu’ils enrichissaient la mère patrie. Cet argent « fructifiait » dans des banques françaises et serait finalement dépensé en France.
… on ne peut guère douter que les Français ne souhaitent pas que les Africains aient des diplômes médicaux d’une valeur équivalente à ceux que possèdent leurs propres médecins. Pour les Français, la médecin africain a un statut inférieur, et sa clientèle se limite aux Africains qu’il soigne.
(La danse de l’araignée. Alexander Alland. France Loisirs 1984)
… une proclamation de fidélité à cette trinité insolite que constituent Dieu, l’Administration et la Tribu. Les Yémisèm ont fait avec ostentation, de cette triple soumission, leur devise :
« Le plus haut, au-dessus de la tête : Dieu trois fois Saint.
Au milieu, au niveau du cœur : l’Administration et le Gouvernement français.
En bas, au niveau des genoux : la Tribu. »
(Afrique ambiguë. Georges Balandier. Plon 1957)
… la France est le dernier pays d’Europe à posséder un territoire colonial en Amazonie, en l’occurrence la Guyane (…), c’est presque toujours une vision nationaliste qui prédomine. Un regard tourné vers soi, sans évaluation suprarégionale, considérant ce territoire artificiellement tracé comme une entité indépendante. Une vision néocolonialiste inacceptable.
(Archéologie de l’Amazonie. S. Rostain C. J. Betancourt. Éditions de la Maison des Sciences de l’Homme 2025)
La démocratie prétend placer l’homme du commun, le pauvre, au premier plan, elle le nie en refusant toute valeur à la connaissance vulgaire, en exaltant le riche en esprit : le docteur (…). En droit le peuple souverain décide de tout, en fait il ne sait rien. Comme les progrès de la science ne cessent de rétrécir le domaine du sens commun, sous le couvert de la mythologie de la liberté et de l’égalité, les institutions fondamentales de la démocratie se vident insidieusement de leur contenu. (…) La psychologie individuelle ? C’est l’affaire des psychologues. La politique ? Celle des politologues.
(Le système et le chaos. Bernard Charbonneau. Anthropos 1973)
Nous avons été envoyés pour vous aider à vous sauver…
« … ceux qui vivent en dehors des réductions (…) vivent comme des sauvages dans le vice et le péché. » Les réductions permettent aussi de fixer les errants qui sont appelés d'une façon générique des vagabonds, et qui font craindre toute sorte de débordements et de délits (…) La colonisation a fragilisé les communautés et les maladies ont ruiné des régions entières, mettant sur la route de nombreux Indiens. (…) Peut-être suspecte-t-on aussi certains Indiens qui sont sur les routes d'être en réalité des prêtres indigènes qui, passant de village en village, les confortent dans l’idolâtrie et animent la résistance au christianisme.
L'attitude des Espagnols, tant au niveau civil qu'au niveau religieux, conduit à concevoir deux sociétés ou deux républiques séparées, l'une pour eux, l'autre pour les Indiens. Ils ne doivent pas vivre parmi les Indiens.
Ainsi, les Indiens acceptent les chrétiens dès lors qu'ils ne portent pas atteinte à leur croyance et à leur mode de vie (…) Le « principal » de Texcoco don Carlos dénonce un christianisme à géométrie variable, en soulignant que les religieux leur interdisent d'avoir des concubines et de boire mais laissent les Espagnols agir comme cela.
S'il convient que les Indiens s'hispanisent en partie, il ne faut pas qu'ils s'affirment comme les Espagnols, on pourrait y voir de la moquerie et même pire, une volonté manifeste de paraître les égaux des Espagnols. Les Indiens doivent rester à leur place. L'interdiction faite aux Indiens en 1568 de se déplacer à cheval (…) semble se situer dans cette logique.
(L'évangélisation des Indiens du Mexique. Eric Roulet. Presses Universitaires de Rennes 2008)
… une société troublée est condamnée à sombrer. A être dévorée par quelqu'un. (…) maintenant c'est l'heure propre, saine, comme ils disent à la télé. Healthy, clean, correct, rien dans les mains, rien dans les poches. Nous sommes dans la vieille Europe et la vieille Europe est propre par principe. Les malpropres, c'est ceux qui frappent à la porte, qui n'ont pas su profiter du premier élan et sont restés au bas de l'échelle (…). Laissons leur le travail malpropre, ce qui est désagréable : ils sont le pus, les ganglions qui s'enflamment aux aisselles et à l'aine de l'Europe.
(Crémation. Rafael Chirbes. Rivages 2009)
Il [Pizarro] lui [à Atahualpa] dit : « Nous sommes venus (…) conquérir ce pays pour que tous aient la connaissance de Dieu et de la sainte foi catholique : nous n'avons donc que de bonnes intentions. Nous sommes venus pour (…) que tu abandonnes cette existence diabolique et brutale dans laquelle tu vis. (…) Quand tu connaîtras l'erreur dans laquelle tu as vécu, tu sauras combien il est avantageux pour toi que nous soyons venus (…) nous traitons avec humanité nos ennemis vaincus…
(Les Incas Peuple du soleil. Carmen Bernand. Gallimard)
[Cortès] leur dit que l'empereur Don Carlos, prenant pitié de leur état de perdition, ne l'avait envoyé que dans ce but [leur expliquer la loi du Christ] et qu'en son nom il leur demandait de lui obéir et les priait de se reconnaître comme vassaux en témoignage de gratitude pour ce bienfait: telle était la volonté du pape, qui avait donné son accord à leur venue.
… "je [Cortès] vous amène une loi nouvelle, meilleure que la vôtre, car c'est celle du Dieu véritable, une loi limpide et claire, sans la moindre tache de tromperie et de doute, exempte de la barbarie des sacrifices cruels et abominables que vous usez dans vos rites…"
(La Conquête. Récits aztèques. Georges Baudet et Tzvetan Todorov. Seuil 1983)
A bien des points de vue, tout est beaucoup plus propre et plus net (…) Un jour ou l'autre, nous deviendrons peut-être nous-mêmes des objets à supprimer.
… un neupse [neuropsychiatrique] était un exilé volontaire, qui se posait par là même en ennemi de la civilisation morale.
(La porte obscure. Philip K Dick. Omnibus 1994)
La spécialisation est, selon nous, une forme de propriété privée des connaissances.
Celui qui sait quelque chose le thésaurise, et, en le compliquant pour le faire apparaître quelque chose d'extraordinaire et d'impossible auquel seuls quelques-uns peuvent accéder, il refuse de la partager. Et son alibi est la spécialisation.
C'est comme les sorciers de la connaissance, comme les anciens prêtres qui se spécialisaient dans le dialogue avec les dieux. Et on croit tout ce qu'ils disent.
Et ça se passe dans une société moderne qui nous dit à nous, Indiens, que nous sommes les attardés, les incultes, les non-civilisés.
Comme si s'était imposé une normalité ou un système de références, avec ses classifications et ses rayonnages, et que tout ce qui ne rentrait pas dans les cases était rangé dans un classeur toujours plus épais portant l'étiquette : « Autre ».
(Saisons de la digne rage. Sous commandant Marcos. Climats 2009)
Les législations, les barrières, les murs, les barbelés et les camps, particulièrement en Occident, stoppent des centaines de milliers de personnes dans leur voyage en quête d'un espace de sûreté et de sécurité. « De nouveaux lieux « hétérotopiques », nous dit [Michel Agier], apparaissent, se développent et se fixent, et avec eux, une nouvelle conception de l'étranger, celle de l'indésirable au monde. »
(Repenser les migrations. Smaïn Laacher. Le monde diplomatique)
… chaque homme est tout avec [le dieu unique] ou tout contre lui…
(Mythes et dieux des Indo-Européens. Georges Dumézil. Flammarion)
La psychologie transformera radicalement l'image du « moi » grâce à un idéal de santé mentale et de bien-être qui va gagner tous les champs de la société : l'économie (avec les théories du management), l'éducation (les modèles pédagogiques), la vie privée (les conseillers conjugaux), la prison (les programmes de réhabilitation), la publicité, le marketing et les médias (les émissions-débats), et même les conflits internationaux, pour les traumatismes liés aux guerres et aux génocides. La psychologie intégrée au marché propose des thérapies au monde entier en faisant de l'individu autonome, de la santé mentale et de l'épanouissement des objectifs à atteindre et des objets de consommation.
(La fabrique de l'âme standard. Eva Illouz. Le monde diplomatique novembre 2011)
La nature fondamentalement violente des barbares est la conséquence, selon les Romains, de leur manque ou insubordination à des lois, leur attitude gouvernée par l'irrationalité ; certains auteurs soulignent qu'ils sont plus proches des animaux que des humains.
(Attila et les Huns. Edina Bozoky. Perrin 2012)
Des gens venus d'ailleurs, qui te prennent ta terre, qui s'enrichissent sur ton dos ; et en plus ils te crachent dessus, ils te tabassent dans les prisons…
(El sexto. José Maria Arguedas. Métailié 2011)
Les intellectuels sont souvent physiquement et techniquement atrophiés. Leur complaisance à cet égard peut être odieuse, par la conviction dont ils se sentent investis d'une tâche intellectuelle, qui n'est le plus souvent qu'une grosse bulle soutenue par la capacité de langage à produire des effets de pouvoir, de conviction (…) Ils dissimulent souvent leur manque de clarté par l'usage d'une confusion que les autres ne s'autorisent pas de lever, de crainte de paraître stupides pour ne pas avoir compris.
(Il y a des dieux. Frédérique Ildefonse. PUF 2012)
… cette classe transnationale mobile de néobohémiens riches et créatifs (qui ont les moyens financiers, intellectuels et relationnels de leur mobilité géographique, culturelle et économique), et les classes nationales immobilisées dans leur emploi ou leur non-emploi (…) subissant, payant même la libre mobilité des autres par la précarité de leur propre situation professionnelle.
… les intellectuels célèbres et populaires de notre époque ne sont pas des métaphysiciens tels Platon et Aristote (…), des logiciens engagés tel Bertrand Russel (…) ou des penseurs engagés tels Sartre ou Merleau-Ponty (…), mais des coachs de vie écrivains, catégorie dans laquelle on peut ranger les psychologues et philosophes charismatiques qui se produisent régulièrement à la télévision, en conférence publique. (…) la transformation des croyances leur assigne une place particulière, presque démiurgique, en grande partie indépendante de leur valeur professionnelle intrinsèque mais fortement dépendante de leur capacité à décliner tant à l'oral qu'à l'écrit les thèmes individuo-globalistes du bien-être, de la connaissance de soi et de la créativité personnelle.
Le mal est l'artificiel, l'inauthentique, le non relaxé, le stressé, le contracté, le bloqué, le discontinu, le matériel, le non souriant. Le bien est l'authentique, la Nature naturelle, le relaxé, le souriant, le dynamique, le connecté, le débloqué, le continu, le spirituel.
Le blocage est le mal par excellence dans le monde post-industriel : en psychologie, en spiritualité, même en économie. La culturel postindustrielle tient l'arrêt en horreur, et en appelle à la fluidité en finance, à la flexibilité dans le travail, au voyage dans les loisirs. (…) Les traces du sacré sont perpétuellement effacées et partout réécrites au passage de l'énergie. Des « blocages » arrêtent parfois l'énergie, l'étouffent, mais la circulation restituée la libère, la réexprime. Tout est codé parce que partout l'énergie circule et laisse des traces, des circuits, symboles de vérité…
Les populations majoritairement dominées doivent jouer dans un scénario où elles occupent des rôles prescrits, par exemple le rôle d'un hyperbédouin, d'un bédouin hypertraditionnel, qui est poussé à hyperboliser sa tradition supposée, sous prétexte qu'il habite en Jordanie près d'un site qui a la faveur touristique.
(Souci de soi, conscience du monde. Raphaël Liogier. Armand Colin 2012)
… puisque la vitesse en tant que norme sociale prédominante est complètement « naturalisée » dans la société moderne (…), elle sert à distribuer, au mérite, la reconnaissance et la non-reconnaissance : les rapides triomphent, les lents restent en arrière et sont perdants. (…) ceux qui restent en retrait n'ont personne d'autre à blâmer qu'eux-mêmes.
(Aliénation et accélération. Hartmut Rosa. La Découverte 2012)
Les artistes sont les Indiens du monde blanc. On les traite de rêveur vivant dans les nuages, de gens imprévoyants incapables de mettre de l'argent de côté, refusant de regarder la réalité en face…
(De mémoire indienne. Lame Deer et Jean-Jacques Roudière. 2009)
… faute de valeur supérieure qui oriente l'action, on se dirigera dans le sens de l'efficacité immédiate. Rien n'étant vrai ou faux, bon ou mauvais, la règle sera de se montrer le plus efficace, c'est-à-dire le plus fort. Le monde alors ne sera plus partagé en justes et en injustes, mais en maîtres et en esclaves.
… ces initiés savent qu'ils ont tous les droits. Qui doute, même une seconde, de ce redoutable privilège est aussitôt rejeté du troupeau, et redevient victime. On aboutit alors à une sorte de blanquisme moral où un petit groupe d'hommes et de femmes, parce qu'ils détiennent un étrange savoir, se placent résolument au-dessus d'une caste d'esclaves ! Le seul problème, pour eux, consiste à s'organiser pour exercer, dans leur plénitude, des droits qui ont l'étendue terrifiante du désir.
L'avenir est la seule sorte de propriété que les maîtres concèdent de bon gré aux esclaves.
(L'homme révolté. Albert Camus. Folio 1951)
Va-t-en, tu n'es pas des nôtres, voilà ce que nous disent les bourgeois en permanence, et mieux encore aujourd'hui qu'hier.
(Louis Guilloux)
Le psychologue m'a dit vouloir simplement « être là », et « m'aider par la parole ». En vérité, j'ai eu droit à sa compassion feinte par obligation professionnelle et à sa bien-pensance de bourgeois de gauche.
Le psychanalyste m'a proposé de m'aider « à faire émerger mon désir inconscient », comme si mon désir avait des chances d'émerger sans faire trop de vagues dans le monde actuel. En vérité, il ne remet pas fondamentalement en question les structures oppressives (…). Arriver à son niveau de résignation « suffisamment bonne », c'est la plus haute idée de la liberté qu'il se fait. (…) Comment veux-tu que ces techniques psys, qui cherchent toutes à leur façon à me faire accepter le monde tel qu'il est, puissent m'être d'une quelconque aide ? En me faisant croire que la seule solution à mon malaise est dans un certain degré de soumission à l'ordre établi, ces professionnels ne font qu'augmenter mon désespoir. Et non seulement ils ne m'aident pas, mais en plus ils tirent argent, prestige, bonne conscience et pouvoir de leur participation active et insidieuse au contrôle de toute la population. (…)
« Péter les plombs » (…) veut parfois simplement dire que l'on ne peut plus supporter l'insupportable. Comment laisserions-nous des psys nous convaincre que cette rage est pathologique ?
(Une incontrôlable)
J'ai appris à dessiner des arbres pour les psychiatres. Si on n'est pas capable de faire rejoindre le trait de crayon, ils disent qu'on est schizophrène.
(L'arc-en-ciel de verre. James Lee Burke. Payot et Rivages 2015)
« Entre les mains d'un peuple conscient de sa supériorité qui stériliserait sans remords les nègres, les jaunes, les « inférieurs » dont nous serions peut-être, l'eugénisme intégral reléguerait éventuellement à l'état de souvenir cette conquête démodée que sont les « droits de l'homme ».
(L'abomination américaine. Kami-Cohen. Flammarion 1930)
Il s'agissait de supprimer les trottoirs aux abords de la résidence et, le cas échéant, de verbaliser autant que possible ceux qui traversent la route à pied. (...) Plus de piétons, plus de pauvres. C'est aussi ça, la sécurité.
(Pur. Antoine Chainas. Folio 2014)
… cette idée sous-jacente et au fond scandaleuse que le monothéisme représenterait forcément une plus-value dans l'évolution de la pensée religieuse…
(La religion d'Akhénaton : monothéisme ou autre chose? Christian Cannuyer. Deus Unicus. Brepols 2014)
… selon votre logique implacable de chiffres, de budgets, tout le monde est coupable, ou au moins suspect.
(Les pigeons de Paris. Victor del Arbol. La contre allée 2016)
Tes yeux admirent l'immensité des paysages d'où l'homme fut un jour arraché pour être enfermé dans des usines immondes. Si chaque ouvrier, chaque paysan était capable de retrouver cette sensation d'humanité, crois-tu qu'il voudrait encore vivre en esclave ?
(La tristesse du Samouraï. Victor del Arbol. Actes Sud 2012)
… ceux qu'on considère aujourd'hui comme atteints de troubles du spectre autistique auraient été naguère des génies de l'art, des sciences et de la littérature, mais, maintenant, traitements et diagnostics avaient tendance à gommer leurs particularités pour les faire rentrer dans le rang.
(Tu me manques. Harlan Coben. Belfond 2015)
A force de réduire le moindre espace de liberté, de valoriser la performance et la propriété personnelle, la société induisait des transgressions et des passages à l'acte. Une usine à frustration. Mais puisque l'on ne pouvait pas les enfermer tous en prison, on intimait désormais à la psychiatrie l'ordre de soigner les intolérants aux règles et aux limites. (…) On exigeait la médicalisation d'un trouble du « vivre ensemble »…
… à aucun moment il n'avait pensé à passer des vêtements « normaux », civils, civilisés… Avec cet accoutrement, il était comme une cible clignotante à abattre, un traître à la table des Saints avec une marque sur le front, avec une balise GPS greffée sous la peau…
… un déserteur enfermé dehors.
(Régis. James Osmont. Librinova 2016)
… c'est à partir du Néolithique et de la sédentarité agricole que le niveau de violence augmente nettement entre les communautés humaines…
(L'archéologie de la guerre. Jean-Paul Demoule. Archéologia novembre 2016)
… elle figure depuis cette époque dans les registres de la Direction du renseignement de la police de la province de Buenos Aires, dans la section réservée aux « délinquants subversifs ».
Sa fiche dit : « Extrémiste ».
Elle était âgée de trois mois quand elle fut cataloguée ainsi.
… ils les appellent « terroristes », parce qu'ils commettent le crime de défendre les terres qu'on leur vole.
(Le chasseur d'histoires. Eduardo Galeano. Lux 2017)
… il affirmait que le racisme était une tare congénitale de l'Amérique blanche et que l'identité américaine portait en elle les fléaux entrelacés du capitalisme, de l'impérialisme et du racisme.
(Le dernier combat de Martin Luther King. Sylvie Laurent. Le monde diplomatique avril 2018)
… des docteurs, ces avant-gardes de la modernité armés de leur puissant attirail de science médicale.
(Comment pensent les forêts. Eduardo Kohn. Zones sensibles 2017)
Abraham refusa à l'archange de rendre son âme et demanda à faire un voyage et une revue du monde créé. L'archistratège céleste lui montra (...) le monde. Il le mit sur un nuage et ils allèrent à la rivière Océan au-delà de laquelle Abraham vit l'autre monde et la répartition des âmes entre paradis et perdition.
(Dieux et hommes, modèles et héritages antiques, volume I. Jacques Bouineau. L'Harmattan 2018)
… une armée de professeurs, de techniciens et de pairs évaluateurs se tient en faction, toujours prête à hacher menu tout ce qui dépasse et à faire reluire ses propres blasons à travers ceux qu’elle enrôle.
(Le champignon de la fin du monde. Anna Lowenhaupt Tsing. La Découverte 2017)
… nous sommes face à un « apartheid global », avec des murs autour des îlots de richesse, dans chaque pays, dans chaque ville.
La plupart des caractéristiques du sujet moderne sont déjà rassemblées chez Descartes : solitaire et narcissique, incapable d’avoir de véritables « relations d’objet » et en antagonisme permanent avec le monde extérieur. De plus, il est structurellement blanc et masculin, ce modèle de rationalité « désincarnée » étant précisément celui sur lequel l’homme blanc a fondé sa prétention de supériorité sur le reste du monde.
(La société autophage. Anselm Jappe. La découverte 2017)
… sanglés dans leur savoir : personne au monde ne nous connaît aussi intimement ; [les médecins] sont au fait des moindres recoins de notre anatomie et peuvent y pénétrer, y accéder ; cela les abuse : ils croient que cette perception se suffit à elle-même, qu’ils tiennent entre leurs mains la seule manifestation de la santé et de la vie d’un être humain. Ce sont des bouddhas fatidiques (maléfiques?).
(Chapitre deux. Ruptures. La forteresse du caméléon. Gilles Allaume. BookEdition)
"Mon principal désir est d’orner par des constructions splendides ce saint lieu que j’ai allégé de la honteuse installation d’une idole (…) pour construire une basilique supérieure à celles du monde entier…"
... la Corporation commanditaire, qui regroupait les changeurs et les banquiers, était la plus importante de toutes. Ainsi avait-on ici un chef-d’œuvre de l'art, (...) un signe éclatant de puissance bourgeoise, le tout sous les auspices de la Génération humano-divine du Christ et de son Evangile!
... le scientisme n'est pas (...) à comprendre comme une disposition dé-sacralisante, mais plutôt comme une expression indue du sacré. En effet, le scientisme revient à considérer que la raison scientifique est, comme telle, en mesure de fournir les canons d'accès à la vérité, prétention qui déborde évidemment de sa compétence.
(Le symbolique, le Sacré et l’Homme. Henri de Lumley. CNRS Editions 2019)
Si tu t’opposes aux Etats-Unis, tu es un rouge.
(Le vieux jardin. Hwang Sok-Yong. Zulma 2005)
... grâce aux prédications et aux représentations illustrées qui ornent les églises, l'au-delà leur est familier, mais il s'agit d'un au-delà terrifiant (...) les scènes du jugement, qui leur sont familières, opposent en effet la grande masse des damnés au petit nombre des élus.
L'homme naturel est fondamentalement égoïste, "recroquevillé sur lui-même", indifférent voire hostile aux intérêts (...) de son prochain. (...) "[l'être humain] est malade de fait, mais en bonne santé par la promesse certaine du médecin à qui il croit et qui le considère déjà comme en bonne santé parce qu'il est sûr de le guérir."
Dieu a prédestiné une partie des hommes au salut et les autres à la damnation. (...) les réprouvés, ce sont les autres, ceux qui s'opposent à leur doctrine ou méprisent les exigences éthiques de la Bible.
(La naissance du protestantisme. Histoire n°49 octobre 2017)
Se croyant la pointe avancée de la rationalité dans la société, [la classe éduquée] en est en fait le point d'incohérence par excellence: car c'est bien elle qui, plus que toute autre, est en proie aux affects de peur, sublimés en humanisme européen et en postures internationalistes abstraites lui permettant, croit-elle, de tenir le haut du pavé moral - quel qu'en soit le prix économique et social (pour les autres).
(Sortir de l'impasse européenne. Frédéric Lordon. Le monde diplomatique mars 2019)
Nous nous sommes habitués au fait que la physique représente le monde à un degré de résolution de plus en plus fin, avec pour conséquence qu'une bonne partie de ce qui est simple au niveau de l'expérience s'avère avoir une structure sous-jacente cachée, et est reconstruit à partir de structures plus fondamentales. (...) Il y a aussi une progression vers une conception de plus en plus absolue du monde, qui vise à rendre compte de la structure intrinsèque de l'être.
(Temps de la nature, nature du temps. SLDD Bouton-Huneman. CNRS Editions 2018)
Ils vivaient une sorte de narcissisme collectif auquel ils donnaient le nom de nation.
(Sympathie pour le démon. Bernardo Carvalho. Métailier 2016)
... un scénario ayant dérapé de manière létale de longue date, au cœur duquel les dés sont pipés, les concepts inopérants, les mots vides, le mensonge omniprésent, l'auto-intoxication permanente et toutes les issues de secours murées.
La clef de voûte de cette cathédrale où nous nous sommes emmurés dans un grand élan suicidaire collectif, c'est la plus que bimillénaire fable de "la civilisation et la barbarie", instrumentalisée avec perversité par tous les despotes de l'Histoire...
Le développement se veut le bienfaiteur de l'humanité, souffrante et ignorante - une humanité que l'on adore abrutie, éternellement en quête de guides et de préceptes.
(Pour en finir avec la civilisation. François de Bernard. Yves Michel 2016)
... résister à l'abrutissement scientiste, qui menace de détruire - disons-le crûment - la passion humaine de penser en lui substituant le dressage généralisé.
(Pierre Legendre. Argumenta et Dogmatica. Mille et une nuits 2012)
... l'idée (...) que les gens ordinaires sont des brutes épaisses qu'il faudrait maîtriser, former, éduquer, civiliser.
(Jocelyne Porcher. La décroissance décembre 2019)
... quand des gouvernements font passer les besoins de leur population avant leurs exportations, les pénuries de biens essentiels surgissent rapidement.
Cela signifie que de nombreuses personnes découvrent désormais le désastre que connaissaient déjà des millions d'ouvriers, de petits paysans, de communautés abandonnées sur le bas-côté de la mondialisation.
(Lori M Wallach. Le monde diplomatique mai 2020)
Les rangs des scientifiques et des technologistes, des artistes et des enseignants ont gonflé. Leur éducation a été ajustée à leur haute destinée génétique. Leur pouvoir de faire le bien a été accru. Le progrès est leur triomphe ; le monde moderne leur monument. (…) Une fois que tous les génies sont parmi l’élite, et tous les crétins parmi les ouvriers, que signifie l’égalité ?
(L’ascension de la méritocratie. Michael Young)
Des estimations récentes suggèrent que jusqu’à six mille enfants pourraient mourir chaque jour de causes évitables, en raison des effets directs ou indirects du Covid-19. L’accaparement des moyens de santé pourrait entraîner le doublement du nombre de morts du sida, de la tuberculose et du paludisme.
(Mark Lowcock secrétaire général adjoint de l’ONU)
… nous ne savons plus qu’elle est la réelle signification de l’expression « être humain ». C’est comme s’il y avait des enfants en train de jouer, et qu’alimentant ce fantasme de l’enfance, nous continuions à jouer indéfiniment. (…) Cette masse appelée humanité se détache complètement de l’organisme que constitue la Terre, vivant dans une « abstraction civilisatrice » qui ignore la diversité, nie la pluralité des formes de vie, d’existence et d’habitudes. Les seuls noyaux de population qui considèrent encore qu’ils ont besoin de rester attachés à cette Terre sont ceux qui ont été oubliés aux périphéries de la planète, sur les bords des rivières, sur les rivages des océans…
(Ailton Krenak. Natives. Automne 2020)
« La Vérendrye a découvert ces terres et les a ouvertes à l’humanité et à la foi. » (statue du Parc la Vérendrye à Winnipeg, inaugurée en 1938)
… le monde des voyageurs a pu aussi constituer un refuge, une porte de sortie pour des subalternes peu à leur aise dans une civilisation en cours d’urbanisation et d’industrialisation.
(L’Amérique fantôme. Gilles Havard. Flammarion 2019)
La médecine est la vaseline qui fait passer le suppositoire de l’artificialisation sans limite.
(Une question de taille. Olivier Rey. Stock 2014)
… la petite minorité de personnes qui sont nées avec des traits sociopathiques. (…) des personnes aussi asociales ne tiennent pas longtemps. Elles sont exclues par le groupe et meurent dans l’isolement.
(Humanité. Rutger Bregman. Seuil 2020)
… le récit mettrait en scène les conséquences de la révolution néolithique, confrontant la sauvagerie du cyclope – monstre d’avant la révolution, qui ne connaît ni les institutions politiques ni l’agriculture – et la civilisation issue de cette révolution, incarnée par un héros rusé, beau parleur et connaissant les lois de l’hospitalité. Le récit s’achèverait par le triomphe de la civilisation…
(Cosmogonies. Julien d’Huy. La Découverte 2020)
… ce qui définit une « information tronquée », c’est le fait qu’elle soit émise par une personne ordinaire sans droit à la parole. (…) Respectez l’expertise. Respectez la hiérarchie. Restez à votre place. (…) aucune voix discordante face au consensus interne à chaque profession ne sera admise, du moins en public. Le doute doit être étouffé sinon effacé. Les membres des professions médicales sont priés d’afficher un point de vue unanime – une logique de suppression de la pensée qui s’étend à tous les domaines de la connaissance.
(Thomas Frank. Le Monde diplomatique février 2021)
Loin de s’opposer, l’exaltation idéaliste de l’Antiquité grecque et la dénonciation du Turc en barbare primitif constituent les deux faces d’une même lame, qu’un Chateaubriant manie sans délicatesse excessive : « Notre siècle verra-t-il des hordes de sauvages étouffer la civilisation renaissante d’un peuple qui a civilisé la Terre ? »
(Samuel Dumoulin. Le monde diplomatique mars 2021)
En Basse-Normandie, on croyait naguère que certains bergers nomades, appartenant à une race différente de celle des paysans, pouvaient, au moyen de maléfices, corrompre l’eau des sources, pour se venger des fermiers. (…) en Bourgogne, lors de la peste de 1565, la municipalité d’Autun commit trois notables « pour prévenir à la conspiration inique de plusieurs meschants et pervers ayans vouloir d’infecter et intoxiquer les eaux des fontaines au grand péril de tous ».
A Hamel (Nord), le dolmen dit La Cuisine des Sorciers, ou la Pierre Chawatte (aux chouettes) passe pour servir de refuge aux Caramaras, nom qui désigne les êtres malfaisants et les bohémiens nomades.
(Croyances, mythes et légendes des pays de France. Paul Sébillot. Omnibus août 2002)
Ainsi, Asclépios, bien qu’il soit reconnu comme le plus ancien fondateur de la médecine et parce qu’il a apporté à cette science, qui en était encore aux balbutiements, un degré de précision important, reçut-il une place parmi les dieux. (Ceisus. De la médecine, 1er siècle apr JC, préface, 2)
La transformation du héros en dieu serait due (…) au besoin peu à peu ressenti par les populations grecques de se forger une puissance supérieure responsable de tout ce qui touchait les maladies et les guérisons. (…) Asclépios est l’objet d’un important culte [en Carie], dans le Dodécanèse en mer Egée. Son sanctuaire fut construit au sommet d’une colline et était entouré de forêts.
La chasse est une forme de guerre comparable à celle que mènent les Grecs contre les Barbares (…) il s’agit (…) du combat des hommes contre la nature sauvage. Les Grecs se différencient ainsi des animaux, ils leur sont même supérieurs. La chasse est essentielle pour définir la place de l’homme dans le monde. Guerre et chasse sont intimement liés : les adolescents apprennent la chasse comme entraînement pour la guerre. Par conséquent, les figures de chasse sont liées au monde religieux...
(Histoire antique et médiévale. Mai 2016)
Au milieu de cette société si jalouse de moralité et de philanthropie, on rencontre une insensibilité complète, une sorte d’égoïsme froid et implacable lorsqu’il s’agit des indigènes de l’Amérique. Les habitants des Etats-Unis ne chassent pas à cor et à cris ainsi que faisaient les Espagnols du Mexique. Mais c’est le même instinct impitoyable qui anime ici comme partout ailleurs la race européenne. (…) Ce monde-ci nous appartient, ajoutaient-il : Dieu, en refusant à ses premiers habitants la faculté de se civiliser, les a destinés par avance à une destruction inévitable.
Ils sont trente à peine au milieu du désert (…) et ils ne jettent les uns sur les autres que des regards de haine et de soupçon. La couleur de la peau, la pauvreté ou l’aisance, l’ignorance ou les lumières, ont déjà établi parmi eux des classifications indestructibles, des préjugés nationaux, des préjugés d’éducation et de naissance qui les divisent et les isolent.
(Quinze jours au désert. Alexis de Tocqueville. Le passager clandestin 2011)
... priver définitivement les Indiens de leurs ressources pour les faire disparaître. Les Sioux tirent en effet du bison non seulement la viande qui les nourrit, mais aussi les peaux de leurs tentes et de leurs vêtements, la matière osseuse de leurs outils et de leurs instruments, les cordes de leurs arcs et jusqu'à la colle employée pour l'assemblage des boucliers, qui est tirée des sabots. (..) Il y a maintenant les "progressistes", qui sont prêts à accepter les exigences des autorités américaines, et les "anti-progressistes", qui refusent la politique d'extinction culturelle dont ils sont l'objet. (...) Pour les américains, les "progressistes" sont les "gentils" Indiens (friendly Indians), les autres étant les "hostiles".
"S'il se trouve des curieux qui se demandent à quoi ressemble réellement un bon Indien, ils n'ont qu'à aller voir son cadavre." (Hermosa Pilot 19 décembre 1890)
Le sénateur républicain du Kansas, l'avocat Joseph Burton, prend la parole (...). On a dit aussi que les Indiens défendaient leur terre ancestrale (...). Mais qu'en avait-il fait, ces Indiens, depuis un millénaire qu'ils l'occupaient, et qu'en feraient-ils s'ils devaient la garder mille ans de plus? Rien, assurément. Face à une "meilleure civilisation" que la leur, ils n'ont aucun droit sur cette terre car "la vertu et l'intelligence ont des droits supérieurs à ceux de l'ignorance et de la barbarie: il en a toujours été ainsi, et il en sera toujours de même jusqu'à la fin des temps." Dans cette guerre de la civilisation contre la sauvagerie, que mène la "race anglo-saxonne"...
... cette rébellion des Indiens "hostiles" et "fanatiques" a failli mettre en péril l'entreprise de "civilisation" de l'Ouest américain, avant que l'armée, accourue à la rescousse, ne vienne heureusement renverser la situation et rétablir l'ordre et la prospérité.
... n'étant économiquement bons à rien, il n'y a rien à en attendre et ceux-ci doivent faire place nette devant l'avancée de la civilisation. (...) "les Indiens doivent travailler ou sinon mourir de faim." (Sherman)
... les traiter "comme des pervers ou des bêtes sauvages et en aucun cas comme des gens avec lesquels négocier ou faire des compromis". (général Pope)
L'"homo sacer" n'a le droit à rien, mais a le devoir d'obéir à tout. On peut donc lui prendre sa terre et le confiner dans des "réserves" ou des "camps", faisant de lui un apatride dépourvu de toute attache et déplaçable à volonté, selon les nécessités du moment: un Indien, en somme.
A Wounded Knee, comme dans la plupart des autres évènements de ce type, le déclenchement de l'extermination est rendu possible par la conjonction de trois facteurs principaux:
- La compartimentation de la société, qui amène à considérer l'autre comme n'appartenant pas à l'humanité digne de ce nom (c'est-à-dire "nous").
- L'inversion des valeurs morales, qui fait qu'il devient possible d'appliquer à l'autre des traitements impensables pour soi-même.
- La soumission particulière à l'autorité, qui produit une obéissance aveugle aux ordres donnés par les chefs.
Le sergent de Wounded Knee peut dire ainsi qu'il vaudrait mieux éclater la tête des bébés sioux contre un arbre, plutôt que les épargner, car, dès qu'ils le pourront, ils s'attaqueront aux Américains. Il a intégré cette morale génocidaire.
Dans ce renversement effarant des valeurs, le bien ne disparaît pas pour autant, mais il est réservé à l'entre-soi du groupe dominant. La violence qui se déchaîne sur les Lakotas a ainsi pour but affiché de préserver les colons américains de la "sauvagerie" indienne (...). Selon ce schéma inversé, les Américains sont dans leur bon droit face à cette agression injustifiée, alors que les Indiens se comportent comme des bandits et des terroristes; la violence qu'exercent les Blancs est légale et contrôlée; tandis que celle des Indiens est illicite et barbare. En quelque sorte, liquider les Indiens devient une forme préventive de légitime défense.
"... c'est l'échec de l'Amérique à devenir autre chose que ce qu'elle n'a cessé d'être, depuis ses origines: un "Etat fondé sur le suprématisme blanc, sur la pratique généralisée de l'esclavage, sur le génocide et le vol des terres", écrivait en 2014 l'historienne américaine Roxanne Dunbar-Ortiz. (...) cette puissance qui prétend incarner la liberté, mais seulement pour elle-même, et qui se considère placée au-dessus de toutes les lois de l'humanité.
(Ce qui est arrivé à Wounded Knee. Laurent Olivier. Flammarion 2021)
... un contexte d'arrogance occidentale que les horreurs du XXème siècle n'avaient pas encore ébranlé...
(Tenatsali ou l'ethnologue qui fut transformé en Indien. CNRS Editions 2022)
... pourquoi croire qu'une théorie simple ou unificatrice a plus de chance d'être vraie? Et, si ce n'est pas le cas, pourquoi croire que les scientifiques qui sélectionnent les théories en fonction de tels critères visent le vrai? Ne chercheraient-ils pas plutôt à produire des représentations "utiles", capables de synthétiser efficacement la variété des interventions et observations qu'il est possible de faire depuis notre point de vue humain? Après tout, les modèles scientifiques sont souvent idéalisés...
(Quentin Ruyant. La Recherche octobre 2022)
"La "religio romana" (...) désigne d'abord une attitude faite de respect scrupuleux - ce qui est le sens premier de "religio" -, envers l'institué. Elle est ce qui donne force aux institutions et en garantit la durée, par ce lien, cet attachement du citoyen à respecter les institutions de sa cité." (Maurice Sachot) A Rome, la "religio" n'impliquait alors ni discours théologique, ni même engagement de foi. (...) Saint Augustin introduisit l'opposition entre "religio Christiana", la "vraie" religion des chrétiens, et la "falsa religio" ou "fausse religion" des païens.
"Sous prétexte qu'on a découvert récemment, chez des peuples de brutes habitant l'Amérique, le totémisme, voici, malheureusement, que l'on s'obstine à appliquer ces formules de clans de sauvages ignorants à toute idée antique. Je ne vois, pour ma part, aucune raison d'abaisser ainsi à la bestialité la pensée d'hommes antiques qui, au contraire, créèrent, dans une vraie civilisation, le commerce, l'industrie, l'écriture, la justice, la sculpture et tant d'autres beautés." (Selk 1924)
(La caverne originelle. Jean-Loïc le Quellec. La Découverte 2022)
"A en juger par les ornements hideux et la musique non moins atroce qu'admirent la plupart des sauvages, on pourrait conclure que leurs facultés esthétiques sont à un état de développement inférieur à celui qu'elles ont atteint chez quelques animaux, comme les oiseaux." (Darwin)
Selon Darwin, (...) les races dites inférieures sont vouées à l'extinction (...) alors que la "race" supérieure a toujours davantage de perfection (ainsi désignée la race blanche de culture occidentale). (...) Au XIXème siècle les ethnologues organisaient des expositions zoologiques du "sauvage" auquel les visiteurs jetaient de la nourriture à travers les grillages, quand ils ne comparaient pas leurs traits à ceux des primates ou qu'ils ne s'étouffaient pas de rire devant une Africaine nue, malade et tremblante.
La théorie évolutionniste et la pratique coloniale se renforçaient mutuellement. (...) Avant la messe catholique du dimanche et après le petit-déjeuner, les populations vont voir les "Sauvages".
Même lorsqu'elle se veut objective, l'anthropologie est donc tout d'abord une émanation de l'ethnocentrisme occidental, une façon de se définir soi-même comme supérieur...
(Les incroyables erreurs sur l'histoire de l'humanité. Ibrahima Mbengue. L'Harmattan 2022)
... ceux qui sombrent dans la débauche perdent leur statut de "bons" citoyens; ce ne sont plus que des barbares ou des monstres rétifs aux vertus de la civilisation...
... une classe de prêtres investis par Dieu du pouvoir permanent de contrôle du peuple, en vertu d'une "alliance" qui devait leur assurer "le sacerdoce à perpétuité". (...) L'histoire de Zimri et Kozbi sert de légende destinée à légitimer les pouvoirs du clergé. Les prêtres ne peuvent s'instituer que moyennant la création de règles prétendument sacrées dont ils s'autoproclament les gardiens, au nom de Dieu.
Le thème de la débauche avec les filles moabites ou madianites leur permet de définir un "ailleurs", lieu de toutes les trahisons, forcément honni, mais également nécessaire à l'élaboration du discours dominant qui, par opposition, se veut juste et orthodoxe. L'histoire de Kozbi est une fable morale élaborée dans le seul but de fonder le prestige social de l'élite sacerdotale et de maintenir le peuple en respect.
Le crime sexuel des filles de Loth sert de fondement narratif à l'énonciation de l'opposition entre "nous" les Hébreux, gens de bien, et "eux", les fils de l'inceste.
Le discours juridique et moral, que ce soit en Grèce ou à Rome, présente toujours les magiciens comme des personnages douteux, voire de véritables criminels. C'est pourquoi, au IVème siècle avant JC, Platon les bannit de sa cité idéale: le sorcier est l'antithèse du philosophe.
(Débauches antiques. Christian Georges Schwentzel. Vendémiaire 2023)
Dans de nombreuses interprétations modernes (...), l'impératif de "pureté" est ainsi compris comme une exhortation à l'hygiène (c'est-à-dire à la "propreté") ou bien à mener une vie moralement irréprochable. Cette refondation théologique moderne vise à élaborer une "pure" éthique de la conviction qui se réalise dans le principe "des bonnes pensées, des bonnes paroles et des bonnes œuvres".
Cette éthique défend une liberté de choix individuelle qui peut - et doit même parfois - passer outre les règles comportementales considérées autrefois comme fondamentales. (...) Il faut donc être soi-même juge et critique de son propre comportement afin de s'améliorer. (...) Ces péchés doivent d'abord être pleinement reconnus, en présence d'une personne habilitée pour cela.
(Zarathoustra et sa religion. Michael Stausberg. Les belles lettres 2022)
... "une rivière qui insularise et protège le monde des hommes "vrais", tout en permettant d'élaborer une géographie mythique renvoyant le monde sauvage des hommes-chiens à la périphérie de l'univers civilisé." (Le Quellec)
(L'aube des mythes. Julien d'Huy. La Découverte 2023)
... leurs "compétences sociales associées à l'érudition et à l'élégance du verbe", de leur "éloquence rhétorique" ou encore de leur "culture savante" indissociable de leur appartenance à la "culture des classes supérieures". (Dzovinar Kevonian)
(L'esprit politique des savoirs. Jacques Commaille. Editions de la Maison des sciences de l'homme 2023)
Dans les mondes grecs et romains, la "magie" fait partie du lexique religieux qui est forgé notamment dans des buts polémiques, pour dénoncer les activités hors norme ou déviées de certains personnages considérés comme des marginaux.
(Les cultes à mystères dans l'empire romain. Francesco Massa. Les belles lettres 2023)
Les moines (...) sont souvent araméophones: il s'agit d'un signe d'inculture et de rusticité (...). Dès la fin du IV° siècle, à Antioche, le prêtre Jean Chrysostome oppose dans ses homélies un monde rural araméophone à la grande ville hellénophone: la différence linguistique participe d'un système d'oppositions plus vaste qui sert la pédagogie chrétienne du prédicateur.
(Le Proche-Orient. Catherine Saliou. Belin 2020)
… la frontière entre ce qui relève du remède et, à l’opposé, du poison ou du maléfice est aussi mince que la ligne de partage entre le savoir empirique et la foi.
(Les gens de l’or. Michèle Baj Strobel. Terre humaine 2020)
On compte 30% de métis et 10% d'Indiens qui ne le sont guère de culture, puisqu'ils parlent espagnol et prient le Christ. Leur état d'Indien s'explique donc par le fait que les Blancs et les métis les considèrent différents d'eux, un peu à cause de la couleur de leur peau, du fait de leur situation sociale et surtout parce qu'ils viennent d'ailleurs (...). Tous les paroissiens du père Othon relèvent pratiquement de la même culture; que 20% d'entre eux seulement sachent lire n'a alors aucune importance, l'isolement contribuant à l'unité.
Les propriétaires qui se disent "gens d'ordre" sombrent dans le manichéisme. Selon eux, le monde est divisé entre les bons qui possèdent quelque chose, puisque la richesse est un signe de prédestination divine, et les mauvais qui n'ont rien. (...) ils pensent que, sans une bonne dose de grâce divine, on ne peut appartenir au groupe des élus, des pieux, des riches, amis de l'ordre.
(Les barrières de la solitude. Luis Gonzalez. Plon 1982)
Plus les prétentions d'une tribu à la pureté de ses origines arabes étaient grandes, plus ses membres considéraient avec dédain les hommes des marais en raison de leur lignage douteux, et plus ils étaient prêts à leur imputer toutes sortes de malhonnêteté. (...) Leur réputation était tout aussi mauvaise parmi les Britanniques vivant en Irak…
(Les Arabes des marais. Wilfred Thesiger. Plon 1983)
Les Danois, en vrais coloniaux, cachent leurs richesses. Ils ne vivent qu'entre eux. A leurs "parties", ne sont qu'exceptionnellement invités les Groenlandais.
On apprécie qu'en entrant je ne me sois pas arrêté au milieu de la pièce, raide, sans saluer d'un mot les occupants, inspectant d'un œil condescendant le cadre et les animaux humains. J'apprendrai que c'est l'habitude des Qallunaat.
"Le Blanc, lui, a tout: maison, nourriture, argent et crédit; et l'Eglise parle contre les avares! A qui s'adresse-t-on? A nous sans doute, puisque les Qallunaat ne vont jamais au temple le dimanche. (...) Il y a les maîtres, eux, les riches, les Qallunaat, et nous, les pauvres." (...) La seule boutique de souvenirs de Thulé - qui prélève une marge bénéficiaire sur les sculptures confiées par les chasseurs - a été créée à côté de l'église; elle est gérée par le catéchiste.
(Les derniers rois de Thulé. Jean Malaurie. Plon 1989)
Malgré ces défroques étrangères, elle n'apparaissait point déplaisante, et Térii déclara, comme cela est bon à dire en pareille occurrence, qu'il dormirait volontiers avec elle. Les autres sifflèrent de mécontentement, ainsi que des gens offensés; et la fille même feignit une surprise. - Pourquoi? - L'homme qui avait récité les noms d'ancêtres se récria:
"La honte même! pour une telle parole jetée ce jour-ci!" Il ajouta d'autres mots obscurs, tels que "sauvage" et surtout "ignorant".
On criait: Mangeur d'oeil! Sauvage! Homme stupide! Homme sans pudeur! Vieux sorcier! - la gaîté se levait, sans bornes, gaîté permise, plaisante aux yeux des Missionnaires et de Kérito. (...) L'aventure était drôle! Le spectacle était bon! Païen! Il y avait encore un païen!
(Les Immémoriaux. Victor Segalen. Points 1985)
Même si l'ombre du bûcher ne m'inquiétait pas, celle de l'intolérance pouvait revenir, porteuse de stigmatisation sociale.
Plus redoutable que l'anathème de l'Eglise était le verdict de la psychiatrie, de la pathologie neurologique.
(Cinq tambours pour deux serpents. Mireille Aïn. Plon 2022)
Sous la couverture du progrès et de la séduction tripartite routes-école-hôpital, l'administration centrale tente de consolider son autorité sur cette province "arriérée".
... l'insupportable différence de ces voisins kalash, gens de la jungle mal équarris, païens empêtrés dans leur rapport avec des dieux archaïques, véritables injures à la révélation monothéiste. (...) les effets ravageurs d'un tourisme venu des villes pakistanaises, fondé sur le voyeurisme et le harcèlement de femmes évoluant à visage découvert. Mais que peuvent des députés ou ministres, postés si loin du terrain, pour contrer des pressions morales quotidiennes, des incitations pernicieuses à la conversion, des spoliations répétées de sanctuaires (...)? Nous avons vu se confirmer la mise en réserve des Kalash (...). Nous avons vu la multiplication d'hôtels dans les vallées, tenus par ceux-là même qui, tout en méprisant les Kalash, espéraient bien retirer des dividendes de la curiosité qu'ils suscitaient. (...) ils étaient désormais, selon leur propre expression, le peuple du dernier livre.
Fort de ses prérogatives d'intellectuel, il calque son comportement sur celui des notables, refuse les activités de peine et passe son temps à parler. (...) Mais le hâbleur cache la fragile proie à l'acculturation, qui déjà se plaint de l'uniformité des repas, parle de visiter le monde...
Situation paradoxale. Les Kalash sont le centre d'intérêt de la région. Les musulmans dénigrent leur culture tout en tirant profit de l'attrait qu'elle présente aux yeux des étrangers. Il y a danger de mise en réserve.
(Solstice païen. Loude, Lièvre, Nègre. Editions Findakly 2007)
Ils entrent dans d'aveugles ténèbres,
ceux qui croient dans le non-savoir:
et dans plus de ténèbres encore
ceux qui se plaisent dans le savoir.
(Hymnes spéculatifs du Véda. Louis Renou. Gallimard 1956)
... des anthropologues culturalistes, nationalistes et mystiques.
... ce qui est de [la] compétence exclusive [des brahmanes], c'est le savoir qui compte vraiment, et tout d'abord le texte révélé et sacré, (...) le Veda comme "audition" qu'ils connaissent pour l'avoir appris par coeur à force de l'entendre et de le répéter. Et le meilleur brahmane est celui qui (...) peut se targuer d'être un "savant", c'est-à-dire particulièrement versé dans la masse des séquences sonores qui forment le savoir authentique.
"Ce qui est impossible: des scribes qui ne soient pas méchants, un feu froid, un corps exempt de maladie, un médecin qui fait du bien, une femme vertueuse".
(Le jumeau solaire. Charles Malamoud. Seuil 2002)
... car les Dieux aiment l'occulte.
(Mythes et légendes extrait des Brâhmanas. Jean Varenne. Gallimard 1967)
Toute compromission avec le "culte des idoles" étant dénoncée avec une grande fermeté, les pratiques cultuelle de la vie quotidienne, un aspect important de la civilisation romaine, devaient maintenir les chrétiens à part, en marge de la société, de la cité.
(Le culte de Mercure en Afrique. Nacera Benseddik. Tautem 2024)
« Le roi éclairé, dit Lao Tan, étend partout ses bienfaits, mais il ne fait pas sentir qu’il en est l’auteur. Il aide et améliore tous les êtres sans que ceux-ci sentent qu’ils sont sous sa dépendance. Le monde ignore son nom et chacun est content de soi. Ses actes sont imprévisibles et il s’identifie avec le néant. »
« Qui a appris une centaine de choses sur la vérité se croit supérieur à tout le monde (…). »
(…) qui prend la vie comme principe, l’intelligence comme guide multiplie les vérités et les erreurs, établit la distinction entre le nom et la réalité. Il s’érige en maître du monde et oblige les autres hommes à adopter ses jugements et à se sacrifier pour eux. Un tel homme considère que la réussite sociale est un signe d’intelligence et que l’échec social est un signe de stupidité, que le succès est un honneur et l’insuccès une honte. Les hommes de nos jours s’attachent tous à une raison qui change selon les circonstances. Ainsi ils ressemblent à la cigale et à la caille qui ont le même horizon borné.
En pratiquant la bonté et la justice, vous introduirez sous peu l’hypocrisie dans votre conduite. Toute apparence de vertu crée l’hypocrisie chez les autres.
(Oeuvre complète. Tchouang-tseu. Gallimard 1969)
Comme dans d’autres cas de doubles mettant en scène un sauvage et un civilisé, le premier doit mourir à jamais (ou subir une mutilation permanente) pour que l’autre puisse refonder la société. Contrairement à Jean le Baptiste, le Christ connaît une forme d’immortalité extra-terrestre…
(Le matin des dieux. Salvatore D’Onofrio. Editions Mimésis 2018)
Trêve à Gaza : après la libération de trois otages israéliens, trois bus de détenus palestiniens libérés arrivent dans la bande de Gaza.
(L’Indépendant 1er février 2025)
Trêve à Gaza : les conditions de libération des détenus palestiniens dénoncées par le Comité international de la Croix-Rouge. Les prisonniers palestiniens sortis samedi à la mi-journée, principalement du centre pénitentiaire de Ktzi'ot, dans le désert du Négev, l'ont été dans des conditions qui posent de sérieuses questions. Ils étaient menottés, mains derrière la tête et portaient un bracelet sur lequel était écrit : "le peuple éternel n'oublie pas et pourchassera son ennemi".
(Radio France. Thibault Lefèvre 1er février 2025)
En 1959, un groupe de baptistes de la Bonne Volonté venu des États-Unis, s’était mis à sillonner l’est de la Côte-d’Ivoire (…). Les baptistes (…) ne se contentaient pas de convertir des « païens », ils vitupéraient les « papistes idolâtres » (…). Ce comportement les rendit indésirables aux yeux des catholiques, qu’ils jugeaient pires que les païens. Convaincus que Jésus vivait comme un agriculteur de l’Oklahoma des années cinquante, les baptistes voyaient la main du diable dans le paquet de Gauloises et le verre de vin de palme...
Une célèbre équipe de football française est venue jouer au stade Houphouët-Boigny (…). La France l’emporte grâce à ses nombreux joueurs vedettes Africains. La foule se disperse rapidement, chacun regagnant son quartier, son territoire, définis par la fortune, l’appartenance ethnique et la couleur.
(La danse de l’araignée. Alexander Alland. France Loisirs 1984)
« … le monde qui nous entoure se compose en réalité de deux mondes absolument différents. D’une part, celui de Copernic, de Newton, de Leibniz et de Kant ; c’est-à-dire l’univers régi par des lois immuables et où le plus petit comme le plus grand s’unissent en un tout harmonieux. De l’autre, à côté de cet univers grandiose qui soulève encore plus d’étonnement et d’admiration à chaque pas que nous y faisons, il y aurait un petit monde, un monde de follets, de magiciens et de « médiums », qui serait tout le contraire du premier, de l’univers sublime et grandiose, dont les lois immuables se trouveraient suspendues au profit de personnes des plus vulgaires et souvent hystériques. » (Wilhelm Wundt)
[ Wilhelm Wundt] parle en effet de préférence de l’homme occidental pour le « merveilleux univers de Galilée et Newton », c’est-à-dire pour l’univers donné à observer, contrôlable par l’expérience, soluble rationnellement dans la légalité scientifique.
La réalité, conçue comme l’indépendance du donné, comme la présentification d’un monde observable, comme une altérité définie et garantie, est une formation historique propre à notre civilisation, c’est-à-dire corrélative à la présence décidée et garantie qui caractérise celle-ci. Cette réalité, que nous pourrions aussi appeler « naturalité », s’exprime ainsi : je suis un donné du monde qui se donne à moi, sans que cette double « présentification » pose de problème culturel. Mais le monde magique, qui est un monde en voie de décision, comporte des formes de réalité qui, dans notre civilisation (quand elle reste fidèle à ce qui la caractérise historiquement), n’ont aucune valeur culturelle et sont niées de manière polémique.
… dans la détermination (et dans la limitation) actuelle de notre conscience historique, l’être-là unitaire de la personne, sa « présence », se configure comme le jamais « décidé » ou (ce qui revient au même) comme le « toujours décidé » et, pour cela même, comme ce qui n’entre pas dans le monde des décisions historiques. Notre régime de présence est donc considéré (dans l’optique limité de notre conscience historique) comme le modèle de toute présence historique possible : dans n’importe quel monde historique et culturel, la présence à soi doit se régler sur ce modèle, et dans aucune forme de civilisation, l’absence à soi ne peut être conçue comme un problème, comme une réalité fondée. Il s’agit, ce faisant, de l’hypostase métaphysique d’une formation historique.
… comment donc l’humanité barbare (…) avait-elle [observé les faits paranormaux], alors que l’humanité civilisée, qui avait fait tant de progrès en observation, les aurait manqués, au point de ne pas vouloir les admettre, même si un observateur chevronné en témoignait ?
Lehmann imagine donc, dans l’abstrait, un « observateur » de la nature, qui parfois l’observerait mal (d’où la magie et la superstition) et qui parfois, au contraire, l’observerait correctement (d’où la science et la vérité).
Hauer ne voit pas le lien étroit entre le problème des pouvoirs magiques et cette « koïnônia » [communion] magique des êtres et des choses (…) [qui] se configure, pour Hauer, comme un type de mentalité, et non comme un moment du drame existentiel propre à l’univers magique. Et, détaché de ce drame, le « Sichhineinfühlen » magique, le sentiment d’appartenance à l’univers, est compris négativement, comme une « incapacité de distinguer »...
(Le monde magique. Ernesto De Martino. Bartillat 2022)
« Le scribe, à l’intelligence remarquable, (…) c’est une lampe sur le chemin des ignorants, quand il illumine les ténèbres, (…) qui errent dans la nuit, (…) celui qui a fait le choix de l’excellence, qui garde toute sa présence d’esprit, celui qui est adepte de sagesse... »
(Lettres égyptiennes. Michel Dessoudeix. Actes sud 2025)
… nombre d'entre eux moururent de plaisir à sentir la griffe sur le dos, la morsure à la nuque et tout ce nopal hérissé du spasme qui coupe le sang dans l'agonie… (ils allaient au combat pour le désir d'être maltraités…)
(Légendes du Guatemala. Miguel Angel Asturias. Folio 1953)
… la réécriture du mythe antique offre « le moyen d'écrire ce qui ne peut s'écrire », « comme si les mythes antiques étaient seuls capables d'exprimer la filiation et la mort, le lien de la filiation et de la mort. »
( J. le Brun. Fénelon : un fils tué. Droz 2004)
Quand j'aurai à sentir la trahison de mon corps, la vieillesse qui se rit de moi, la mort dans mes muscles, dans ma chair, dans mon haleine, dans mes pets et tremblements, (…) j'aurai à disparaître, j'aurai à me finir enfin…
(Les cauchemars du gecko. Raharimanana. Vents d'ailleurs 2011)
Beaucoup de maladies dont le nom est attesté en i.e. sont des maladies de peau qui révèlent une inquiétude étroitement associée à l'espoir religieux de changer de peau, c'est-à-dire de pouvoir se régénérer, comme le serpent qui mue, et, à partir de là, de devenir immortel.
… racine *gwelh « souffrance, mort ». Le terme pourrait avoir un sens initiatique et désigner l'initié qui meurt symboliquement pour renaître avec son statut profond d'homme (cf le nom Ate-gnatos : « Re-né »).
(Dictionnaire français-gaulois. Jean-Paul Savignac. La Différence. 2004)
Notre réalité finit toujours par devenir un spectre : tout d'abord pour les autres, presque aussitôt après, pour nous-mêmes. Il n'y a pas moyen d'éviter cela et je n'ai jamais compris pourquoi "apparition" est synonyme de "fantôme" alors qu'un "fantôme" est un "disparu", une âme en peine condamnée à demeurer hors du temps et des lieux, une présence inopportune.
(Mantra. Rodrigo Fresan. Passage du Nord-Ouest 2006)
… que faire quand on vient d'enterrer son père, sinon mourir soi-même dans son cœur, en sachant que ce ne sera pas la dernière fois qu'on mourra avant la mort définitive de son pauvre corps mortel…
(Sur la route. Jack Kerouac. Folio 2010)
… il se sentait si incroyablement bien qu'il se mit soudain à avoir peur de la mort.
(Le vieux qui ne voulait pas fêter son anniversaire. Jonas Jonasson. Presses de la Cité 2011)
… il mourrait sans dire un mot, ce qui était la preuve qu'il était devenu un homme…
Nos ancêtres meurent avant que nous soyons prêts à vivre sans eux. Ils reviennent alors sous forme de fantômes, parce que les dieux nous ont quittés.
(Christophe et son œuf. Carlos Fuentes. Gallimard 1990)
La mort est le remède à toutes les maladies. La médication de toutes les souffrances. La vraie, la suprême.
(Requiem pour un autre temps. Krishna Baldev Vaïd. Infolio 2012)
Les Taulipang (…) pensaient que chaque homme possédait cinq âmes, « pareilles aux hommes mais sans corps, l'une dont le départ pouvait provoquer la maladie et la mort, une autre plus légère et une troisième plus légère encore, la quatrième très légère mais encore une ombre. La cinquième âme est la seule douée de parole. » (…) Seule « l'âme qui parle » rejoignait l'autre monde après la mort ; une autre restait avec le cadavre et une troisième se transformait en oiseau de proie.
… une manifestation de la terreur qu'inspire le revenant – aussitôt que l'âme quitte le corps du défunt, le revenant veut emporter avec lui l'âme d'une personne proche vivante.
(Ecrits d'Amazonie. Alfred Métraux. CNRS Editions 2013)
Dans leur esprit, il n'y a qu'une obsession : la peur panique de la mort, de leur propre anéantissement. Cette angoisse est une souffrance qui ne les lâche jamais, les met au supplice chaque seconde de leur vie. C'est le moteur infatigable de leur action qui ne vise rien d'autre que la destruction de tout ce qui est vivant. Car le raisonnement est imparable pour un cerveau malade : la meilleure façon de supprimer la mort, c'est de détruire la vie. (…) ces dingues (…) sont au pouvoir. Là-bas mais ici aussi…
(Les transhumanistes sont lâchés. Dominique Lachosme. La Décroissance novembre 2015)
Tout ce qui subsiste de l'existence physique et sociale des morts doit être détruit ou oblitéré : leurs possessions, leurs traces, l'usage de leur nom et les cendres de leurs ossements. Ce travail (…) constitue ainsi un effort, toujours précaire, pour garantir la séparation entre le monde des morts et celui des vivants. (…) Contrevenir à ce devoir primordial aurait condamné les revenants de leurs proches à errer entre deux mondes et les vivants à souffrir les affres d'une mélancolie infinie bien pire que la mort elle-même.
(La chute du ciel. Davi Kopenawa. Plon 2010)
« Je suis venu en ce monde pour mourir. Mon corps n'est que le récipient d'une vie spirituelle. »
(Toohoolhoolzote)
Aucun de nous n'est éternel. Quand on a compris ça, on comprend l'importance de savoir qui on est et d'où on vient.
(Ne vends jamais les os de ton père. Brian Schofield. Albin Michel 2013)
J'arriverai à un endroit (…) ; je n'aurai pas le temps de m'y habituer, de m'y attacher, j'irai plus loin. Et j'irai ainsi jusqu'à ce que mes jambes se dérobent, et je m'étendrai et je mourrai quelque part, et j'arriverai enfin à ce port paisible, éternel, où il n'y a ni tristesse, ni soupir.
(La guerre et la paix I. Tolstoï. Folio 1972)
Cet aspect compulsif des croyances en la continuité de la vie s'est manifesté dans la plupart des cultures et des civilisations, dès la période néolithique où furent creusées les premières tombes (…). Il a fallu l'arrivée de la religion chrétienne pour qu'il y ait une rupture dans l'idée de la continuité, la mort et le temps post mortem étant considérés comme une étape transitoire (un « sas ») dans l'attente de la résurrection à venir…
(Le premier empire des steppes en Mongolie. Pierre Henri Giscard. Faton 2013)
On naît seul, et on meurt seul.
(L'arc-en-ciel de verre. James Lee Burke. Payot et Rivages 2015)
… la blanche biche qui, dans les lais féeriques médiévaux, entraîne le héros dans l'Autre Monde (…). Le lien entre le cerf et l'Autre Monde est évident depuis la Préhistoire, et notamment le Mésolithique durant lequel on enterre bien souvent les morts avec des bois de cerf.
(L'arbre du monde. Patrice Lajoye. CNRS Editions 2016)
… un esprit qui torturait les vivants si l'une des composantes immatérielles (…) n'atteignait pas le monde des morts.
… un tuktuyè, boîte où les Iakoutes enfermaient l'esprit des morts décédés de façon non naturelle, car ils craignaient le retour des esprits malins…
(Vainqueurs ou vaincus ? Crubézy – Nikolaeva. Odile Jacob 2017)
Selon les gens d'Avila, lorsque « les morts » vont « ucuta », à l'intérieur du domaine des esprits maîtres, ils deviennent « libres ». (…) A l'intérieur du domaine perpétuellement toujours déjà des maîtres de la forêt, les morts continuent à exister – libres.
Le futur vivant (…) ne peut se comprendre sans réfléchir aux liens particuliers que la vie entretient avec tous les morts qui la rendent possible. C'est en ce sens qu'une forêt vivante est aussi une forêt hantée.
(Comment pensent les forêts. Eduardo Kohn. Zones sensibles 2017)
... il avait eu la sensation soudaine et très nette que s'il y avait un endroit où mourir, cet endroit se trouvait précisément sous ses pieds en cet instant, et c'était une sensation étrange, cruellement insolite, que de sentir sous la semelle de ses chaussures que s'il y avait un endroit où mourir, eh bien, cet endroit était exactement sous ses pieds, qui sait pourquoi.
(Malacqua. Nicola Pugliese. Do 2018)
Si je m'étais laissé aller contre la terre, au milieu des centaines de pousses et de plantes minuscules, chacune différente des autres, chacune modelée autrement par le temps et les intempéries, si j'avais laissé mon corps inerte balayé par le soleil et les ombres, si j'avais laissé se pencher sur moi les grappes de baies rouges et noires d'un arbuste vénéneux, rien ne m'aurait plus différencié de la forêt? Je serais mort à cet endroit, je serais devenu une charogne aux sucs intérieurs coagulés, aux yeux voilés et à la peau craquelée, un fourmillement d'insectes, un sol fertile pour les champignons, une carcasse toujours plus décomposée, léchée par le vent et la solitude. (...) J'aurais enfin appartenu à un autre monde, uni à lui, uni à son air vert et humide, à son tapis de feuillage transparent, à ses arômes sucrés et amers. Je serais mort et je serais né à nouveau, là, dans l'absence complète de toute conscience, connaissance et doute, simple motif de la tapisserie sans limite de la forêt.
(Solénoïde. Mircea Cartarescu. Noir sur Blanc 2019)
La fête des morts, qui réunit finalement des bandes siouses, saulteuses et cries, au total plus de 2000 Amérindiens, s’étale sur deux semaines. Elle dessine un espace social de paix qui repose sur l’établissement d’alliances personnelles, sur des festins…
La danse a en effet pour eux une forte affinité symbolique avec la mort. Ils ont l’habitude de la pratiquer jusqu’à l’épuisement, répétant encore et encore des gestes qui ne semblent avoir d’autre finalité que l’extinction de leur vigueur corporelle.
(L’Amérique fantôme. Gilles Havard. Flammarion 2019)
Le dernier échelon de la hiérarchie des êtres de langage est occupé par les solitaires: leur mise à l'écart de toute vie sociale les confine à la jointure de la culture et de la nature. Incarnations de l'âme des morts les esprits "iwianch" sont condamnés à une solitude désespérante qu'ils cherchent à combler en enlevant des enfants.
(La nature domestique. Philippe Descola. Editions de la Maison des sciences de l'homme 2019)
« Une vie complète est peut-être celle qui se termine par une identification si totale avec le non-moi qu’il ne reste aucun moi pour mourir. » (Bernard Berenson)
(La passion selon G.H. Clarice Lispector. des femmes 2020)
Au XIIIème siècle, Gervaise de Tilbury constatait la coutume de confier au courant du Rhône les cercueils eux-mêmes.
Les habitants voisins de la Montagne de Mané Guen prétendaient, vers 1845, que les vieillards lassés de la vie se rendaient jadis sur son sommet afin que l'un des druides qui y résidaient les en débarrassât en les frappant avec sa massue sacrée.
(Croyances, mythes et légendes des pays de France. Paul Sébillot. Omnibus août 2002)
… la culture celte, « celle des druides qui possèdent les secrets de la philosophie nordique, sait que les hommes descendent du Dieu de la Mort Dispaler et que l'humanité doit disparaître par l'eau et par le feu". »
(Antonin Artaud)
"Nous les avons trouvés là en grosses masses, entassés les uns sur les autres - les femmes, avec les enfants dans les bras, jeunes et vieilles, les chevaux et les mules dans des positions diverses, les chariots brisés, les vêtements en pièces. (...) Il y avait là toute une famille, sauf le père, sous la caisse d'un chariot retourné, avec les chevaux encore dans les brancards, leurs jambes écrasées, se tordant d'agonie. Ici un papoose pleure sur le sein de sa mère qui, froide et insensible, ne peut plus le nourrir; là, est couchée une jeune fille avec sa longue chevelure poissée de sang, cachant son visage mutilé. Ils sont tous étendus dans la beauté incommunicable de la mort."
Le clou du spectacle est le corps d'un "papoose indien momifié", qui pourrait provenir de Wounded Knee. Cette "merveille des merveilles", dit un prospectus publicitaire spécialement imprimé pour l'occasion, est "complète dans tous ses membres et ses moindres détails, de sa forme extérieure jusqu'à son minuscule cœur".
L'extermination des Sioux, que fixe et symbolise Wounded Knee, exerce une fascination morbide sur le public américain.
(Ce qui est arrivé à Wounded Knee. Laurent Olivier. Flammarion 2021)
... un certain tabou de l'Inde ancienne qui interdisait aux rois de marcher pieds nus, pour que leur puissance ne se disperse pas dans la terre. (...) on trouve un autre exemple dans une statuette de bronze représentant Mercure, dont le pied gauche est chaussé tandis que le droit reste à nu. S'il s'agit, comme cela a été dit, d'une représentation de Mercure en dieu psychopompe "guide des âmes" conduisant les morts vers l'Au-delà, le lien avec l'Autre Monde est évident.
Cet Autre Monde était également perçu comme un pays de prospérité et d'harmonie. (...) Laegaire (...) fait un voyage à Mag Mell ou la "Plaine des délices", Un nom qu'on retrouve dans d'autres récits et qui désigne le monde païen de l'Au-delà. Son voyage le mène sous le "lac des oiseaux" (...), un "lieu féerique de douces musiques lancinantes, où l'on peut boire de l'hydromel dans des vases clairs, en conversant avec l'être aimé".
(L'archéologie et la mythologie celtique. John Waddell. Sidestone 2022)
Mais le créateur dut vite admettre que tous les Hommes devaient dormir (...). Il vint donc un matin et poussa d'abord un cri de vie. Personne ne lui répondit. Puis il cria: "Mourez! Mourez!" Ce fut le moment que choisirent les êtres humains pour se réveiller et lui répondre par l'affirmative. C'est pourquoi, depuis ce jour-là, les Hommes meurent.
... certains masques de Colombie Britannique présentaient des affinités avec les séismes, les poissons et le cuivre. (...) L'assimilation du métal à des excréments, attestée au Japon, existe aussi chez les Athapaskan (qui l'appellent "excréments d'ours" ou "de castor") (...) les tremblements de terre et l'obtention du cuivre sont parfois liés aux morts. (...) les âmes des morts rejoignent les esprits surnaturels, et le maître des richesses. Son palais et son mobilier sont ainsi entièrement faits de cuivre.
... "la loi générale de la croissance et de la mort des êtres vivants définit le mot vie en une sorte de pléonasme. Alors tout est clair, tout est identifié. Mais, à notre avis, plus court est le procédé d'identification, plus pauvre est la pensée expérimentale." (Bachelard)
(L'aube des mythes. Julien d'Huy. La Découverte 2023)
Les morts deviennent une source de vitalité non seulement pour le monde végétal, mais également pour les vivants...
Cette relation triangulaire est la source d'un nouveau rapport aux défunts bien plus serein et bénéfique pour la communauté que celui connu chez les chasseurs-cueilleurs...
Plutôt qu'une promesse d'une vie éternelle ou de transmigration des âmes (...), la sérénité semble ici émaner du transfert de vitalité du défunt vers le blé. (...) Cette sérénité se fonde sur un transfert de vitalité du défunt vers la nature, sur sa métamorphose en un être immortel fusionnant avec les puissances cosmiques (...).
... la conservation de ces graines, et leur transport à distance, peuvent désormais se substituer à la sépulture et son ancrage en un lieu précis. Cette mobilité potentielle des défunts via les graines qui en recèlent la substance ouvre l'opportunité d'un mode d'être itinérant…
(Les graines de l'au-delà. Nissim Amzallag. Editions de la Maison des sciences de l'homme 2023)
Dans la pensée otomi, l'entrée du défunt au "nitu", l'"endroit des morts", représente l'issue d'un long cheminement avant même l'apparition des stigmates de la mort. C'est pourquoi, d'une certaine façon, les vieillards font figure d'incarnation vivante des ancêtres.
... la bonne marche de l'univers appelle inexorablement l'anéantissement du sexe masculin, une "coupure" au contact de l'élément féminin qu'il fécondera. C'est en cela que les morts sont des êtres impuissants, émasculés, tels ces vieux ridés que nous dépeint la geste carnavalesque. Mais "coupure", dans l'acceptation otomi du terme, ne signifie pas disparition définitive. (...) les défunts, une fois revitalisés par l'absorption de nourriture, fertiliseront à nouveau l'univers.
(La moitié du monde. Jacques Galinier. PUF 1997)
"Le fugitif instant où l'on reçoit les rayons du soleil vaut plus que l'éternité où l'on domine sur l'empire des morts", lit-on sur une stèle égyptienne.
En assimilant la vraie mort d'une personne à la disparition de son souvenir de la mémoire des vivants, les Batammariba ont fait reculer la frontière de la mort sur une distance prodigieuse, introduisant un espace de liberté où (presque) tout devient possible. A condition de se souvenir. De se souvenir de ses morts.
Un défunt a besoin que son nom, en lequel s'incarne désormais son "diyuani", continue à être invoqué par une voix humaine.
... "lorsqu'un vieux sent l'odeur de son corps", appelle-t-il son fils préféré, le benjamin, héritier de la "takyènta". Sinon, il s'en remet à l'aînée de ses filles…
Le jour où l'on célèbre le "tibènti" de son père, un benjamin, malgré son âge, accède brusquement à la maturité. (...) il grandit (mûrit) plus vite que ses frères.
En conduisant le "tibènti", les Vrais Hommes contribuent à quelque chose de puissant, qui rythme la respiration d'un clan. Chaque fois qu'un père rend le dernier souffle, tous les membres du clan croient contempler les décombres d'une "maison détruite". Ils semblent perdre leurs forces comme le défunt, se taisent. Seuls les "Onitido" qui ont bravé la mort et l'ont vaincue, qui savent le malheur qu'elle représente, ont la capacité de sortir le clan de sa torpeur. Grâce à leur action, le "tibènti" insuffle périodiquement de l'énergie aux vivants qui perdent espoir. Dans un silence de fin du monde, ils renaissent dans un sursaut.
Après la mort, un Otammari n'attend ni punition ni récompense dans un vague au-delà pour les actes accomplis de son vivant. L'essentiel pour lui est d'avoir réalisé ses tinènti: d'être allé jusqu'au bout de son destin. En cela, l'opinion des Batammariba est proche de celle d'un Samuel Butler: "Pour moi, disait l'auteur d'Ainsi va toute chair, le bien n'est jamais récompensé, ni le mal puni dans une existence future…"
... la manière dont ils se taisent pendant la nuit d'un "tibènti". C'est alors qu'ils redeviennent ce qu'ils sont, peuple du vent et de la nuit, à l'écoute des voix de leurs morts et de "ceux de sous terre", ces esprits qui s'incarnent dans certains arbres, sources ou pierres.
(Le souffle du mort. Dominique Sewane. Plon 2020)
Tels sont les effets du bayja: il fournit à l'homme qu'il affecte les moyens de réaffirmer son humanité en lui conférant le pouvoir d'attirer les animaux, mais du même coup il multiplie pour lui les risques représentés par les nombreux jaguars qui ne manquent pas d'accourir. Etre bayja, c'est donc exister dans l'ambiguïté, c'est être ensemble chasseur et proie, c'est en somme se trouver entre nature et culture.
... attentif à ne pas succomber aux appels de la forêt et vaillant comme à l'ordinaire, il avance d'un bon pas en un monde dangereusement vivant. Il marche en réalité au-devant de lui-même, il est en quête de son propre soi, de sa propre substance. (...) La possibilité d'une mort réelle dans la jungle traduit en mode lyrique une mise en question de son être, une mise à mort effective, quoique symbolique, telle qu'elle l'ébranle jusqu'au cœur de son exister.
Apparemment donc, la force mauvaise du bayja n'est libérée que dans les circonstances où la féminité fait irruption à la fois en sa vie biologique individuelle et en la vie sociale du groupe. (...) c'est dans et par l'espace du rituel que l'ordre naturel se convertit en ordre culturel.
Une naissance d'enfant porte en soi un germe mortel, elle met en question l'existence des autres: nous assiège ici le sage et cruel constat que les hommes ne sont pas des dieux et que toute position de vie fait pour eux signe vers leur mort.
Mais le Tö kybairu? N'est-ce point justement, fête de ceux d'en bas, le défi assuré à la mort, la certitude proclamée qu'elle n'a plus de prise sur les Aché? Le Tö kybairu est contre la Mort.
Tel est certainement le résultat de la mort: un dédoublement du manove en fantôme ennemi d'une part, en "esprit" neutre de l'autre, lequel s'en va innocemment habiter, du côté du soleil couchant, la demeure des morts, que les Aché décrivent soit comme une grande savane, soit comme la Forêt Invisible.
... la mort libère l'âme du corps qui jusque là la retenait comme "prisonnière" incapable de nuire; mais elle refuse sa nouvelle liberté, elle cherche tout de suite à y échapper en essayant de trouver un autre corps, en tentant d'envahir celui d'un vivant. (...) Lorsque la mort a brisé l'unité vivante corps-âme, chacun des termes composants subsiste désormais pour soi, extérieur à l'autre, ils sont définitivement séparés.
(Chronique des Indiens Guayaki. Pierre Clastres. Plon 1972)
"J'ai fait mon temps! Allez-vous-en, vous autres." (...) Le père a choisi l'heure et de sa mort et de son recommencement en son fils.
... les tabous [se rattachant à l'ensevelissement des morts]: (...) les femmes ne doivent pas coudre...
L'enfant porteur du nom d'un mort est bien le mort réincarné: l'esprit de ce mort aide l'enfant dans son adolescence. L'enfant a donc deux personnalités (...). Ce n'est qu'à douze-treize ans que l'enfant est jugé adulte: on pense que l'esprit du mort se désincarne alors...
(Les derniers rois de Thulé. Jean Malaurie. Plon 1989)
"Il y a quelque chose de sacré dans l'horreur que suscite en nous la pensée des camps nazis." (Jacques Rivette)
Singularité absolue, horreur absolue, qui font dire à l'auteur que "l'holocauste, cela ne se regarde pas en face". En reprenant presque littéralement la formule biblique (Exode 33, 20), Lanzmann se situe donc dans la droite ligne des spéculations nord-américaines (..): Auschwitz ne se regarde pas plus en face que l'Eternel. (...) Il y a un reste d'inintelligibilité, auquel Lanzmann, comme Wiesel, tient comme à une certitude et un dogme au sens propre du mot.
Auschwitz est "un mystère qui nous dépasse et nous subjugue".
(Du héros à la victime: la métamorphose contemporaine du sacré. François Azouvi. Gallimard 2024)
... ce qui est terrifiant, ce n'est pas la mort. C'est la manière de mourir.
Les Ibos allaient volontiers jusqu'au suicide pour être libres (...). Mourir était pour eux l'occasion de mettre fin à leurs peines mais aussi de retourner auprès de leurs ancêtres.
... ce vide insipide qui vous englue dans un ennui épais, comme une antichambre de la mort dont on ne sait si elle est le néant définitif...
(Cinq tambours pour deux serpents. Mireille Aïn. Plon 2022)
La parole en vérité est un preneur. Elle est saisie par le nom, c'est le repreneur, car on prononce les noms par la parole. (...)
Le mental en vérité est un preneur. Il est saisi par le désir, c'est le repreneur, car on désire des désirs par le mental. (...)
... quand un homme meurt, qu'est-ce qui ne le quitte pas? Son nom, dit-il, un nom est sans-fin, et les-tous-les-dieux sont sans-fin.
Emporter quelqu'un qui est mort dans la forêt, c'est en vérité la suprême ascèse.
(Les Upanisad. Alyette Degrâces. Fayard 214)
"Timakana s'en alla. C'est seulement quand on s'adresse à lui en vociférant grossièrement, quand on l'insulte ou qu'on lui tire dessus à coups de flèches qu'il se fâche et mange ton âme."
(...) Mais un sort bien pire guette parfois le malheureux: son âme mangée, il peut rester en vie comme une espèce de zombie. C'est la spécialité d'Anyang (...) C'est l'esprit des morts (...) parfois il prend la forme d'une multitude de personnages, tant mâles que femelles. Ceux-ci se promènent parfaitement nus (...) [ils] dansent des rondes qui consistent en de répugnantes cabrioles…
Il faut toutefois que le héros soit tué, d'abord pour prouver qu'il est en vie, et surtout pour permettre à celui qui l'a tué d'entrer en possession des attributs du héros afin de devenir lui-même un héros. (...) L'ogre est un corps sans coeur; le héros est un coeur sans corps. Pour pouvoir le tuer, il faut se procurer un corps que le coeur, rituellement appelé, viendra habiter.
Les récits relatifs à l'anthropophagie tupinamba nous sont d'une grande utilité, ils nous apprennent comment on procurait un corps au héros et comment on le tuait ensuite. "Les guerriers vraiment braves meurent dans le pays de leurs ennemis", disaient avec orgueil les Tupinamba…
Ennemi adopté, il prend la place de l'homme en l'honneur duquel il sera tué; allié par mariage, il est aussi un paria; il est à la fois honoré et injurié, bouc émissaire et héros. On cherche à l'effrayer, mais, s'il a peur, il sera jugé indigne du sort qui l'attend. En se prêtant à ces rôles sociaux avant tout, il devient un être humain dans toute l'acceptation du terme, un vivant exemple de contradictions inhérentes à la société: situation impossible à laquelle seule la mort peut mettre un terme, et que viennent encore aggraver les pouvoirs et les attributs propres au héros culturel, dont le rituel dote le prisonnier. Celui-ci devient un représentant de l'autre monde installé en plein milieu du nôtre, une sorte de Janus trop sacré pour qu'on puisse vivre avec lui.
En remplissant son office, le bourreau a obtenu du prisonnier ce degré de conscience qui est l'apanage du héros et qu'illustre, à sa façon, le soleil au cours de son voyage souterrain.
(Aimables sauvages. Francis Huxley. Plon 1980)
... l'Inde ancienne a produit des mythes et des spéculations qui enseignent que la mort est en quelque sorte à la base de la structuration humaine de la vie.
... il faut donc qu'ils aient des fils qualifiés pour exécuter les rites funéraires qui seuls rendent possible la transformation des défunts en ancêtres. C'est de cette machinerie que Yama a la charge: les descendants sont un "tissu qui se tisse sur le métier tendu par Yama".
Les institutions de la vie n'ont de sens que si on les rapporte à la mort. La pure inéluctabilité de la mort est retravaillée, repensée, dans la mythologie et la spéculation védiques, de manière à former un cadre juridique et social qui la rende intelligible.
... l'aube et le crépuscule sont comme deux interstices par où nous pouvons nous dégager. C'est-à-dire: l'homme qui célèbre l'oblation au Feu pendant que le soleil se lève et pendant qu'il se couche et qui, donc, sait donner une certaine durée à ces moments de la journée échappe à la mort vers laquelle le conduit la succession alternée des jours et des nuits.
Les obsèques sont un sacrifice, le sacrifice qui permet aux vivants d'expédier le mort dans l'au-delà, ce qui ne peut s'accomplir que parce que le cadavre reçoit le statut de victime sacrificielle.
Il ne faut pas que le mort d'un élément du groupe soit un obstacle (...) le mort a besoin des survivants, mais les survivants ont besoin du mort. C'est-à-dire que le mort, en tant que participant au sacrifice, aura lui-même, jusqu'à ce que le sacrifice soit achevé, une sorte de survie sur le terrain du sacrifice...
... la mélodie est caractéristique du dieu de la mort Yama, car le but est d'aider le mort à parvenir au royaume de Yama (...). Ce poème, traditionnellement attribué à la Reine des serpents est pour l'essentiel une invocation au Soleil (...) le serpent mythique Arbuda s'est débarrassé de sa peau morte grâce à ses strophes...
La formule brahmanique serait: il n'est pas nécessaire que l'individu soit vivant; ce qui importe, c'est que vivant ou mort il puisse demeurer à bord, afin que le bateau du sacrifice aille jusqu'au bout de son itinéraire.
(Le jumeau solaire. Charles Malamoud. Seuil 2002)
Si chacun de nous saisit vraiment sa mort, disputera-t-il encore âprement avec un rival pour une parcelle d’intérêt matériel, ou pour un grain de renom social ?
La terre m’a donné un corps, la vie m’a fatigué, la vieillesse a relâché mon activité, la mort me reposera. Bénie soit la vie et par cela même bénie soit également ma mort !
… [des Anciens] estimaient qu’il existait quelque chose à l’origine de l’univers, que la vie provoque la destruction de ce quelque chose et que la mort est le retour à lui...
(Oeuvre complète. Tchouang-tseu. Gallimard 1969)
… il est intéressant de mentionner une pratique courante des embaumeurs sur la côte centrale du Pérou, une coutume pré-inca qui se poursuit sous l’Empire et qui consiste à glisser de petites feuilles de tumbaga à des endroits choisis du corps de la momie : à ses pieds, au niveau du pelvis, des mains, des épaules et du visage.
(Les Incas. Peter Eeckhout. Taillandier 2024)
« Le mort, donc, revivait comme Osiris et c’est ce que voulaient exprimer – et, sans doute, magiquement exprimer – le lit d’orge germé dressé près de son sarcophage, ou la jardinière placée à l’entrée de sa tombe. Osiris est devenu le dieu des morts parce qu’en sa qualité de dieu de la végétation il ne mourrait jamais tout à fait et que les hommes ont voulu, en s’assurant sa protection, partager son sort ». (Roland de Vaux)
(Le matin des dieux. Salvatore D’Onofrio. Editions Mimésis 2018)
… survint la femme du prêtre qui, dansant avec frénésie, se dirigea vers le corps. Elle tenait entre ses lèvres une petite tresse d’herbes que, pendant les quarante-trois jours de deuil, elle ne retirerait de sa bouche que pour se nourrir – cette tresse apportant, tout à la fois, la garantie de son silence et la preuve de son chagrin.
La tombe demeura ouverte pendant sept jours, au cours desquels les danses se poursuivirent sans discontinuer. (…) Les funérailles sont les grands moments de la vie sociale chez les Abron, la clé de voûte de leur civilisation. (…) Face à la séparation, les funérailles réaffirment les liens sociaux.
(La danse de l’araignée. Alexander Alland. France Loisirs 1984)
Je hais les objets, surtout ceux que l’on regarde comme le produit des arts, exilés des relations humaines qui leur donnaient une pleine signification ; les objets en vitrine, aussi impuissants que les morts devant les foules de la Toussaint.
… il restera toujours quelque chose d’inquiétant dans ces « expositions » d’humanités étrangères ; cette fixité, cette composition qui semble définitive et laisse échapper l’insaisissable, à mes yeux l’essentiel : les changements divers par lesquels une civilisation manifeste sa vitalité et son histoire.
(Afrique ambiguë. Georges Balandier. Plon 1957)
… les soins apportés aux morts nous définissent, en partie, en tant qu’humains, tout comme la vie que nous menons construit notre propre corps.
… le monde des morts ne parle pas seulement des morts, il parle de la société qui prend soin de ses proches, il parle des pressions sociales et de la recherche de la survie, c’est pourquoi « les efforts missionnaires et l’influence des régions semblent s’être concentrés sur deux champs de bataille, le lieu d’inhumation et l’inhumation secondaire. Aujourd’hui, nous savons (ou comprenons enfin) que cette insistance à modifier les pratiques funéraires est, en plus d’être raciste, une forme de génocide culturel.
(Archéologie de l’Amazonie. S. Rostain C. J. Betancourt. Éditions de la Maison des Sciences de l’Homme 2025)
"Lorsque l'homme fut créé, sa fonction était d'exprimer la vie par la prière et l'art, en la signifiant."
(Léopold Sédar Senghor)
« Les chansons (…) sont des pensées chantées et portées par le souffle, quand on est mu par de grandes forces et que les discours ordinaires ne suffisent plus. » (Orpingalik)
(Pieds nus sur la terre sacrée. TC Mac Luhan. Denoël 1974)
… extraire des êtres cachés : ceux-ci habitent dans une autre dimension du cosmos (…) avant d'être découverts et arrachés par les personnages du mythe, qui les apportent au monde de l'homme.
(Les paradis de brume. Alfredo Lopez-Austin. Maisonneuve et Larose 1997)
… il était européen, la littérature pour lui, avait le cours navigable d'un fleuve (…) et non un ouragan observé aux confins inaccessibles de la Terre…
(Etoile distante. Roberto Bolano. Titres 2002)
... il s'y trouvait toujours quelque lieu, maison ou couvent, fontaine séculaire ou vieille croix, auquel se rattachait un récit singulier ou merveilleux. On racontait leurs chroniques aux veillées, ou dans les petites villes par les chaudes soirées d'été, lorsque les voisins, assis sur le pas des portes, causaient en prenant le frais. Il y avait même des rues où ces réunions étaient pour ainsi dire de fondation (...). C'est ainsi qu'à Matignon (Côtes du Nord), la rue Saint Jean, siège de l'un de ces "parlements", était surnommée le Pertuis Caquet…
(Croyances, mythes et légendes des pays de France. Paul Sébillot. Omnibus août 2002)
Notre réalité finit toujours par devenir un spectre : tout d'abord pour les autres, presque aussitôt après, pour nous-mêmes. Il n'y a pas moyen d'éviter cela et je n'ai jamais compris pourquoi "apparition" est synonyme de "fantôme" alors qu'un "fantôme" est un "disparu", une âme en peine condamnée à demeurer hors du temps et des lieux, une présence inopportune.
(Mantra. Rodrigo Fresan. Passage du Nord-Ouest 2006)
… le long silence des vaincus…
(La lampe d'Aladino. Luis Sepulveda. Métaillé 2009)
Dans le mythe de la tour de Babel, Dieu fait advenir à son identité véritable en séparant les peuples et les langues.
(Comment notre monde est devenu chrétien. Marie-Françoise Baslez. CLD 2008)
… des mots désormais inamovibles dans le commerce quotidien de la parole, les mots de la peur en expansion, les mots d'ordre qui appelaient ceux qui étaient « à part entière, enfants du pays réel » à se préparer pour « l'oeuvre de punition » à l'encontre de ceux qui étaient « entièrement à part », à qui on promettait une affliction durable.
(Solo d'un revenant. Kossi Efoni. Seuil 2008)
Ce qui ne peut être dit, il faut le taire.
(Un mal sans remède. Antonio Caballero. Belfond 2009)
… écrire n'est pas vivre et lire ne l'est pas non plus.
(El ultimo lector. David Toscana. Zulma 2009)
Avez-vous remarqué à quel point, de nos jours, personne n'a d'opinion personnelle ? Les gens parlent trop et n'écoutent jamais et ils parlent, ils parlent pour ne rien dire.
(Rupture. Simon Lelic. Editions du masque 2010)
… ceux qui sont pris dans « les choses matérielles et usuelles » et demeurent, à l'égard de la vérité, dans une « nuit profondément obscure ». (…) une dissymétrie entre le dire et le voir entraîne que la nature du langage semble obscurcir ce que la vision aperçoit clairement. Autrement dit, même celui qui discerne clairement l'essence des choses ne saurait pourtant l'exprimer clairement. (…) le destinataire de l'enseignement ne saurait en aucun cas être l'ignorant ou le disciple qui aurait précisément besoin qu'on lui enseigne quelque chose de l'extérieur pour ainsi dire, parce qu'il ne serait pas en mesure de le trouver par lui-même. Mais, au contraire et paradoxalement, le destinataire d'un enseignement doit être seulement celui qui peut le trouver par sa propre intelligence. (…) il ne s'agit pas, en effet, d'enseigner clairement quelque chose, mais de montrer le mode même par lequel la vérité se manifeste dans une clarté qui dissimule.
(La mythologie de l'antiquité à la modernité. Jean-Pierre Aygon, Corinne Bonnet, Cristina Noacco. PUR)
… la réécriture du mythe antique offre « le moyen d'écrire ce qui ne peut s'écrire », « comme si les mythes antiques étaient seuls capables d'exprimer la filiation et la mort, le lien de la filiation et de la mort. »
( J. le Brun. Fénelon : un fils tué. Droz 2004)
Harmonie, alphabet et solfège, une grammaire musicale, nombres, lettres et syllabes illustrent le rapport de l'âme au savoir. La « dunamis », la puissance propre à la dialectique, se déroule « comme dans un rêve ».
(Musiques et danses dans l'Antiquité. Marie-Hélène Delavaud-Roux. Presses Universitaires de Rennes)
Parler ou écrire d'ailleurs, c'est pour les nains, pour ceux qui n'ont pas reçu le don de la musique.
(Et si on dansait ? Erik Orsenna. Le livre de poche. Stock 2009)
« Parmi les manifestations les plus frappantes de ces croyances, de ces rites, est le rôle immense de la Parole, surtout bien dite, « juste voix » du Nom, du Nom sacré et secret ; prononcé avec exactitude le mot qui désigne, qui définit pour la pensée un être, un objet, c'est les créer ou, s'ils existaient déjà, les dominer. » (Georges Raynaud : Les dieux, les héros et les hommes du Guatemala ancien)
(Légendes du Guatemala. Miguel Angel Asturias. Folio 1953)
Est-ce réellement la pauvreté qui nous pousse hors de nos frontières ou l'impossibilité de dire ce que nous sommes exactement ? L'impossibilité de nous créer dans nos propres pays, l'impossibilité d'y accomplir nos propres identités, l'impossibilité de nous prendre véritablement en charge. Nous, pris dans la langue de nos bienfaiteurs, (…) pris dans la langue d'un monde qui n'existe pas, (…) les mots suspendus à un avenir de rente et de placement.
Ici, en Occident, la mort du verbe est occultée par les slogans, les pubs et toutes ces belles choses de la vie quotidienne. On peut vivre hors du verbe en avalant tous ces programmes stupides de la télé, on peut vivre hors du verbe dans le virtuel des jeux, des forums de discussions où l'on se pavane, orgueilleux de son intelligence, de sa pertinence et impertinence, dans la vanité du travail et de la réussite, dans l'or, dans l'apparat, prendre rêve et personnalité parmi les stars, ou hommes ou femmes médiatiques, autres intellectuels habiles au discours. On ne nomme plus, on se fond dans une langue déjà faite, qui rassure, flatte, fait passer le temps, fait oublier la mort, masque la déchéance. Exactement ce qu'il faut à beaucoup d'entre nous les damnés, vivre dans l'insouciance, la mort de la pensée et des interrogations perpétuelles.
Le silence ne peut être oubli. L'absence de mots ne peut être éradication de la mémoire. (…) La langue du présent, comme éternelle soumise, se donne bien trop souvent aux désirs des dominants. Prendre pause alors et distance instaurer. Prendre silence et se laisser dépouiller de la possibilité immédiate de dire. (…) L'oubli nous unit dans cette peur vague du passé…
(Les cauchemars du gecko. Raharimanana. Vents d'ailleurs 2011)
Plus la vie en société se durcit et plus le discours est pacifié.
(Disours mou, société dure. Francis Doidy. Le monde 10 février 2006)
C'est alors que m'est tombée dessus toute l'horreur de Paris, toute l'horreur de la langue française, (…) de notre condition de métèques…
Toutes les langues, tous les murmures ne sont qu'une manière seconde de préserver notre identité dans une époque livrée aux aléas.
(Les détectives sauvages. Roberto Bolano. Folio 2006)
On dirait la grise litanie d'un chœur de moines (…) litanie de terre, de sueur, de poussière, litanie de la nuit cherchant le jour, depuis que la terre est terre, infinissable (…) Je sens autour de moi, présent, presque palpable, tout ce qui s'est retiré de notre monde blanc, depuis que les mots sont devenus des sachets vides, depuis que nous avons désincarné le verbe.
(L'expédition Orénoque Amazone. Alain Gheerbrant. Gallimard 1952)
… le chaman (…), en tant que médiateur, raconte en extase le sens du groupe…
(Souci de soi, conscience du monde. Raphaël Liogier. Armand Colin 2012)
L'air ambiant est à l'oralité dévorante, la jouissance sans limites. Nous avons glissé vers le matriarcat, comme si la société était un gros sein, dispensateur de tous les biens possibles. (…) Les papas poules sont des secondes mamans, d'où la surconsommation qui est une dépendance addictive qui peut pousser son principe jusqu'à l'effondrement. (…) « Profiter » est un leitmotiv principal. (…) Les slogans publicitaires vous font croire que tout est possible. Ils réduisent l'écart entre la pulsion et le réel. La jouissance conçue comme éternelle de l'enfant s'épanouit lorsque la réflexion disparaît ou n'est pas apparue. L'image domine outrageusement le langage.
(Dominique Barbier. Nexus novembre 2013)
… l'énergie qu'il avait en réserve et qui était restée jusque-là obscure, aveugle ; énergie prête à s'épanouir à condition qu'il croie à ce qu'il disait…
… il mourrait sans dire un mot, ce qui était la preuve qu'il était devenu un homme…
(Christophe et son œuf. Carlos Fuentes. Gallimard 1990)
… il n'y a pas le même bonheur à parler qu'à rester muet.
Elle n'arrive pas à comprendre qu'un artiste ne parle pas pour ne rien dire et n'écoute pas les bavardages inutiles.
(Requiem pour un autre temps. Krishna Baldev Vaïd. Infolio 2012)
… il se pourrait bien que les mots, et même pire encore les arguments (…) soient devenus trop lents pour la vitesse du monde de la modernité tardive. Les modèles capitalistes de distribution sont donc devenus plus ou moins inaccessibles ou imperméables aux revendications de justice : alors qu'il est extrêmement difficile d'évaluer les arguments pour ou contre certains modèles de distribution, ces modèles sont tout simplement construits et reconstruits à une vitesse désarmante par le flux des courants socio-économiques.
(Aliénation et accélération. Hartmut Rosa. La Découverte 2012)
Tout ce qui subsiste de l'existence physique et sociale des morts doit être détruit ou oblitéré : leurs possessions, leurs traces, l'usage de leur nom et les cendres de leurs ossements. Ce travail (…) constitue ainsi un effort, toujours précaire, pour garantir la séparation entre le monde des morts et celui des vivants. (…) Contrevenir à ce devoir primordial aurait condamné les revenants de leurs proches à errer entre deux mondes et les vivants à souffrir les affres d'une mélancolie infinie bien pire que la mort elle-même.
Il rapporte des propos venus d'autres terres qui nous sont inconnues (…) Ils voient des choses que nous ne connaissons pas !
Cet homme est vraiment devenu esprit ! Les paroles de ses chants nous sont inconnues !
Aujourd'hui, tous ces discours sur les Blancs font obstacle à nos pensées. La forêt a perdu son silence (…) Leurs mots entrent dans nos pensées et les assombrissent.
Nos anciens chamans possédaient des paroles sur les Blancs depuis toujours. (…) Ils avaient déjà contemplé leur terre lointaine et entendu leur langue emmêlée bien avant de les avoir rencontrés.
Maintenant que les Blancs ont inventé leurs paroles d'écologie, ils ne doivent pas se contenter de les répéter en vain pour en faire de nouveaux mensonges.
Aucun prix, je l'ai dit, ne peut acheter la terre, la forêt, les collines et les rivières. Leur argent ne vaudra rien contre la valeur des chamans et celles des xapiri. (…) Depuis qu'Omama les a données à nos ancêtres, nous conservons les paroles des esprits afin de nous protéger.
(La chute du ciel. Davi Kopenawa. Plon 2010)
Les Taulipang (…) pensaient que chaque homme possédait cinq âmes, « pareilles aux hommes mais sans corps, l'une dont le départ pouvait provoquer la maladie et la mort, une autre plus légère et une troisième plus légère encore, la quatrième très légère mais encore une ombre. La cinquième âme est la seule douée de parole. » (…) Seule « l'âme qui parle » rejoignait l'autre monde après la mort ; une autre restait avec le cadavre et une troisième se transformait en oiseau de proie.
Les Shipaya croyaient que l'âme possédait deux parties : l'une (…) était l'enveloppe de l'autre et l'équivalent du fantôme. Les chamanes traduisaient le nom de l'autre partie par langage, coeur d'une personne.
Selon les Apapocuva-Guarani, deux âmes coexistaient en chaque homme. L'une (…) était de nature paisible et douce, et avait un appétit insatiable pour les végétaux. L'autre était une âme animale (…) qui logeait dans le cou d'une personne ; cette âme conditionnait le tempérament d'un individu.
[Les Apapocuva-Guarani] recourent au chant à la moindre difficulté ou même lorsqu'ils se sentent déprimés. Il est très rare qu'une seule nuit ne se passe sans que quelqu'un entonne un chant magique. (…) le premier ancêtre [ona] qui inventa le chant était capable de tuer un cétacé et de le ramener jusqu'au rivage par ce seul moyen. (…) dans la mythologie des Witoto (…) les mots, c'est-à-dire les chants, étaient considérés comme plus importants que les dieux, parce que sans les rites et les fêtes au cours desquelles ils étaient chantés, les dieux ne pouvaient rien réaliser.
(Ecrits d'Amazonie. Alfred Métraux. CNRS Editions 2013)
Tout ce qui peut être dit peut être dit différemment. Mais dire différemment la même chose, c'est dire autre chose.
(Quand le moi devient autre. François Laplantine. CNRS Editions 2012)
« Dans toute étude de la pensée indienne il faut prendre en considération ce qui n'aura pas été dit. L'expression entière et complète n'est pas coutumière chez l'Indien. L'élément non prononcé peut être l'objet d'une compréhension mutuelle dont rien ne transparaît dans les mots... » (Frances Densmore)
(Pieds nus sur la terre sacrée. TC Mac Luhan. Denoël 1974)
… il est possible que le livre soit le dernier refuge de l'homme libre.
(André Suarez)
« Il n'y a donc pas à opposer le symbolique et le réel, puisque c'est la façon dont l'expérience mystique colore les représentations symboliques qui les rend réelles... » (Kech)
« Rien n'est étrange comme un paysage canaque vrai – j'entends vu sous l'angle canaque – où chaque pierre a un nom, une histoire, une vie, on pourrait même dire une personnalité, à cause de l'esprit enfermé en elles. Souvent, dans les vallées, je me suis fait nommer chaque détail du terrain, chaque arbre remarquable ; le paysage se transposait en un plan impossible à transcrire sur une carte et où chaque nom était une tête de chapitre. » (M Leenhardt)
« Là où finit la connaissance certaine, la mythologie commence. Mais le passage est tout à fait insensible. C'est nous qui mettons une différence entre le naturel et le surnaturel, autant que nous le permet notre connaissance des lois de la nature. Mais, pour l'Eskimo, cette différence n'existe pas. » (Birket-Smith)
Que de fois, dans des civilisations plus avancées que les leurs, ne s'est-on pas senti fortifié par l'expérience dans des croyances qui, plus tard, ont été reconnues vaines !
… sans les mythes, les légendes, les contes, et tout ce qui est inséparablement associé dans la vie mentale et en particulier dans les émotions des primitifs, en un mot sans la tradition, il serait tout à fait impossible de rendre compte d'une expérience mystique (…). Mais la tradition, à son tour, implique la vie en société, et que ce soit une société d'hommes, c'est-à-dire que ses membres pensent et parlent, de sorte que chaque génération soit capable de transmettre à la suivante le précieux patrimoine reçu par elle de la précédente.
… l'expérience des primitifs a pris un double aspect. En tant qu'ordinaire, elle les fait vivre et se mouvoir dans la réalité ambiante. En tant que mystique, elle les met au contact d'une réalité différente. (…) Si l'expérience n'avait jamais révélé à l'homme d'autre réalité que celle du monde sensible où il est plongé, sans doute son activité mentale serait-elle demeurée foncièrement semblable à celle des autres animaux supérieurs (…). Rien ne l'aurait incité à s'élever au-dessus de la réalité immédiatement sentie et perçue (…). Que les choses puissent être autrement qu'elles ne sont, cette idée ne pouvait naître que de l'expérience mystique…
(L'expérience mystique et les symboles chez les primitifs. Lucien Lévy-Bruhl. Dunod 2014)
La parole prononcée est d'argent, celle qui n'est pas prononcée est d'or.
(La guerre et la paix II. Tolstoï. Folio 1972)
Si par la fiction nous parvenons à capturer les racines sauvages, invisibles dans la vraie vie (…), pourquoi se soucier des vérités de surface ?
Ainsi « Chez Zhang, clés » était rebaptisé « Grande serrurerie du bourg de Zhalie ». Un « Wang, tailleur » devenait « Univers de la couture du Bourg de Zhalie ». De même les petits restaurants, les gargotes et jusqu'au marchand des rues avec son triporteur, celui à qui il suffisait autrefois de graver les caractères « Poulet rôti » sur la vitre et auquel les gens (…) demandaient à présent d'y renoncer pour quelque chose du genre : « Maître rôtisseur du bourg de Zhalie ». Ou s'il s'agissait de galettes : « Roi de la galette du bourg de Zhalie ». La plus humble boutique de nouilles et de pain était obligée de se déclarer « Au palais des saveurs anciennes de Zhalie » ou « Congrégation des gourmets du bourg de Zhalie ». Enfin, des noms ronflants et hauts en couleur qui devait illustrer la prestance et la puissance, la magnificence et l'héroïsme inhérents à ce village devenu bourg.
(Les chroniques de Zhalie. Yan Lianke. Philippe Picquier 2015)
Mamihlapinatapai, en yagan, langue amérindienne parlée en Terre de Feu, est réputé l'un des mots les plus difficiles à traduire. Il signifie un regard échangé entre deux personnes dont chacune espère que l'autre va prendre l'initiative de quelque chose que toutes deux désirent, sans qu'aucune des deux n'y parvienne.
(Traduire Shakespeare. Jean-Michel Déprats. Le Monde Diplomatique septembre 2016)
Aton est un « dieu » qui semble démuni de la plus fondamentale des capacités de la personne, le don de l'expression, partant de la pensée.
(La religion d'Akhénaton : monothéisme ou autre chose? Christian Cannuyer. Deus Unicus. Brepols 2014)
… cette innocence que donnent les sentiments qui n'ont pas encore été abîmés par les paroles.
(Les pigeons de Paris. Victor del Arbol. La contre allée 2016)
Les mots sont des brouillons qui ne peuvent transpercer la réalité (…). Les choses importantes n'ont pas besoin d'être dites pour être vraies, parfois le silence est la seule vérité possible.
(Toutes les vagues de l'océan. Victor del Arbol. Actes Sud 2015)
... nous choisissons dans le fatras de possibilités, de probabilités, d'irréalités et d'étrangetés, une seule structure que nous nommons "réalité" et sur laquelle nous nous reposons pour pouvoir vivre.
... la douleur est un des autres noms de la réalité.
(Solénoïde. Mircea Cartarescu. Noir sur Blanc 2019)
... qu'est-ce que l'humilité? C'est l'humus, la terre humide, imprégnée de la salive divine d'où a été créé l'être humain. Est homme (...) qui est fait d'humus.
(Le symbolique, le Sacré et l’Homme. Henri de Lumley. CNRS Editions 2019)
... le fascisme dépendait de la contamination et de la destruction causées par une langue à la fois faible et forte, incapable de dire la vérité, parce que planant au-dessus d’un vide qui ne peut se reproduire que par duplication. La vérité du fascisme est ce qui n’a ni preuve ni fondement, ce n’est qu’une parodie, un dédoublement éternel au-dessus du vide, un monde sans correspondance ni fin. C’est une langue qui reproduit ce qu’elle suppose que l’autre veut entendre et le séduit comme un miroir sonore. Il est difficile d’en sortir indemne. Dans le meilleur des cas, les illusions s’envolent. Dans le pire, on se noie dans une illusion mortelle, comme Narcisse dans le lac.
(Sympathie pour le démon. Bernardo Carvalho. Métailier 2016)
La réalité se trouve en quelque sorte aliénée dans la fiction des mots...
L'homme délègue son être au langage.
... les mots sont la réalité en différé.
... la vérité insaisissable de la condition humaine, dont l'expression est à la charge des poètes.
... conjurer par le mythe et les liturgies le danger du délire (...). Aujourd'hui, le langage est vécu et théorisé comme pure information, les sciences laïcisées ont recyclé les doctrines démodées à travers la sophistication technique de la notion de message. Cependant, le seul fait d'interroger le monde, fût-ce par le truchement de machines toujours plus perfectionnées, témoigne de l'inéluctable impératif scénique.
(Pierre Legendre. Argumenta et Dogmatica. Mille et une nuits 2012)
De façon générale, les Yakoutes attribuent au verbe et à la prosodie chantées des vertus miraculeuses. La parole humaine à leurs yeux possède une force intérieure propre à attirer l'attention des esprits.
(Gavriil Ksenofontov. Les chamanes de Sibérie et leur tradition orale. Albin Michel 1998)
... dans cette maison, chacun vivait de son côté, oui de son côté, il n'y avait pas de joyeux désordre ni de discussions enflammées, seulement ce silence qui tombait, humiliant.
(Malacqua. Nicola Pugliese. Do 2018)
... la violence peut aussi pousser à la mort du Verbe fondateur, socle du pouvoir. (...) La violence peut enfin conduire à la mort de soi, par suicide physique, ou intellectuel en imaginant des systèmes destructeurs de tout ce qu'il peut y avoir d'humain chez l'homme.
(Dieux et hommes, modèles et héritages antiques, volume I. Jacques Bouineau. L'Harmattan 2018)
… on ne cherche son semblable que pour se trouver soi-même, pour se reconnaître dans la forme externée de soi qu’est l’autre… Le bavardage le plus insipide révèle la soif d’amour ; l’homme ne parle que pour s’assurer qu’il est bien deux, ne serait-ce qu’avec lui-même.
(Y Delege)
Les religions et les Etats, les entreprises et les pays n’existent après tout que dans notre tête, dans les histoires que nous racontent nos chefs et que nous racontons à nous-mêmes. Personne n’a jamais rencontré « la France ». Personne n’a jamais serré la main à « l’Église catholique, apostolique et romaine ». Mais cela ne fait rien tant que nous avons le sentiment d’être partie prenante de telles fictions.
(Humanité. Rutger Bregman. Seuil 2020)
… un mythe est un lieu vide, que remplit la culture de l’époque. Il est adapté par les générations successives à leurs propres conceptions religieuses, idéologiques et éthiques.
Spinoza (1677) considérait que l’Homme était prisonnier de son imaginaire. S’il perçoit les choses et forment des notions universelles, c’est à partir de données filtrées par les sens, ou encore des signes, autrement dit des ouï-dire. (…) Il est impossible de vivre hors du mythe : le mythe détermine le sens, le sens informe notre vision du monde, notre vision du monde inspire et étaye le mythe. A l’instar de l’art selon le peintre Paul Klee (1920), le mythe ne reproduit pas le visible, il rend visible. Le langage, qui remplace la réalité, se substitue à ce qu’il nomme, rendant indiscernables les murs qui nous entourent.
(…) Le mythe crée pour lui un espace de liberté, néantisant le monde objectif et créant à sa place un monde nouveau à partir des signes de l’objet contemplé (Sartre, 1940). Face au vide, nous n’abandonnons un mythe que pour nous hâter d’en adopter un nouveau.
Ce que nous apprend l’étude de la mythologie à cet égard, c’est qu’Homo Sapiens est une espèce affabulatrice qui croit dans ses mensonges.
(Cosmogonies. Julien d’Huy. La Découverte 2020)
Depuis la Libération, il n’est pas un progrès de l’organisation capitaliste de la vie qui n’ait été précédé de sa légitimation de gauche.
(Orwell anarchiste tory. Flammarion 2020)
Le mythe est un récit qui cherche à rendre compte de phénomènes difficilement compréhensibles concernant, par exemple, l’origine, le présent ou l’avenir. Le mythe organise la compréhension des actions et des relations sociales, individuelles, collectives… La mythologie est le reflet de la structure sociale et des rapports sociaux.
(Carole Fritz. Dossiers d’archéologie janvier 2021)
Soyez prudent lorsque vous parlez. Vous créez le monde autour de vous avec vos mots.
(Navajo)
Le langage des Blancs doit être très fluide, car ils peuvent faire passer le bien pour le mal, et le mal pour le bien.
(Black Hawk. Sauk)
La sécularisation de nos modes de vie et de nos imaginaires, les transformations des liens familiaux et des formes de dépendance, la vulgarisation des idées de la médecine au XIXème siècle et de la psychanalyse au siècle dernier, les séquelles de tous les romantismes rendent opaques les catégories et les émotions des débuts de l’âge moderne.
(Conversation avec un métis de la Nouvelle Espagne. Serge Cruzinski. Fayard 2021)
… la cosmogonie bambara postule l’existence d’un vide originel appelé gla d’où sortit une voix, le verbe, qui, en exprimant son intention de créer, produisit son double et s’unit à lui.
(Jean Loïc le Quellec. Natives été 2021)
… en nommant, il a l’illusion de créer.
(L’aventurière de l’Etoile. Christel Mouchard. Tallandier 2020)
La seule façon de continuer est de raconter une histoire et il n'y a pas d'autre moyen. Vos enfants ne survivront pas si vous ne leur racontez pas quelque chose sur eux-mêmes...
(Partition rouge. Points 1988)
... les gens se dirent: "Qui sont ces personnes étranges et d'où viennent-elles?" et en parlèrent beaucoup, suivant la sotte coutume de notre peuple.
... la grande épopée de la création, récitée par un prêtre masqué et magnifiquement paré. (...) Elle est retenue et transmise mot pour mot par quatre prêtres, et si l'un d'entre eux meurt, un autre membre de la société du Kâ'-kâ prend aussitôt sa place. Un de ces prêtres répète l'intégralité de ce poème rituel (...). Chaque récitation dure six heures (...).
... en mai, le "mois sans nom".
Ainsi, lorsque par exemple, on doit donner un nom à un enfant appartenant à l'un de ces clans totémiques, il faut engager une démarche de divination pour déterminer quelle sera sa relation aux créatures et à l'être divin d'une région ou d'une autre (...). Car on estime essentiel que cette relation sacrée soit symbolisée, d'une façon ou d'une autre, dans le choix de son nom totémique...
... les langues originelles de l'homme, pour le moins variées, sont nées jadis déjà ordonnées et constituées avant même leur naissance, comme le sont aujourd'hui les enfants des hommes.
... du "vocabulaire dont nous sommes obligés de nous servir pour la description et l'analyse des processus de la mentalité primitive. Il est tout à fait inadéquat, et risque à chaque instant de les fausser. Il a été construit par des psychologues, des philosophes, des logiciens formés par la doctrine aristotélicienne et aussi peu fait que possible pour l'étude de processus qui sont loin d'être semblables à ceux qu'Aristote se proposait pour objets." (Levy-Bruhl)
(Tenatsali ou l'ethnologue qui fut transformé en Indien. CNRS Editions 2022)
... réel et réalité ont des acceptions proches, désignant ce qui existe indépendamment du sujet, une manifestation autonome des choses qui n'est pas un produit de la pensée. Les théories scientifiques, elles, sont des produits de la pensée.
(Croire au monde qui nous entoure. Philippe Pajot. La Recherche octobre 2022)
... la réalité des phénomènes est souvent trop complexe pour faire l'objet d'une représentation lisse et exhaustive. Partant, la finalité des modèles ne doit pas être de décrire fidèlement cette réalité, mais de rendre son appréhension moins opaque en trouvant les moyens mathématiques d'esquiver sa complexité.
(Jimmy Degroote. La Recherche octobre 2022)
Est-ce bien l'intelligence qui nous distingue le plus de Neandertal? Ce qui nous différencie le plus de lui, ne serait-ce pas plutôt notre aptitude à élaborer et conter des récits complexes? Nous sommes l'espèce fabulatrice: Homo narrans.
"Quand une nouvelle pensée mobilise les mots, elle retrouve en réalité en eux des pensées déjà faites, qui l'enveloppent à son insu, qui l'emportent là où elle ne croyait pas aller." (Jean Ladrière)
Le terme "symbolique" est trop souvent utilisé par les archéologues dans un sens très vague, qui n'est qu'une "façon de masquer l'ignorance, non pas d'un auteur, mais de l'ensemble de la communauté scientifique." (Delporte 1996)
"La capacité symbolique a été représentée pendant des siècles comme une dotation spécifique ou une improvisation réservée à l'Homme, ce qui assurait à la théologie la faculté de maintenir son emprise territoriale avec l'assentiment tacite d'une science qui, plus ou moins consciemment, rejetait encore les implications ultimes du continuisme phylogénétique et de son consubstantiel matérialisme." (Tort 2019)
... "le symbolique, dans sa préhistoire animale, se définit, sur le modèle de tous les caractères sexuels secondaires hyper-développés, comme un excès de signes surexprimant la puissance et dissimulant un affaiblissement réel de la qualité même qu'il exhibe." (Tort 2019)
Ce concept d'hypertélie s'applique parfaitement à l'humanité, qui a converti le désavantage de sa trop grande faiblesse native (absence d'armes naturelles, longue dépendance des enfants...) en dispositifs culturels dont le développement lui a permis de devenir l'être vivant le plus dangereux de tous... y compris pour lui-même.
... l'approche psychanalytique en général, qui repose sur une recherche s'assumant comme non scientifique, ainsi que le rappelle Robert Neuburger, (...) quand il déclare que "la raison est l'ennemie de toute recherche psychanalytique".
... l'ensemble des commentaires publiés par les psychanalystes sur les arts paléolithiques: ils relèvent de la mythologie contemporaine, et prouvent avant tout que les images pariétales restent agissantes dans notre propre société. (...) C'est même toute la psychanalyse que l'on peut regarder comme une fabrique de mythes, ainsi que l'a fort bien vu Lévi-Strauss.
... "l'usage symbolique de termes comme mana, tabou, totem et chamanisme pourrait bien être considéré comme une maladie initiatique (chamanique) de notre érudition". (Mihaly Hoppal)
... l'érudition risque toujours de contribuer à la construction de systèmes réunissant des faits sélectionnés, gauchis et/ou abusivement généralisés, comme ce fut plus récemment le cas chez Carl Gustav Jung...
(La caverne originelle. Jean-Loïc le Quellec. La Découverte 2022)
Le langage humain possède cette faculté créatrice, cette puissance de réification qui consiste à donner le sentiment de réalité quand seul le mot qui prétend la désigner existe. L'énoncé d'une abstraction, inventée de toutes pièces, suffit presque aussitôt à en faire oublier l'origine subjective.
(Débauches antiques. Christian Georges Schwentzel. Vendémiaire 2023)
... si la gravité se comporte conformément à la théorie de la relativité générale d'Einstein, la matière noire doit exister!
Le problème est-il donc résolu? Pas du tout! Le fait que nous ayons trouvé de fortes présomptions de l'existence de la matière noire et un nom accrocheur ne signifie pas que nous soyons plus avancés sur sa compréhension.
La matière qui nous entoure, que nous percevons comme solide et compacte, est en réalité composée de minuscules "îlots" de masse séparés par un "océan" d'espace presque entièrement vide.
(Entre deux infinis. Gianfranco Bertone. Quanto 2023)
... dans son sens premier, le mythe est un récit proposant une explication sur les origines cosmiques et culturelles "qui sous-tendent les institutions assurant la survie et le maintien de la société, (le mythe) représente ainsi, symboliquement, le rapport qu'entretient l'humanité avec son environnement et avec les entités surnaturelles qui le contrôlent" (P Mac Cana). (...) il incarne une puissance vitale. Il exprime les modes de pensée à travers lesquels un groupe définit et formule sa conscience identitaire (...). C'est sous l'influence des mythes que l'homme vit, meurt, et, bien souvent, tue. Le mythe opère en faisant remonter au temps présent un passé sacré qui se trouve paradoxalement "hors du temps".
Il ne donne rien à son fils Oengus (le Mac Oc ou "le fils jeune"), qui est pourtant à la recherche d'un logis, lui accordant seulement un jour et une nuit dans le "brug". Or Oengus en prend possession, déclarant que "le monde entier est jour et nuit, et c'est ce qui m'a été accordé".
... Oengus obtient le "brug" grâce au pouvoir des mots, c'est-à-dire une agilité ou magie verbale impliquant la manipulation du temps.
(L'archéologie et la mythologie celtique. John Waddell. Sidestone 2022)
Langues et religions sont toutes deux (...) "créatrices de mondes" (...). Si les langues fournissent des structures fondamentales de communication, les religions font quelque chose d'analogue: car même si elles ne constituent sans doute pas des "visions du monde", leurs "jeux de langage" fondent des conceptions différentes du monde, de la vie et des façons d'agir.
Le "fonctionnement" des "jeux de langage" religieux requiert en outre des ensembles plus étendus, structurés de manière narrative: les "grands récits". En font partie, par exemple, les récits de la création du monde ou ceux qui portent sur les époques les plus reculées de l'histoire, où ont pris forme les pratiques culturelles.
(Zarathoustra et sa religion. Michael Stausberg. Les belles lettres 2022)
Nul prix ne s'attachera plus au serment tenu, au juste, au bien: c'est à l'artisan de crimes, à l'homme tout démesure qu'ira leurs respects; leur seul droit sera la force, la conscience n'existera plus. Le lâche attaquera le brave avec des mots tortueux, qu'il appuiera d'un faux serment. (...) contre le mal, il ne sera point de recours. (Hésiode)
... "l'entreprise scientifique relève aussi du monde des histoires (story) et des mythes que les autres (...) elle n'est ni meilleure ni pire que les autres "histoires et mythes"." (N. Chomsky)
Le mythe est donc intemporel, polymorphe tel Protée, et polysémique (...). Sans auteur connu, il est généralement constitué de représentations collectives qui se manifestent dans les institutions, les mœurs, les jeux, le langage... D'ailleurs le langage tout comme le mythe permet de découper, d'organiser, de classer et de bien ordonner le monde et permet à l'homme de le domestiquer et de s'y situer. (...) Le mythe persiste toujours car il répond à un besoin toujours réel chez l'homme de comprendre le monde, de l'ordonner, de le maîtriser. (...) D'ailleurs qu'est-ce qui n'est pas mythologique dans notre vision du monde?
(Une mythologie berbère. Hassane Benamara. L'Harmattan 2022)
"... le bois interdit des jeunes filles invincibles dont nous tremblons de prononcer le nom, et près desquelles nous passons sans regard, sans voix, sans parole, en n'usant que d'un langage, celui du recueillement." (Sophocle)
(Au plaisir des dieux. Adeline Grand Clément. Anacharsis 2023)
Mais le créateur dut vite admettre que tous les Hommes devaient dormir (...). Il vint donc un matin et poussa d'abord un cri de vie. Personne ne lui répondit. Puis il cria: "Mourez! Mourez!" Ce fut le moment que choisirent les êtres humains pour se réveiller et lui répondre par l'affirmative. C'est pourquoi, depuis ce jour-là, les Hommes meurent.
... nous ne sommes jamais seuls avec notre pensée, car les mots et les jeux de langage dont nous avons hérité constituent la condition même de celle-ci.
(L'aube des mythes. Julien d'Huy. La Découverte 2023)
... le geste de l'homme soufflant sur la vulve de sa partenaire, à la sortie de l'édifice, n'est pas sans évoquer la conception ésotérique du vent et de la parole, assimilée à une projection de sperme.
... un des noms du diable est (...) "mangeur de nom", le manducateur de toute créature humaine.
(La moitié du monde. Jacques Galinier. PUF 1997)
Le vrai nom de Yambuane, son nom secret ou "nom de tombe", est "N'Senné", ce qui signifie: "J'ai cherché en vain" ou "J'ai souffert dans ma quête".
Sa bouche tremble. Mais elle tremble constamment. Soit parce qu'il a perdu presque toutes ses dents, soit parce qu'il "retient dans son ventre la moitié de ses paroles".
Bien que la nudité soit de tradition, je n'ai jamais vu d'homme regarder avec insistance une femme. Si l'un d'eux croise une jeune fille s'aspergeant à un marigot, son regard glisse sur elle, il ne la salue pas, feint de ne pas l'avoir vue. (...) Il faut croire que le spectacle seul de l'union d'un couple recèle une puissance dévastatrice - l'accouplement animal rappelant l'acte sexuel indifférencié - pour qu'il soit confiné dans le "no man's land" du non-dit.
Pour un Otammari, se taire signifie se mettre à l'écoute, comme le chasseur qui, prostré dans la brousse, tient en éveil son ouïe, "le sens de la nuit". Faire silence devant la maison de deuil, c'est se mettre à l'écoute de la nuit. Ecouter souffler le vent à travers les tiges de mil, les branches nues des baobabs, les herbes de la plaine.
En assimilant la vraie mort d'une personne à la disparition de son souvenir de la mémoire des vivants, les Batammariba ont fait reculer la frontière de la mort sur une distance prodigieuse, introduisant un espace de liberté où (presque) tout devient possible. A condition de se souvenir. De se souvenir de ses morts.
Un défunt a besoin que son nom, en lequel s'incarne désormais son "diyuani", continue à être invoqué par une voix humaine.
... une vérité que, pour ma part, je ne fais qu'entrevoir. Seul le rite nocturne d'un "tibènti" parvient à l'exprimer, mais dans le langage impossible à traduire des trompes et des tambours, au travers des gestes des Vrais Hommes.
Qu'apprend un enfant-opon auprès de ses amis les arbres? A rebours des initiés, il s'initie seul, avant d'avoir atteint l'âge du "difwani", aux forces de la terre. De retour au village, il ne dit rien du lien qui les unit, ni leur manière de communiquer. Mais quand ses parents le voient revenir l'air calme et heureux, ayant "tout oublié de sa folie", ils se doutent que dans la brousse, quelque chose a renouvelé ses forces.
A celui qui arrive, ou revient, pour peu qu'il ne pose pas de questions à l'Otammari assis à ses côtés, ne manifeste pas d'impatience, sera offerte la faculté rare, propre aux Batammariba, de se taire avec lui. Et dans ce silence s'exprime la "façon d'être des Otammari".
... la langue maternelle, inflencée par le milieu, l'histoire et même les composantes physiques ou sensorielles, détermine la vision de la réalité.
... la manière dont ils se taisent pendant la nuit d'un "tibènti". C'est alors qu'ils redeviennent ce qu'ils sont, peuple du vent et de la nuit, à l'écoute des voix de leurs morts et de "ceux de sous terre", ces esprits qui s'incarnent dans certains arbres, sources ou pierres.
"Les nobles hommes silencieux sont le sel de la terre, disait Carlyle, et le pays qui n'a pas de ces hommes ou qui en a trop peu... est une forêt qui n'a pas de racines, toute tournée en feuilles et branches, qui bientôt doit se faner." Avons-nous perdu en Occident l'aptitude à nous taire?
(Le souffle du mort. Dominique Sewane. Plon 2020)
Umberto Ecco identifie l'usage de telles copies, faites pour paraître (presque) réelles, comme un des traits distinctifs de la postmodernité qui repose, selon lui, précisément, sur le recours constant à ce qu'il nomme le "faux authentique" (...) leur fausseté, leur caractère décalé et le fait qu'ils renvoient à leurs origines sur le mode de la citation plutôt que de l'identification contribuent (...) à la construction de l'identité dilatée de ceux qui les mobilisent.
(Corps rituels. Agnieszka Kedierska Manzon. Maison des sciences de l'homme 2023)
"Tout ce qui s'exprime par symbole peut tenir sur une marche d'une coudée."
Il employait pour le mot symbole, une expression composée dont le sens littéral était "parole de ce bas monde".
... on évitait (...) de parler aux femmes écrasant le fruit du Lannea acida, car on eût compromis, par la voix, la limpidité de l'huile. (...) C'était donc un morcellement infini, une mise au carreau du sol sous les pieds des hommes, comme s'ils l'avaient organisé pierre à pierre, motte à motte, l'imprégnant de leur vie, l'imprégnant de noms, le reconstruisant à leur image, donnant à chaque établissement, symboliquement, l'ordonnance de la première terre organisée autour du point de chute du grenier céleste.
Il entendait que mettre un vêtement c'était se couvrir des paroles du Nommo de rang sept. Il entendait aussi, et surtout, que mettre des parures, pour une femme c'était se travestir en Nommo Septième.
"Le pagne est serré pour qu'on ne voie pas le sexe de la femme. Mais il donne à tous l'envie de voir ce qui est dessous. C'est à cause de la parole que le Nommo a mise dans le tissu. Cette parole est le secret de chaque femme et c'est cela qui attire l'homme. (...) Etre nu, c'est être sans parole."
C'est que jeter un nom, c'est jeter une forme, un support, la forme la meilleure, le support le plus apte à recevoir la force vitale de l'être. En jetant la parole, l'orateur projette certes une force qui provient de lui, que porte la buée sortie de sa bouche, qui se confond avec la buée. Mais cette force ne fait que préfigurer celle de l'invoqué, elle l'informe, elle la met en voix. Et cette forme, qui sera la meilleure pour l'appelé, va comme piéger sa force vitale, va l'obliger à comparaître, va surgir à la voix.
"L'animal est supérieur à l'homme, car il est de la brousse, et il n'est pas astreint au travail. Beaucoup de bêtes se nourrissent de ce que l'homme cultive avec peine." Il allait même jusqu'à dire que les animaux étaient plus perfectionnés que les hommes, attendu qu'ils n'avaient pas la parole. Entendait-il par là que la parole, véhicule du progrès, fondement de l'organisation du monde, était finalement une calamité?
En parlant à une femme on la féconde. Ou du moins en introduisant en elle un germe céleste, on la met en état d'être humainement fécondée.
Le même verbe, qui prédisposait les matrices à l'union, attirait les hommes dans les plis du pagne dont chaîne et trame enserraient dans leurs fils les paroles des huit ancêtres.
"Frapper les graines, c'est frapper brutalement les forces, c'est-à-dire la parole, qu'elles contiennent." Ainsi les chants forment un réseau sonore dans lequel vient se prendre la force bénéfique, la bonne parole extraite par la violence.
"Le frappement du fonio, c'est comme si un homme égorgeait une victime sur un autel." (...) La graine (...) contenait bonne et mauvaise parole. Ce qu'elle avait de bon en était extrait et mêlé aux chants; ce qui était mauvais restait en elle, tombait au sol avec elle sous les coups des fléaux, tombait comme un sang. Comme dans le sacrifice, il y avait la séparation des principes spirituels de la victime; avec les chants était captée la bonne vertu; dans les graines répandues restait le mauvais principe, le sang menstruel représentant la dette due à la terre.
(Dieu d'eau. Marcel Griaule. Fayard 1966)
Les Joséphins ont donc utilisé le langage pour se couvrir et non pour se découvrir, et la plupart de leurs tournures et de leurs proverbes révèlent que l'on voit le visage mais que l'on ne connaît pas le cœur
(Les barrières de la solitude. Luis Gonzalez. Plon 1982)
Fa, c'est la "Parole perdue", que chaque devin tente d'approcher, de reconstituer, d'attraper: (...) c'est littéralement "le père qui possède les secrets".
(Vaudou. Philippe Charlier. Plon 2022)
Tant qu'on n'est pas initié, tant qu'on ne porte pas le labret, on n'est qu'un embogi, un pénis. Mais c'est justement à partir du moment où, porteur de labret, le jeune homme passe au groupe des betagi et cesse d'être embogi, c'est alors précisément qu'il peut se servir de son pénis et séduire les femmes (...) l'homme, c'est son sexe, et le moment où un kybuchu n'est plus qualifié par son pénis, c'est bien celui où l'on reconnaît qu'il en a un. Double et même dissimulation du langage qui nomme la chose absente et la masque présente: on est un pénis tant qu'on n'en a pas, on cesse de l'être dès qu'on en possède un.
... moyennant la fidélité aux mots et aux gestes de toujours, le monde reste rassurant, il écrit la même prose, il n'est pas énigmatique.
Là-même gît le secret, et le savoir qu'en ont les Indiens: l'excès, la démesure sans cesse tentent d'altérer le mouvement des choses, et la tâche des hommes, c'est d'œuvrer à empêcher cela, c'est garantir la vie collective contre le désordre. On ne peut être à la fois enfant et adulte, kybuchu et séducteur de femmes, c'est l'un ou l'autre, l'un après l'autre, d'abord on est Pénis, ensuite Labret: on ne doit pas laisser les choses se confondre, les vivants ici, les morts là-bas, les enfants d'un côté, les initiés de l'autre.
... les mois passés loin de sa femme avaient calmé son courroux, il n'était plus "sans corps", hors de lui...
Les maris sont d'ailleurs identifiés par la partie du corps de l'épouse qui leur est affectée.
... le grand mythe d'origine de toutes les tribus guarani, qui raconte les aventures des jumeaux divins, Notre Frère Aîné et Notre Frère Cadet. Tout le malheur des hommes et leur condition d'habitants de la Terre Mauvaise, proviennent de ce que la mère des jumeaux, doublement grosse des œuvres de son époux, le dieu Nanderuvusu, et de son amant, Notre Père qui sait les choses, refusa d'écouter ses enfants qui, de ses entrailles, s'adressaient à elle: "Comment! Toi qui es encore à naître, tu me parles?" Et elle s'appliqua une claque violente sur le ventre tendu. Ulcérés, les enfants ne lui dirent plus rien, elle se trompa de chemin, parvint chez les jaguars qui la dévorèrent: l'histoire du monde était commencée, elle dure encore.
Les Aché, quant à eux, écoutent parler les enfants. Ils ne pourraient pas s'en passer.
(Chronique des Indiens Guayaki. Pierre Clastres. Plon 1972)
La langue chamanique est secrète.
Le nom est, en effet, comme une sorte d'âme qui met le nouveau-né ou l'adulte en communication immédiate avec le défunt patronyme. (...) Le nom relie, allie.
L'enfant porteur du nom d'un mort est bien le mort réincarné: l'esprit de ce mort aide l'enfant dans son adolescence.
... intime croyance que le "dire" fait perdre de sa force à la pensée et à l'énergie qui la sous-tend. Le regard ou l'éloquence du silence suffit.
Les charmes, transmis en secret d'angakkoq à angakkoq, relèvent sans doute d'une langue archaïque proto-esquimaude. Ils viennent du fond des âges. Les chasseurs savaient alors parler aux bêtes et les filles des Inuit étaient engrossées par les chiens pour donner naissance aux peuples du monde. (...) La loi des lois respectée ici est de ne jamais contrarier le courant des forces, de la force vitale (sila) aux aspects multiformes.
... nommer, c'est s'octroyer un pouvoir de vie ou de mort sur qui l'on a nommé, comme si la création était liée au langage parlé ("Au commencement était le Verbe", dit la Bible).
(Les derniers rois de Thulé. Jean Malaurie. Plon 1989)
L'heure était propice à répéter sans trêve, afin de n'en pas omettre un mot, les beaux parlers originels: où s'enferment, assurent les maîtres, l'éclosion des mondes, la naissance des étoiles, le façonnage des vivants, les ruts et les monstrueux labeurs des dieux Maori. Et c'est affaires aux promeneurs-de-nuit, aux haèré-po à la mémoire longue, de se livrer, d'autel en autel et de sacrificateur à disciple, les histoires premières et les gestes qui ne doivent pas mourir.
... il composait avec grand soin ces faisceaux de cordelettes dont les brins, partant d'un nouet unique, s'écartent en longueurs diverses interrompues de nœuds réguliers. (...) Cette tresse, on la nommait "Origine-du-Verbe", car elle semblait faire naître les paroles. (...) les Dires consacrés se suivaient à la longue d'eux-mêmes, dans sa bouche, comme se suivent l'un l'autre en files continues les feuillages tressés qu'on lance à la dérive, et qu'on ramène, à pleines brasses, chargés de poissons miroitants.
Car on sait qu'aux changements des êtres, afin que cela soit irrévocable, doit s'ajouter l'extermination des mots, et que les mots périssent en entraînant ceux qui les ont créés.
Car le Récit a cette puissance que toute douleur s'allège, que toute faiblesse devient force à dire les mots. Car les mots sont dieux.
"Vous avez perdu les mots qui vous armaient (...) Vous avez oublié tout... et laissé fuir les temps d'autrefois... Les bêtes sans défense? Les autres les mangent! Les Immémoriaux que vous êtes, on les traque, on les disperse, on les détruit!"
(Les Immémoriaux. Victor Segalen. Points 1907)
« En vérité, quoi que tu aies appris, ce ne sont que des noms. »
Les deux plans, individuel et spirituel (divin), ne doivent pas être posés en termes dualistes, car « l’Homme conscient, un et sans parties, ne peut se dupliquer ». Il ne peut y avoir qu’identité de l’un et de l’autre, car il s’agit de forme : la forme est l’espace de la différence, elle ne fonde aucune différence.
Tout ce qui est humide, il l'a créé de sa semence, et c'est le Soma. (...) Ce monde était alors indifférencié; Il n'est différencié que par nom et forme, on dit: "Il est ce nom, il est cette forme".
On dit: "Je n'ai pas vu, j'avais l'esprit ailleurs; je n'ai pas entendu, j'avais l'esprit ailleurs", car c'est par le mental qu'on voit, par le mental qu'on entend. (...)
Dieux, ancêtres, humains ils sont aussi: les dieux sont la parole, les ancêtres sont le mental, les humains sont le souffle.
Père, mère et enfant ils sont aussi: le père est le mental, la mère est la parole, l'enfant est le souffle.
(...) quoi que quelqu'un connaisse, c'est une forme de parole, car la parole est le connu. (...)
Quoi que quelqu'un désire connaître, c'est une forme de mental, car le mental est ce qu'on désire connaître (...)
Quel que soit ce qu'il ne connaît pas, c'est une forme de souffle, car le souffle est l'inconnu.
La terre est corps de la parole et ce feu ici, sa forme de lumière. (...)
Le ciel est corps de ce mental et le soleil là-haut, sa forme de lumière. (...) Les deux formant couple se sont unis et de cela est né le souffle. (...)
Les eaux sont corps de ce souffle et la lune là-haut, sa forme de lumière.
Ce monde en vérité est une triade: nom, forme et acte. La parole est l'uktha, la récitation (...). Elle est le saman, la mélodie, parmi eux car elle est égale à tous les noms (...). Ainsi est pointée la nature du monde comme flux de transmigration dont la sphère est l'ignorance.
La parole en vérité est un preneur. Elle est saisie par le nom, c'est le repreneur, car on prononce les noms par la parole. (...)
Le mental en vérité est un preneur. Il est saisi par le désir, c'est le repreneur, car on désire des désirs par le mental. (...)
... quand un homme meurt, qu'est-ce qui ne le quitte pas? Son nom, dit-il, un nom est sans-fin, et les-tous-les-dieux sont sans-fin.
Le brahman en vérité est parole (pensant), celui qui ne parle pas, que peut-il être?
Mais quand le soleil est couché, Yajnavalkya, que la lune est couchée, que le feu est éteint, quelle lumière est l'homme?
- La parole est sa lumière...
Sa est une syllabe; ti une syllabe; yam une syllabe. La première et la dernière syllabes sont réalité; celle du milieu est chaos. Ce chaos est bordé de chaque côté par la réalité, il devient ainsi plus principalement réalité.
Le visage de la réalité
est recouvert d'un vase d'or...
Et pour celui qui sait ainsi: comme préservation dans la parole; acquisition et préservation dans le souffle-vers-le-dehors et le souffle-dedans; action dans les mains; mouvement dans les pieds; évacuation dans l'anus - ce sont les appellations humaines.
Voici les appellations divines: comme contentement dans la pluie; force dans l'éclair;
gloire dans le bétail; lumière dans les étoiles; descendance, immortalité, félicité dans l'organe génital; totalité dans l'espace.
Je suis poète. Je suis poète. Je suis poète.
Je suis le premier-né de l'ordre,
avant les dieux, dans le nombril de l'immortalité.
Le désir "asa" signifie précisément "le désir d'une chose désirable qui peut être obtenue et qui n'est pas inconnue, au contraire de "pratiksa", l'attente, qui est l'attente d'une chose désirable qui peut être obtenue, bien qu'inconnue.
"Viraj" est le premier-né du dieu Brahma ayant divisé son corps en part féminine et masculine. (...) Le feu est Viraj (...), mais [il] est aussi un principe féminin, actif et lumineux et comme tel, il est ici placé dans l'intelligence d'éveil des hommes de connaissance.
Le Soi, sache-le, est le maître du char,
le corps est le char lui-même,
sache que l'intelligence est le cocher
et le mental, les rênes.
(...) La traduction ne peut rendre compte de ce que dit la langue, du lien linguistique qui lit le maître du char et le cocher. Le char se dit "ratha", le maître du char se dit "rathin", littéralement "celui qui possède un char" - c'est le Soi -, et le cocher "sarathi", littéralement "celui qui est avec le char", mais l'on entend "sa-rathi", soit "celui qui est avec le maître du char, qui a relation avec le maître du char, le Soi".
A celui qui sait ainsi, l'enseignement secret est: "Il ne doit pas demander."
En vérité, aussi longtemps qu'un homme parle, il ne peut respirer. Alors il fait offrande du souffle dans la parole. Aussi longtemps qu'un homme respire, il ne peut parler. Il fait alors offrande de la parole dans le souffle.
"Seigneur, combien de dieux supportent la créature? Lesquels l'illuminent? Lequel d'entre eux est le meilleur?"
Pippalada lui dit: "L'espace en vérité est ce dieu - l'air, le feu, l'eau, la terre, la parole, le mental ...
(Les Upanisad. Alyette Degrâces. Fayard 2014)
... une sorte de sacralisation du droit romain qui "correspond à une forme d'emprise maximale de l'écrit (savant, latin, romain) sur la parole publique. Si les juristes parlent comme des livres" (Pierre Thévenin), s'il existe un "lien intime entre le droit et la langue" (Marie Cornu), c'est bien parce que nous sommes là à la genèse même de la force spécifique du droit, à ce qui est constitutif de son identité et de son exceptionnel pouvoir structurant.
... leurs "compétences sociales associées à l'érudition et à l'élégance du verbe", de leur "éloquence rhétorique" ou encore de leur "culture savante" indissociable de leur appartenance à la "culture des classes supérieures". (Dzovinar Kevonian)
(L'esprit politique des savoirs. Jacques Commaille. Editions de la Maison des sciences de l'homme 2023)
Les forces surnaturelles ne doivent jamais être appelées ouvertement par leur nom quand leur pouvoir est à son apogée, pas plus qu'on ne peut prononcer le nom d'un homme en s'adressant à lui: ce serait un sujet d'embarras qui le mettrait involontairement à la merci de son interlocuteur.
Le texte des chants, en tembé archaïque et difficile, lui échappait, comme à tous les Urubu.
De l'aveu de Meister Eckhart, "les théologiens s'accordent à dire que Dieu le Père conçut sa propre nature quand Il créa le Verbe éternel et toutes les créatures".
A quoi rimait cette cérémonie où personne ne s'était orné de plumes? Où on ne s'était pas saoulé? Où nul n'avait entendu le nom du bébé, ni répété ce nom après le parrain pour être sûr de le savoir? Où personne, enfin, n'avait dansé ni chanté?
(Aimables sauvages. Francis Huxley. Plon 1980)
Celui-là sait tendre (la fibre), (il sait) tisser,
il dira ce qui est à dire selon la juste norme...
"Voilà l'œuvre du Taureau-Vache.
Les dieux ont mesuré à l'aide des noms le compagnon de la Vache."
Quel est celui dont le fils dirait ici ce qui est à dire,
au delà de (ce qu'a fait), en deçà, son propre père?
Tel qui a des yeux n'a pas vu la Parole,
tel qui a des oreilles ne l'entend point.
Pour tel autre, elle a ouvert son corps,
comme fait pour son mari l'épouse consentante, bien parée.
(Hymnes spéculatifs du Véda. Louis Renou. Gallimard 1956)
... Yama a manifesté la force poétique qui était en lui: le chemin est aussi bien découvert que créé, comparable en cela au poème védique qui résulte simultanément d'une révélation (le poète a "vu" le poème et l'a traduit en paroles), d'une inspiration (le poète a l'enthousiasme et la présence d'esprit nécessaire au travail poétique) et d'une construction (le poète "tisse", "charpente" son œuvre). (...) le chemin vers l'au-delà est aussi œuvre de langage; il est fait des paroles que les survivants doivent prononcer pour que le défunt accomplisse sa transformation en Père et parvienne à sa destination.
Les institutions de la vie n'ont de sens que si on les rapporte à la mort. La pure inéluctabilité de la mort est retravaillée, repensée, dans la mythologie et la spéculation védiques, de manière à former un cadre juridique et social qui la rende intelligible.
(Le jumeau solaire. Charles Malamoud. Seuil 2002)
... les trois oblations consécutives sont chez l'homme les trois parties du sexe mâle. Et la plus longue des trois récitations qui accompagne ces oblations est la partie la plus longue du sexe mâle.
... Prajapati arda l'Ardeur. Il créa les Eaux, à partir de la Parole, c'est-à-dire à partir du monde. (...) elle pénétra toutes choses ici-bas. (...) elle recouvrit toutes choses...
Une des données essentielles, la plus profonde peut-être de la condition humaine, c’est qu’il n’y a pas de relation naturelle, immédiate et directe entre l’homme et le monde, ni entre l’homme et l’homme. (Benveniste) (1963 : I-29)
Ce qui fait lever le soleil, ce qui à chaque instant crée à nouveau l'univers tout entier, et le perpétue en chacune de ses parties, c'est l'énergie mise en oeuvre dans le sacrifice, c'est le brahman. (...) Le brahman n'est donc pas à proprement parler présent partout pour le bénéfice de tous: il entre dans tel objet, tel animal, tel homme lorsqu'est prononcée la parole de consécration...
L’Âme prend les formes qu'elle veut; elle est aussi rapide que l'esprit, véridique lorsqu'elle conçoit, douée de toutes les odeurs, de toutes les saveurs; elle emplit tous les orients, elle pénètre toutes choses, et cependant reste muette, indifférente.
(Mythes et légendes extrait des Brâhmanas. Jean Varenne. Gallimard 1967)
« Que si l'on veut identifier Mercure avec la parole (comme font ceux qui dérivent Mercure de "medius currens", parce que la parole court au milieu des hommes; et c'est pourquoi, selon eux, Mercure s’appelle en grec Ermes, parce que la parole ou l’interprétation de la pensée se dit ermenia, d’où vient encore que Mercure préside au commerce, où la parole sert de médiatrice entre les vendeurs et les acheteurs ; et si ce dieu a des ailes à la tête et aux pieds, c’est que la parole est un son qui s’envole ; et enfin le nom de messager qu’on lui donne vient de ce que la parole est la messagère de nos pensées), tout cela posé, que s’ensuit-il, sinon que Mercure, n’étant autre que le langage, n’est pas vraiment un dieu. » (Augustin)
(Le culte de Mercure en Afrique. Nacera Benseddik. Tautem 2024)
La parole n’est pas seulement un souffle. Celui qui parle a quelque chose à exprimer. Mais ce quelque chose n’est jamais tout à fait déterminé par la parole.
C’est en fixant le réel fuyant et continu en des noms fixes et distincts que l’homme parvient à se [re?]présenter les choses telles qu’elles sont.
Quiconque est l’esclave de ses passions éructe ses paroles comme s’il vomissait.
« Ils sont véridiques sans savoir ce qu’est la loyauté ; ils tiennent parole sans connaître la valeur de l’engagement. Ils s’entraident sans considérer qu’ils font des libéralités. C’est pourquoi leurs actes ne laissent pas de traces et pourquoi leur histoire n’est pas transmise à la postérité. »
Le livre n’est composé que de mots. Ce qu’il y a de précieux dans le mot, c’est l’idée. Mais l’idée relève de quelque chose qui est ineffable.
Ce que les Anciens n’ont pu transmettre est bien mort et les livres que vous lisez ne sont que leur lie.
« Ce qu’on ne peut exprimer en paroles, c’est le gros des choses ; ce qu’on peut atteindre en idées, c’est le fin des choses. Tout ce qu’on ne peut exprimer en paroles et qu’on ne peut atteindre en idées dépasse à la fois le fin et le gros. »
« Eh, dit le fou courbé, je le sais et vais vous le dire », mais tout en voulant parler, il oublia ce qu’il voulait dire. [note6] Le fou courbé représente symboliquement une étape de l’expérience métaphysique, étape où l’être se présente lumineusement et indubitablement et où il est quelque chose de très négatif et de presque rien qui fuit toute fixation du langage.
(…) celui qui sait ne parle pas ; celui qui parle ne sait pas.
Le fou courbé symbolisant l’être concret et indivis jugea que le Souverain Jaune dans sa critique du langage connaissait la vraie valeur du langage dont le rôle ne consiste pas à exprimer adéquatement la vérité, mais à la suggérer de manière indirecte.
Tout ce qui peut s’exprimer en paroles et se former en idées s’écarte de la vérité première. (…) Si la parole ne suffit pas, nous pourrons parler toute la journée sans sortir du domaine des êtres.
L’enfant n’a pas besoin d’un grand maître pour apprendre à parler ; il lui suffit d’être avec des gens qui savent parler.
La parole sert à exprimer l’idée ; quand l’idée est saisie, oubliez la parole. Comment pourrais-je rencontrer quelqu’un qui oublie la parole, et dialoguer avec lui ?
Les paroles de circonstance qui s’écoulent tous les jours comme d’un vase qui déborde conformément à la loi naturelle, se multiplient constamment afin de pouvoir s’adapter à toutes les circonstances changeantes de la vie humaine.
(Oeuvre complète. Tchouang-tseu. Gallimard 1969)
C’est le dieu de l’orage, le dieu aux bras de foudre, maître des eaux, qui féconde la terre. A droite, (…) une figure réniforme symbolisant l’oreille, est pénétrée par une flèche (…) l’arme du sacrifice (…). Elle peut symboliser aussi le message, celui adressé par les orants au maître des eaux qui écoute.
(Les gravures rupestres du Bego. sldd Henry de Lumley. CNRS Editions 2024)
… un grand prêtre au Cuzco, le Villac umu (« le devin ou sorcier qui parle »)…
La première coupe de cheveux constituait un rite important qui s’effectuait lorsque l’on donnait leur nom définitif aux enfants, vers 10 ou 12 ans ; les cheveux coupés étaient précieusement conservés.
(Les Incas. Peter Eeckhout. Taillandier 2024)
… la « science opérative des lettres » (sîmîya) (…) n’est pas (…) simplement une pratique divinatoire : elle agit sur l’homme à travers la lecture et le sens caché des mots. (…) la divination pratiquée pour Norouz permet donc une transmutation de – et par – la parole. (…) on peut atteindre ce « mystère des lettres » que – selon le savant algérien soufi Ahmad Al-Bunî – la « raison discursive » ne suffit pas à nous faire percevoir ?
(Le matin des dieux. Salvatore D’Onofrio. Editions Mimésis 2018)
… on ne pouvait s’adresser la parole avant le bain du matin.
… il y avait de multiples façons de prolonger la conversation autour de l’objet ou du service désiré. (…) le refus n’étant pas nettement formulé, ce genre de conversation pouvait durer fort longtemps, montrant à l’évidence que l’objet était désiré sans que le désir en soit explicité.
De toute évidence, pour les Abron, du moins à Diassenpa, le seul sens du mont « Ntoro » était : sperme. On n’en parlait pas, même entre hommes. Prononcer ce mot devant des femmes était commettre un grave impair.
(La danse de l’araignée. Alexander Alland. France Loisirs 1984)
Avec des écoles « de fortune », nous avons fait des lettrés « de fortune » qui, privés de leurs très anciens et très vivants moyens d’expression, paraissent souvent des machines à parler tournant à vide.
… cet abandon au fleuve des mots, cette difficulté à maîtriser la pensée…
(Afrique ambiguë. Georges Balandier. Plon 1957)
L’unité de notre culture reste essentiellement tributaire de la formulation de problèmes unificateurs, c’est-à-dire de nature à effacer les partitions académiques du savoir (…), donc à vaincre, grâce à leur fonction relationnelle, la durable emprise de la tendance positiviste à la particularisation et à la fragmentation.
« Mais aujourd'hui la nature de nos esprits civilisés est si détachée des sens, même chez le commun des hommes, par toutes les abstractions dont sont remplies les langues avec tous leurs mots abstraits, elle est si affinée par l’art d’écrire et spiritualisée pour ainsi dire par la pratique des nombres, puisque même le vulgaire sait compter et calculer, qu’il nous est naturellement refusé de pouvoir former la vaste image de cette femme que certains appellent la « Nature sympathique » (…) ; il nous est aujourd'hui de la même façon naturellement refusé de pouvoir entrer dans la vaste faculté imaginative de ces premiers hommes (…) nous pouvons à peine comprendre, et absolument pas imaginer, comment pensaient les premiers hommes qui fondèrent l’humanité païenne. » (Vico)
(Le monde magique. Ernesto De Martino. Bartillat 2022)
… un pouvoir contenu dans le nom d’un être ou d’une chose. Dès la « première fois », les êtres animés comme les choses sont créés parce que le démiurge prononce leur nom. L’existence de tous et tout dépend de ce nom. (…) Avoir la connaissance du nom d’un être, divin ou humain, c’est avoir du pouvoir sur lui, c’est accaparer sa puissance, sa magie, ses capacités, en bref sa personne entière.
« … c’est quand on énonce son nom à haute voix qu’un homme vit. » (…) Et la Majesté de Râ dit : « Donne-moi tes oreilles, ma fille Isis, afin que mon nom sorte de mon ventre vers ton ventre. »
« Je suis celle qui t’a créé, je suis celle qui t’a envoyé. (…) Le poison est mort grâce aux paroles d’Isis la Grande, la Maîtresse des dieux, qui connaît Râ par son propre nom. »
« Ces savants qui annonçaient l’avenir, ce qui est sorti de leur bouche s’est réalisé. C’est dans leur discours, écrit dans leurs livres, qu’on le trouve. (…) Ils ont dissimulé leur magie à l’humanité, mais cela est lu en tant qu’enseignement.
Ils s’en sont allés, leur nom a été oublié, mais ce sont les écrits qui permettent que l’on se souvienne d’eux. »
(Lettres égyptiennes. Michel Dessoudeix. Actes sud 2025)
… ces torts et préjudices qui circonscrivent la créature varient tellement en espèce, en degré, en couleur : et sont doués d’une aptitude infinie à induire en erreur : étant d’autant d’espèces que cela qui est donné à recevoir et à percevoir, et est matière à réaction et à réflexion, dans un registre donné des sens et de l’intelligence sensible : tout ce qui est « physique », tout ce qui est de « l’esprit », tout ce qui est des « émotions », tout ce qui est « l’économique » et le « mental » et le « glandulaire » et l’état « médical », tout ce qui est de la « foi » et de « l’habitude », et de la « moralité », et est de la « peur », de « l’orgueil, besoin d’amour », de « chaleur », d’être « approuvé », et tout ce qui s’attache aux « significations », des « idées », « mots », « actions », « choses », « symboles » …
… on ne peut écrire qu’un mot à la fois, et s’il semble qu’il ne doive s’agir que de listes et d’inventaires, de choses en elles-mêmes mortes, dépourvues de réciprocité magnétique, et si elles disparaissent à la vue, perdent le mouvement, le nombre, l’intention ...
(Louons maintenant les grands hommes. Agee/Evans. Plon 2017)
« … ces êtres spirituels de l'univers constituent pour lui un continuum avec le monde ordinaire de la perception sensible. Ils sont parties intégrantes de la réalité, et non pas des êtres surnaturels au sens strict du mot. » (Hallowell)
« Rien n'est étrange comme un paysage canaque vrai – j'entends vu sous l'angle canaque – où chaque pierre a un nom, une histoire, une vie, on pourrait même dire une personnalité, à cause de l'esprit enfermé en elles. Souvent, dans les vallées, je me suis fait nommer chaque détail du terrain, chaque arbre remarquable ; le paysage se transposait en un plan impossible à transcrire sur une carte et où chaque nom était une tête de chapitre. » (M Leenhardt)
… la présence de ces êtres invisibles et insaisissables avec qui il faut bien entretenir des relations et, s'il se peut, des échanges de bons offices.
(L'expérience mystique et les symboles chez les primitifs. Lucien Lévy-Bruhl. Dunod 2014)
Le futur vivant (…) ne peut se comprendre sans réfléchir aux liens particuliers que la vie entretient avec tous les morts qui la rendent possible. C'est en ce sens qu'une forêt vivante est aussi une forêt hantée.
(Comment pensent les forêts. Eduardo Kohn. Zones sensibles 2017)
… une pure affaire de relations denses et enchevêtrées entre les hommes et les forces surnaturelles, entre vivants et morts dans une configuration en carrefour ! Il ne percevait pas du tout le site comme moi, dans une dimension individuelle, physique, esthétique et émotionnelle, mais tout à l’opposé, dans sa dimension historique, collective et surnaturelle.
(Les gens de l’or. Michèle Baj Strobel. Terre humaine 2020)
Entièrement composée et formée
Grâce à la caresse du Dieu de la Rosée;
Achevée et portée à maturité
Grâce à la caresse du Dieu du Temps;
Parfaitement mûrie, pour être mangée,
Grâce à la caresse du Dieu du Feu!
Aux yeux du chaman primitif toute force semble nécessairement dérivée d'une sorte de vie quelle qu'elle soit, puisqu'il voit invariablement la force comme un mouvement ou une tension qui est déclenchée ou initiée, en tant qu'action, par la vie sous une certaine forme - la sienne ou une autre.
... aussi en déduit-il que la force est le souffle et, réciproquement, que le souffle est force de vie. (...) Par conséquent, il conçoit (...) toutes les formes comme étant douées de vie…
Pendant des siècles, les flèches ont donc, figurez-vous, été considérées comme des baguettes enchantées par ceux qui les fabriquaient, les utilisaient, en vivaient et les aimaient. Elles étaient pour eux un symbole - une véritable portion et réserve des forces et des êtres les plus puissants que le monde, les quatre directions, le ciel ou le monde souterrain détenaient à leurs yeux: elles transcendaient pour eux les compétences des archers les plus habiles; elles étaient empreintes de magie et chargées d'intentions, aussi propres à obéir à l'oiseau de vent dont ils utilisaient les plumes pour empenner le fût, au dieu dont le souffle les faisait ondoyer, qu'à eux-mêmes ou à celui qui les avaient fabriquées ou décochées; car c'est la flèche elle-même qui déterminait la chance ou le sort du tireur…
(Tenatsali ou l'ethnologue qui fut transformé en Indien. CNRS Editions 2022)
Les sciences ne dévoileraient pas les objets qui peuplent le monde ou leurs propriétés, seulement les relations qu'ils entretiennent...
(Youna Tonnerre. La Recherche octobre 2022)
... une ontologie comparable à celle qui prévaut actuellement dans l'animisme circumpolaire, caractérisé par une création continue, et selon laquelle, pour vivre, chaque être doit faire appel à la vitalité des autres, dans un réseau complexe d'interdépendances réciproques.
... cette ontologie animiste ne considère pas le monde comme créé, déjà existant, puis peuplé d'êtres et d'objets, mais comme l'effet d'un processus de création continue.
(La caverne originelle. Jean-Loïc le Quellec. La Découverte 2022)
"... l'évolution devient constructive grâce à la coopération. De nouveaux niveaux d'organisation se développent lorsque les entités en lutte au plus bas niveau commencent à coopérer. La coopération permet la spécialisation et favorise ainsi la biodiversité." (Nowak)
"Plus on en apprend sur les mécanismes évolutifs, plus il est manifeste que la coopération a joué un rôle aussi important, voire plus important, que la compétition dans l'apparition des formes de vie complexes telles que nous les connaissons aujourd'hui." (Johan Hoebeke)
Entre la bouche et le rectum, sur une surface considérable de près de 400 m2, plusieurs milliers de milliards d'êtres cohabitent (...) 320 espèces différentes de populations prennent services dans la bouche! Ces micro-organismes échangent constamment entre elles leurs ADN porteurs de gènes. (...) Dans la dernière partie de l'intestin grêle, l'iléon, vit une population plus importante encore d'organismes, de l'ordre d'un milliard par gramme de matière.
(Les incroyables erreurs sur l'histoire de l'humanité. Ibrahima Mbengue. L'Harmattan 2022)
En postulant que la maison achuar est idéalement traversée par un cours d'eau, nous avons également posé une équivalence entre le monde aquatique et le monde domestique, chaque demeure isolée étant enchaînée aux autres dans un grand continuum par ce flux invisible. Métaphore d'un bol alimentaire passant dans la maison comme dans un système digestif, la rivière est aussi le lieu d'une fermentation cosmique qui fait monter et baisser son niveau au cours des crues saisonnières.
(La nature domestique. Philippe Descola. Editions de la Maison des sciences de l'homme 2019)
Pour Timinti, "les arbres étaient comme mes amis". Il se sentait chez lui parmi eux, trouvant à leur contact la nourriture à laquelle il aspirait: la force des "yéténkpanra" insufflée au tronc, les feuilles imprégnées de leur énergie souterraine. Supportant aussi peu la sollicitude de sa famille que les règles qu'elle tentait de lui imposer, il devenait un "dibo" "qui vit seul, n'a besoin de personne".
(Le souffle du mort. Dominique Sewane. Plon 2020)
"Les Inuit (...) ont compris que les choses sont reliées, dépendantes les unes des autres. Rien ne nous inquiète plus, nous autres Inuit, que d'interférer dans cet ordre naturel. Aussi veillons-nous à seulement nous y glisser, sans en modifier le cours. (...) Tout est souffle. Et c'est l'essentiel que tu dois noter. Les forces sont nos alliées, nos parentes."
La loi des lois respectée ici est de ne jamais contrarier le courant des forces, de la force vitale (sila) aux aspects mutiformes.
(Les derniers rois de Thulé. Jean Malaurie. Plon 1989)
Les dieux ne se confinent pas davantage dans les sphères éthérées qui sont leur apanage. (...) Leur énergie remplit le monde et ils sont les principes actifs de ses transformations.
Un groupe allégorique souvent reproduit, dans lequel un lion représentait le feu, un cratère, l'eau et un serpent, la terre, figurait la lutte des Eléments opposés qui s'entre-dévorent constamment et dont la transmutation perpétuelle et les combinaisons infiniment variables provoquent tous les phénomènes de la nature.
(Les Mystères de Mithra. Franz Cumont. WW 2023)
Quand le souffle avec son tonnerre
traverse les plantes en rugissant,
celles-ci sont fécondées, reçoivent les germes de vie,
et renaissent en grand nombre.
(Hymnes spéculatifs du Veda. Louis Renou. Gallimard 1956)
A l'état isolé, medha, dont le sens premier, selon L. Renou, est « force, désigne le suc vital, la substance corporelle qui contient la vigueur d'un animal et fait qu'il est apte à servir de victime ».
"De l'homme une fois immolé le medha s'échappa. Le medha entra dans le cheval. (...) Du cheval une fois immolé le medha s'échappa, pour entrer dans la vache. (...)" Viennent ensuite le bélier et le bouc. (...) "C'est dans le bouc que le medha demeura le plus longtemps et c'est pourquoi le bouc est l'animal auquel on a le plus souvent recours. Du bouc le medha passe dans la terre (...). Dans la terre, le medha devient le riz…"
(Le jumeau solaire. Charles Malamoud. Seuil 2002)
« Dieu circule à travers toutes les terres, toutes les mers, toutes les profondeurs des cieux. » (Augustin)
(Le culte de Mercure en Afrique. Nacera Benseddik. Tautem 2024)
La définition même de « patrimoine » est loin de faire l’unanimité, les sociétés occidentales l’attribuant de préférence à des constructions et des œuvres humaines. En se fondant sur des concepts bien loin de la matérialité, les autochtones ont plutôt tendance à entendre ce mot en désignant des lieux chargés de sens spirituel, magique, mémoriel, mythologique, etc. Ainsi, les endroits patrimoniaux peuvent être un cours d’eau, une cascade, une montagne, un arbre, voire un espace de prime abord anodin, mais porteur de puissantes forces.
(Archéologie de l’Amazonie. S. Rostain C. J. Betancourt. Éditions de la Maison des Sciences de l’Homme 2025)
Harmonie, alphabet et solfège, une grammaire musicale, nombres, lettres et syllabes illustrent le rapport de l'âme au savoir. La « dunamis », la puissance propre à la dialectique, se déroule « comme dans un rêve ».
(Musiques et danses dans l'Antiquité. Marie-Hélène Delavaud-Roux. Presses Universitaires de Rennes)
… les Khantys ne peuvent concevoir qu'une relation en termes de réciprocité et de mesure, conscients que l'univers agonistique du Nord se crée chaque jour, chaque minute, chaque seconde.
(Le chagrin de l'ours. Dominique Samson Normand de Chambourg. Indiens de tous pays 2010)
… les Indiens ont le goût des lointains, des durées et des distances immenses ; ils aiment aussi bien l'imprécision amplificatrice que la monstruosité grandiose (…). Les Indiens vivent dans le monde des idées, dans la contemplation, conscients de l'infériorité et des périls de l'acte, de l'appétit, de l'existence même. Les Romains (…) sont toujours en éveil sur l'évolution de la vie, pour la freiner sans doute, mais aussi pour la légitimer et lui donner une forme acceptable (…). L'Inde n'a de regard que pour l'immuable ; le changement est pour elle, suivant les matières, illusion, imperfection ou sacrilège ; les maximes qui règlent les rapports humains sont donc inchangeables (…) toutes les réflexions des Romains, tous leurs efforts (…) ont une pointe tournée vers la politique, vers les procédures (…) Pour les Indiens (…) tout homme a d'abord affaire soit aux dieux, soit aux grandes notions qui valent des dieux ; l'ordre social n'étant pas absolu ( …) tout ce qui le concerne n'est qu'une science seconde, déduite de vérités supérieures.
(Mythes et dieux des Indo-Européens. Georges Dumézil. Flammarion)
(…) le cosmos est formé de deux types de matière : l'une subtile, imperceptible ou presque, à l'être humain dans des conditions normales et l'autre pesante qui peut être perçue normalement par les sens de l'homme. (…) Les êtres terrestres (…) sont une combinaison des deux matières : à leur composition lourde, dure, perceptible, ils ajoutent une intériorité, une « âme », de matière subtile semblable à celle des dieux…
Tous les êtres, divins ou terrestres, doivent leur constitution à une déesse originelle, aquatique, chaotique, monstrueuse. Sa nature initiale a été conservée dans la partie inférieure du cosmos, la partie supérieure ayant pour sa part acquis des caractéristiques masculines.
Les dieux du haut et du bas étaient des fragments du corps divisé de la déesse, et leur union était une violation de la séparation originelle.
(…) de l'union des dieux du ciel et de l'inframonde naquit le cours du temps.
Les Tzotzil distinguent deux âmes dans le corps humains. La première, le ch'utel, est transcendante, tandis que la seconde, le wayjel, associe l'extériorité de l'individu à un animal et elle est indispensable à sa vie sur terre.
Les Otomi distinguent (…) deux âmes : la première est la force vitale et la seconde est appelée « souffle-âme » ou « ombre ». C'est cette « ombre » que l'homme partage avec un alter ego animal, par un lien issu de la moitié inférieure de son corps.
(Les paradis de brume. Alfredo Lopez-Austin. Maisonneuve et Larose 1997)
Quand [le fou] arrive, en fait, il s'en va.
(De mémoire indienne. Lame Deer et Jean-Jacques Roudière. 2009)
"Dieu n'est jamais totalement présent dans ce que nous avons de meilleur, mais il n'est jamais totalement absent dans ce que nous avons de pire." (Gustave Thibon)
(Le symbolique, le Sacré et l’Homme. Henri de Lumley. CNRS Editions 2019)
Dans le miroir, je fais face à une étrange chimère: adulte-enfant, et homme-femme, heureux-malheureux dans sa seule certitude: sa solitude.
(Solénoïde. Mircea Cartarescu. Noir sur Blanc 2019)
Le temple du mont Tlaloc peut donc être considéré comme une matrice terrestre au sommet de la montagne, où des rochers présentant des emblèmes de Tlaloc étaient fertilisés par du sang humain et de la nourriture apportés par les souverains-prêtres. A cet endroit de rencontre de l’extérieur et de l’intérieur, du monde souterrain avec le ciel, les Aztèques recyclaient l’énergie entre l’ordre social et l’ordre naturel.
(Pratiques religieuses et divinatoires des Aztèques. Jacqueline de Durand Forest. Les Belles Lettres 2020)
« … le geste devenu pour nous insignifiant d’enflammer un combustible en approchant une allumette perpétue, jusqu’au coeur de notre civilisation mécanique, une expérience qui, pour l’humanité entière jadis et de nos jours encore pour d’ultimes témoins, fut ou reste investi d’une gravité majeure, puisqu’en ce geste s’arbitrent symboliquement les oppositions les plus lourdes de sens qu’il soit donné à l’homme de concevoir, entre le ciel et la terre dans l’ordre physique, entre l’homme et la femme dans l’ordre naturel, entre les alliés par mariage dans l’ordre de la société. » (Lévi-Strauss 1971)
(Cosmogonies. Julien d’Huy. La Découverte 2020)
… les dieux sont les facultés, les fonctions naturelles lumineuses, et les démons nos fonctions naturelles obscures et dominatrices...
… comprendre (…) « dieux et démons », comme les fonctions de nos organes des sens et du mental, ouvre d’emblée une relation entre le plan cosmique et individuel.
Aucune mise en mouvement ne se fait sans structure.
... quand il semble exister une dualité, l'un sent l'autre, l'un voit l'autre, l'un entend l'autre, l'un salue l'autre, l'un pense l'autre, l'un perçoit l'autre. (...) les sens deviennent le lieu de résorption des objets. Cela correspond au moment du retrait dans l'espace intérieur, soit l'état de l'homme "endormi".
(Les Upanisad. Alyette Degrâces. Fayard 2014)
"seuls certains êtres particuliers, comme l'ours chez les Inuit, peuvent se déplacer avec une relative facilité dans l'interface entre l'homme et l'animal." (Tom Ingold)
(La caverne originelle. Jean-Loïc le Quellec. La Découverte 2022)
La solution à ces mystères (...) pourrait se cacher dans cet abîme insondable. En s'inspirant du titre d'une œuvre célèbre de William Blake, on pourrait dire que sur cette frontière inexplorée du cosmos se célèbre le Mariage du Ciel et de l'Enfer.
(Entre deux infinis. Gianfranco Bertone. Quanto 2023)
... l'inceste souligne la distinction entre nature et culture et représente un moment imaginaire de transition, apparu à l'émergence de normes sociales bannissant l'inceste. (...) la dimension mythique établit une relation entre actions humaines et forces cosmiques.
Il ne donne rien à son fils Oengus (le Mac Oc ou "le fils jeune"), qui est pourtant à la recherche d'un logis, lui accordant seulement un jour et une nuit dans le "brug". Or Oengus en prend possession, déclarant que "le monde entier est jour et nuit, et c'est ce qui m'a été accordé".
(L'archéologie et la mythologie celtique. John Waddell. Sidestone 2022)
Les anciens reconnaissaient donc deux principes vitaux complémentaires, le semen à la source des eaux et le sang à la source des chairs.
(Les graines de l'au-delà. Nissim Amzallag. Editions de la Maison des sciences de l'homme 2023)
Il n'y a pas chez les Achuar un monde des idéalités pures séparé d'un monde des épiphénomènes, mais deux niveaux distincts de réalité instaurés par des modes distincts d'expression. (...) Il ne s'agit pas d'une philosophie existentielle qui fonderait le moi et l'autrui par l'intersubjectivité réalisée dans le langage, mais bien d'une façon d'ordonner le cosmos à travers la spécification des modes de communication que l'homme peut établir avec chacune de ces composantes. L'univers perceptible est donc conçu par les Achuar comme un continuum à plusieurs facettes, tour à tour transparentes ou opaques, éloquentes ou muettes, selon les voies choisies pour les appréhender. Nature et surnature, société humaine et société animale, enveloppe matérielle et vie de l'esprit sont conceptuellement sur un même plan, mais méthodologiquement séparées par les conditions respectives qui gouvernent leur accès.
... il n'y a pas, à proprement parler, de valorisation ou de dévalorisation différenciées au sein des diverses activités de production, selon qu'elles soient effectuées par les hommes ou par les femmes. (...) il est difficile de concevoir un bon chasseur marié à une mauvaise cultivatrice et inversement. Leur complémentarité se manifeste tout autant dans une sorte d'émulation réciproque (...) que dans la nécessaire combinaison de leurs compétences pour certaines tâches.
(La nature domestique. Philippe Descola. Editions de la Maison des sciences de l'homme 2019)
A la nuit tombée,, les feux irradient l'intérieur des édifices, et lorsque la vapeur envahit l'habitation, une fois l'eau versée sur des pierres brûlantes, chacun se fustige à l'aide de branchages, au milieu des éclats de rire et des jeux espiègles. (...) une relation amoureuse intime entre l'homme, le "temascal", l'eau et le feu, permettant d'accéder à ce qu'une métaphore de tous les plaisirs du corps dénomme la "découverte de la lumière".
Coincés entre différents flux d'énergie antagonistes, et qui sont la condition première de la résurgence de la vie comme de sa destruction, les chamanes portent tant bien que mal toute la charge émotive et agressive de la communauté. Plus encore, l'ambiguïté du phénomène chamanique est à rapporter à ce va-et-vient continu du "badi" entre la norme et sa subversion, le public et l'occulte, le diurne et le nocturne; d'un côté le chamane est porteur d'un savoir ésotérique utile à la société sur le plan pédagogique et thérapeutique, de l'autre, il est aussi celui qui connaît l'origine du mal et peut en devenir le truchement, ne serait-ce que par prétérition.
(La moitié du monde. Jacques Galinier. PUF 1997)
Ils pensaient naïvement que le feu et l'eau étaient frère et sœur et ils avaient le même respect superstitieux pour l'un et pour l'autre.
(Les Mystères de Mithra. Franz Cumont. WW 2023)
Les propriétés de la "crise du solstice" - l'évidence des contraires, des dualités hiver-printemps, jour-nuit, abondance-terre nue, mort-vivant - apparaissent ainsi liées à l'idée de régénération perpétuelle.
(Solstice païen. Loude, Lièvre, Nègre. Editions Findakly 2007)
Si donc le sacrifice est une série d'identifications (du sacrifiant avec la victime, de l'individu mortel avec le Purusa primordial, du terrain du sacrifice avec le cosmos, de l'autel de briques avec le temps structuré en année), il est aussi un enchaînement de dualités: séquences de deux phases, projections de substituts.
(Le jumeau solaire. Charles Malamoud. Seuil 2002)
Car ici-bas il n'y a que mangeurs et mangés.
(Mythes et légendes extrait des Brâhmanas. Jean Varenne. Gallimard 1967)
Le ciel et la terre sont le père et la mère de tous les êtres. Par leur union, ils forment le corps ; par leur séparation, on retourne à l’origine. Ainsi, qui garde l’intégrité de son corps et de son âme sait s’adapter à toute circonstance changeante.
(Oeuvre complète. Tchouang-tseu. Gallimard 1969)
… Kösa et Keçal vont toujours en couple et sont complémentaires : le premier est plutôt rusé l’autre un peu stupide : ils chantent, ils dansent et font des blagues. (…) Keçal porte sur la tête une calotte blanche qui le fait paraître chauve, alors que ses cheveux tombent tout autour. Il maquille son visage en se féminisant : il allonge avec du noir ses sourcils, se met du rouge aux lèvres et aux pommettes.
… la conjonction entre la semence masculine (…) et la terre engendre une plante qui, après plusieurs dizaines d’années, se scinde en des jumeaux siamois, un garçon et une fille, dont le mariage incestueux permet de recréer le monde.
(Le matin des dieux. Salvatore D’Onofrio. Editions Mimésis 2018)
La maladie et son traitement se rejoignent à la charnière des mondes naturel et culturel. La ruse et l’erreur permettent donc qu’une maladie passe du monde des animaux à celui des hommes à travers une double articulation : d’une part l’araignée, qui peut vivre près ou loin des hommes et qui tisse comme eux ; d’autre part la femme, qui a pénétré en territoire animal. C’est là qu’a lieu la première rencontre, tandis que la deuxième se déroule au village, territoire des hommes. Chaque fois, le malentendu se produit durant la communication entre les deux territoires.
(La danse de l’araignée. Alexander Alland. France Loisirs 1984)
Toute société humaine présente (…) une lutte entre deux principes ; celui d’hétérogénéité (que manifestent les différenciations sociales et les antagonismes liés à ces dernières) et celui d’homogénéité (que révèlent les facteurs d’unité, qu’il s’agisse de croyances et de comportements ou d’intérêts communs). Toute société, à son échelle propre, est viable si le second de ces principes l’emporte sur le premier ou l’équilibre.
(Afrique ambiguë. Georges Balandier. Plon 1957)
… le simple effondrement de la présence (…), le déchaînement de pulsions incontrôlées ne représentent qu’un des deux pôles du drame magique : l’autre pôle est le rétablissement de la présence qui veut être au monde. Du fait de cette résistance et de cette volonté d’être présent au monde, l’effondrement est un risque que l’on apprend à reconnaître comme angoisse spécifique, qui ouvre à la nécessité de réaffirmer son être là comme présence au monde, à travers la création de formes culturelles définies. Quand la présence s’effondre sans compensation, le monde magique n’existe pas encore ; pour une présence rétablie et consolidée qui n’est plus confrontée au problème de la labilité, le monde magique a déjà disparu. C’est dans le rapport concret entre ces deux moments opposés, et le conflit qui en découle, que le monde magique se met en branle et se développe, qu’il se déploie dans la variété de ses formes culturelles, qu’il voit le jour dans l’histoire de l’humanité.
… la présence d’une trame de motifs et de représentations traditionnels, de rites et de pratiques (…) aident à interpréter (…) et, peut-on dire, à lire dans le chaos menaçant un univers de formes culturellement signifiantes : tout cela arrête effectivement la dissolution [de la présence au monde], possède une réelle efficacité salvatrice. L’être-là sort du conflit « un en plusieurs », ou « plusieurs en un », mais tel que l’un ne se perde plus dans les plusieurs, et que plusieurs obéissent à l’un.
L’équilibre atteint à grand-peine reste, certes, toujours instable : né d’un déséquilibre angoissant, il risque à tout moment de retomber dans le chaos. Mais cette tension angoissante et ce combat délibéré, qui connaît l’âpreté du risque, témoignent justement d’un être au monde qui se rachète, d’une psyché qui s’ouvre à l’exigence d’instaurer son horizon propre.
… tant le concept moral que le concept physique de force présupposent un régime garanti et sans risque de la présence à soi, par opposition au monde, alors que, dans l’ordre magique, cette opposition ne constitue pas un présupposé, mais demeure encore un problème.
(Le monde magique. Ernesto De Martino. Bartillat 2022)
… du moment (…) où quelqu'un découvre qu'il cesse d'être un touriste pour devenir autre chose, une espèce de satellite neuf et prisonnier d'une orbite autour d'une ville qui n'est pas la sienne mais ne lui est pas non plus étrangère (…) Le centre exact du voyage est la seconde fugace où tu n'es ni en train de débarquer ni en train de partir, mais simplement « là ». Tu te prolonges soudain, sans limites temporelles.
(Mantra. Rodrigo Fresan. Passage du Nord-Ouest 2006)
Nous ne saurons jamais combien il nous en a coûté d'arriver à ce moment d'harmonie qui nous a un jour possédés. Nous ne saurons même pas comment nous avons fait pour y arriver. (…) La connaissance est le grand châtiment. L'esprit veut comprendre et finit seulement par savoir.
(L'écrivain et l'autre. Carlos Liscano. Belfond 2010)
[Les Romains] ont dégagé très tôt la notion de personne et c'est sur elle, sur l'autonomie, sur la stabilité, sur la dignité des personnes qu'ils ont construit leur idéal des rapports humains, les dieux n'y intervenant guère que comme témoins. L'Inde s'est au contraire persuadée que les individus ne sont qu'apparences trompeuses et que seul existe l'Un profond ; que par conséquent les rapports entre les êtres humains ou autres, sont plutôt des rapports de participation, d'interpénétration que des rapports d'opposition ; que dans toute affaire, même la plus temporelle, le principal partenaire est le grand invisible dans lequel, à vrai dire, se rejoignent, se fondent les partenaires visibles.
(Mythes et dieux des Indo-Européens. Georges Dumézil. Flammarion)
Un jeu des essences se livrait à l'intérieur de chaque individu, où l'influence des dieux convertis en temps venait s'ajouter ou se soustraire à l'unité animique.
La force froide qu[e le nouveau-né] possède est aussi associée à l'abondance du maïs et du haricot. Cette force se manifeste par une tache verte qui restera un certain temps visible sur le corps de l'enfant. Il s'agit de la marque appelée « tache mongolique ».
D'autres personnes ayant exercé de leur vivant une profession aimable aux dieux n'ont pas besoin de purgation. Il s'agit des prêtres, des sages-femmes, des musiciens rituels, des danseurs, c'est-à-dire – si l'on veut donner une interprétation plus conforme à la pensée indigène – de tous ceux qui se sont laissés posséder par les dieux à travers leur métier et imprégner du divin au cours de leurs tâches quotidiennes.
La chaleur peut croître avec les charges que l'individu accomplit à l'âge mûr. Elle peut devenir si grande chez certains qu'ils peuvent être identifiés aux ancêtres (…) par « co-essence ». Cette acquisition de chaleur implique la perte de la sexualité.
Les prêtres donnaient les offrandes à consommer à certains hommes (…). Les malades recevaient ainsi dans leur propre corps la matière de l'offrande (…). Il s'agissait d'hommes contaminés par la force des déesses (…). Etre possédés par l'une de ces maladies signifiait en effet devenir le dépositaire des substances divines.
(Les paradis de brume. Alfredo Lopez-Austin. Maisonneuve et Larose 1997)
Si une seule fois tu te débarrasses de toi-même, tu pénètres le secret du secret.
Peut-être la possibilité du bonheur est-elle fonction de la possibilité de rythmer, de drainer l'énergie psychique. Ce qui se passe dans l'amour physique, dans la transe (…) dans la musique, dans le sport (…) Peut-être le bonheur passe-t-il par le fait de lancer ses forces au point qu'elles se développent seules. L'effet de libération que cela entraîne (et la perte de conscience).
(Il y a des dieux. Frédérique Ildefonse. PUF 2012)
Et l'espace d'un instant, j'ai atteint le point d'extase que j'avais toujours appelé de mes vœux, le saut absolu par-dessus le temps des pendules…
(Sur la route. Jack Kerouac. Folio 2010)
C'était le sorcier guaharibo qui chantait, accroupi près du foyer de son village. Tout autour de lui et de nous, tout autour de ces deux petits et précaires oasis humains, l'obscur inconnu était déchaîné. Alors entre les hamacs des gens endormis, près du petit foyer qui ne doit pas s'éteindre, le sorcier guaharibo s'était accroupi et chantait. (…) Mais je fus saisi et me souviens encore de l'urgente nécessité qui jetait dans la nuit ces mots que je ne pouvais comprendre (…) Tandis qu'autour de lui dormaient les femmes, les hommes et les enfants, le sorcier guaharibo, accroupi près du foyer rouge, ouvrait la bouche et crispait ses entrailles. Il y avait un petit soleil dans son ventre. Il s'identifiait au feu. Il était le réceptacle et le gardien de la flamme par laquelle grandissent les siens. Il exorcisait. Il travaillait. Il luttait contre toutes les monstrueuses forces de l'obscur, qui se pressaient à un mètre, à cinquante centimètres de lui et s'entrechoquaient. Le petit soleil dans son ventre, était sa seule arme. Il animait la vie. Le sorcier chantait pour que s'affermisse l'aube humaine. Son souffle rayonnait autour de lui comme à partir du centre d'une étoile. Au début des bras de cette étoile son peuple dormait, le corps traversé par ce souffle. (…) Sur les milliers et les milliers de kilomètres de la vaste terre, entre la détresse et le rire, c'est ainsi que, tout de même, avance, microscopique et lente, la vie de l'homme nu, entre le chaud et le froid, entre le mal et le bien, autour des hommes qui chantent, au cœur de leurs étoiles.
(L'expédition Orénoque Amazone. Alain Gheerbrant. Gallimard 1952)
… l'empreinte de l'océan primitif flottant éternellement à l'intérieur de chacun de nous (…) malheur à celui qui néglige l'océan sauvage qu'il porte en lui car c'est la seule chose qui lui reste de deux créatures imbriquées : celle du monde et celle de l'enfant.
… l'énergie qu'il avait en réserve et qui était restée jusque-là obscure, aveugle ; énergie prête à s'épanouir à condition qu'il croie à ce qu'il disait…
(Christophe et son œuf. Carlos Fuentes. Gallimard 1990)
… nous, chamans, nous n'avons que faire de tels papiers de chants. Nous préférons garder la voix des esprits dans notre pensée. (…) j'ai vu moi-même, après nos anciens, les innombrables lèvres mouvantes des arbres à chants et la multitude des xapiri qui s'en approchaient ! Je les ai vus de très près, en état de revenant (…). J'ai vraiment entendu s'entrelacer leurs mélodies infinies !
Sans devenir autre, en restant vigoureux et préoccupé par ce qui nous entoure, il serait impossible de voir les choses comme les voient les esprits !
… chaque fois que de nouveaux esprits arrivent auprès de nous, ils nous blessent avec la même violence. C'est ce qui, à force, rend les reins et la nuque des chamans aussi douloureux ! Ce sont ces parties du corps que les esprits préfèrent atteindre et les souffrances qu'ils nous imposent sont intenses.
Il rapporte des propos venus d'autres terres qui nous sont inconnues (…) Ils voient des choses que nous ne connaissons pas !
Cet homme est vraiment devenu esprit ! Les paroles de ses chants nous sont inconnues !
Ses esprits m'ont frappé de terreur. Ils m'ont fait traverser la poitrine du ciel de part en part, enveloppé dans une clarté aveuglante. (…) je suis parvenu si haut que j'ai eu peur de mourir !
Les chamans yanomami ne travaillent pas, comme les médecins des Blancs, pour de l'argent. Ils travaillent simplement pour que le ciel et la forêt demeurent en place … L'argent ne nous protège pas, il ne nous remplit pas le ventre, il ne crée pas notre joie. Pour les Blancs, c'est différent. Ils ne savent pas comme nous, rêver avec les esprits.
(La chute du ciel. Davi Kopenawa. Plon 2010)
Toujours levé avant l'aube, il aimait mouiller ses pieds nus de la rosée du matin. Il disait souvent « Des pieds sains permettent de sentir battre le cœur de notre Terre sacrée.
(Sitting Bull. Stanley Vestal. Editions du Rocher 1992)
Les tableaux pittoresques que nous ont tracés les anciens chroniqueurs des scènes auxquelles donnaient lieu ces fêtes rendent bien l'exaltation sauvage dont étaient possédés ces Indiens ordinairement si calmes. Il n'y a rien de surprenant à ce que cet état fût considéré par les Tupinamba comme une sorte de crise mystique collective dans laquelle tous s'élevaient en quelque sorte au-dessus d'eux-mêmes.
(La religion des Tupinamba. Alfred Métraux Puf 2014)
« Les chansons (…) sont des pensées chantées et portées par le souffle, quand on est mu par de grandes forces et que les discours ordinaires ne suffisent plus. » (Orpingalik)
« Au centre du cercle, au point de rencontre de la croix des quatre directions et de tous les autres quaternaires de l'univers, est l'homme. Sans la conscience de porter ce centre sacré en lui-même, un homme n'est pas tout à fait un homme. » (Joseph Epes Brown)
(Pieds nus sur la terre sacrée. TC Mac Luhan. Denoël 1974)
Le rêve, expérience mystique, lui procure beaucoup moins des représentations qu'une communion immédiate et intime avec la réalité spirituelle où il sent que sa propre existence se fonde.
… le sens profond, la fonction vitale essentielle des mythes restent inconnus de qui n'a fait que les entendre, et ne sait que les répéter. Il y faut davantage : une expérience réelle, un contact immédiat, une participation avec la réalité transcendante (…) dont ils sont l'expression et le véhicule.
(L'expérience mystique et les symboles chez les primitifs. Lucien Lévy-Bruhl. Dunod 2014)
… l'axe de l'univers, autour duquel tourne le ciel et les étoiles (…) est aussi, « de l'autre côté du miroir », le centre de l'image de l'homme qui s'y reflète : macrocosme et microcosme sont les deux faces d'une même réalité.
(Le premier empire des steppes en Mongolie. Pierre Henri Giscard. Faton 2013)
A un certain stade, peut-être nous rendons-nous compte que, pendant toute notre vie, nous avons été entourés de connexions entre le monde matériel et le monde invisible, mais que, pour des raisons diverses, nous avons choisi de ne pas les voir.
Avec un peu de chance, à un certain âge, on finit par apprendre à ne pas lutter avec le monde, à ne pas tenter d'expliquer que la raison ne s'applique pas, ou très peu, aux réalités qui existent de l'autre côté.
(L'arc-en-ciel de verre. James Lee Burke. Payot et Rivages 2015)
Rêver pourrait donc bien être une sorte de pensée ensauvagée – une forme humaine de pensée qui va bien au-delà de l'humain. Rêver est une sorte de « pensée sauvage » : une forme de pensée libérée des entraves de ses propres intentions …
Celui que l'on pourrait être est intimement lié à tous ceux-là que l'on n'est pas ; nous nous donnons pour toujours à ces nombreux autres qui font de nous ce que « nous » sommes, et nous sommes éternellement en dette vis-à-vis d'eux.
Les vivants, en un sens, (…) sont ceux qui ne se sont pas faits remarquer. Ce sont eux qui continuent à potentiellement perdurer dans la forme et hors du temps, grâce aux relations qu'ils entretiennent avec ce qu'ils ne sont pas.
(Comment pensent les forêts. Eduardo Kohn. Zones sensibles 2017)
... la création traverse l'artiste et lui permet de créer parfois des splendeurs...
... les poètes peuvent écrire des choses indicibles...
... l'homme authentiquement religieux, c'est-à-dire revenu à son naturel, à "sa passivité d'enfant", ne s'extrait pas de l'Univers et de l'Infini dont il fait partie intégrante, pour les penser ou agir sur eux, ou sur lui-même à partir d'eux. Il se reçoit lui-même comme "une partie de ce Tout et comme quelque chose de sacré".
(...) le sens du sacré est le trait dominant de la nature humaine, tant qu'elle se définit comme liberté spirituelle attachée à découvrir et sans cesse redécouvrir et admirer la grandeur de l'infinité à travers toute finitude.
(Le symbolique, le Sacré et l’Homme. Henri de Lumley. CNRS Editions 2019)
... cet arbre mythologique apparaît comme la représentation symbolique de l'arbre généalogique du chamane qui en tire ses propriétés héréditaires - troubles nerveux et faculté d'improvisation poétique - …
De façon générale, les Yakoutes attribuent au verbe et à la prosodie chantées des vertus miraculeuses. La parole humaine à leurs yeux possède une force intérieure propre à attirer l'attention des esprits.
(Gavriil Ksenofontov. Les chamanes de Sibérie et leur tradition orale. Albin Michel 1998)
A l'époque, les dieux du monde où j'évoluais résidaient dans les arbres, les feuilles, les fruits, la terre. En cet instant, ils habitaient le son.
(Une forêt de laine et d'acier. Natsu Miyashita. Stock 2018)
... le délire n'est pas un déchet de la réalité, (...) c'en est une partie et parfois la plus précieuse.
... l'art inhumain, désordonné, (...) qui ne connaît pas de limite dans le mouvement des doigts sur les cordes, l'art venu d'un autre monde (...) applique au creux de la main le tranchant d'une lame de canif, elle l'entaille sur la ligne de vie et tu en portes ensuite, et pour toujours, la cicatrice.
Pour un petit enfant, rien n'est étrange, parce qu'il vit dans l'étrange, et c'est pourquoi les rêves et les souvenirs primaires nous semblent faits de la même substance.
Les rêves sont des plans d'évasion, comme la musique, la métaphysique et la trigonométrie sphérique. Tout ce qui nous parle en ce monde nous dit la même chose: sors de là! Pars! Ta place n'est pas ici!
(Solénoïde. Mircea Cartarescu. Noir sur Blanc 2019)
A l’instar des hommes âgés et des chamanes, les Européens ont la réputation de transmettre leurs pouvoirs aux jeunes hommes en couchant avec leurs épouses, qui sont les médiatrices de la puissance spirituelle.
(L’Amérique fantôme. Gilles Havard. Flammarion 2019)
D’après l’anthropologue Roberte Hamayon, il existe « une similitude et (…) une interdépendance de structure entre la chasse, l’alliance matrimoniale et le chamanisme dans leurs relations respectives avec les êtres naturels, sociaux et surnaturels » (Hamayon, 1990).
(Cosmogonies. Julien d’Huy. La Découverte 2020)
Comme un oiseau attaché à un fil vole dans chaque direction et ne trouve nulle part un lieu de repos, il (re)prend appui à son lien ; il en est de même, très cher, [pour] le mental : il vole dans chaque direction, ne trouve nulle part un lieu de repos, il prend appui dans le souffle lui-même, car le mental, très cher, est lié au souffle.
Qui vénère l’espace comme brahman gagne de vastes mondes faits de lumière, non limités, grands ouverts.
Si quelqu’un a le désir du monde des mères, par sa seule intention les mères surgissent. Et associé au monde des mères, il se réjouit.
Si quelqu’un a le désir du monde du chant et de la musique, par sa seule intention chant et musique surgissent. Et associé au monde du chant et de la musique, il se réjouit.
Si quelqu’un a le désir du monde des femmes, par sa seule intention surgissent les femmes. Et associé au monde des femmes, il se réjouit.
Ce monde en vérité est une triade: nom, forme et acte. La parole est l'uktha, la récitation (...). Elle est le saman, la mélodie, parmi eux car elle est égale à tous les noms (...). Ainsi est pointée la nature du monde comme flux de transmigration dont la sphère est l'ignorance.
[L'upanisad] pose les articulations à partir desquelles l'être humain et le monde entier se déploient sans cesser d'être reliés à l'Un sans forme. Ces formes sont ainsi des métaphores d'un tissage interne qui permet à la fois le déploiement vers l'extérieur et la remontée vers l'Un.
"Seigneur, combien de dieux supportent la créature? Lesquels l'illuminent? Lequel d'entre eux est le meilleur?"
Pippalada lui dit: "L'espace en vérité est ce dieu - l'air, le feu, l'eau, la terre, la parole, le mental ...
(Les Upanisad. Alyette Degrâces. Fayard 2014)
« N’y a-t-il pas des hommes qui chahutent en eux des jungles, là où d’autres sécrètent des prés ? » (Edouard Glissant. L’intention poétique 1969)
Les contacts de civilisations sont d’abord des contacts d’humains et évidemment aussi de germes microbiens.
« Toute culture est en elle-même « multiculturelle », non pas seulement parce qu’il y a toujours eu une acculturation antérieure, et qu’il n’y a pas de provenance simple et pure, mais plus profondément parce que le geste de la culture est lui-même un geste de mêlée : c’est affronter, confronter, transformer, détourner, développer, recomposer, combiner, bricoler. » (Jean-Luc Nancy. Etre singulier pluriel 1996)
… une pure affaire de relations denses et enchevêtrées entre les hommes et les forces surnaturelles, entre vivants et morts dans une configuration en carrefour ! Il ne percevait pas du tout le site comme moi, dans une dimension individuelle, physique, esthétique et émotionnelle, mais tout à l’opposé, dans sa dimension historique, collective et surnaturelle.
… l’humain, compris dans son intégrité corporelle et sa relation à l’entourage, se trouve au centre d’un faisceau d’influences et de forces naturelles ou surnaturelles.
(Les gens de l’or. Michèle Baj Strobel. Terre humaine 2020)
Qui peindra jamais avec fidélité ces moments si rares dans la vie, où le bien-être physique vous prépare à la tranquillité morale, et où il s’établit devant vos yeux comme un équilibre parfait dans l’univers ; alors que l’âme, à moitié endormie, se balance entre le présent et l’avenir, entre le réel et le possible...
(Quinze jours au désert. Alexis de Tocqueville. Le passager clandestin 2011)
L’âme avait été bousculée. C’est pourquoi le corps est tombé très malade. Car lorsque l’âme est atteinte, perturbée, celle-ci s’éloigne un peu du corps pour se réfugier dans les énergies du cosmos. Elle est une force naturelle qui peut, par exemple, aller se ressourcer dans les énergies de la forêt pour ramener de la vitalité à la personne. Mais heureusement, l’âme ne peut pas partir totalement avant la mort, elle va errer un peu partout, dans l’air, dans la forêt, dans les eaux… (…) Les danses et les chants sacrés te donnent le choix d’exclure le mauvais.
(Assossa Soumouna. Natives automne 2021)
Puis le monde a retrouvé sa cohérence, (…) la conscience m’est revenue, et mon premier acte raisonnable a été de chercher partout cet être merveilleux. La transition était délicate. (…) Ce retour à une conscience froide et objective a été pour moi un choc violent. J’avais oublié que j’étais un homme ! Cette situation inévitable m’a rempli d’une telle tristesse que j’ai éclaté en sanglots.
(L’herbe du diable et la petite fumée. Carlos Castaneda. 10/18 1985)
Quelque chose manque, quelque chose qu’on ne définit pas et qui est peut-être tout simplement l’âme d’un passé. (…) ce personnage toujours un peu ailleurs, jamais en adéquation avec le lieu où il se trouve, laissant son imagination le transporter là où il n’est pas, là où il rêverait d’être magiquement transporté.
(Loti en Amérique. Bleu autour. Mai 2018)
Nous sommes l'Univers. Qui se pense lui-même, comprend qu'il existe, médite sur ses origines. Partie pure de l'abîme. Intimement connecté aux lois qui gouvernent le macrocosme et le microcosme. Poussière d'étoiles.
(Entre deux infinis. Gianfranco Bertone. Quanto 2023)
... cette force incarnait le pouvoir illuminant de la sagesse. (...) un texte où figure la description d'un noisetier qui pousse au-dessus des eaux de Segais. Les noisettes qui tombent dans l'eau y infusent la maîtrise de l'art poétique, transmise à quiconque la boit.
... des rites prophétiques étaient autrefois pratiqués dans la grotte. Il s'agit d'une pratique bien connue dans le monde gréco-romain, où les cavernes étaient le lieu des états altérés de la conscience.
... un certain tabou de l'Inde ancienne qui interdisait aux rois de marcher pieds nus, pour que leur puissance ne se disperse pas dans la terre. (...) on trouve un autre exemple dans une statuette de bronze représentant Mercure, dont le pied gauche est chaussé tandis que le droit reste à nu. S'il s'agit, comme cela a été dit, d'une représentation de Mercure en dieu psychopompe "guide des âmes" conduisant les morts vers l'Au-delà, le lien avec l'Autre Monde est évident.
(L'archéologie et la mythologie celtique. John Waddell. Sidestone 2022)
La fête est célébrée dans l'espace-temps du mythe et assume la fonction de régénérer le monde réel. (...) Ces fêtes et ces célébrations obéissent au principe de la générosité et du partage. Il faut que la substance vitale, la nourriture, circule avec générosité et toute avarice est jugée négativement et considérée comme nocive à la régénérescence de la nature et à la vie de la communauté.
Pendant les fêtes saisonnières, on se repose, on se réjouit; le travail est interdit (...) on laisse des régimes de dattes dans les palmiers ou on offre gracieusement à ceux qui n'en ont pas, on laisse des abricots tomber dans le sol, du blé dans la glèbe, des fils de laine sur le dos des moutons lors de la tonte tlasa, des cheveux dans la tête de l'enfant lors de sa première coiffure... On donne un poussin de la couvée (...) un agneau, du colostrum, du lait, etc. (...) C'est ainsi qu'on vit rituellement les rythmes cosmiques.
Après la cérémonie de l'eau, avant le coucher du soleil, des femmes mariées se réunissent dans un lieu, forment sept petits tas de foin ou de gerbes de blé et de harmal, les alignent et les brûlent. (...) Parfois toutes déshabillées, elles sautent en travers de ces touffes en répétant certains chants liés à la fécondité afin d'avoir des enfants. (...) La mort du champ qu'incarnent ces gerbes de blé qu'on brûle et qui représente le principe de la fécondité ressuscitera dans un corps de femme. Le feu qui peut être symbole de destruction est utilisé ici comme élément fécondant…
Ce jour est donc réservé à se libérer des carcans, des prohibitions de la morale contraignante, des interdits et des tabous notamment sexuels (...). C'est une sorte d'orgie collective où les règles sociales sont suspendues et la foule se déchaîne, abuse sans retenue, s'exacerbe et porte au maximum les forces de reproduction et de création de la nature entière.
(Une mythologie berbère. Hassane Benamara. L'Harmattan 2022)
Les représentations théâtrales se déroulaient en plein air, dan un lieu qui n'était pas coupé de la végétation environnante et de la faune aviaire qu'elle abritait. On ignore dans quelle mesure cela pouvait interférer avec le contenu même des pièces et si les poètes allaient jusqu'à jouer avec ce cadre naturel.
Le débat révèle surtout la difficulté que nous avons aujourd'hui, dans un monde laïcisé où prime la raison, à admettre qu'une expérience de haute intensité de communication avec des entités invisibles puisse avoir lieu sans prise de produits hallucinogènes.
(Au plaisir des dieux. Adeline Grand Clément. Anacharsis 2023)
"Des milliards de bactéries réalisent des réactions chimiques importantes, qui influent sur notre système immunitaire mais aussi sur notre réponse au stress, entre autres (...) Cela renvoie à la définition de l'individu, ce qui n'est pas simple! Biologiquement parlant, il n'existe pas de moment précis où se produit un changement brutal. Les processus sont continus et progressifs. (...) Certaines choses, comme notre prénom, nous donnent l'impression d'avoir un début, alors que du point de vue de la biologie, il n'y a pas vraiment de début à chaque être vivant. Nous sommes les extrémités d'une longue chaîne qui vit depuis des milliards d'années!"
(Virginie Courtier. Sciences et Avenir octobre 2023)
... une forme de vie reposerait sur différents types cellulaires, non pas associés dans un organisme, mais libres dans l'environnement. De quoi à nouveau remettre en cause notre vision de la complexité!
(Agnès Vernet. Sciences et Avenir octobre 2023)
Cette essence des mystères d'Osiris peut se résumer par la conjonction de deux réalités, la captation par les plantes de l'énergie vitale du défunt, et l'identification de cette énergie vitale avec la puissance suprême permettant au monde tout entier d'exister.
Ce monde religieux s'articule bien plus autour d'une force vitale cosmique et impersonnelle qu'autour de divinités distinctes exerçant leur pouvoir sur les hommes.
(Les graines de l'au-delà. Nissim Amzallag. Editions de la Maison des sciences de l'homme 2023)
... n'importe quel individu, homme, femme ou enfant, est capable dans certaines circonstances de faire franchir à son âme les limites étroites de la corporéité, afin de se mettre en relation dialogique directe avec le double d'un autre être de la nature, qu'il soit homme, plante, animal ou esprit surnaturel.
... les "anent" sont des trésors personnels jalousement thésaurisés et transmis seulement par des proches parents du même sexe (...). Il arrive parfois qu'on puisse les acquérir d'un esprit au cours d'un des "voyages" de l’âme, par exemple lors des rêves ou des transes induites par des hallucinogènes.
(...) les Achuar ne conçoivent pas le travail comme nous le faisons, c'est-à-dire sous la forme du prélèvement et de la transformation des entités naturelles qui sont nécessaires à la satisfaction des besoins naturels, mais comme un commerce permanent avec un monde dominé par les esprits qu'il faut séduire, contraindre ou apitoyer par des techniques symboliques appropriées.
(La nature domestique. Philippe Descola. Editions de la Maison des sciences de l'homme 2019)
... le seuil fait office de "limes", de zone transitionnelle (...). C'est un lieu de circulation de forces (...) la "porte de la montagne", cette limite critique découvrant à intervalles réguliers un éden tropical, royaume incontesté du Diable.
Naguère, à l'intérieur des maisons, on procédait à l'érection d'un arbre sur lequel des figures anthropomorphes marquaient la présence de l'"âme du bois". Cet acte, à caractère apotropaïque, répondait à sa manière au courroux de l'"arbre mort", censé dégager une énergie pathogène considérable. (...) Cet acte programmé fondait la relation ombilicale reliant l'habitation à son environnement, et surtout à la terre, divinité tyrannique exigeant une sorte de redevance périodique de la part des vivants.
(La moitié du monde. Jacques Galinier. PUF 1997)
Le masque est une personnification de l'esprit. La personne masquée ne s'identifie pas, elle est possédée jusqu'à entrer en transe. A partir de cet instant, la personne devient l'instrument de l'esprit. Le porteur du masque perd son identité pour que s'exprime le temps de la cérémonie, la divinité ou l'esprit qu'il incarne.
(Ethnosociologie du corps dans les pratiques et les rituels chez les Bandjoun de l'ouest-Cameroun. Raymond Charlie Tamoufe Simo. Connaissances et savoirs 2017)
Quand un vieux entend le chant qu'improvise un jeune, vous savez, pendant les joutes d'un "tibènti", il se dit: "owon", "il a vu".
Le brusque "redressement" du mort déclenche une réaction en chaîne comparable à celle d'une explosion. Battements de tambours, femmes qui tombent, délire de l'assemblée... de tous côtés jaillissent des courants d'énergie dégagés par le défunt.
"Layani! C'est sorti!" évoque l'élan d'un arbre vers les nuées, l'envol d'un oiseau, la trajectoire du Soleil sortant le matin de la Terre, sa mère et sa compagne. Le saut d'un Voyant vers le firmament.
En conduisant le "tibènti", les Vrais Hommes contribuent à quelque chose de puissant, qui rythme la respiration d'un clan. Chaque fois qu'un père rend le dernier souffle, tous les membres du clan croient contempler les décombres d'une "maison détruite". Ils semblent perdre leurs forces comme le défunt, se taisent. Seuls les "Onitido" qui ont bravé la mort et l'ont vaincue, qui savent le malheur qu'elle représente, ont la capacité de sortir le clan de sa torpeur. Grâce à leur action, le "tibènti" insuffle périodiquement de l'énergie aux vivants qui perdent espoir. Dans un silence de fin du monde, ils renaissent dans un sursaut.
... à sa façon de parler des forces de la brousse en ce qu'elles impliquent de destructeur et d'exaltant, on comprend que pour un Otammari, liberté et vie en brousse ne font qu'un.
Qu'apprend un enfant-opon auprès de ses amis les arbres? A rebours des initiés, il s'initie seul, avant d'avoir atteint l'âge du "difwani", aux forces de la terre. De retour au village, il ne dit rien du lien qui les unit, ni leur manière de communiquer. Mais quand ses parents le voient revenir l'air calme et heureux, ayant "tout oublié de sa folie", ils se doutent que dans la brousse, quelque chose a renouvelé ses forces.
(Le souffle du mort. Dominique Sewane. Plon 2020)
"Ce qui est mangé, c'est la lumière du soleil. L'excrément, c'est la nuit. Les souffles de la vie sont les nuages, et le sang est la pluie qui tombe sur le monde."
Dans l'union, l'homme ensemence. Il est comme un génie de l'eau qui fait pleuvoir l'eau fécondante sur la terre et la femme, sur les graines des semailles. Ainsi se trouvent liés l'acte agricole et l'acte conjugal.
C'est que jeter un nom, c'est jeter une forme, un support, la forme la meilleure, le support le plus apte à recevoir la force vitale de l'être. En jetant la parole, l'orateur projette certes une force qui provient de lui, que porte la buée sortie de sa bouche, qui se confond avec la buée. Mais cette force ne fait que préfigurer celle de l'invoqué, elle l'informe, elle la met en voix. Et cette forme, qui sera la meilleure pour l'appelé, va comme piéger sa force vitale, va l'obliger à comparaître, va surgir à la voix.
(Dieu d'eau. Marcel Griaule. Fayard 1966)
Ce n'est pas que les dieux sont faillibles, c'est qu'ils sont soumis, eux aussi, aux forces circulantes que certains esprits préparés arrivent à maîtriser. Mais il faut se méfier, car le vent tourne, et les vodouns peuvent alors prendre leur revanche sur les humains qui se sont joués d'eux.
... rien, dans l'énergie vitale propre à la religion vaudoue, ne se perd ni ne se crée, mais elle se capture, se détourne, s'annihile, s'amoindrit ou s'amplifie en fonction des connaissances qu'on met en pratique.
(Vaudou. Philippe Charlier. Plon 2022)
... intime croyance que le "dire" fait perdre de sa force à la pensée et à l'énergie qui la sous-tend. Le regard ou l'éloquence du silence suffit.
... la belle amante de Neqi (...) chantera en 1971, lors de son agonie à l'hôpital de Thulé, les vieux ayayak, appelant désespérément à son aide les chers esprits familiers.
(Les derniers rois de Thulé. Jean Malaurie. Plon 1989)
Les Indiens pensent à l'amour (et aux fonctions physiologiques qui s'y rapportent) non seulement comme à un divertissement agréable mais encore comme à une force de nature spirituelle et contagieuse qui, si on en fait mauvais usage, peut avoir les mêmes effets qu'un poison. (...) pour les Indiens, les fruits sont le résultat d'une activité sexuelle, (...) [et] d'une transformation, qui procède en réalité d'un acte continu, et non d'un acte unique. L'activité sexuelle est ce qui fait pousser les choses; elle est magie. La vraie magie n'est pas l'acte sexuel lui-même, mais le désir de transformer qui se cache derrière: ce qui, pendant l'acte, le déborde jusqu'à contaminer le monde environnant. Faire l'amour avec une femme sous un arbre fruitier équivaut à charger excessivement cet arbre d'une magie de croissance qui nuira aux fruits en train de mûrir...
(Aimables sauvages. Francis Huxley. Plon 1980)
Comment se fait-il que le vent ne s'arrête,
que la pensée ne se repose pas?
Pourquoi les eaux, qui veulent atteindre la vérité,
ne s'arrêtent-elles jamais?
(Hymnes spéculatifs du Veda. Louis Renou. Gallimard 1956)
... Yama a manifesté la force poétique qui était en lui: le chemin est aussi bien découvert que créé, comparable en cela au poème védique qui résulte simultanément d'une révélation (le poète a "vu" le poème et l'a traduit en paroles), d'une inspiration (le poète a l'enthousiasme et la présence d'esprit nécessaire au travail poétique) et d'une construction (le poète "tisse", "charpente" son oeuvre). (...) le chemin vers l'au-delà est aussi oeuvre de langage; il est fait des paroles que les survivants doivent prononcer pour que le défunt accomplisse sa transformation en Père et parvienne à sa destination.
(Le jumeau solaire. Charles Malamoud. Seuil 2002)
Ce qui fait lever le soleil, ce qui à chaque instant crée à nouveau l'univers tout entier, et le perpétue en chacune de ses parties, c'est l'énergie mise en oeuvre dans le sacrifice, c'est le brahman. (...) Le brahman n'est donc pas à proprement parler présent partout pour le bénéfice de tous: il entre dans tel objet, tel animal, tel homme lorsqu'est prononcée la parole de consécration…
L’Âme prend les formes qu'elle veut; elle est aussi rapide que l'esprit, véridique lorsqu'elle conçoit, douée de toutes les odeurs, de toutes les saveurs; elle emplit tous les orients, elle pénètre toutes choses, et cependant reste muette, indifférente.
... lorsque la vie quitte quelqu'un, il meurt mais la vie, elle, ne meurt pas qui est identique à l'essence subtile. L'univers tout entier s'identifie à cette essence subtile, qui n'est autre que l’Âme! Et toi aussi tu es Cela...
(Mythes et légendes extrait des Brâhmanas. Jean Varenne. Gallimard 1967)
Lorsque nous scrutons le ciel en tant que ciel et la terre en tant que terre, lorsque nous fixons notre attention sur le principe de la création cosmique sous toutes ses formes, nous nous sentons envahis soudain d’une sorte d’ondulation ontologique formidable et impétueuse. Du coup, le sujet et l’objet s’effacent ; du coup, la nature et l’homme fusionnent ; plus rien au monde à part quelque chose d’invisible et d’impalpable ; quelque chose circule partout et toujours ; quelque chose opère efficacement en tout…
(…) la figure de l’homme n’est qu’un aspect de milliers de métamorphoses de la nature.
(Oeuvre complète. Tchouang-tseu. Gallimard 1969)
Les prêtres du Soleil (…) et ceux dédiés aux autres divinités (…) étaient des personnes âgés (…) dont l’enfance avait été marquée par un évènement hors du commun, par exemple, celles qui avaient été touchées par la foudre…
… d’autres (…) avaient le pouvoir de changer de forme et de voyager dans les airs, faisant sans doute allusion par là à ce qu’en anthropologie on appelle des chamans.
… l’emplacement a été délibérément choisi dans une zone où la foudre frappe régulièrement ; les corps des victimes du Misti en montrent d’ailleurs de nombreux stigmates. (…) la divinité à laquelle les offrandes de Capacocha étaient dédiées à titre principal était Illapa, le dieu de la foudre et du tonnerre.
(Les Incas. Peter Eeckhout. Taillandier 2024)
Autrefois, le jour de la Chandeleur, il revenait aux jeunes couples de fiancés de déposer (ou planter) les coupelles de « blé de la Sainte Barbe » dans les coins des champs où les germes de blé commençaient à germer. Cela avait lieu au crépuscule afin qu’ils puissent se soustraire à la vue des autres et pour que la lune éclaire leurs échanges amoureux. D’où la belle expression provençale : « faire du blad de luno essen », « faire du blé de lune ensemble », c’est-à-dire « faire l’amour ». (…) le rapprochement biologique des corps – et notamment de leurs fluides vitaux – s’établit par-delà l’éveil de la nature que le rituel met en scène. (…) Le passage de l’obscurité au clair de lune encadre ces processus dans les rythmes du cosmos, véritable épiphanie des puissances non-humaines qui agissent dans le monde.
A travers l’exemple des pousses, c’est la force symbolique des processus vitaux et des êtres naturels qui s’impose : la mémoire de la terre, le retour des saisons, l’enchaînement biologique des générations...
(Le matin des dieux. Salvatore D’Onofrio. Editions Mimésis 2018)
Les sorciers se chargent ainsi de l’agressivité et incarnent le mal dont les Abron sont délivrés par eux-mêmes. Ce sont des déviants investis de pouvoirs maléfiques surnaturels, dont ils ne sont pas responsables.
Pendant la première partie de la danse, il se transforma en mime. Tel un sorcier, il prenait tour à tour des formes animales et humaines.
(La danse de l’araignée. Alexander Alland. France Loisirs 1984)
(…) pour une mentalité noire traditionnelle, les comportements humains dépendent tous des puissances extérieures à l’homme et (…) les responsabilités de l’individu, par conséquent, sont toutes relatives.
Par moments, je voyais s’écrouler sur le sol l’un des processionnaires, sa bougie projetée au hasard comme une étincelle ; il se débattait dans la poussière de la rue, envahi par cette frénésie sacrée qui assure une liberté d’expression plusieurs fois millénaire.
Les aventures que le paysan noir accepte de courir sont celles de l’esprit, mais par des voies que je me trouvais incapable d’emprunter. La passion des connaissances révélées, à l’occasion d’épreuves exigeant une abdication totale du corps et de la pensée, ne pouvait se substituer en moi à la passion de la rigueur et de la lucidité.
(Afrique ambiguë. Georges Balandier. Plon 1957)
« Alors seulement commence son activité magique lorsqu’après un certain temps, comme [le chamane] le dit lui-même, ce n’est plus lui qui chante, mais sa personnalité seconde, laquelle entonne le chant et le continue, si bien que le sorcier ne fait plus que lui prêter sa voix. » (Gusinde)
Par les orifices naturels (narines, bouche, oreilles, etc.), la force de l’individu peut fuir et quelque influence maligne peut entrer. (…) Les soi-disant « ornements » du nez, des oreilles, des lèvres, etc., sont en réalité des moyens magiques de surveiller, à l’entrée des orifices naturels, le flux ou le reflux de la force, et ils constituent ainsi une compensation à l’angoisse existentielle.
En régime magique, la pudeur s’exprime par la nécessité de protéger les organes génitaux du mauvais œil ; le coït est représenté comme un acte « fort » qui libère de dangereuses énergies, dont il faut se garantir ; la puissance génitrice est une force qu’il faut maîtriser, consolider et libérer par des pratiques adéquates (d’où la circoncision et la subincision) ; enfin le coït est un rite de fécondité : ce sont là autant de formes, plus ou moins médiatisées, de délivrance et de libération du risque de dissolution qui menace la présence à soi, auquel la tempête émotionnelle de la sexualité donne un relief particulier.
(Le monde magique. Ernesto De Martino. Bartillat 2022)
« Après que le disque solaire s’est levé dans le firmament, puisse son charme imprégner ton cœur. (…) Puisses-tu être oint de ses rayons, car il est la vie qui traverse ton corps dans la santé. »
(Lettres égyptiennes. Michel Dessoudeix. Actes sud 2025)
… le corps de l'homme est créature de l'espace, et qu'il n'en finit pas, semblable à tout autre corps, d'habiter un vaste creux du vide, de quel côté que ses pieds l'entraînent, semblable à tout autre corps céleste, sans autre marque d'origine que la trace volatile d'incessantes transmigrations, voilà tout.
(Solo d'un revenant. Kossi Efoni. Seuil 2008)
Le vrai domicile de l'homme n'est pas une maison mais la route, et la vie elle-même est un voyage à faire à pied.
(Bruce Chatwin. Qu'est-ce que je fais là?)
Le Texas n'a jamais appartenu aux Américains : c'était un territoire comanche ! La nation comanche est une nation qui bouge, qui unit, qui s'approprie la terre en la parcourant.
… nous sommes toujours dans une situation de passage de frontière, sur le point d'entrer ou de sortir…
(Christophe et son œuf. Carlos Fuentes. Gallimard 1990)
Nous pouvons aussi mourir lorsque des gens très lointains (…) flèchent nos doubles animaux (…) Ces doubles animaux, qui sont aussi ceux de nos ancêtres, vivent dans la forêt auprès de gens inconnus sur le haut rio Parima, autour d'une grande cataracte nommée Xama xi pora, protégée par d'innombrables nids de guêpes et les bourrasques d'un vent très puissant. (…) Notre véritable intérieur se trouve là-bas, à très grande distance de notre peau qui seule est présente, étendue dans notre hamac !
(La chute du ciel. Davi Kopenawa. Plon 2010)
… communautés indiennes entières suivant leurs « hommes-dieux » vers la « terre sans mal », dans laquelle on ne meurt plus, où il n'y a plus de travail, et se livrant à la folie d'une danse perpétuelle, qui les allégerait jusqu'à pouvoir s'envoler, passer les rivières comme des oiseaux…
(La religion des Tupinamba. Alfred Métraux Puf 2014)
L'homme ou l'animal qui marche et laisse sur le sol l'empreinte de son pied, y fait passer quelque chose de lui-même, qui participe de lui comme le fait son image.
(L'expérience mystique et les symboles chez les primitifs. Lucien Lévy-Bruhl. Dunod 2014)
… l'homme est libre de se déplacer en permanence sur une trame spatiale statique, alors qu'il ne peut échapper au mouvement perpétuel de l'univers dans des cycles temporels sans fin.
(Le premier empire des steppes en Mongolie. Pierre Henri Giscard. Faton 2013)
… nous passons notre vie à chercher le souffle perdu. Nous le cherchons au fond de la mer et sur les plus hautes cimes des montagnes.
Du lointain où il se trouve, Brahma sourit.
(Le chasseur d'histoires. Eduardo Galeano. Lux 2017)
L'égarement fait partie du chemin.
(Trio pour un monde égaré. Marie Redonnet. Le Tripode)
Je viens du pays des sans-pays. Je suis avec ceux qui traînent leur passé comme une caravane. Je suis du côté des marcheurs, des rêveurs, des colporteurs, des bringuebalants.
(En camping-car. Ivan Jablonka. Seuil 2018)
Je ne savais pas où était ma place; mais l'inconfort qui en découlait s'évanouissait au contact de la terre et de l'herbe, à l'écoute du chant des oiseaux dans les branches et des cris des bêtes au loin. Seules mes promenades en solitaire me donnaient un sentiment d'appartenance au monde.
(Une forêt de laine et d'acier. Natsu Miyashita. Stock 2018)
… plutôt qu’un paysage ethnique figé, clairement compartimenté en un nombre réduit de « nations », on observe un enchevêtrement de communautés indépendantes, en flux constant et aux alliances aussi variées que changeantes.
(L’Amérique fantôme. Gilles Havard. Flammarion 2019)
Les gens ici habitent un seuil. Ils sont sans attache, de grands solitaires qui se déplacent d’un lieu à l’autre. Gens de passage du milieu, de l’entre-deux. (…) chercheurs de passages, le plus souvent arrêtés sur un seuil, en quête d’un lieu acceptable. Gens des limes, des lisières, fondamentalement dans l’errance, parce qu’il n’y a pas pour eux de retour au centre.
Faut-il donc se résigner à rester à la place qu’on vous alloue ?
« … l’homme marche, navigue, ils se sont tous éparpillés sur la terre, multipliant le chemin et l’itinéraire, de sorte que tu es chez toi là où tes pieds te portent. J’ai dans l’idée que la nation, c’est la plante de mes pieds. » (Emile Yoyo 1978)
Pour moi cet endroit est une piste grande ouverte, plein de gens sont déjà passés par là, des gens autant que des animaux, depuis que ces bois sont bois !
S’il fallait mettre ensemble tous ceux qui connaissent exactement l’endroit où nous sommes assis, Bonis, Indiens, Créoles, eh bien on aurait une ville ici ! (…) Il n’y a pas de forêt vierge !
(Les gens de l’or. Michèle Baj Strobel. Terre humaine 2020)
Nous pourrions dire que l’un [l’idéogramme chinois qui représente l’homme] est dans le mouvement de la vie : il est vivant et il marche vers sa destination. L’autre [le pictogramme occidental qui représente l’homme], immobile, est en représentation, en énergie rassemblée, comme en attente de consigne, occupant la place qui lui a été donnée.
(Marie-Pierre Dilenseger. Natives printemps 2021)
La maison n'est donc pas l'appendice d'un territoire socialement défini et géographiquement délimité, se perpétuant dans son bornage et sa substance génération après génération; elle est, au contraire, le centre périodiquement déplacé d'un réseau de parcours de la forêt, le foyer temporaire à partir duquel se réalise l'usage de l'espace environnant.
(La nature domestique. Philippe Descola. Editions de la Maison des sciences de l'homme 2019)
La carte autochtone est donc polymorphe et métamorphe puisque fondée sur le parcours. Le chemin arpenté, et non pas la barrière ethnique, dessine la patrie. (…) Loin du concept occidental focalisé sur les marqueurs immobiliers, leur science cartographique conçoit un paysage dynamique bouillonnant de vie. Leurs cartes indiquent ainsi les espaces de terres noires fertiles utiles à l’agriculture, les coins à poissons, lieu d’abreuvement des animaux, les plantes utiles, les sources de sel, gisement d’argile colorante ou pour la poterie, etc.
Le déplacement des espèces exotiques vers la forêt et d’espèces amazoniennes vers d’autres régions d’Amérique du Sud prouve l’existence de réseaux de mobilité qui ont relié les populations au début de l’Holocène à l’échelle continentale (Piperno et Pearsall 1998). L’interconnectivité au sein de l’Amazonie est attestée par les extensions géographiques atteintes par les arbres utiles depuis le Pléistocène.
(Archéologie de l’Amazonie. S. Rostain C. J. Betancourt. Éditions de la Maison des Sciences de l’Homme 2025)
Le nom du peuple Andes mentionné seulement par César suggère qu’il aurait pu faire partie du même type de migration que celle des Vénètes (du Morbihan) et celle des Cénomans (de la Sarthe) dont on retrouve les noms à la fois en Italie du Nord et en Armorique. Dans l’état actuel de la recherche, ces migrations, et leur provenance probable d’Europe centrale, pourraient dater du IIIe siècle av. J-C ?
(Carte archéologique de la Gaule. Le Maine-et-Loire. Provost Leroux. Académie des Inscriptions et Belles-Lettres. 2025)
La fusion de différentes entités pour produire un nouvel être…
Si les dieux se trouvent plongés dans un processus cyclique, leur nature se transforme au fur et à mesure qu'ils avancent sur leur chemin, ou que le temps passe.
… [le] complexe de chaque individu (…) porte en lui son histoire et son passé propre. Il est en fait un microcosme changeant immergé dans le complexe de ses essences animiques, qui forme la mosaïque de son intériorité invisible.
La création du monde se répète dans la création quotidienne de chaque individualité.
La montagne de Culhuacan permet à qui la gravit de choisir l'âge qu'il veut avoir (…). Celui qui atteint le sommet redescend de la montagne transformé en enfant.
(Les paradis de brume. Alfredo Lopez-Austin. Maisonneuve et Larose 1997)
Avoir été initiée au fait que la conscience est quelque chose d'étrange. Et le vivre profondément, à chaque instant, est quelque chose comme une épreuve dont on ne revient pas…
(Il y a des dieux. Frédérique Ildefonse. PUF 2012)
L'esprit de l'Indien (…) reste indifférent à une exigence logique que nous jugeons impérative, souveraine. A nos yeux, ce qui n'est pas possible ne saurait être réel. Aux siens, ce que son expérience lui présente comme réel est accepté pour tel, sans condition. (…) Les mythes sont à leurs yeux des histoires vraies, dans toute la force du terme. Ce qu'ils racontent est vraiment arrivé, est encore réel, puisque le temps mythique n'est pas celui de notre monde. Donc la fluidité du monde mythique, les transformations extraordinaires que les êtres y subissent, leur bi-présence, leur multiprésence, etc., tout cela est réel.
(L'expérience mystique et les symboles chez les primitifs. Lucien Lévy-Bruhl. Dunod 2014)
Toutes les structures observées dans l'Univers – y compris nous-mêmes – ne sont, en quelque sorte, que des fluctuations quantiques du vide…
(L'inflation à l'épreuve des données. Jérôme Martin. La Recherche octobre 2017)
Il est remarquable que la désignation indo-européenne de l'être et du monde soit un concept dynamique: c'est ce qui croît, ce qui est en devenir, par opposition au logos immuable et incréé du Yahvé biblique.
(Une généalogie des mots. Xavier Delamarre. Errance 2019)
« Le monde objectif est simplement, il n'advient pas. Ce n'est qu'au regard de ma conscience, rampant le long de la ligne de vie de mon corps, qu'une section de ce monde vient à la vie comme une image flottant dans l'espace et changeant continuellement dans le temps. » (Hermann Weyl 1949)
(Temps de la nature, nature du temps. SLDD Bouton-Huneman. CNRS Editions 2018)
Danser comme si le temps ne comptait que pour en garder la mesure, danser comme si le temps lui-même était discontinu, disparaissait, fuyait, ou en plongeant dans le néant sous nos pieds, sauter, rentrer les épaules comme pour esquiver l’air dans lequel on est suspendu, nos plumes se changeant en palpitations de l’écho des siècles passés, tout notre être prenant la forme d’une envolée.
(Ici n’est plus ici. Tommy Orange. Albin Michel 2019)
... l'identité a quelque chose de mouvant et donc de périlleux.
(Pierre Legendre. Argumenta et Dogmatica. Mille et une nuits 2012)
Le corps vivant, animal ou végétal, est un composé de molécules incessamment changeantes, que les organes de la respiration ou de la nutrition ont saisies au-dehors et fait entrer dans le tourbillon de la vie ; entraînées par le torrent circulatoire de la sève, du sang ou d’autres liquides, elles prennent place dans un tissu, puis dans un autre, et dans un autre encore ; elles voyagent ainsi dans tout l’organisme jusqu’à ce qu’elles soient enfin expulsées et rentrent dans ce grand monde extérieur (…) chacun de nous, en dépit de son squelette et des formes arrêtées de son corps, n’est autre chose qu’une masse liquide, un fleuve où coulent avec une vitesse plus ou moins grande, comme un lit préparé d’avance, des molécules sans nombre, provenant de toutes les régions de la terre et de l’espace, et recommençant leur voyage infini, après un court passage dans notre organisme. Semblable au ruisseau qui s’enfuit, nous changeons à chaque instant ; notre vie se renouvelle de minute en minute, et si nous croyons rester les mêmes, ce n’est que pure illusion de notre esprit.
(Histoire d’un ruisseau. Elisée Reclus Babel 1995)
L'unicité qui nous fascine apparaît enfin pour ce qu'elle est, un leurre. La forme se reconstruit selon un schéma qui lui est propre mais avec des éléments qui sont, eux, tous exogènes.
(Croire aux fauves. Nastassja Martin. Verticales 2019)
... des preuves de l'irréalité du temps lui-même, de la coexistence et de l'interpénétration des âges, des époques, des corps, dans l'hallucination unanime de l'esprit et du monde.
J'ai su alors que n'existent ni le moi, ni la volonté, ni la raison, ni la peau, ni les organes internes, qu'au-delà de leur illusion est un monde sculpté dans le plaisir, le plaisir pur, comme un jaillissement aveuglant au-delà duquel il n'existe même plus rien.
(Solénoïde. Mircea Cartarescu. Noir sur Blanc 2019)
… plutôt qu’un paysage ethnique figé, clairement compartimenté en un nombre réduit de « nations », on observe un enchevêtrement de communautés indépendantes, en flux constant et aux alliances aussi variées que changeantes.
Pour eux, le bison, comme tout animal (toute « personne ») ne se définit pas principalement par sa morphologie corporelle mais par une présence associée à des agissements particuliers. Les vieillards deviennent des bisons à partir du moment où leurs agissements sont ceux de l’agir-bison.
(L’Amérique fantôme. Gilles Havard. Flammarion 2019)
… l’arbre ne devient solide que grâce au vent qui l’éprouve.
Une des raisons d’être du mythe est d’apporter dans notre expérience du monde la force du passé. Le décalage temporel apparaît essentiel dans la mesure où celui-ci garantit à ceux qui adhèrent au mythe la permanence du monde (…). Le présent ne cesse de s’évanouir dans le passé, ajoutant de la continuité à la continuité, sans interruption ou irrégularité. Comme la médecine moderne le ferait avec le corps humain (Foucault, 1963), la mythologie définit donc un idéal, un univers modèle, en bonne santé (…). C’est ce qui la fonde à régenter les rapports physiques et moraux de la société où elle se déploie. L’univers ne serait cependant pas perçu comme statique, mais toujours en perpétuel recommencement, suivant un cycle qu’un rien suffirait à faire basculer dans l’inconnu. Le monde serait alors action, mobilité, et nécessiterait un effort constant pour résister à sa dissolution.
(Cosmogonies. Julien d’Huy. La Découverte 2020)
… je veux trouver la rédemption dans l’aujourd’hui, dans le tout de suite, dans la réalité en train d’être, et non dans la promesse, je veux trouver la joie dans cet instant-ci (…) quand bien même cela signifie (…) le pire et (…) l’infernal.
… c’était de la boue, et pas même une boue séchée mais de la boue encore humide et encore vivante, c’était une boue où se remuaient avec une lenteur insupportable les racines de mon identité.
Etre vivant est un stade très élevé (…). C’est un équilibre instable tellement haut placé que je sais que je ne vais pas pouvoir demeurer très longtemps à connaître cet équilibre – la grâce de la passion est brève.
(La passion selon G.H. Clarice Lispector. des femmes 2020)
… moment où la connaissance n’est plus captation de savoirs, mais où elle transforme l’être humain le rendant apte à déplisser tous les niveaux.
L’air, en vérité, est un absorbant (…). Quand le feu s’éteint, c’est dans l’air qu’il meure (…). Quand les eaux s’assèchent, c’est dans l’air qu’elles rentrent, (…) voilà, le point de vue divin.
A présent, le point de vue individuel : le souffle (…) est un absorbant. Quand on dort, la parole rentre dans le souffle, la vue dans le souffle, l’ouïe dans le souffle, le mental dans le souffle, car le souffle les absorbe tous.
« La connaissance n’est pas le résultat d’un acte », disent les Brahmasutra. Elle n’est pas un résultat mais une expérience qui transforme l’être humain.
La connaissance se fait par le passage de méconnaissance en méconnaissance, à travers les différents états (veille, rêve, sommeil).
... le mental en vérité est sans-fin et les-Tous-les-dieux sont sans-fin. (...) Dans la relation à l'extérieur, le sujet est saisisseur par l'intermédiaire des organes et des facultés des sens. (...) l'incroyable possibilité de réification de l'être humain. Il peut être comme "avalé" par l'objet qu'il cherche à saisir ou qu'il semble avoir saisi.
(Les Upanisad. Alyette Degrâces. Fayard 2014)
« Il faudrait, au lieu de concepts rigides, découvrir des notions en quelque sorte liquides, capables de décrire des phénomènes de fusion, d’ébullition, d’interpénétration, qui se mouleraient sur une réalité vivante, en perpétuelle transformation. » (Roger Bastide)
(Les gens de l’or. Michèle Baj Strobel. Terre humaine 2020)
C'étaient des êtres merveilleux, plus que ne l'est l'ordinaire des hommes d'aujourd'hui, car ils étaient au temps de la création et de la nouveauté du monde (...). Comme tous les êtres supérieurs, ils étaient 'hlimnawiho capables de se transformer à volonté; d'ailleurs, toutes choses étaient k'yaiyuna, plastiques, quand le monde était neuf, tandis que maintenant…
... la logique de compartiments sociaux propres aux Pueblo. Comme dans une fractale, chaque partie est une miniature du tout, assurant ainsi la possibilité d'une régénération complète de la société à partir de l'un de ses segments. Cette mise en abîme concerne autant la structure des clans que le savoir religieux, les dits mythologiques, voire les emblèmes et attributs sacrés.
Cette capacité infinie à s'approprier les figures de l'altérité et à les caser dans une configuration mythologique préexistante explique en bonne partie l'habileté bricoleuse des sociétés amérindiennes à préserver un équilibre symbolique, en dépit des aléas de l'histoire.
... la cérémonie de transformation (ou l'échange de ma personne spirituelle) (...) car ces Indiens (...) considèrent que le danseur dans les drames sacrés, après s'être convenablement peint le visage (...) peut changer ou transformer sa personnalité en mettant ou enlevant simplement son masque...
(Tenatsali ou l'ethnologue qui fut transformé en Indien. CNRS Editions 2022)
""Ca provient" semble dire la figure, et il faut saisir ce qui provient - et d'où cela peut parvenir (...) Ce sont là, à vrai dire, comme des forces en réserve (...), des forces en forme de formes..." (Alain Médam)
(La caverne originelle. Jean-Loïc le Quellec. La Découverte 2022)
Il est fascinant de penser que l'Univers s'est peut-être développé en une fraction de seconde, à partir des fluctuations de l'énergie du vide.
Une grande partie de la masse de l'Univers connu, et en particulier de nous-mêmes, provient de ces minuscules "nœuds d'énergie" enfermés dans les noyaux atomiques.
(Entre deux infinis. Gianfranco Bertone. Quanto 2023)
La débauche et la folie se justifient [selon R. Caillois] pour faire le contraire de l'habituel et pour être sûr de retrouver les conditions d'existence du passé mythique.
(Une mythologie berbère. Hassane Benamara. L'Harmattan 2022)
Le feu, générant des changements d'état de la matière et activant des flux de circulation, joue ici un rôle central. Il transforme des produits solides en odeurs et fumées qui s'élèvent et finissent par se dissiper, mais dont la trace olfactive se fixe sur des objets, des étoffes ou des éléments du corps humain (en particulier les chevelures). Dès lors, plutôt que de considérer que le sacrifice équivaut à une destruction des offrandes par la combustion, il devient possible de l'apparenter davantage à une opération de transfert de matière.
(Au plaisir des dieux. Adeline Grand Clément. Anacharsis 2023)
Plutôt qu'une promesse d'une vie éternelle ou de transmigration des âmes (...), la sérénité semble ici émaner du transfert de vitalité du défunt vers le blé. (...) Cette sérénité se fonde sur un transfert de vitalité du défunt vers la nature, sur sa métamorphose en un être immortel fusionnant avec les puissances cosmiques (...). Au vu d'un tel message, il n'est pas étonnant de voir les philosophes de l'Antiquité vanter les mystères d'Eleusis qui, selon eux, rendaient l'homme non seulement plus serein, mais encore "plus juste et meilleur en toutes choses". Ce contenu clarifie l'incompatibilité d'une pareille révélation avec la religion officielle établissant une séparation très nette entre la condition humaine et celle des dieux. (...) il semblerait que cette démarche forma le support d'une conception religieuse universaliste autant que sereine. Celle-ci transcendait les croyances véhiculées par la religion officielle et les institutions qui en dépendent.
(Les graines de l'au-delà. Nissim Amzallag. Editions de la Maison des sciences de l'homme 2023)
La maison porte ainsi témoignage jusqu'à maintenant d'une ancienne continuité matérielle entre le monde céleste, le monde terrestre et le monde chthonien, continuité dont la rupture a brutalement inauguré un nouvel ordre des choses, sans pour autant effacer complètement le souvenir de l'ancien, inscrit à jamais dans l'architectonique de la charpente. (...) En ce sens, le procès d'édification n'est pas tant la simple reproduction d'une forme originale, qu'une sorte d'acte de recréation, par lequel les Achuar produisent une nouvelle forme de vie en combinant de manière réglée les vies atomisées déjà présentes dans chacun des éléments constitutifs de la maison.
(La nature domestique. Philippe Descola. Editions de la Maison des sciences de l'homme 2019)
"Lorsqu'un acteur Nô sort de scène parce que le spectacle au sens propre du terme est terminé, il a une conduite étrange: il sort très lentement (...). Ce n'est plus le personnage (...) mais ce n'est pas encore l'acteur dans sa réalité quotidienne. C'est précisément un état intermédiaire..." (Barba)
(Corps rituels. Agnieszka Kedierska Manzon. Maison des sciences de l'homme 2023)
Il voulait dire que ce qui faisait la vie, ce n'était pas tellement des forces, mais bien plutôt des mouvements de forces.
(Dieu d'eau. Marcel Griaule. Fayard 1966)
... le cycle du solstice d'hiver fournit un cadre qui se prête à visualiser le "grand temps", un infini présent, à opérer la combustion du passé chargé des erreurs de l'individu comme du groupe, à localiser la puissance du sacré dont l'irruption va permettre d'assumer le quotidien à venir tout en aspirant à une autre dimension vitale. Les propriétés de la "crise du solstice" - l'évidence des contraires, des dualités hiver-printemps, jour-nuit, abondance-terre nue, mort-vivant - apparaissent ainsi liées à l'idée de régénération perpétuelle.
(Solstice païen. Loude, Lièvre, Nègre. Editions Findakly 2007)
Quand il se soumet aux épreuves de la consécration préalable, le sacrifiant n'est qu'un sacrifiant en projet. En fait, il se constitue en victime, il s'engage auprès des dieux à leur faire cette offrande qu'est sa propre personne. (...) Quand la période (...) d'acquisition de l'état de consacré prend fin, il recouvre sa personne en la rachetant par une victime animale qui est sa propre image, sa réplique. C'est alors, par ce geste anticipateur, sacrifice portant sur un être qui n'est pas lui-même mais son substitut, qu'il devient véritablement, personnellement, le sacrifiant…
(Le jumeau solaire. Charles Malamoud. Seuil 2002)
Si telle chose que vous jugez possible selon votre capacité parfois devient impossible, c’est que vos doutes et vos hésitations ont laissé échapper l’unique chance de votre vie. (…) C’est qu’une tâche possible dans un temps et dans un espace donnés devient impossible dans un autre temps et dans un autre espace.
(Oeuvre complète. Tchouang-tseu. Gallimard 1969)
… l’humidité, le résidu vivant et graisseux qui part du corps et laisse derrière lui un ancêtre desséché associé à la fertilité, tel une graine.
(Les Incas. Peter Eeckhout. Taillandier 2024)
L’atai (…) ne se comprend qu’au sein d’un monde historique où l’identification reste une tâche à accomplir, et il exprime le drame de la présence à soi qui, devant le risque de se dissoudre dans le monde, se retrouve et se possède comme alter ego.
En général, le drame magique – c’est-à-dire la lutte de l’être-là qui se sent ébranlé et menacé pour pouvoir se rétablir – éclate à certains moments critiques de l’existence, quand la présence à soi et au monde est appelée à un effort au-dessus de l’ordinaire.
… le problème de la magie n’est pas de « connaître » le monde ou de le « changer », mais plutôt de garantir un monde auquel un être-là se rend présent. Dans la magie, le monde n’est pas encore « décidé », et la présence est encore engagée dans cette œuvre de décision de soi et du monde.
La réalité, conçue comme l’indépendance du donné, comme la présentification d’un monde observable, comme une altérité définie et garantie, est une formation historique propre à notre civilisation, c’est-à-dire corrélative à la présence décidée et garantie qui caractérise celle-ci. Cette réalité, que nous pourrions aussi appeler « naturalité », s’exprime ainsi : je suis un donné du monde qui se donne à moi, sans que cette double « présentification » pose de problème culturel. Mais le monde magique, qui est un monde en voie de décision, comporte des formes de réalité qui, dans notre civilisation (quand elle reste fidèle à ce qui la caractérise historiquement), n’ont aucune valeur culturelle et sont niées de manière polémique. (…) dans notre civilisation même (…) de telles formes peuvent subsister ou se reproduire (…) : qu’il suffise de penser (…) à la magie des cercles spirites et à celle qui se rattache à certains états psychopathiques, comme la psychasthénie, la schizophrénie, la paranoïa. (…) Du reste, même l’homme cultivé et « normal » peut être touché plus ou moins furtivement, dans sa vie quotidienne, par ces états archaïques. Que la forme magique de la réalité se reproduise même chez l’homme occidental cultivé indique bien que la présence à soi et au monde, décidée et garantie, est un acquis historique, révocable sous certaines conditions. Dans la vie de l’esprit, tout peut être remis en cause, y compris ces conquêtes qui semblaient à l’abri de tout risque, y compris donc la conquête fondamentale de l’être-là. En situation de souffrance et de privations particulières (…), l’être-là peut ne pas résister à cette tension exceptionnelle, et donc à nouveau s’ouvrir au drame existentiel magique.
(Le monde magique. Ernesto De Martino. Bartillat 2022)
Les Espagnols sont fascinés par les capacités musicales des Indiens.
(L'évangélisation des Indiens du Mexique. Eric Roulet. Presses Universitaires de Rennes 2008)
… les surenchères de vaines virtuosités au cours des jam-sessions, censément informelles mais en réalité théâtre de compétitions de plus en plus modélisées.
(Quand la musique illumine Chicago. Alexandre Pierrepont. Le monde diplomatique décembre 2009)
Celui qui n'est rien s'accomplit grâce à son chant…
(La mythologie de l'antiquité à la modernité. Jean-Pierre Aygon, Corinne Bonnet, Cristina Noacco. PUR)
… à Versailles, comme dans le palais de l'ensorceleuse, on chante, on danse et l'on se divertit, à condition d'avoir sacrifié sa liberté.
(Le jardinier de Versailles. Alain Baraton. Le livre de poche 2006)
[La science harmonique] est centrée sur la question de l'âme comme dunamis, c'est-à-dire le pouvoir (…) de relever l'aspect à la fois intelligible et vivant du monde constitué de qualités sensibles. (…) à l'Ame du Monde correspond, en fait, le chant comme paradigme, paradigme de l'âme et du corps. Elle correspond au temps et à la cyclicité, aux genres Même et l'Autre, à l'être et au non-être et, finalement, à la vie et à la mort.
Harmonie, alphabet et solfège, une grammaire musicale, nombres, lettres et syllabes illustrent le rapport de l'âme au savoir. La « dunamis », la puissance propre à la dialectique, se déroule « comme dans un rêve ».
(Musiques et danses dans l'Antiquité. Marie-Hélène Delavaud-Roux. Presses Universitaires de Rennes)
… la musique qui est l'instauratrice du temps dans le monde, marque dès le début de son alternance le moment où, après la mort des dieux créateurs, les forces célestes et terrestres donnent naissance à l'écoulement du temps.
D'autres personnes ayant exercé de leur vivant une profession aimable aux dieux n'ont pas besoin de purgation. Il s'agit des prêtres, des sages-femmes, des musiciens rituels, des danseurs, c'est-à-dire – si l'on veut donner une interprétation plus conforme à la pensée indigène – de tous ceux qui se sont laissés posséder par les dieux à travers leur métier et imprégner du divin au cours de leurs tâches quotidiennes.
(Les paradis de brume. Alfredo Lopez-Austin. Maisonneuve et Larose 1997)
Les musiciens tournaient et tournaient sans relâche, et il semblait que leur musique s'amoncel[ai]t dans la pièce comme une épaisse fumée, jusqu'à rendre l'atmosphère irrespirable. Nous étouffions d'émotion et de joie. Nous étions enfin témoins de quelque chose de vivant, d'inoubliable et d'inconnu.
On dirait la grise litanie d'un choeur de moines (…) litanie de terre, de sueur, de poussière, litanie de la nuit cherchant le jour, depuis que la terre est terre, infinissable (…) Je sens autour de moi, présent, presque palpable, tout ce qui s'est retiré de notre monde blanc, depuis que les mots sont devenus des sachets vides, depuis que nous avons désincarné le verbe.
C'est Cejovuma, notre hôte, le plus grand chanteur de la nation maquiritare, celui qui sait, détail par détail, toute l'histoire de la création du monde et des animaux, toutes les métamorphoses des fils du soleil…
Toutes les connaissances des Maquiritares vont ainsi être enseignées aux jeunes gens, jour après jour, matin et soir, à l'occasion de la fête. Il semble que ce peuple (…) ne puisse apprendre sans chanter, ni danser, ne puisse établir les relais de la connaissance de génération en génération, sans l'aide du corps physique de chaque homme.
C'était le sorcier guaharibo qui chantait, accroupi près du foyer de son village. Tout autour de lui et de nous, tout autour de ces deux petits et précaires oasis humains, l'obscur inconnu était déchaîné. Alors entre les hamacs des gens endormis, près du petit foyer qui ne doit pas s'éteindre, le sorcier guaharibo s'était accroupi et chantait. (…) Mais je fus saisi et me souviens encore de l'urgente nécessité qui jetait dans la nuit ces mots que je ne pouvais comprendre (…) Tandis qu'autour de lui dormaient les femmes, les hommes et les enfants, le sorcier guaharibo, accroupi près du foyer rouge, ouvrait la bouche et crispait ses entrailles. Il y avait un petit soleil dans son ventre. Il s'identifiait au feu. Il était le réceptacle et le gardien de la flamme par laquelle grandissent les siens. Il exorcisait. Il travaillait. Il luttait contre toutes les monstrueuses forces de l'obscur, qui se pressaient à un mètre, à cinquante centimètres de lui et s'entrechoquaient. Le petit soleil dans son ventre, était sa seule arme. Il animait la vie. Le sorcier chantait pour que s'affermisse l'aube humaine. Son souffle rayonnait autour de lui comme à partir du centre d'une étoile. Au début des bras de cette étoile son peuple dormait, le corps traversé par ce souffle. (…) Sur les milliers et les milliers de kilomètres de la vaste terre, entre la détresse et le rire, c'est ainsi que, tout de même, avance, microscopique et lente, la vie de l'homme nu, entre le chaud et le froid, entre le mal et le bien, autour des hommes qui chantent, au cœur de leurs étoiles.
(L'expédition Orénoque Amazone. Alain Gheerbrant. Gallimard 1952)
… nous, chamans, nous n'avons que faire de tels papiers de chants. Nous préférons garder la voix des esprits dans notre pensée. (…) j'ai vu moi-même, après nos anciens, les innombrables lèvres mouvantes des arbres à chants et la multitude des xapiri qui s'en approchaient ! Je les ai vus de très près, en état de revenant (…). J'ai vraiment entendu s'entrelacer leurs mélodies infinies !
(La chute du ciel. Davi Kopenawa. Plon 2010)
[Les Apapocuva-Guarani] recourent au chant à la moindre difficulté ou même lorsqu'ils se sentent déprimés. Il est très rare qu'une seule nuit ne se passe sans que quelqu'un entonne un chant magique. (…) le premier ancêtre [ona] qui inventa le chant était capable de tuer un cétacé et de le ramener jusqu'au rivage par ce seul moyen. (…) dans la mythologie des Witoto (…) les mots, c'est-à-dire les chants, étaient considérés comme plus importants que les dieux, parce que sans les rites et les fêtes au cours desquelles ils étaient chantés, les dieux ne pouvaient rien réaliser.
Les Cagaba expliquaient la puissance magique des danses qu'ils exécutaient en affirmant qu'elles leur avaient été transmises par les esprits – ceux-là même qui causaient les maladies et d'autres troubles - , et que ces esprits étaient contraints de renoncer à leurs intentions malveillantes lorsque les danses étaient exécutées. (…) Au XVIème siècle comme tout récemment, les Guaranis dansaient frénétiquement, afin d'atteindre la Terre-Sans-Mal. Le pouvoir qu'ils attribuaient à la danse était tel qu'ils étaient persuadés qu'eux-mêmes et leur maison cérémonielle s'envoleraient au ciel, à la condition de danser suffisamment longtemps.
(Ecrits d'Amazonie. Alfred Métraux. CNRS Editions 2013)
Il savait que les cachets l'empoisonnaient lentement. Il pouvait les prendre et mourir jeune, ou bien ne pas les prendre et vivre éternellement avec la musique dans sa tête.
(Indian Killer. Sherman Alexie. Albin Michel 2013)
« Tous les chants ne sont pas religieux, mais il n'est guère de tâche, facile ou difficile, guère d'évènement, important ou ordinaire, qui n'ait une chanson correspondante. Dans presque tout mythe indien, le créateur chante les choses de la vie. Pour l'Indien, la vérité, la tradition, l'histoire et la pensée sont préservées dans le rituel de poésie et de chant... » (Nathalie Curtis)
« Les chansons (…) sont des pensées chantées et portées par le souffle, quand on est mu par de grandes forces et que les discours ordinaires ne suffisent plus. » (Orpingalik)
(Pieds nus sur la terre sacrée. TC Mac Luhan. Denoël 1974)
Peut-être la possibilité du bonheur est-elle fonction de la possibilité de rythmer, de drainer l'énergie psychique. Ce qui se passe dans l'amour physique, dans la transe (…) dans la musique, dans le sport (…) Peut-être le bonheur passe-t-il par le fait de lancer ses forces au point qu'elles se développent seules. L'effet de libération que cela entraîne (et la perte de conscience).
(Il y a des dieux. Frédérique Ildefonse. PUF 2012)
… les gens ne s'attachaient pas à lui, ni lui à eux. Ils étaient sans relief, lisses, sans aspérités. Ils le laissaient indifférent. Des portes sans serrure quand, la plupart du temps, il ne possédait aucune clef. Pire qu'une voie sans issue : un carrefour permanent, et la pléiade des possibles. Il subissait au premier degré l'infinitude du Monde, l'abstraction du temps, de la portée des choix, trouvant alors refuge dans son intérieur poreux, perméable, mais familier. Et dans la musique.
(Régis. James Osmont. Librinova 2016)
… des suites de sons harmonisés ont pu contribuer à l'émergence de la vie.
(Une science qui dérange ? Isabelle Capitant de Villebonne. Nexus mai 2017)
... la perception du temps n'est que l'expérience subjective d'une réalité statique à quatre dimensions, l'espace-temps, que Thibault Damour compare à une partition musicale qui serait créée instantanément dans le cerveau génial d'un compositeur et qui est déjà écrite au moment où nous l'écoutons.
Il n'existe d'ailleurs pas de théories physiques opératoires au sein desquelles le devenir (la flèche du temps) soit d'emblée intégré (...). Dès lors, la façon dont on peut rendre compte du devenir en physique ne peut être qu'une affaire de lecture - ou d'exégèse - de théories qui ne l'incluent pas dans leurs principes.
... l'idée du déniaisement nécessaire qui permet à l'esprit de contempler la Vérité nue. (...) un Paradis d'où le Temps est exclu...
... dans la théorie musicale, les mécanismes temporels ont souvent été étudiés afin de rendre compte d'un "temps musical", ou de la "musique comme art du temps"...
(Temps de la nature, nature du temps. SLDD Bouton-Huneman. CNRS Editions 2018)
Ce que la musique lui faisait voir (...), c’était la perte d’une vie antérieure, cosmique, hors du temps (contemporaine de la musique qu’il écoutait) et qui embrassait tout l’univers.
(Sympathie pour le démon. Bernardo Carvalho. Métailier 2016)
[Les Hopis] considèrent (...) qu'il y a deux choses fondamentales dans la vie: danser et chanter; le reste est secondaire (...) ils ont reçu dans leur spiritualité un chant particulier, qui leur a été annoncé comme étant le chant de la création du monde. (...) La perte de ce chant entraînerait celle de l'humanité.
(La dimension thérapeutique du son . Franck Nabet. Nexus juillet 2019)
De façon générale, les Yakoutes attribuent au verbe et à la prosodie chantées des vertus miraculeuses. La parole humaine à leurs yeux possède une force intérieure propre à attirer l'attention des esprits.
... le spectacle de la nature féconde, la fébrilité d'avant la fête, les déplacements répétés, les jeux et les chants des jeunes, les retrouvailles entre parents, les conversations avec des amis de jeunesse venus de loin pour manifester leur compassion, le brassage des meilleurs souvenirs, tout cela combiné aux sacrifices consentis pour le plaisir des festivités ne peut que remonter le moral, redonner l'appétit et rendre goût à la vie...
(Gavriil Ksenofontov. Les chamanes de Sibérie et leur tradition orale. Albin Michel 1998)
Je compris alors que j'étais un enfant perdu, à la recherche des dieux. (...) Je me rappelai mon sentiment de liberté, dix ans plus tôt, dans cette forêt. (...) A l'époque, les dieux du monde où j'évoluais résidaient dans les arbres, les feuilles, les fruits, la terre. En cet instant, ils habitaient le son.
Je ne savais pas où était ma place; mais l'inconfort qui en découlait s'évanouissait au contact de la terre et de l'herbe, à l'écoute du chant des oiseaux dans les branches et des cris des bêtes au loin. Seules mes promenades en solitaire me donnaient un sentiment d'appartenance au monde.
C'était ce même sentiment que j'avais retrouvé dans les entrailles du piano. Cette sensation d'être en harmonie avec le monde, sa beauté miraculeuse que je ne pouvais exprimer à travers les mots...
Même si je ne possédais rien, la beauté, la musique, tout était là depuis les origines du monde.
(Une forêt de laine et d'acier. Natsu Miyashita. Stock 2018)
... l'art inhumain, désordonné, (...) qui ne connaît pas de limite dans le mouvement des doigts sur les cordes, l'art venu d'un autre monde (...) applique au creux de la main le tranchant d'une lame de canif, elle l'entaille sur la ligne de vie et tu en portes ensuite, et pour toujours, la cicatrice.
(Solénoïde. Mircea Cartarescu. Noir sur Blanc 2019)
Danser comme si le temps ne comptait que pour en garder la mesure, danser comme si le temps lui-même était discontinu, disparaissait, fuyait, ou en plongeant dans le néant sous nos pieds, sauter, rentrer les épaules comme pour esquiver l’air dans lequel on est suspendu, nos plumes se changeant en palpitations de l’écho des siècles passés, tout notre être prenant la forme d’une envolée.
(Ici n’est plus ici. Tommy Orange. Albin Michel 2019)
« C’était un plaisir de voir cet embarquement, note Radisson, car toutes les jeunes femmes embarquaient toutes nues, les cheveux pendant. » Debout sur les embarcations, elles chantent durant des heures (…). « Elles n’ont pas du tout honte de tout nous montrer… »
La danse a en effet pour eux une forte affinité symbolique avec la mort. Ils ont l’habitude de la pratiquer jusqu’à l’épuisement, répétant encore et encore des gestes qui ne semblent avoir d’autre finalité que l’extinction de leur vigueur corporelle.
(L’Amérique fantôme. Gilles Havard. Flammarion 2019)
Jouer de la musique, c’est ordonner l’instant où l’on se trouve par rapport à une ligne continue, construire une temporalité.
… quand elles entendirent les hommes chanter et cogner les bâtons de chant, elles craignirent la puissance des rituels que les hommes leur avaient dérobés.
(Cosmogonies. Julien d’Huy. La Découverte 2020)
Si quelqu’un a le désir du monde du chant et de la musique, par sa seule intention chant et musique surgissent. Et associé au monde du chant et de la musique, il se réjouit.
Ce monde en vérité est une triade: nom, forme et acte. La parole est l'uktha, la récitation (...). Elle est le saman, la mélodie, parmi eux car elle est égale à tous les noms (...). Ainsi est pointée la nature du monde comme flux de transmigration dont la sphère est l'ignorance.
Il s'assoit et chante cette mélodie. Car il est égal/le même ou sama, le brahman est saman, cette mélodie dont la forme est non-différente du tout.
(Les Upanisad. Alyette Degrâces. Fayard 2014)
Dès que l’aube se répandait sur le sommet des montagnes, quatre bergers annonçaient la fête au son de leurs fifres et de leurs trompettes, et après avoir parcouru le village, ils se rendaient chez le plus âgé des habitants qui devait présider cette cérémonie, prenaient ses ordres, et recommençaient leurs fanfares en prévenant tous les habitants de préparer une omelette. A dix heures, tous se rendaient sur la place, le vieillard se plaçait au milieu d’eux, et quand il leur avait annoncé l’objet de la fête, ils exécutaient autour de lui une farandole, leur plat d’omelette à la main. (…) Jusque vers le milieu du XIXème siècle, les jeunes paysannes des Lacs, commune des environs de la Châtre, allaient, aux approches de l’équinoxe du printemps, cueillir une grande quantité de primevères, dont elles composaient de grandes pelotes qu’elles s’amusaient à lancer dans les airs. De très vieilles personnes assuraient que cet exercice était anciennement accompagné d’un chant bizarre et presque inintelligible, où les mots « Grand soulé ! petit soulé ! » revenaient à plusieurs reprises en manière de refrain.
… dans le Vaucluse, les tavelleuses, jeunes filles qui travaillaient aux moulins à dévider la soie, appelés tavelles, se réunissaient pour faire une sorte de radeau qu’elles enguirlandaient de rubans et de rameaux de buis. Elles y plaçaient des poupées et un certain nombre de coquilles d’escargots garnies d’huile et de mèches qu’elles allumaient, puis elles abandonnaient l’esquif sur le courant du ruisseau le plus voisin de la fabrique, et le suivaient en chantant jusqu’à ce qu’un obstacle eût fait sombrer la frêle embarcation.
Il y a une centaine d’années, les bergères et les bouvières du Poitou portaient le jour du Carnaval, la crêpe à la pie ; elles la suspendaient aux plus hautes branches d’un arbre auxquelles elles attachaient des bruyères, des lauriers, des rubans, et elles dansaient autour ; en récompense la pie avertissait de l’approche du loup.
Le dimanche des Brandons, à la chute du jour, les collines et les plaines de la Bresse présentaient le spectacle d'une infinité de torches ardentes que les enfants portaient çà et là et agitaient principalement sous les arbres fruitiers en criant: "Plus de fruits que de feuilles"; il y a quelques années, ils criaient: "Pourta, pomi, atant dé foliet qué dé frui."
Les jeunes gens du Forez, avant d'aller annoncer la belle apparence des récoltes, plantent à l'entrée du village un pin ou un sapin, et dansent autour en chantant.
En Haute Bretagne, on fait encore, comme au XVIème siècle, des "flustes en escorce de chataignier"...
Le chêne Beignet, qui existait il y a cinquante ans à peine à Neuillé, était entouré d'un cercle de grosses pierres, et tous les ans, à la Chandeleur, les bergères apportaient chacune œufs, huile ou farine, faisaient des crêpes ou des beignets, puis y dansaient jusqu'à la nuit.
(Croyances, mythes et légendes des pays de France. Paul Sébillot. Omnibus août 2002)
Ecole d’un authentique sens du bien commun et d’un véritable esprit du vivre ensemble, dans le fondement tribal de la Danse du Soleil, seul le « nous » compte. Et la communauté.
(Maurice Rebeix. Natives automne 2021)
Les danses et les chants sacrés te donnent le choix d’exclure le mauvais. (…) Dans les cérémonies du Bwiti, nous dansons et chantons toute la nuit : femmes, hommes et enfants. Ce sont des offrandes, car les génies de la nature et les ancêtres dansent et chantent eux aussi avec nous.
(Assossa Soumouna. Natives automne 2021)
Ainsi, les Ghosts Shirts sont-elles des projections presque cartographiques du monde céleste, dont s'enveloppent les danseurs, qui se font accompagner de l'aigle messager du ciel. Elles les aident à entrer dans la transe, par cette expérience de "mort" au cours de laquelle les danseurs abandonnent leur corps terrestre pour accéder au monde des étoiles, où le Grand Esprit veille sur tous les défunts.
(Ce qui est arrivé à Wounded Knee. Laurent Olivier. Flammarion 2021)
On dansait pour faire venir le bison, pour faire venir l'ours ou le caribou (...) on dansait pour faire venir la pluie (...). On dansait pour guérir, des maladies de l'âme, de la folie, du mal qui est de s'accomplir en dehors de la beauté.
La beauté pour eux n'est pas atteinte par le paroxysme, le rêve et le désordre, mais par le rythme, qui est pour eux la séquence infiniment reproduite où alternent le rejet et l'accueil, l'exorcisme et la guérison, la jeunesse et le vieil âge, le haut et le bas, le mal et la bonté des Dieux...
(Partition rouge. Points 1988)
... la puissance symbolique et politique des bouffons rituels qui, sous leur apparence de monstres facétieux, dont le comportement transgresse toutes les normes sociales, jouent en réalité un rôle de médecins, de gardiens des traditions et d'éducateurs des enfants, auxquels ils apprennent les chants sacrés et les mythes.
... la cérémonie de transformation (ou l'échange de ma personne spirituelle) (...) car ces Indiens (...) considèrent que le danseur dans les drames sacrés, après s'être convenablement peint le visage (...) peut changer ou transformer sa personnalité en mettant ou enlevant simplement son masque...
(Tenatsali ou l'ethnologue qui fut transformé en Indien. CNRS Editions 2022)
... des "kinno", sorte d'hommes primitifs qui se transforment en humains véritables quand ils acquièrent chants, danses, tissage et agriculture. (...) des sortes d'hommes-fourmis perdent la capacité de voler et deviennent des humains véritables.
... la danse qu'il venait d'effectuer n'était pas le symbole de la renaissance du monde, mais bien un acte réel de (re)création. (...) Car la danse retrace les pas des premiers ancêtres à leur apparition dans le monde. (...) l'ancêtre est toujours présent en lui.
(La caverne originelle. Jean-Loïc le Quellec. La Découverte 2022)
La fête est célébrée dans l'espace-temps du mythe et assume la fonction de régénérer le monde réel. (...) Ces fêtes et ces célébrations obéissent au principe de la générosité et du partage. Il faut que la substance vitale, la nourriture, circule avec générosité et toute avarice est jugée négativement et considérée comme nocive à la régénérescence de la nature et à la vie de la communauté.
Pendant les fêtes saisonnières, on se repose, on se réjouit; le travail est interdit (...) on laisse des régimes de dattes dans les palmiers ou on offre gracieusement à ceux qui n'en ont pas, on laisse des abricots tomber dans le sol, du blé dans la glèbe, des fils de laine sur le dos des moutons lors de la tonte tlasa, des cheveux dans la tête de l'enfant lors de sa première coiffure... On donne un poussin de la couvée (...) un agneau, du colostrum, du lait, etc. (...) C'est ainsi qu'on vit rituellement les rythmes cosmiques.
Si autrefois le mariage était une affaire de communauté ou de deux familles, celle de la femme et celle de l'homme, aujourd'hui il n'est plus ou presque qu'une affaire individuelle. (...) ce même principe de magie homéopathique: en portant, en me comportant comme l'Européen ou l'Occidental jugé très développé, je me considère comme lui et par la suite je le deviens. Même la musique destinée à ce jour n'est plus celle produite par des groupes musicaux locaux mais elle est importée sous forme de chansons enregistrées et diffusées avec du matériel acoustique japonais...
(Une mythologie berbère. Hassane Benamara. L'Harmattan 2022)
… communautés indiennes entières suivant leurs « hommes-dieux » vers la « terre sans mal », dans laquelle on ne meurt plus, où il n'y a plus de travail, et se livrant à la folie d'une danse perpétuelle, qui les allégerait jusqu'à pouvoir s'envoler, passer les rivières comme des oiseaux…
La danse est (…) un moyen d'entrer en communication avec les êtres surnaturels…
Les tableaux pittoresques que nous ont tracés les anciens chroniqueurs des scènes auxquelles donnaient lieu ces fêtes rendent bien l'exaltation sauvage dont étaient possédés ces Indiens ordinairement si calmes. Il n'y a rien de surprenant à ce que cet état fût considéré par les Tupinamba comme une sorte de crise mystique collective dans laquelle tous s'élevaient en quelque sorte au-dessus d'eux-mêmes.
(La religion des Tupinamba. Alfred Métraux Puf 2014)
La procession démarre au point du jour, au lever du soleil, lorsque réapparaît la lumière. On traverse la cité, mobilisant peu ou prou l'ensemble de la communauté: personne ne pouvait ignorer ce jour de fête.
... elle réserve fort peu de place à la prise de psychotropes; ce n'est pas là, selon elle, qu'il faut chercher les voies d'accès privilégiées au divin: musique, danse, chant jouent un rôle bien plus déterminant.
... les images témoignent du fait que la transe résulte surtout des effets de la musique, des percussions, des cris, de la danse. (...) Il existe selon Françoise Frontisi une distinction clairement genrée: pour les Grecs, la nature féminine, déjà humide, n'a pas besoin de vin pour se laisser envahir par Dionysos.
"Il n'est pas rare de voir ainsi un possédé se jeter de toutes ses forces la tête contre une porte, de se brûler le corps avec des cigares incandescents, de manger à même la bête les intestins des animaux sacrifiés et de se saisir à mains nues des serpents." (Katerina Keterestetzi)
(Au plaisir des dieux. Adeline Grand Clément. Anacharsis 2023)
Il s'agit par exemple du Maïouma, fête associée à des spectacles et réjouissances aquatiques, donc dénudées. Ces fêtes sont vivement critiquées par les autorités chrétiennes, en raison de leur caractère licencieux, et taxées de paganisme. (...) des comportements considérés par les élites comme contradictoires avec un mode de vie chrétien, et l'accusation de paganisme a en ce sens une fonction de mise à distance et de stigmatisation, qui sert finalement à mieux définir les contours de la communauté chrétienne.
(Le Proche-Orient. Catherine Saliou. Belin 2020)
... s'ils tiennent compte de la fertilité différentielle des sols, les Indiens affirment aussi que la durée de vie et la productivité d'un jardin sont autant fonction des aptitudes magiques de la femme qui le travaille que des contraintes écologiques locales. Ces aptitudes sont spécifiées par l'expression "anentin" qui, appliquées à un individu, dénote tout à la fois l'ampleur de ses connaissances magiques, sa capacités à manipuler les champs symboliques propres à son sexe et les rapports particulièrement féconds qu'il entretient avec les esprits tutélaires gouvernant les sphères d'activités où il s'engage. (...) L'exigence constitutive de l'état "anentin" est la connaissance de nombreux chants magiques "anent" (...). Le terme "anent" procède de la même racine qu'"initai", "le cœur", organe dont les Achuar pense qu'il est le siège de la pensée, de la mémoire et des émotions (...). Les incantations "anent" sont donc des discours du cœur, des suppliques intimes destinées à influer sur le cours des choses.
(La nature domestique. Philippe Descola. Editions de la Maison des sciences de l'homme 2019)
"Ils dansent leur joie et ils dansent leur souffrance; ils dansent l'amour et ils dansent la haine; ils dansent pour appeler la prospérité et ils dansent pour éloigner la calamité; ils dansent religieusement et ils dansent pour faire passer le temps." (Görer)
(Ethnosociologie du corps dans les pratiques et les rituels chez les Bandjoun de l'ouest-Cameroun. Raymond Charlie Tamoufe Simo. Connaissances et savoirs 2017)
Quand un vieux entend le chant qu'improvise un jeune, vous savez, pendant les joutes d'un "tibènti", il se dit: "owon", "il a vu".
Le brusque "redressement" du mort déclenche une réaction en chaîne comparable à celle d'une explosion. Battements de tambours, femmes qui tombent, délire de l'assemblée... de tous côtés jaillissent des courants d'énergie dégagés par le défunt.
... une vérité que, pour ma part, je ne fais qu'entrevoir. Seul le rite nocturne d'un "tibènti" parvient à l'exprimer, mais dans le langage impossible à traduire des trompes et des tambours, au travers des gestes des Vrais Hommes.
(Le souffle du mort. Dominique Sewane. Plon 2020)
"Frapper les graines, c'est frapper brutalement les forces, c'est-à-dire la parole, qu'elles contiennent." Ainsi les chants forment un réseau sonore dans lequel vient se prendre la force bénéfique, la bonne parole extraite par la violence.
"Le frappement du fonio, c'est comme si un homme égorgeait une victime sur un autel." (...) La graine (...) contenait bonne et mauvaise parole. Ce qu'elle avait de bon en était extrait et mêlé aux chants; ce qui était mauvais restait en elle, tombait au sol avec elle sous les coups des fléaux, tombait comme un sang. Comme dans le sacrifice, il y avait la séparation des principes spirituels de la victime; avec les chants était captée la bonne vertu; dans les graines répandues restait le mauvais principe, le sang menstruel représentant la dette due à la terre.
(Dieu d'eau. Marcel Griaule. Fayard 1966)
... au cœur de la nuit, m'éveille un bruit familier: un homme est en train de chanter. A genoux et assis sur les talons, Chachubutawachugi (...) semble défier les ténèbres (...). De temps en temps, distraitement il attise le feu dont les flammes joue sur son corps entièrement nu.
Sans trêve, au fil des heures, Chachubutawachugi fait retentir la nuit de ce qu'il clame au ciel et à la terre: les mortels ne sont pas coupables, ils ont une fois de plus conquis le droit d'exister sous le regard des divins.
Cérémonie générale où l'on célèbre à la fois la société comme tout rassemblé, et la nature comme lieu de l'ordre, le Tö kybairu répond, autour du miel nouveau que l'on consomme ensemble, dans les divertissements où l'on pèse l'amitié, et dans les joutes amoureuses où presque tout vous est permis, à l'attente secrète de chacun, à l'appel sacré de la joie de vivre: il est la Fête.
(Chronique des Indiens Guayaki. Pierre Clastres. Plon 1972)
... la belle amante de Neqi (...) chantera en 1971, lors de son agonie à l'hôpital de Thulé, les vieux ayayak, appelant désespérément à son aide les chers esprits familiers.
(Les derniers rois de Thulé. Jean Malaurie. Plon 1989)
Alors il serait Arioï, et le frère de ces Maîtres-du-jouir, qui, promenant au travers des îles leurs troupes fêteuses, célèbrent les dieux de vie en parant leurs vies même de tous les jeux du corps, de toutes les splendeurs, de toutes les voluptés.
(Les Immémoriaux. Victor Segalen. Points 1907)
... c'est la voix des tambours qui appellent les Esprits.
Les vibrations de la parole sont très importantes.
C'est le son qui active les pouvoirs magiques.
(Cinq tambours pour deux serpents. Mireille Aïn. Plon 2022)
Je supposais, comme une évidence, l'existence d'un universalisme fait du partage, non seulement d'idées principielles, mais de tolérance et d'écoute à l'égard de pensées qui pouvaient diverger de celles couramment admises. (...) L'univers des savoirs dans lequel je m'efforçais d'entrer était à l'image de cette extraordinaire expérience que j'avais vécue enfant, d'apprendre le violon puis de me retrouver dans un orchestre d'enfants d'un conservatoire, emporté, transcendé par la grâce de la musique, à l'unisson des autres enfants, vers un monde d'harmonie auquel nous accédions ensemble, sans plus de différence.
(L'esprit politique des savoirs. Jacques Commaille. Editions de la Maison des sciences de l'homme 2023)
... certains airs tembé rappellent les chants grégoriens et tous ont une consonance plaisante et harmonieuse qui contraste avec les gémissements convulsifs des chants urubu...
A quoi rimait cette cérémonie où personne ne s'était orné de plumes? Où on ne s'était pas saoulé? Où nul n'avait entendu le nom du bébé, ni répété ce nom après le parrain pour être sûr de le savoir? Où personne, enfin, n'avait dansé ni chanté?
(Aimables sauvages. Francis Huxley. Plon 1980)
C'est un mâle qui tend, qui tire le fil,
un mâle qui l'a tendu au firmament.
Voici les chevilles. - Ils ont pris place sur le siège;
les navettes à tisser, ils en ont fait des mélodies.
Où donc le non-Né est-il visible?
Le savent ceux qui savent à fond mélodie après mélodie.
(Hymnes spéculatifs du Véda. Louis Renou. Gallimard 1956)
... la mélodie est caractéristique du dieu de la mort Yama, car le but est d'aider le mort à parvenir au royaume de Yama (...). Ce poème, traditionnellement attribué à la Reine des serpents est pour l'essentiel une invocation au Soleil (...) le serpent mythique Arbuda s'est débarrassé de sa peau morte grâce à ses strophes...
... ce qui est de [la] compétence exclusive [des brahmanes], c'est le savoir qui compte vraiment, et tout d'abord le texte révélé et sacré, (...) le Veda comme "audition" qu'ils connaissent pour l'avoir appris par cœur à force de l'entendre et de le répéter. Et le meilleur brahmane est celui qui (...) peut se targuer d'être un "savant", c'est-à-dire particulièrement versé dans la masse des séquences sonores qui forment le savoir authentique.
(Le jumeau solaire. Charles Malamoud. Seuil 2002)
... qui se croit achevé chante, ou se plaît aux chants.
(Mythes et légendes extrait des Brâhmanas. Jean Varenne. Gallimard 1967)
Norouz se présente également avec les couleurs rouge et noir d’un Hérault dont le chant et le rythme de son tambourin suffisent à répandre la joie.
Au sein de nombreux villages et villes d’Azerbaïdjan (…) des cortèges de marionnettes et des chanteurs annoncent le printemps aux habitants. Un solo est généralement accompagné d’un choeur qui reprend les refrains…
… Kösa et Keçal vont toujours en couple et sont complémentaires : le premier est plutôt rusé l’autre un peu stupide : ils chantent, ils dansent et font des blagues.
(Le matin des dieux. Salvatore D’Onofrio. Editions Mimésis 2018)
La danse est la seule forme d’art traditionnel qui ait survécu en Afrique.
Pendant la première partie de la danse, il se transforma en mime. Tel un sorcier, il prenait tour à tour des formes animales et humaines (…). Les dons exceptionnels de ce cultivateur, qui ignore la danse professionnelle, font de lui le gardien inconscient d’une culture fragile, trop facile à briser.
(La danse de l’araignée. Alexander Alland. France Loisirs 1984)
Un troisième s’est mis en bandoulière un estagnon vide, sur lequel il joue avec deux bâtonnets. Cet instrument de fortune échappant aux règles traditionnelles lui laisse la liberté d’improvisation ; il tient le rôle du batteur qui impose ses variantes sur les rythmes prescrits.
Dans le mouvement de la danse chacun agite une branche de feuillage, comme si le bosquet sacré où les femmes tiennent leurs réunions privées s’était transplanté sur la place publique. On abandonnera ce rameau sur les toitures des cases environnantes lors des temps de repos et quand toute réjouissance aura cessé. (…) Un chant en langue archaïque, construits sur trois brefs fragments repris à trois parties, évoque d’une manière monotone le thème de la douleur. La répétition semble ne devoir jamais finir. Elle s’impose avec une puissance insidieuse qui renforce l’effet physique d’une chorégraphie elle-même interminable et sans diversité. Je ne peux douter qu’une telle pratique ne soit à la longue efficace ; une véritable préparation opératoire qui fait perdre à la clitoridectomie son caractère effrayant.
La danse se poursuit, inlassablement, assez souvent dissociée du chant. Elle sert de prétexte à une évasion hors des mouvements imposés, comme si l’un des participants voulait soudain rendre publiques les émotions montant en lui, s’exprimer par le plus éloquent des langages que connaisse l’Africain. Il n’y a pas d’acte important qui ne possède dans le monde noir sa chorégraphie propre.
Cependant, le samedi soir et le dimanche, toutes contraintes relâchées, les citadins noirs donnent libre cours à leur faim de joie, de détente corporelle, de communication avec autrui. Dans tous les quartiers, autour des « tam-tam » (…) ou des orchestres de fortune, les danses ne s’interrompent plus. (…) Au-delà, dans les quartiers européens, l’ennui des dimanches s’installe.
(Afrique ambiguë. Georges Balandier. Plon 1957)
« Alors seulement commence son activité magique lorsqu’après un certain temps, comme [le chamane] le dit lui-même, ce n’est plus lui qui chante, mais sa personnalité seconde, laquelle entonne le chant et le continue, si bien que le sorcier ne fait plus que lui prêter sa voix. » (Gusinde)
(Le monde magique. Ernesto De Martino. Bartillat 2022)
Les Indiens qui s'habillent en femmes seront incarcérés et fouettés en public et attachés sur la place du marché pendant trois heures.
(L'évangélisation des Indiens du Mexique. Eric Roulet. Presses Universitaires de Rennes 2008)
Les quelques références éparses relatives au caractère des chamanes les décrivent comme des hommes particulièrement talentueux et intelligents ; seules quelques rares allusions pourraient inciter à les considérer comme des personnes névrosées. Mais (…) les chamanes Araucan font exception : pendant les XVIIème et XVIIIème siècles, ils étaient généralement recrutés parmi les berdaches [chamanes travestis rituels – le plus souvent des hommes travestis en femmes] et les personnes affligées de désordres mentaux ou nerveux. Tout garçon qui paraissait délicat ou efféminé était habillé comme une fille et, dès son plus jeune âge, il était préparé à sa future profession.
(Ecrits d'Amazonie. Alfred Métraux. CNRS Editions 2013)
Une coutume particulière, voulant qu'un homme embrasse ou suce le sein d'un autre homme en signe d'allégeance, est mentionnée (...). Cette conduite a conduit certains historiens à supposer que, dans une communauté d'hommes, une réalité rituelle était créée dans laquelle le chef était symboliquement considéré (comme) une figure maternelle et les femmes étaient rendues obsolètes.
(L'archéologie et la mythologie celtique. John Waddell. Sidestone 2022)
La distorsion de ses facultés visuelles n'est pas le symptôme d'une ivresse due au vin: c'est le fait d'avoir revêtu un costume féminin qui le plonge dans cet état.
(Au plaisir des dieux. Adeline Grand Clément. Anacharsis 2023)
Alors, il cuisinait lui-même. Aucune femme n'aurait accepté de devenir l'épouse d'un homme pane.
... personne ne le prend très au sérieux. (...) Les hommes le méprisent un peu, les femmes rient sous cape (...). Les enfants (...) lui font des farces, sont insolents, refusent de lui obéir.
... Chachubutawachugi est invisible. Pourquoi? Parce qu'il ne demeure nulle part: ni chez les hommes (...), ni chez les femmes (...). Quand on a un panier, c'est qu'on est une kuja. Il ne veut pas, et ça met du désordre dans le groupe, ça jette le trouble dans les idées des gens, dans l'esprit même de l'homme. Aussi est-il si nerveux parfois, si mal à l'aise. Il n'a pas choisi la position la plus confortable, il dérange.
(Chronique des Indiens Guayaki. Pierre Clastres. Plon 1972)
"Viraj" est le premier-né du dieu Brahma ayant divisé son corps en part féminine et masculine. (...) Le feu est Viraj (...), mais [il] est aussi un principe féminin, actif et lumineux et comme tel, il est ici placé dans l'intelligence d'éveil des hommes de connaissance.
(Les Upanisad. Alyette Degrâces. Fayard 2014)
Keçal porte sur la tête une calotte blanche qui le fait paraître chauve, alors que ses cheveux tombent tout autour. Il maquille son visage en se féminisant : il allonge avec du noir ses sourcils, se met du rouge aux lèvres et aux pommettes.
(Le matin des dieux. Salvatore D’Onofrio. Editions Mimésis 2018)
Ils gardaient leurs coqs sous terre pour que leur chant ne pût guider l'homme blanc profondément haï vers leur ville à travers la jungle.
(A la recherche des mayas. Victor W von Hagen. Lux 2011)
J'ai caché mes yeux derrière des lunettes noires et les pieds dans des chaussures. J'ai peigné mes cheveux sur le côté et attaché une montre à mon bras. J'ai appris à imiter leur manière de parler. Mais cela n'a rien donné de bien. Même enveloppé dans une belle chemise, à l'intérieur de moi j'étais toujours un habitant de la forêt !
Je ne veux pas me perdre parmi les Blancs. Mon esprit n'est vraiment calme que lorsque je vis dans la beauté de la forêt auprès des miens. Dans la ville, je ne cesse d'être anxieux et impatient. Les Blancs nous traitent d'ignorants seulement parce que nous sommes d'autres gens qu'eux. Mais leur pensée et courte et obscure. Elle ne parvient pas à s'étendre et à s'élever parce qu'ils veulent ignorer la mort. Ils sont en proie au vertige…
(La chute du ciel. Davi Kopenawa. Plon 2010)
Vous dites : pourquoi ne devenez-vous pas civilisés ? Nous ne voulons pas de votre civilisation.
(Crazy Horse. Oglala Lakota)
… un dégoût vague de la vie civilisée, une sorte d’instinct sauvage qui fait penser avec douleur que bientôt cette délicieuse solitude aura cesser d’exister.
(Quinze jours au désert. Alexis de Tocqueville. Le passager clandestin 2011)
… il faut fuir ce monde invivable du masque et des écrans. Moi j’irai comme toujours vers les forêts. (…) je redeviendrai sain de corps et d’esprit ; je retrouverai la santé, la vraie, pas celle des laboratoires et de la chimie. Dans les sentiers des sous-bois, enfin libéré.
(Olivier. La Décroissance février 2021)
En s'abstenant de démarrer la culture intensive du maïs, ils se sont privés du moyen d'augmenter leur densité de population, laissant ainsi échapper une occasion unique de se hisser du niveau de la "communitas" à celui de la "civitas". Il est vrai que pour entretenir une chefferie ou un clergé, ils auraient sans doute dû abandonner leur paresseuse façon de cultiver le maïs et s'affairer à quadriller leurs terrasses alluviales d'un dense réseau de champs permanents. (...) on éprouvera donc certainement la sagesse des Achuar d'avoir préféré pour leur ordinaire la bière de manioc, le poisson fumé et le cuissot de pécari au triste brouet de haricots accompagnés d'indigestes tortillas.
(La nature domestique. Philippe Descola. Editions de la Maison des sciences de l'homme 2019)
Jyvukugi (...) veut asseoir sa domination sur la supériorité technique des siens et se moque des rustiques flèches des Iroïangi. Ne pouvant rivaliser sur ce plan avec les Beeru, il prend sa revanche sur plus pauvre que lui: le monde blanc est tel que l'égalité y est impossible; Jyvukugi avait rapidement compris cela.
Un chef n'est point pour eux un homme qui domine les autres, un homme qui donne des ordres et à qui l'on obéit; aucun Indien n'accepterait cela, et la plupart des tribus sud-américaines ont préféré choisir la mort et la disparition plutôt que de supporter l'oppression des Blancs.
Il ne fallait pas quitter la forêt, il ne fallait pas venir chez les Blancs: "Auprès des Beeru, les Aché ont cessé d'être des Aché. Quelle tristesse!" Ainsi Jyvukugi, la mort dans l'âme, chanta-t-il sa douleur, toute une longue nuit.
Quitter le monde blanc, rejoindre les Guayaki dans les bois, c'était au plus haut point retrouver une existence détendue, paresseuse, dont le rythme sans heurt s'accordait à la nonchalance indienne.
(Chronique des Indiens Guayaki. Pierre Clastres. Plon 1972)
La religion des employés de la station (...), celle des explorateurs, l'égoïsme de certains Blancs de passage, leur violence, les crimes et abandons d'explorateurs lors des dernières expéditions en ce territoire, des scènes d'ivresse, l'atonie de la civilisation des Blancs (...), leurs tristes loisirs, l'ennui, l'impuissance généralisée, l'incommunicabilité en ces bourgades coloniales amorphes, ce qu'il sait des massacres périodiques entre Qallunaat, au-delà des mers, tout cela est assurément de nature à faire réfléchir l'Esquimau sur lui-même et à lui faire se poser des questions (avec un préjugé favorable) sur ses vertus perdues, ses anciennes coutumes et sa religion ancestrale.
"Et puis, les ouvriers danois qui viennent construire nos maisons, l'été, ils sont souvent brutaux avec nos filles! Pourquoi?"
Ils ont vu trop de Blancs, d'expéditions américaines et autres, désemparés sur leur propre terrain, pour ne pas s'être fait une idée des faiblesses humaines de cette société technique.
(Les derniers rois de Thulé. Jean Malaurie. Plon 1989)
La prêtresse d’Apurimac, une jeune femme élue pour ses talents exceptionnels (…) est passée à la postérité pou s’être jetée dans le fleuve depuis le sommet de la montagne, préférant se donner la mort plutôt que tomber aux mains des Espagnols.
(Les Incas. Peter Eeckhout. Taillandier 2024)
(…) En 1961, lors de manifestations massives, des Bantou ont renoncé à leurs vêtements européens, à leurs lunettes et à leurs montres.
(Afrique ambiguë. Georges Balandier. Plon 1957)
Tout l'effort de la pensée chrétienne et démocratique moderne a été entièrement dirigé vers un élargissement constant des limites du groupe humain, jusqu'à rendre la notion d'humanité coextensive à l'ensemble des êtres humains qui peuplent la surface du globe.
Mais, dans la mesure où nous avons réussi (…),nous avons perdu (…) la possibilité de penser cette humanité indéfiniment élargie comme un ensemble de groupes concrets entre lesquels doit s'établir un équilibre constant entre la compétition et l'agression (…) Nous serions ainsi amenés à rechercher si nos préoccupations actuelles, qui nous font penser les problèmes humains en termes de sociétés ouvertes (…) ne laissent pas échapper un certain aspect de la réalité qui ne soit pas moins essentiel, et si l'aptitude de chaque groupe à se penser comme groupe, par rapport et par opposition à d'autres groupes ne constituent pas un facteur d'équilibre entre l'idéal d'une paix totale qui relève de l'utopie et la guerre également totale qui résulte du système unilatéral où notre civilisation s'est aveuglément engagée.
(La politique étrangère d'une société primitive. Claude Lévi-Strauss. Mai 1949)
Chacun avait le droit d'honorer ses « dieux ancestraux », selon les « rituels ancestraux », la religion étant conçue comme l'élément fondamental de l'identité ethnique en même temps qu'on lui reconnaissait la fonction essentielle de créer du lien social. Les croyances personnelles n'étaient pas en cause (elles relevaient du for intime), si bien que la liberté religieuse ne fut jamais revendiquée jusqu'à une date tardive comme un droit personnel, mais comme une liberté collective, celle d'un peuple ou d'une communauté d'immigrés (…). En créant du lien social, les cultes et la pratique rituelle assuraient la cohésion du groupe au sein de la famille, de la tribu, du quartier, de la profession, de la cité, tandis que le culte de Rome et celui du souverain, de portée universelle, devait favoriser l'intégration des non-Romains à l'Empire. Le polythéisme permettait la juxtaposition d'appartenances cultuelles variées.
(Comment notre monde est devenu chrétien. Marie-Françoise Baslez. CLD 2008)
Il n'y avait aucune brutalité entre les enfants et on ne prenait avantage de la faiblesse de personne.
(Souvenirs d'un chef sioux. Ours debout. Payot 1931)
C'était le sorcier guaharibo qui chantait, accroupi près du foyer de son village. Tout autour de lui et de nous, tout autour de ces deux petits et précaires oasis humains, l'obscur inconnu était déchaîné. Alors entre les hamacs des gens endormis, près du petit foyer qui ne doit pas s'éteindre, le sorcier guaharibo s'était accroupi et chantait. (…) Mais je fus saisi et me souviens encore de l'urgente nécessité qui jetait dans la nuit ces mots que je ne pouvais comprendre (…) Tandis qu'autour de lui dormaient les femmes, les hommes et les enfants, le sorcier guaharibo, accroupi près du foyer rouge, ouvrait la bouche et crispait ses entrailles. Il y avait un petit soleil dans son ventre. Il s'identifiait au feu. Il était le réceptacle et le gardien de la flamme par laquelle grandissent les siens. Il exorcisait. Il travaillait. Il luttait contre toutes les monstrueuses forces de l'obscur, qui se pressaient à un mètre, à cinquante centimètres de lui et s'entrechoquaient. Le petit soleil dans son ventre, était sa seule arme. Il animait la vie. Le sorcier chantait pour que s'affermisse l'aube humaine. Son souffle rayonnait autour de lui comme à partir du centre d'une étoile. Au début des bras de cette étoile son peuple dormait, le corps traversé par ce souffle. (…) Sur les milliers et les milliers de kilomètres de la vaste terre, entre la détresse et le rire, c'est ainsi que, tout de même, avance, microscopique et lente, la vie de l'homme nu, entre le chaud et le froid, entre le mal et le bien, autour des hommes qui chantent, au coeur de leurs étoiles.
(L'expédition Orénoque Amazone. Alain Gheerbrant. Gallimard 1952)
Les marchandises ne meurent pas. C'est pourquoi nous ne les accumulons pas de notre vivant et nous ne les refusons jamais à ceux qui les demandent. Si nous ne les donnions pas, elles (…) ne serviraient alors qu'à faire peine à ceux qui nous survivent et pleurent notre mort.
(La chute du ciel. Davi Kopenawa. Plon 2010)
... l'identité est relationnelle par principe...
(Pierre Legendre. Argumenta et Dogmatica. Mille et une nuits 2012)
… connaître, (…) aimer et (…) appartenir à un seul lieu. D'échapper aux inquiétudes et à l'égocentrisme individuels, d'être guéri du besoin de toujours regarder vers l'horizon, grâce à une communauté humaine et géographique qui explique votre rôle dans une histoire plus vaste et qui donne à votre vie le sens qu'il vous faudrait sans cela chercher à travers le monde. Du droit à rien de moins que l'enviable simplicité d'un lieu à aimer, d'un passé dont se montrer digne et d'un avenir à protéger. (…) c'était apparemment là ce qui motivaient les Nez-percés, pas après pas, bivouac après bivouac.
« Je sentais venir la fin. La perte de tout ce pour quoi nous avions souffert !
Des images de la Walowa où j'avais grandi emplirent mes pensées. Images de mon pays quand seuls les Indiens l'habitaient. De tipis le long des courbes de la rivière.
(Ne vends jamais les os de ton père. Brian Schofield. Albin Michel 2013)
[Le Comanche] aimait chanter (…) Il aimait tous les jeux (…). Il dansait des heures, voire des jours entiers. Il adorait sa famille, en particulier ses fils, et passait des hivers indolents blotti dans d'épaisses fourrures de bison autour du feu de son tipi (une vraie prouesse architecturale, qui conservait tellement bien la chaleur qu'une petite flambée suffisait à tenir ses occupants au chaud, y compris quand soufflait le vent cinglant et glacial des Plaines).
… l'immense village comanche dont les tipis, les feux de camp et les séchoirs de viande serpentaient sur des kilomètres le long du cours d'eau.
(L'empire de la lune d'été. SC Gwynne. Albin Michel 2012)
« C'est une vie de cérémonies et de mythologie, de rites et d'objets sacrés. C'est la vie qui fait que l'homme trouve sa vraie place dans la société et dans la nature, qui le met en contact avec les choses invisibles du monde passé, présent et à venir. » (AP Elkin)
… l'opposition nettement tranchée que nous établissons entre expérience et croyance ne vaut pas pour la mentalité primitive comme pour la nôtre. L'expérience personnelle de chaque individu se modèle bien plus étroitement sur les croyances collectives de son groupe.
« … les indigènes sentent que le bien-être de ce qui reste de la tribu (…) demande que ces sanctuaires soient conservés et maintenus en bon état… Quand tout le reste a disparu, ces tribus s'attachent désespérément à l'interprétation mystique du monde, de l'homme et de la nature. Grâce à elle, ils se sentent chez eux dans leur milieu. » (AP Elkin)
C'est que, sans la participation, sans la communion avec les ancêtres mythiques de la tribu, ils savent qu'elle ne pourra plus vivre.
(L'expérience mystique et les symboles chez les primitifs. Lucien Lévy-Bruhl. Dunod 2014)
… les enfants riaient avec lui. Aucun d'entre eux ne savait lire, mais ils savaient tous rire.
(Le chasseur d'histoires. Eduardo Galeano. Lux 2017)
... le spectacle de la nature féconde, la fébrilité d'avant la fête, les déplacements répétés, les jeux et les chants des jeunes, les retrouvailles entre parents, les conversations avec des amis de jeunesse venus de loin pour manifester leur compassion, le brassage des meilleurs souvenirs, tout cela combiné aux sacrifices consentis pour le plaisir des festivités ne peut que remonter le moral, redonner l'appétit et rendre goût à la vie...
(Gavriil Ksenofontov. Les chamanes de Sibérie et leur tradition orale. Albin Michel 1998)
La fête des morts, qui réunit finalement des bandes siouses, saulteuses et cries, au total plus de 2000 Amérindiens, s’étale sur deux semaines. Elle dessine un espace social de paix qui repose sur l’établissement d’alliances personnelles, sur des festins…
(Loti en Amérique. Bleu autour. Mai 2018)
L’étude génétique de plusieurs restes humains découverts à Sunghir (…) et datant d’il y a 34000 ans, suggère également une structure sociale avec un faible niveau de parenté à l’intérieur de chaque groupe, des modèles complexes de résidence familiale, une mobilité individuelle relativement élevée et des réseaux sociaux à plusieurs niveaux (Sikora, 2017).
(Cosmogonies. Julien d’Huy. La Découverte 2020)
C'était au plus profond de l'hiver. Nous avons été éblouis lorsque nous les avons vus apparaître dans leurs habits de peau de daim et de bison, parés comme des princes de plumes et d'ornements de cuivre et de turquoise. Les ambassadeurs de la Nation du Bœuf nous ont conduits auprès de leur conseil et nous ont débarrassés de nos vêtements sales et mouillés, jusqu'à ce que nous soyons tout nus, puis ils nous ont enduit les jambes de graisse, qu'ils ont peintes en rouge. Alors, ils ont pleuré sur nos têtes, nous mouillant la figure de leurs larmes, comme si nous étions des revenants.
Ensuite, ils nous ont habillés de douces fourrures de castor, ils nous ont fait fumer de leur pipe de guerre et de paix. (...) ils nous ont offert un festin extraordinaire, qui a duré sept jours entiers. (...) Cela s'est passé à l'hiver 1660.
(Ce qui est arrivé à Wounded Knee. Laurent Olivier. Flammarion 2021)
Ecole d’un authentique sens du bien commun et d’un véritable esprit du vivre ensemble, dans le fondement tribal de la Danse du Soleil, seul le « nous » compte. Et la communauté.
(Maurice Rebeix. Natives automne 2021)
... la magie des Indiens repose sur des croyances et une efficacité symbolique homologues à celles que les civilisés entretiennent avec la religion chrétienne.
... la puissance symbolique et politique des bouffons rituels qui, sous leur apparence de monstres facétieux, dont le comportement transgresse toutes les normes sociales, jouent en réalité un rôle de médecins, de gardiens des traditions et d'éducateurs des enfants, auxquels ils apprennent les chants sacrés et les mythes.
(Tenatsali ou l'ethnologue qui fut transformé en Indien. CNRS Editions 2022)
Avant les monothéismes, tous les hommes avaient le "sentiment d'accomplir les rites avec leurs dieux et leurs ancêtres" (Godelier).
(La caverne originelle. Jean-Loïc le Quellec. La Découverte 2022)
Les Espagnols descendant pour la première fois le fleuve en 1541 furent les derniers témoins de la grandeur d'avant. Ils rencontrèrent des milliers d'Amérindiens et longèrent d'immenses agglomérations pourvues de puissants systèmes défensifs, des greniers débordant de maïs, des enclos remplis de tortues, un urbanisme organisé avec des rues et des places, parfois même des temples. Quelques décennies plus tard, tout avait disparu.
(Marcher en Amazonie. Rostain - de Saulieu. Dossiers d'archéologie janvier 2023)
Nous donnons aux amis nos récoltes (...) nous, nous cherchons les déserts, l'absence de civilisation, plutôt que les villes et les campagnes opulentes. (...) Ainsi parla le Barbare [à Alexandre]. (Quinte Curce)
... la propriété et la culture étant communes, en partager les fruits entre les individus, espèce de communauté qui existe aussi assure-t-on chez quelques peuples barbares? (Aristote)
(Utopia. Jean-Louis Poirier. Les belles lettres septembre 2022)
La société qui nous intéresse a su développer des valeurs, des interdits et des recommandations qui lui ont permis de maintenir un équilibre social sans besoin des religions dites révélées. Les comportements de solidarité développés par cette société, par exemple, dépassent dans leur efficacité et leur perfection de très loin les recommandations de ces religions proche-orientales qui lui ont été imposées par ses conquérants.
(Une mythologie berbère. Hassane Benamara. L'Harmattan 2022)
En définitive, les hommes achuar consacrent environ cinq heures de leur temps moyen quotidien à assurer l'existence matérielle de la maisonnée, contre à peu près six heures pour les femmes. Le reste du temps est libre et les Achuar l'emploient aux repas, aux conversations, au sommeil, aux baignades, aux visites, aux danses, aux expéditions guerrières et aux jeux amoureux.
En vouant une partie de leurs aliments au rebut, les Achuar se donnent le même luxe que les sociétés hyperindustrialisées, offrant ainsi un démenti éclatant à l'image traditionnelle de la société primitive tout entière mobilisée dans sa lutte contre la faim.
En cas d'interruption accidentelle du travail, il faudra alors compter sur la solidarité des parents dans une société primitive ou sur un système étatique de prestations sociales dans une société industrielle avancée.
L'espèce d'anarchie politique dans laquelle vivent les Achuar porte amplement témoignage de ce qu'une économie agricole efficiente n'a aucunement besoin de la chefferie ou d'une aliénation du libre-arbitre de chacun pour fonctionner adéquatement.
(La nature domestique. Philippe Descola. Editions de la Maison des sciences de l'homme 2019)
… une pure affaire de relations denses et enchevêtrées entre les hommes et les forces surnaturelles, entre vivants et morts dans une configuration en carrefour ! Il ne percevait pas du tout le site comme moi, dans une dimension individuelle, physique, esthétique et émotionnelle, mais tout à l’opposé, dans sa dimension historique, collective et surnaturelle.
(Les gens de l’or. Michèle Baj Strobel. Terre humaine 2020)
"Lorsqu'ils arrivèrent dans la baie de Guinée et abordèrent à Vaïda, les capitaines furent étonnés de trouver des rues bien aménagées bordées sur une longueur de plusieurs lieues de deux rangées d'arbres: ils traversèrent pendant de longs jours une campagne couverte de champs magnifiques..." (Leo Frobenius)
(Le souffle du mort. Dominique Sewane. Plon 2020)
Je détestais les voitures, les avions, la radio et la télévision (...), et j'étais toujours heureux, en Irak ou ailleurs, de partager une masure remplie de fumée avec un berger, sa famille et ses bêtes. Auprès de tels êtres, tout était étrange et différent, leur confiance en eux-mêmes me mettait à l'aise, et j'étais fasciné par le sentiment de continuité avec le passé.
(Les Arabes des marais. Wilfred Thesiger. Plon 1983)
Les chefs sont empêchés d'utiliser leur fonction à des fins personnelles; ils doivent veiller à ce que leurs desseins ne débordent jamais les intérêts de la communauté, ils sont au service du groupe, ils en sont les instruments. Soumis à son contrôle permanent, les leaders ne peuvent transgresser les normes qui fondent et sous-tendent toute la vie sociale.
On voit se dérouler ici une opposition, humblement exprimée, par la cuisine, entre nourriture riche, carnée et familièrement consommée, et nourriture pauvre, végétale et socialement absorbée. Se dissimulent là une éthique personnelle et une philosophie de la société, selon lesquelles est proclamé que le destin des hommes dessine sa figure seulement sur l'horizon du collectif et exige de chacun le renoncement à la solitude de son soi, le sacrifice de la jouissance privée.
(Chronique des Indiens Guayaki. Pierre Clastres. Plon 1972)
Le groupe, ne l'oublions pas, est aussi un instrument de lutte contre les forces d'inertie qui, dans le cadre d'une histoire close, menacent toute collectivité…
Je songe aux atypiques - souvent des inhibés sexuels -, expression permanente de l'opposition, toujours en marge du groupe et pourtant - comme les fous du roi - infiniment respectés par lui, comme s'ils étaient l'envers de sa propre image.
(Les derniers rois de Thulé. Jean Malaurie. Plon 1989)
Tous ces plaisirs naissaient au hasard des saisons, des êtres ou des dieux, d'eux-mêmes; s'épandaient sans effort; s'étendaient sans mesure: sève dans les muscles; fraîcheur dans l'eau vive; moelleux des chevelures luisantes; paix du sommeil alangui de ava; ivresse, enfin, des parlers admirables…
(Les Immémoriaux. Victor Segalen. Points 1985)
... je finissais par me sentir aussi à l'aise que dans un village anglais - et peut-être même davantage puisque je n'avais pas le souci d'être respectable.
(Aimables sauvages. Francis Huxley. Plon 1980)
L'originalité du système kalash défie l'exploitation politique du sermon des Béatitudes par l'Occident chrétien. Au "Bienheureux les pauvres", car ils seront récompensés au ciel des souffrances et servitudes entretenues par les maîtres, répond le principe kalash: Bienheureux les riches car ils gagneront l'immortalité en échange de leur générosité répétée au profit de toute la communauté. (...) Il n'y a pas de laissés-pour-compte.
(Solstice païen. Loude, Lièvre, Nègre. Editions Findakly 2007)
... cette pensée brahmanique qui, à tant d'égards, est tout le contraire d'un humanisme, "parce que par l'homme toute chose est mesurée ici": ici, c'est-à-dire dans l'espace construit du rite.
(Le jumeau solaire. Charles Malamoud. Seuil 2002)
Gilgamesh régresse à l’état sauvage. Il erre dans la steppe, couvert seulement d’une peau de lion, puis il pleure encore « six jours et sept nuits » son ami Enkidu redevenu argile.
(Le matin des dieux. Salvatore D’Onofrio. Editions Mimésis 2018)
La culture abron est pénétrée du sentiment que chacun doit assumer une juste part dans la vie du village. Ce sens de la participation est adapté aux capacités de l’individu, les quelles sont largement déterminées par son âge et son expérience.
Un jour, j’expérimentai mon magnétisme social en allant m’asseoir de l’une à l’autre des places du village. Un par un, sans nullement se donner le mot et même lorsqu’ils étaient occupés à autre chose, les hommes se levèrent et se transportèrent lentement là où j’avais choisi de m’asseoir. Ce comportement envahissant est courant en Afrique occidentale, et, d’après des collègues, en bien d’autres régions du globe. Il est clair que c’est nous qui sommes asociaux !
Les nuits de pleine lune, le village bourdonne de conversations, de jeux d’enfants, de « bagarres pour rire » entre adolescents, ou de danses, s’il y en a prétexte.
Les multiples contacts d’un enfant avec divers parents plus ou moins proches lui évitent de dépendre d’un couple parental, tel que cela se produit dans nos familles nucléaires. (…) Cet aspect de l’éducation est aussi positif pour les parents que pour les enfants. (…) On peut affirmer, par comparaison avec notre système, que les Abron vénèrent la vie humaine. Enfants et vieillards ne sont pas soumis au bon vouloir des adultes, et les parents ne sont pas, pendant des années, esclaves de leurs enfants. Chaque famille élargie dessine un cercle d’amour et de confiance autour de ses membres.
Les Abron n’ont pas de « vie privée ». Ils sont constamment dehors, en compagnie des autres. Tout se passe à l’extérieur des maisons et dans les cours : l’intérieur des pièces est neutre et même négligé. (…) En revanche, les lieux publics sont décorés…
(La danse de l’araignée. Alexander Alland. France Loisirs 1984)
La circoncision ritualisée donnait, à un moment précis, accès à la vie sexuelle normale ; elle entraînait des contraintes qui domestiquaient la puissance du jeune mâle alors intégré au groupe des hommes.
Dans le village lébou, ce sont les « sociétés d’âge », associations rassemblant tous les garçons ou filles ayant approximativement le même âge, qui établissaient les premiers ajustements entre sexes. Chaque année, vers la fin de la saison sèche, une réunion mixte permettait de former des couples pour lesquels une sorte de jeu, qui ne restait pas toujours platonique, constituait un apprentissage des relations de coopération devant prévaloir entre hommes et femmes.
Toutes les épreuves d’exaltation auxquelles se soumet l’Africain, qu’il s’agisse de rythmiques ou de cérémonies recourant au « drogage », sont collectives.
La danse et les festivités gastronomiques entraînent une large participation de la communauté. (…) Liens sociaux et relations de bon voisinage retrouvent dans l’allégresse une nouvelle vigueur. Ainsi en advenait-il à ces fêtes campagnardes, dominant les obligations religieuses, qui caractérisaient les premières communions dans les villages de la province natale et pendant lesquelles les familles apaisaient d’anciennes querelles. Il semble qu’en ces moments privilégiés où les adultes accueillent, grâce à un rituel particulier, une nouvelle génération, les hommes soient conduits à refaire provisoirement une unité dégradée.
La cérémonie polarise les forces collectives, réanime les circuits d’échange, réactive les obligations réciproques – si bien que les invités ne viennent jamais sans un chargement de cadeaux, moutons, poulets, riz, huile rouge, argent ou noix de cola soigneusement serrés dans de petits paquets de feuillage.
Si elle a le souci de se conformer à des obligations anciennes, la jeune fille kono voit surtout dans l’excision le moyen de se faire reconnaître par tous comme membre « de plein exercice » de la communauté. Elle s’émancipe de l’enfance, sans les expédients par quoi les jeunes de nos sociétés essayent d’arracher cette reconnaissance de leur état d’adulte, qu’on leur concède seulement du bout des lèvres.
L’initiation régit d’abord les rapports entre sexes. Une période de liberté la précède, durant laquelle la jeune fille se complaît aux intrigues amoureuses et recherche le succès dus aux seuls jeux de la coquetterie. (…) Les expériences honteuses, les enseignements hasardeux ni les rencontres de fortune n ‘accompagnent ici la naissance de la vie sexuelle : le développement des instincts se soumet au contraire à un plan dont on ne peut contester l’efficacité.
Dans les ruelles exiguës et malaisées, où nous dévalons sur la caillasse, il nous arrive de croiser un des habitants simplement vêtu d’un cache-sexe ; il s’efface, se détourne, fuit le regard. Il défend sa dignité d’homme devant le déclenchement des appareils photographiques, les assauts zélés de visiteurs pressés de consigner leurs remarques et d’esquisser quelques croquis. (…) Les commandos ethnologiques n’ont jamais été de mon goût. Ces assauts des villages, considérés comme de véritables réserves culturelles, laissent toujours échapper ce qu’ils s’étaient donné pour but de saisir – une certaine qualité des sociétés et des rapports humains.
Autour de nous et des vieillards toujours muets et imperturbables, quelques jeunes hommes s’agitent, tentent d’attirer l’attention. (…) Ils font étalage de leurs vêtements, de leurs écharpes de couleurs vives, de leurs lunettes noires, au milieu de cette humanité nue, mais culturellement mieux équipée qu’ils ne le sont. (…) Ils renouent les contacts protecteurs avec les divinités et les génies locaux en venant se conformer aux anciens usages. Ils ne croient plus de la même manière que leurs pères, mais ils ne disposent pour l’instant d’aucune autre source de confiance, d’aucun autre réservoir d’énergie.
(Afrique ambiguë. Georges Balandier. Plon 1957)
Le risque et le rétablissement vécus par le magicien ne constituent pas un drame strictement individuel. A travers lui, à travers son drame existentiel, c’est la communauté dans son ensemble, ou du moins un ou plusieurs de ses membres, qui s’ouvrent à l’aventure de l’être-là que l’on perd et que l’on retrouve.
Au centre du monde magique, il y a le magicien, vivante synthèse d’initiative et de tradition, qui (…) remporte sur le risque existentiel une victoire pleine de sens, pour lui-même comme pour les autres.
Heinz Werner écrit : « Dans les sociétés primitives prédominent généralement des formes de vie réglées par le culte, et auxquelles l’individu doit s’adapter graduellement : naissance, puberté, mariage, entrée dans la société des guerriers ou dans la société secrète magique. Toutes ces formes de vie ne désignent pas simplement des transformations extérieures de l’individu, elles expriment aussi les transformations de forces magiques personnelles. Si, par exemple, un jeune Australien devient pubère, des cérémonies d’initiation le transforment en un membre de la société : il modifie d’une certaine manière sa force magique, parce qu’il passe d’une phase où il était assimilé aux femmes à une autre dont l’essence est la virilité (…) à chaque âge de la vie, la continuité et la constance du Moi se renforcent par rapport aux autres âges de la vie ; cette stabilisation circonscrite dans le temps les rendant conscientes et claires. »
(Le monde magique. Ernesto De Martino. Bartillat 2022)
"Nous apprenons des alphabets et nous ne savons pas lire les arbres. Les chênes sont des romans, les pins des grammaires, les vignes sont des psaumes, les plantes grimpantes des proverbes, les sapins sont des plaidoiries, les cyprès des accusations, le romarin est une chanson, le laurier une prophétie."
(Erri de Luca)
… faites comme les aborigènes : entrez dans cet état d'engourdissement et d'enfermement qui constitue leur mode de veille et dans lequel ils peuvent rester heure après heure, jour après jour si nécessaire.
(Le léopard. Jo Nesbo. Gallimard 2009)
J'étais vraiment surpris d'entendre parler quelques-uns de ces jeunes Indiens à cheveux longs et sans instruction. Ils avaient l'habitude de rouler leur couverture autour de leur ceinture et de faire des remarques vraiment intelligentes. Ils n'avaient pas de connaissances livresques, mais possédaient un sérieux bagage d'expérience personnelle.
(Souvenirs d'un chef sioux. Ours debout. Payot 1931)
… traverser le monde entier pour arriver là où nous allions nous découvrir nous-mêmes, parmi les fellahin du monde, indiens universels, qui ceignent la planète depuis la Malaisie jusqu'à l'Inde, l'Arabie, le Maroc, le Mexique, et au-delà, la Polynésie (…) yeux bridés, manières feutrées ; ce n'était ni des crétins ni des clowns, mais de grands Indiens graves, pères et origine du genre humain. Et ils le savaient en nous voyant passer, nous les Américains m'as-tu vu et pleins aux as, en cavale sur leurs terres ; ils savaient qui était le père et qui était le fils au commencement des temps, alors ils ne faisaient pas de commentaires.
(Sur la route. Jack Kerouac. Folio 2010)
C'est Cejovuma, notre hôte, le plus grand chanteur de la nation maquiritare, celui qui sait, détail par détail, toute l'histoire de la création du monde et des animaux, toutes les métamorphoses des fils du soleil…
(L'expédition Orénoque Amazone. Alain Gheerbrant. Gallimard 1952)
Nous, chamans (…), nous rêvons de tout ce que nous voulons connaître.
(La chute du ciel. Davi Kopenawa. Plon 2010)
Nous connaissions dix variétés de maïs différents, sept de citrouilles, huit de haricots .
Chacun connaissait son rôle, défini par les Anciens, qui avaient reçu l'enseignement des Etoiles.
(Pawnee (vie de Fils de l'Ours). Giovanni Michel des Franco. Le chant des hommes 2012)
Les plus gras et les plus stupides sont les premiers dans la marmite. Ce sont toujours les plus maigres, les laissés-pour-compte, les canards de bas étage, qui veillent. Est un bon Indien celui qui garde les yeux ouverts.
(De mémoire indienne. Lame Deer et Jean-Jacques Roudière. 2009)
« Même les croyances excessivement fictives peuvent s'adapter pour autant qu'elles motivent des comportements d'adaptation au monde réel. (…) Le savoir factuel ne suffit pas toujours par lui-même à motiver un comportement d'adaptation. Parfois un système symbolique de croyances qui s'écarte de la réalité factuelle convient mieux. » (Wilson)
(Le Monde jusqu'à hier. Jared Diamond. Gallimard 2013)
… dans la mentalité primitive, la nature et la « surnature » bien que senties comme qualitativement distinctes, n'en sont pas moins comprises dans une unique réalité.
« Là où finit la connaissance certaine, la mythologie commence. Mais le passage est tout à fait insensible. C'est nous qui mettons une différence entre le naturel et le surnaturel, autant que nous le permet notre connaissance des lois de la nature. Mais, pour l'Eskimo, cette différence n'existe pas. » (Birket-Smith)
(L'expérience mystique et les symboles chez les primitifs. Lucien Lévy-Bruhl. Dunod 2014)
La beauté pour eux n'est pas atteinte par le paroxysme, le rêve et le désordre, mais par le rythme, qui est pour eux la séquence infiniment reproduite où alternent le rejet et l'accueil, l'exorcisme et la guérison, la jeunesse et le vieil âge, le haut et le bas, le mal et la bonté des Dieux…
(Partition rouge. Points 1988)
... tous les chemins de la connaissance convergent vers un point incandescent, mystico-poético-logico-mathématique…
(Solénoïde. Mircea Cartarescu. Noir sur Blanc 2019)
L'homme primitif, non moins que l'enfant, est le plus accompli des observateurs, parce que la façon dont il regarde les choses et l'intérieur des choses n'est pas consciente d'elle-même; elle est instinctive et sans idées préconçues, donc attentive à la totalité comme au détail.
... l'Indien zugni, et quelques-uns de ses frères et élèves de l'ouest, les Moqui (i.e. Hopi), ont ainsi été les seuls êtres humains qui ont réussi, sans irrigation puisée dans les cours d'eaux vives, à porter à maturité une récolte de maïs, et ce malgré l'aridité.
... la spécificité des humains, avec leur obstination illimitée à conjuguer logiquement les facultés exceptionnelles de leur imagination dans l'entretien d'une relation intime et interactive avec les êtres, phénomènes et processus observables dans la nature.
... en montrant que toute abstraction s'enracine dans le geste humain, que le sens de la relativité et des valeurs naît de la dextérité première (le comptage et la distinction des doigts), Cushing réconciliait le corps individuel, les techniques, l'intellect et la sociologie, le sauvage avec le civilisé.
(Tenatsali ou l'ethnologue qui fut transformé en Indien. CNRS Editions 2022)
L'électricité devint l'agent par lequel Dieu règne sur le monde, son mystérieux et omniprésent émissaire. Dans la même veine, certains auteurs identifiaient Dieu lui-même à l'électricité, développant ainsi une mystique sur la base d'une méditation des phénomènes observés. (...) Toutes ces histoires font aujourd'hui sourire. Elles illustrent en quoi la "pensée sauvage" est bien présente dans le monde moderne, et génère le même type de croyances que dans les sociétés archaïques. Mais nous autres qui vivons dans un monde officiellement rationalisé et aseptisé, regardons cette réalité comme l'avatar d'un temps révolu de l'humanité. (...) Les exhibitions ne furent pas seulement une source de revenus pour les premiers électriciens, mais bien une passion stimulant une volonté de comprendre le phénomène et ses résonances, et de pousser toujours plus loin la découverte de pans encore ignorés de cette mystérieuse réalité. Il en ressort que la composante cosmologique n'est pas un phénomène annexe, mais bien une dimension intrinsèque à la domestication de l'électricité.
(Les graines de l'au-delà. Nissim Amzallag. Editions de la Maison des sciences de l'homme 2023)
... avec un investissement moyen individuel dans la chasse et l'horticulture inférieur à trois heures par jour, on obtient en retour 3111,5 kcal et 82,5 g de protéines. Des résultats aussi remarquables font paraître bien modeste en retour la productivité brute de la France agricole dans un XVIIe siècle traversé par les grandes famines.
(La nature domestique. Philippe Descola. Editions de la Maison des sciences de l'homme 2019)
S’il fallait mettre ensemble tous ceux qui connaissent exactement l’endroit où nous sommes assis, Bonis, Indiens, Créoles, eh bien on aurait une ville ici ! (…) Il n’y a pas de forêt vierge !
… une pure affaire de relations denses et enchevêtrées entre les hommes et les forces surnaturelles, entre vivants et morts dans une configuration en carrefour ! Il ne percevait pas du tout le site comme moi, dans une dimension individuelle, physique, esthétique et émotionnelle, mais tout à l’opposé, dans sa dimension historique, collective et surnaturelle.
(Les gens de l’or. Michèle Baj Strobel. Terre humaine 2020)
... on ne peut tout savoir, toujours résiste un irréductible impossible à maîtriser...
... il faut persister à voir dans l'eau et le feu un couple structuralement lié, un système à envisager tel quel si on veut le comprendre.
(Chronique des Indiens Guayaki. Pierre Clastres. Plon 1972)
La vie exemplaire de ces trois cents chasseurs, sans bois flotté, sans métaux, et pour lesquels une aiguille, un clou, une planche représentaient un trésor, témoignera peut-être pour des siècles obscurs qui sont aux sources même de la pensée.
J'ai toujours été stupéfait de l'aisance avec laquelle ils s'adaptent à ce qui les intéresse: ils lisent mes cartes (...), et sont capables d'en dresser...
Ils ont gardé en fait, par respect et intimité avec la nature, la communication sensorielle de l'univers et l'esprit communautaire, ces qualités que nous avons perdues et qui, dans le nouveau monde de demain, s'avéreront indispensables.
Une société se développe avec des chances historiques et géographiques différentes, mais nul ne peut savoir quand ce développement est achevé. (...) Et il est vraisemblable que ces peuples du passé constituent déjà une part des chances de notre avenir, à nous Occidentaux, appelés, dans la crise majeure que nous connaissons, à vivre un pluriculturalisme, du fait de l'immigration, conséquence de la profonde crise démographique que nous subissons.
(Les derniers rois de Thulé. Jean Malaurie. Plon 1989)
Auschwitz ne se regarde pas plus en face que l'Eternel. (...) Il y a un reste d'inintelligibilité, auquel Lanzmann, comme Wiesel, tient comme à une certitude et un dogme au sens propre du mot.
Auschwitz est "un mystère qui nous dépasse et nous subjugue".
(Du héros à la victime: la métamorphose contemporaine du sacré. François Azouvi. Gallimard 2024)
Les Brésiliens se moquent parfois des Indiens, mais ils leur doivent beaucoup. Sans les Indiens, qui connaissent si intimement la forêt, les Portugais n'auraient pratiquement pas pu s'installer au Brésil.
(Aimables sauvages. Francis Huxley. Plon 1980)
Les arbres de la montagne s’attirent les attaques ; la graisse combustible se voit brûlée ; le cannelier comestible est écorcé ; l’arbre dont la laque est utilisable subit l’incision. Tout le monde connaît l’utilité de l’utile, mais personne ne connaît l’utilité de l’inutile.
Connaître l’action de l’homme, c’est essayer de préserver ce que son intelligence ne peut connaître par ce qu’elle connaît.
« Ce que l’homme sait n’égale pas ce qu’il ignore. »
« Ne vous croyez pas maître de votre corps, car l’âge ne peut être repoussé et le temps ne peut être retenu. Croître et décroître, s’emplir et se vider, finir et recommencer, voilà le cycle du monde. »
(Oeuvre complète. Tchouang-tseu. Gallimard 1969)
Terrassement, canaux, bassins de rétention, ingénierie hydraulique, champs surélevés… l’inventivité des anciens Andins en matière d’exploitation et de mise en valeur des ressources agraires force l’admiration…
(Les Incas. Peter Eeckhout. Taillandier 2024)
Dans le mouvement de la danse chacun agite une branche de feuillage, comme si le bosquet sacré où les femmes tiennent leurs réunions privées s’était transplanté sur la place publique. On abandonnera ce rameau sur les toitures des cases environnantes lors des temps de repos et quand toute réjouissance aura cessé. (…) Un chant en langue archaïque, construits sur trois brefs fragments repris à trois parties, évoque d’une manière monotone le thème de la douleur. La répétition semble ne devoir jamais finir. Elle s’impose avec une puissance insidieuse qui renforce l’effet physique d’une chorégraphie elle-même interminable et sans diversité. Je ne peux douter qu’une telle pratique ne soit à la longue efficace ; une véritable préparation opératoire qui fait perdre à la clitoridectomie son caractère effrayant. Nous venons de retrouver des procédés équivalents grâce au traitement psychologique et à la gymnastique qui préludent à l’accouchement sans douleur. S’il est un progrès possible en matière de maîtrise et d’utilisation du corps, c’est auprès des civilisations les moins aidées par les instruments dus à l’imagination et au savoir-faire technique qu’il nous faut en découvrir le secret. Cela devrait nous inciter à moins de présomption, en nous montrant que nous n’avons prospecté – et avec quel inquiétant succès ! – qu’un secteur limité des activités humaines. Des manipulations, des thérapeutiques aux détours et aux effets insoupçonnés, nous sont proposées par des hommes trop commodément renvoyés au rayon de la sauvagerie parce que leurs mains restent vides d’outils complexes et leur ciel non embrumés par la fumée des usines.
Leur culture ne manque pas de contrastes remarquables : pauvres d’outillage, ces hommes ont réussi à s’implanter dans des pays peu fertiles et accidentés, à concevoir des techniques agricoles fondées sur les céréales (…) ; dépouillés et nus, ces paysans ont su édifier une architecture moins fragile que celle des peuples nègres d’apparence moins archaïque.
Les aventures que le paysan noir accepte de courir sont celles de l’esprit, mais par des voies que je me trouvais incapable d’emprunter. La passion des connaissances révélées, à l’occasion d’épreuves exigeant une abdication totale du corps et de la pensée, ne pouvait se substituer en moi à la passion de la rigueur et de la lucidité.
(…) [le Noir] cherche à se faire reconnaître en tant que sujet de l’histoire après avoir été longtemps un objet de troc ou un instrument tenu par des mains étrangères.
(Afrique ambiguë. Georges Balandier. Plon 1957)
« Mais aujourd'hui la nature de nos esprits civilisés est si détachée des sens, même chez le commun des hommes, par toutes les abstractions dont sont remplies les langues avec tous leurs mots abstraits, elle est si affinée par l’art d’écrire et spiritualisée pour ainsi dire par la pratique des nombres, puisque même le vulgaire sait compter et calculer, qu’il nous est naturellement refusé de pouvoir former la vaste image de cette femme que certains appellent la « Nature sympathique » (…) ; il nous est aujourd'hui de la même façon naturellement refusé de pouvoir entrer dans la vaste faculté imaginative de ces premiers hommes (…) nous pouvons à peine comprendre, et absolument pas imaginer, comment pensaient les premiers hommes qui fondèrent l’humanité païenne. » (Vico)
Quand un certain horizon sensible entre en crise, le risque se trouve en effet dans l’effondrement de toute limite ; tout peut tout devenir, ce qui revient à dire : le néant approche. (…) la magie devient la restauratrice des horizons en crise. Et, avec la démiurgie qui lui est propre, elle récupère au profit de l’homme le monde en train de se perdre.
(Le monde magique. Ernesto De Martino. Bartillat 2022)
Darell Posey (1985) a précisément inventorié les espèces autour d’un grand village kayapo d’Amazonie méridionale et, sur une section de 3 km de chemin, il a repéré 185 arbres de 15 espèces différentes, près de 1500 plantes médicinales et 5500 plantes comestibles.
Posey (1985) a observé les Kayapo dans le Xingu supérieur de l’Amazonie créant des îles forestières, où 95 % des espèces sont identifiées comme utiles, et plantant des arbres dans des champs d’âges différents pour attirer le gibier.
En Amazonie, les bosquets, et par conséquent les forêts culturelles, sont généralement composées de diverses espèces, qui peuvent être liées à l’évitement des risques. (…) Une plus grande confiance dans la disponibilité des ressources est liée à la biodiversité, où la variation de la productivité annuelle d’une espèce peut être équilibrée par d’autres espèces utilisées.
Soudain, l’une des meilleures réponses à la question épineuse de savoir comment « sauver l’Amazonie », en termes de conservation et de développement, est fournie par ses peuples autochtones, qui ont mis au point des technologies forestières et de zones humides fonctionnant avec l’environnement naturel et non contre lui.
(Archéologie de l’Amazonie. S. Rostain C. J. Betancourt. Éditions de la Maison des Sciences de l’Homme 2025)
Il se souvenait de l'annonce quotidienne de l'extinction de nouvelles espèces dans les journaux quand il était enfant. Un matin c'était les renards, le lendemain les blaireaux. Jusqu'à ce que les gens aient fini par se lasser. Alors on avait cessé de lire ces faire-part zoologiques.
(Blade Runner. Philip K Dick. Champ libre 1976)
Chacun avait le droit d'honorer ses « dieux ancestraux », selon les « rituels ancestraux », la religion étant conçue comme l'élément fondamental de l'identité ethnique en même temps qu'on lui reconnaissait la fonction essentielle de créer du lien social. Les croyances personnelles n'étaient pas en cause (elles relevaient du for intime), si bien que la liberté religieuse ne fut jamais revendiquée jusqu'à une date tardive comme un droit personnel, mais comme une liberté collective, celle d'un peuple ou d'une communauté d'immigrés (…). En créant du lien social, les cultes et la pratique rituelle assuraient la cohésion du groupe au sein de la famille, de la tribu, du quartier, de la profession, de la cité, tandis que le culte de Rome et celui du souverain, de portée universelle, devait favoriser l'intégration des non-Romains à l'Empire. Le polythéisme permettait la juxtaposition d'appartenances cultuelles variées.
(Comment notre monde est devenu chrétien. Marie-Françoise Baslez. CLD 2008)
… l'empreinte de l'océan primitif flottant éternellement à l'intérieur de chacun de nous (…) malheur à celui qui néglige l'océan sauvage qu'il porte en lui car c'est la seule chose qui lui reste de deux créatures imbriquées : celle du monde et celle de l'enfant.
(Christophe et son œuf. Carlos Fuentes. Gallimard 1990)
Nous continuerons à faire danser les images des ancêtres animaux pour soigner les nôtres tant que nous serons en vie car nous sommes les habitants de la forêt. Nous ne restons pas, comme les missionnaires, enfermés à longueur de temps dans nos petites maisons à feindre de parler de Teosi et à manger seuls !
(La chute du ciel. Davi Kopenawa. Plon 2010)
« Quand un Nez-percé marchait dans la forêt, les arbres mouvants murmuraient pour lui, et le chant des pins qui se balançaient gonflait son cœur. En regardant entre les branches vertes, il voyait les nuages flotter à travers le dôme bleu, et il sentait le chant des nuages. Chaque oiseau pépiant dans les branches, chaque oiseau aquatique dans les roseaux ou à la surface du lac transmettait à son cœur un message intelligible, et lorsque, haut dans le ciel, il voyait les oiseaux de passage, il savait que leur vol était soutenu par les voix de six mille oiseaux des champs, des forêts et des lacs, et son cœur accordé à l'ensemble vibrait des chants de cette plénitude. » (Joseph le Jeune)
« Sais-tu que les arbres parlent ? Oui, ils parlent. Ils se parlent entre eux et ils te parleront si tu prêtes l'oreille. Le problème des Blancs, c'est qu'ils n'écoutent pas. Ils n'ont jamais appris à écouter les Indiens, alors je doute qu'ils écoutent les voix de la nature. »
(Tatanga Mani, Nakoda)
Images de mon pays quand seuls les Indiens l'habitaient. De tipis le long des courbes de la rivière. Du lac clair et bleu, des grands prés avec les troupeaux de chevaux et de bétail. Depuis les forêts de montagne, des voix semblaient appeler. » (Yellow Wolf)
(Ne vends jamais les os de ton père. Brian Schofield. Albin Michel 2013)
Toujours levé avant l'aube, il aimait mouiller ses pieds nus de la rosée du matin. Il disait souvent « Des pieds sains permettent de sentir battre le cœur de notre Terre sacrée.
(Sitting Bull. Stanley Vestal. Editions du Rocher 1992)
… l'eau, l'air, la terre et tout ce qu'il y a dessous n'appartient à personne en particulier. C'est la propriété de tous, et si l'homme veut survivre, il ferait mieux d'adopter ce point de vue. Le plus tôt sera le mieux, car il ne reste plus trop de temps pour y penser !
(De mémoire indienne. Lame Deer et Jean-Jacques Roudière. 2009)
[Les Comanches] sont un peuple si vaste et arrogant que lorsqu'on leur demande leur nombre, ils n'hésitent pas à le comparer à celui des étoiles. Ce sont des cavaliers si talentueux qu'ils n'ont pas d'égal, si audacieux qu'ils ne demandent et n'accordent jamais de trêve, et en possession d'un tel territoire – où abondent les pâturages pour les chevaux et les [bisons] qui leur fournissent tous les habits, la nourriture et les matériaux nécessaires – qu'ils possèdent presque toutes les commodités de la terre. » (Athanase de Mézières)
(L'empire de la lune d'été. SC Gwynne. Albin Michel 2012)
« … la guerre est présente à tous les moments de la vie sociale : loin d'être cette grande confrontation par laquelle se constituent des collectifs dans des moments d'exception, elle traverse la vie ordinaire comme une possibilité latente qui déchire le tissu social. » (Kech)
(L'expérience mystique et les symboles chez les primitifs. Lucien Lévy-Bruhl. Dunod 2014)
On y marche pendant des heures sans arriver au bout, car à une lande en succède une autre sans interruption, (…) on pressent que, dans quelques siècles, il pourrait bien n'en plus être ainsi.
… un clair murmure auquel ne se mêle aucun bruit ni fracas humain. Cà et là sur les bords, des rochers percent le sol, et montrent sous une pellicule de lichens grisâtres les teintes vigoureuses du schiste rouge. Reposons-nous un instant près du ruisseau à l'ombre des grands pins de la forêt ; la marche déjà longue, l'ardeur d'un soleil de juillet à midi, le site, la solitude, tout nous y invite ; et à la jouissance d'un calme complet ajoutons le plaisir de humer à pleines mains, comme nos ancêtres des premiers jours, sans aucun engin fabriqué, l'onde fraîche, pure, agréablement sapide (…).
(La forêt de Brocéliande. Félix Bellamy. EDR 2016)
… avec les années, bien des choses cessaient de l'intéresser et s'éloignaient en douceur, quittaient sa vie, mais cette attirance-là ne faisait que croître. Dans la forêt, il se sentait toujours bien. Mieux qu'ailleurs, avec qui que ce soit.
… mais une fois seul au milieu de la forêt, il se sentait bien comme nulle part ailleurs.
Rêver pourrait donc bien être une sorte de pensée ensauvagée – une forme humaine de pensée qui va bien au-delà de l'humain. Rêver est une sorte de « pensée sauvage » : une forme de pensée libérée des entraves de ses propres intentions …
(Comment pensent les forêts. Eduardo Kohn. Zones sensibles 2017)
… autochtones et Français de souche populaire partagent une sensibilité commune envers les forces invisibles qui régissent le monde. Imprégné de magie, le catholicisme de l’époque classique peut aisément se brancher sur l’univers animiste des Amérindiens pour créer un semblant de continuité. Brûlé, comme ses compatriotes du XVIIème siècle, croit aux pouvoirs des sorcières, des démons, des revenants et des loups-garous. Les Français, s’ils n’observent chez les « Sauvages » ni credo officiel, ni clergé, ni véritables lieux de culte, ne se trouvent guère décontenancés par l’omniprésence du sacré et de la magie.
La distinction entre nature et culture, si elle fait partie aujourd'hui de notre sens commun, n’allait absolument pas de soi pour un Français du XVIIème siècle, a fortiori pour un chasseur…
(L’Amérique fantôme. Gilles Havard. Flammarion 2019)
Fantomatique du désir propre aux forêts, aux prédateurs solitaires, à leur rage, leur fierté et à leur veille. Tension de leurs rencontres inattendues, inavouables, improbables, en devenir, pourtant. Puisque seuls ils se perdent, puisque seuls ils s'enferment, puisque seuls ils oublient. Le croisement de leurs regards les sauve d'eux-mêmes en les projetant dans l'altérité de celui qui fait face. Le croisement de leurs regards les maintient en vie.
(Croire aux fauves. Nastassja Martin. Verticales 2019)
On dansait pour faire venir le bison, pour faire venir l'ours ou le caribou (...) on dansait pour faire venir la pluie (...). On dansait pour guérir, des maladies de l'âme, de la folie, du mal qui est de s'accomplir en dehors de la beauté.
(Partition rouge. Points 1988)
Troublante présence des arbres, et insistante, avec leurs feuilles, "folia", folio. Vies insistantes de la forêt, la "silva", le sylvestre comme le chat, "silva" qui donne aussi sauvage, la "forest" ou "foresta" qui vient de "foris", dehors, en dehors de la société, et donne aussi forum, espace de pouvoir, territoire. Dehors et dedans, une forêt.
(Vies de forêts. Karine Miermont. L'atelier contemporain)
Ces sites expriment hydrologiquement plusieurs correspondances entre la pluie et l’eau du lac, l’eau verticale et l’eau horizontale, l’eau intérieure et l’eau extérieure, l’eau chaude et l’eau froide, l’eau dormante et l’eau courante, l’eau douce et l’eau salée, l’eau en relation avec la mort, l’eau indispensable à la vie.
(Pratiques religieuses et divinatoires des Aztèques. Jacqueline de Durand Forest. Les Belles Lettres 2020)
Entièrement composée et formée
Grâce à la caresse du Dieu de la Rosée;
Achevée et portée à maturité
Grâce à la caresse du Dieu du Temps;
Parfaitement mûrie, pour être mangée,
Grâce à la caresse du Dieu du Feu!
C'étaient des êtres merveilleux, plus que ne l'est l'ordinaire des hommes d'aujourd'hui, car ils étaient au temps de la création et de la nouveauté du monde (...). Comme tous les êtres supérieurs, ils étaient 'hlimnawiho capables de se transformer à volonté; d'ailleurs, toutes choses étaient k'yaiyuna, plastiques, quand le monde était neuf, tandis que maintenant…
... la logique de compartiments sociaux propres aux Pueblo. Comme dans une fractale, chaque partie est une miniature du tout, assurant ainsi la possibilité d'une régénération complète de la société à partir de l'un de ses segments. Cette mise en abîme concerne autant la structure des clans que le savoir religieux, les dits mythologiques, voire les emblèmes et attributs sacrés.
Cette capacité infinie à s'approprier les figures de l'altérité et à les caser dans une configuration mythologique préexistante explique en bonne partie l'habileté bricoleuse des sociétés amérindiennes à préserver un équilibre symbolique, en dépit des aléas de l'histoire.
(Tenatsali ou l'ethnologue qui fut transformé en Indien. CNRS Editions 2022)
Lorsque l'on effectue une mesure, ce n'est pas tant que le monde cesse d'être déterministe, mais qu'on découvre dans quelle branche on se trouve au sein d'une pluralité de mondes.
(Baptiste le Bihan. La Recherche octobre 2022)
"Progressivement, on passe d'un monde où l'homme avait, avec les animaux, un rapport participatif (il était présent au monde avec eux, sans avoir soi à se représenter) à un monde en lequel il affirme sa présence en les soumettant et en en prenant possession." (Bourdier)
(La caverne originelle. Jean-Loïc le Quellec. La Découverte 2022)
... dans la plaine s'élèvent des bosquets de grands arbres, où une multitude de gens passent leur temps en été et où nichent une multitude d'oiseaux de toutes espèces et de diverses couleurs, qui charment beaucoup par leurs chants; et il y a aussi toutes sortes de jardins et de prairies nombreuses avec diverses herbes et fleurs, tant et si bien que le lieu paraît digne des dieux indigènes tant son aspect est en accord avec la divinité. (Diodore de Sicile)
(Utopia. Jean-Louis Poirier. Les belles lettres septembre 2022)
... le caractère extrêmement labile d'un système de rapport sociaux (...) la solidarité entre proches parents ne prend jamais l'allure d'une identité segmentaire se perpétuant dans le temps (...) un réseau fluide de solidarités affinales et d'alliances militaires qu'un incident mineur suffit parfois à démailler.
Le quadrillage général de la biosphère n'existe que comme une possibilité synthétique d'intelligibilité, jamais réalisée dans un discours effectif sur le monde. En effet, les Achuar ne glosent pas spontanément sur l'organisation du cosmos (...) si l'espace et le temps sont pour nous deux catégories bien distinctes de l'expérience, il n'en est pas de même pour les Ashuar qui mêlent constamment les deux ordres dans un système de références empiriques d'une grande diversité.
Tout au long de l'année, dans l'amont et dans l'aval, vers le haut et vers le bas, sous la terre et sous les eaux, la nature forme un grand continuum de socialité. Ainsi ces lieux périphériques inaccessibles à la sphère du domestique sont-ils idéalement annexés par la praxis humaine comme les sources probables où s'alimente sa condition de possibilité.
... chaque plante et chaque animal se voit également doté par les Achuar d'une vie autonome aux affects très humains. Tous les êtres de la nature ont ainsi une personnalité singulière qui les distingue de leurs congénères et qui permet aux hommes d'établir avec eux un commerce individualisé.
La surnature n'existe pas pour les Achuar comme un niveau de réalité distincte de celui de la nature, car tous les êtres de la nature possèdent quelques attributs de l'humanité, et les lois qui les régissent sont à peu près identiques à celles de la société civile. Les hommes et la plupart des plantes, des animaux et des météores sont des personnes dotées d'une âme et d'une vie autonome. (...) le peuple des êtres de la nature forme conceptuellement un tout dont les parties sont homologues par leurs propriétés. Toutefois, seuls les humains sont des "personnes complètes", en ce sens que leur apparence est pleinement conforme à leur essence.
Si les animaux d'apparence humaine possédaient déjà en puissance dans leur nom le destin de leur animalité future, c'est parce que le référentiel commun à tous les êtres de la nature n'est pas l'homme en tant qu'espèce, mais l'humanité en tant que condition.
C'est selon la possibilité ou l'impossibilité qu'ils ont d'instaurer une relation d'échange de messages que tous les êtres de la nature, y compris les hommes, se trouvent répartis en catégories étanches.
L'intersubjectivité s'exprime en effet par le discours de l'âme, qui transcende toutes les barrières linguistiques et convertit chaque plante et chaque animal en un sujet producteur de sens.
Entre la maisonnée et le groupe tribal, il n'existe, en effet, aucune forme intermédiaire de groupement social et territorial qui soit fondé sur un principe d'affiliation explicite, univoque et permanent. (...) la maisonnée représente ainsi l'unité fondamentale d'un univers social en forme de nébuleuse, d'où sont absents les découpages en "corporate groups", en villages ou en groupes d'unifiliation.
... le mélange d'espèces ayant des besoins différents en éléments nutritifs permet de réduire la compétition entre plants et de faire le meilleur usage possible de l'éventail des nutriments accessibles. (...) la ressemblance avec la structure trophique de la forêt primaire constituait un important avantage adaptatif de la polyculture sur brûlis par rapport à la monoculture.
Ces liens étroits de dépendance réciproque qui se tissent entre les plantes cultivées et ceux qui les font exister pour les consommer permettent de comprendre pourquoi le jardin est plus et autre chose que le lieu indistinct où l'on vient ramasser la pitance quotidienne.
Là où s'abolissent les distinctions entre nature et surnature, là où la sociabilité universelle s'adjoint les plantes et les animaux, pourrait-on imaginer que les Achuar soient suffisamment schizophréniques pour se penser simultanément comme "homo faber" exploitant un environnement muet et comme une espèce particulière d'êtres de la nature en sympathie avec toutes les autres?
Si la forêt est un grand jardin sauvage, elle est aussi le lieu de conjonction par excellence, où se mêlent les sexes et s'affrontent les ennemis.
La chasse et la guerre sont des entreprises prédatrices, mais les protocoles symboliques de mise à mort les distinguent dans leur essence. Extension de la sphère domestique au gibier, la chasse se vit sur le mode de la commensalité littérale, comme une forme affectueuse d'endo-cannibalisme. Par l'expulsion de l'ennemi dans l'anomie animale, par son renvoi périodique dans l'altérité de la nature, la guerre se pense comme le paradigme idéal d'un entre-soi délié des contraintes de l'alliance. Espace de conjonction entre les hommes et les femmes et entre les hommes et les animaux, la forêt est un monde affinal où sont sans cesse remis en jeu les principes mêmes qui fondent la société.
On ne trouve donc pas chez les Achuar cette antinomie entre deux mondes clos et irréductiblement opposés: le monde culturel de la société humaine et le monde naturel de la société animale.
(La nature domestique. Philippe Descola. Editions de la Maison des sciences de l'homme 2019)
… une pure affaire de relations denses et enchevêtrées entre les hommes et les forces surnaturelles, entre vivants et morts dans une configuration en carrefour ! Il ne percevait pas du tout le site comme moi, dans une dimension individuelle, physique, esthétique et émotionnelle, mais tout à l’opposé, dans sa dimension historique, collective et surnaturelle.
… l’humain, compris dans son intégrité corporelle et sa relation à l’entourage, se trouve au centre d’un faisceau d’influences et de forces naturelles ou surnaturelles.
(Les gens de l’or. Michèle Baj Strobel. Terre humaine 2020)
Ces nomades semblent concevoir l'univers à la manière d'un gruyère, non comme un tout homogène, mais plutôt comme une multitude de mondes parallèles, séparés par des brèches, des vides et des chemins. Ils considèrent que certains de ces mondes doivent être tenus à distance par un effort soutenu de ne pas voir ce qui aurait autrement pu être vu.
(Corps rituels. Agnieszka Kedierska Manzon. Maison des sciences de l'homme 2023)
Je revois encore un homme nu dans sa barque un trident à la main, des huttes de roseaux construites sur l'eau, des buffles noirs ruisselants qui semblaient avoir surgi de l'onde à l'instant même où paraissait le premier arpent de terre ferme. Je continue à rêver à ces étoiles qui se reflètent dans le miroir de l'eau sombre, au coassement des grenouilles, à ces canots rentrant à la tombée du soir. Je songe à la paix du jour et à la durée, à un monde encore jamais troublé par le bruit d'une machine.
(Les Arabes des marais. Wilfred Thesiger. Plon 1983)
"Ce qui différencie les païens de nous, c'est qu'à l'origine de toutes leurs croyances, il y a un terrible effort pour ne pas penser en hommes, pour garder le contact avec la création entière, c'est-à-dire avec la divinité."
(Antonin Artaud)
Tels sont les effets du bayja: il fournit à l'homme qu'il affecte les moyens de réaffirmer son humanité en lui conférant le pouvoir d'attirer les animaux, mais du même coup il multiplie pour lui les risques représentés par les nombreux jaguars qui ne manquent pas d'accourir. Etre bayja, c'est donc exister dans l'ambiguïté, c'est être ensemble chasseur et proie, c'est en somme se trouver entre nature et culture.
... attentif à ne pas succomber aux appels de la forêt et vaillant comme à l'ordinaire, il avance d'un bon pas en un monde dangereusement vivant. Il marche en réalité au-devant de lui-même, il est en quête de son propre soi, de sa propre substance. (...) La possibilité d'une mort réelle dans la jungle traduit en mode lyrique une mise en question de son être, une mise à mort effective, quoique symbolique, telle qu'elle l'ébranle jusqu'au coeur de son exister.
Apparemment donc, la force mauvaise du bayja n'est libérée que dans les circonstances où la féminité fait irruption à la fois en sa vie biologique individuelle et en la vie sociale du groupe. (...) c'est dans et par l'espace du rituel que l'ordre naturel se convertit en ordre culturel.
Une naissance d'enfant porte en soi un germe mortel, elle met en question l'existence des autres: nous assiège ici le sage et cruel constat que les hommes ne sont pas des dieux et que toute position de vie fait pour eux signe vers leur mort.
(Chronique des Indiens Guayaki. Pierre Clastres. Plon 1972)
... hommes de la nature, ces primitifs suivent et interrogent le vol des oiseaux migrateurs, le mouvement et la forme des nuages, la lune et ses halos, les étoiles plus ou moins brillantes selon la brume, les moindres nuances des avant-saisons, la fonte de la toundra glacée, les mouvements relatifs du littoral et de la mer à partir des repères naturels, blocs d'éboulis ou caches de pierres. La profondeur du dégel, les glissements de boue, les itinéraires fluctuants des lièvres et des renards, le retard ou la précocité des vols de guillemots, signes de froid ou de chaud, sont soigneusement relevés dans leur esprit. (...) Les itinéraires des caribous et des bœufs musqués sont examinés avec le plus grand soin.
Les chasseurs savaient alors parler aux bêtes et les filles des Inuit étaient engrossées par les chiens pour donner naissance aux peuples du monde.
(Les derniers rois de Thulé. Jean Malaurie. Plon 1989)
Les dieux étaient partout et ils se mêlaient à tous les actes de la vie quotidienne. (...) Les étoiles qui brillaient au ciel, le vent qui agitait le feuillage, la source ou le torrent qui coulaient de la montagne, la terre même qu'il foulait aux pieds, tout était divin à ses yeux, et la nature entière qui l'entourait, provoquait en lui la crainte respectueuse des forces infinies agissant dans l'univers.
(Les Mystères de Mithra. Franz Cumont. WW 2023)
Mais ceux qui dans la forêt vivent
par l'ardeur d'ascèse et la confiance,
(...)
par la porte du soleil, libres de passion, ils vont
là où est l'Homme immortel, le Soi inaltérable.
(Les Upanisad. Alyette Degrâces. Fayard 2014)
(...) les corrélations magiques étaient le cadre naturel des correspondances entre macrocosme et microcosme: ainsi le motif de la distribution des membres ou des organes du corps entre les entités du monde extérieur…
(Hymnes spéculatifs du Véda. Louis Renou. Gallimard 1956)
« Ne vous croyez pas maître de votre corps, car l’âge ne peut être repoussé et le temps ne peut être retenu. Croître et décroître, s’emplir et se vider, finir et recommencer, voilà le cycle du monde. »
(Oeuvre complète. Tchouang-tseu. Gallimard 1969)
… les chemins que l’on parcourt traversent des territoires profondément imprégnés de la mémoire collective, où les humains ne sont qu’un des composants actifs, en interaction permanente avec le reste de l’univers.
(Les Incas. Peter Eeckhout. Taillandier 2024)
C’est à la guerre aussi bien qu’à la protection de cette double fécondité, de la nature féminine et de la nature végétale extérieure à l’homme, que les Fravashis entre autres se consacrent.
« L’homme n’a pas tissé la toile de la vie, il n’est qu’un fil de tissu. Tout ce qu’il fait à la toile, il le fait à lui-même. » (Seattle, chef des tribus Suquamish et Duwamish, 1854)
(Le matin des dieux. Salvatore D’Onofrio. Editions Mimésis 2018)
[Les Abron] envisagent la communauté humaine au sein d’un plus vaste ensemble de relations. L’être humain est un élément d’un système global qui comprend le monde entier, naturel (et surnaturel). (…) Au cours des siècles, les Abron ont appris à comprendre leur environnement et à l’exploiter sans fausser l’équilibre fragile qui régit les espèces.
(La danse de l’araignée. Alexander Alland. France Loisirs 1984)
Ainsi, ce fruit d’un arbre forestier modeste (…) intervient en tant que moyen de communication entre les êtres au plan des relations fastes ou efficaces. Il « accroche » une diversité de sens et de fonctions, comme il advient de chaque produit de la nature et de l’industrie humaine, dans des sociétés où la technique n’a pas encore dévalorisé les objets en les multipliant massivement.
Si la forêt avec sa frange de savanes, et la rivière, sont au centre des activités économiques, elles demeurent aussi au cœur de la vie religieuse. Elles sont le support du sacré (…). A leur contact se trouvent, ou se renforcent, puissance et fécondité.
Les œuvres [que la négritude] inspire glorifient l’accord presque sexuel avec la nature. Elle une invitation à voir au-delà des murs de nos villes et de nos usines, une incitation à être, selon la formule de J.-P. Sartre, « en amour avec toutes les formes de la vie ».
Plus que l’Inde, le monde nègre est celui de la diversité. (…) Une carte des populations de l’Ouest africain, incorporant l’ancienne A.E.F. et le Congo, fait figurer plus de 1500 ethnies conscientes de leurs particularités, jalouses de leur identité. Les langues africaines dépassent le nombre de 600 (…). Et les systèmes sociaux, bien que présentant des affinités, restent multiples.
(Afrique ambiguë. Georges Balandier. Plon 1957)
… ces diverses techniques [visant à affaiblir ou à atténuer la présence unitaire] peuvent alterner et se combiner de diverses façons, avec un art consommé du fonctionnement psychique. Art qui s’est formé à travers l’expérience de plusieurs générations, en fixant dans des schèmes traditionnels les inventions individuelles mûries dans l’infinie variété des innombrables drames existentiels.
(Le monde magique. Ernesto De Martino. Bartillat 2022)
La définition même de « patrimoine » est loin de faire l’unanimité, les sociétés occidentales l’attribuant de préférence à des constructions et des œuvres humaines. En se fondant sur des concepts bien loin de la matérialité, les autochtones ont plutôt tendance à entendre ce mot en désignant des lieux chargés de sens spirituel, magique, mémoriel, mythologique, etc. Ainsi, les endroits patrimoniaux peuvent être un cours d’eau, une cascade, une montagne, un arbre, voire un espace de prime abord anodin, mais porteur de puissantes forces.
La carte autochtone est donc polymorphe et métamorphe puisque fondée sur le parcours. Le chemin arpenté, et non pas la barrière ethnique, dessine la patrie. (…) Loin du concept occidental focalisé sur les marqueurs immobiliers, leur science cartographique conçoit un paysage dynamique bouillonnant de vie. Leurs cartes indiquent ainsi les espaces de terres noires fertiles utiles à l’agriculture, les coins à poissons, lieu d’abreuvement des animaux, les plantes utiles, les sources de sel, gisement d’argile colorante ou pour la poterie, etc.
Darell Posey (1985) a précisément inventorié les espèces autour d’un grand village kayapo d’Amazonie méridionale et, sur une section de 3 km de chemin, il a repéré 185 arbres de 15 espèces différentes, près de 1500 plantes médicinales et 5500 plantes comestibles.
(Archéologie de l’Amazonie. S. Rostain C. J. Betancourt. Éditions de la Maison des Sciences de l’Homme 2025)
Bien que, dans ce temps-là, les Indiens fussent presque tous également probes, vu le peu de malice qu'ils avaient et leur bon gouvernement, au point qu'on pouvait dire qu'ils étaient tous gens de bien.
(Les Incas Peuple du soleil. Carmen Bernand. Gallimard)
Lorsqu'ils virent que nous placions des verrous et des clefs sur nos portes, ils [les Incas] comprirent que nous agissions ainsi par peur des voleurs, et lorsqu'ils virent qu'il y avait des voleurs parmi nous, ils nous tinrent dans le plus grand des mépris.
(La fabuleuse découverte de la cité perdue des Incas. Hiram Bingham. Pygmalion 2008)
Nous ne commercialisions pas notre croyance. Nos hommes-médecine ne recevaient pas de salaire. L'enfer nous était inconnu. Nous avions confiance les uns dans les autres et notre parole était aussi bonne qu'aujourd'hui l'or des Blancs. Nous étions donc de vrais chrétiens.
(Souvenirs d'un chef sioux. Ours debout. Payot 1931)
Le soupçon est inconnu, ici, ils ne savent pas ce que c'est (…) ils te regardent tous bien en face, de leurs yeux noirs ; ils ne disent rien, ils te regardent, mais dans ce regard passe toute leur humanité, en douceur, avec discrétion. Tu te rends compte toutes les histoires idiotes qu'on lit sur le Mexique…
(Sur la route. Jack Kerouac. Folio 2010)
… le Suédois Strahlenberg en 1757, selon lequel « quelque ignorants et naïfs que soient ces païens en matière de connaissance de Dieu, ils n'en sont pas moins très naturels, francs et pieux, ils ignorent le parjure, le vol, la débauche, la gourmandise, la tromperie (…). Il est rare de rencontrer quelqu'un qui accuserait autrui en vain, sauf parmi ceux qui vivent au milieu des Russes chrétiens, et qui apprennent sans cesse d'eux ce genre de pratiques.
… les Khantys ne peuvent concevoir qu'une relation en termes de réciprocité et de mesure, conscients que l'univers agonistique du Nord se crée chaque jour, chaque minute, chaque seconde.
(Le chagrin de l'ours. Dominique Samson Normand de Chambourg. Indiens de tous pays 2010)
(...) chez nous c'est la loyauté elle-même qui est preuve de religion: qui ne respecte pas les hommes trompe les dieux... » Ainsi parla le Barbare [à Alexandre]. (Quinte Curce)
(Utopia. Jean-Louis Poirier. Les belles lettres septembre 2022)
Pour un "okwoti" respectueux de la tradition, couvrir son corps, c'est vouloir dissimuler une tare. Rester nu est une question de probité: comment une femme pourrait-elle répondre aux avances d'un homme habillé en toute connaissance de cause?
(Le souffle du mort. Dominique Sewane. Plon 2020)
Ainsi, chez les Maadans, tout comme chez tous les Arabes tribaux, on faisait peu de cas de la richesse en tant que telle, et le commerce était une activité foncièrement méprisée. Le statut d'un homme dépendait entièrement de son caractère, de ses qualités et de ses origines.
(Les Arabes des marais. Wilfred Thesiger. Plon 1983)
« Ils sont véridiques sans savoir ce qu’est la loyauté ; ils tiennent parole sans connaître la valeur de l’engagement. Ils s’entraident sans considérer qu’ils font des libéralités. C’est pourquoi leurs actes ne laissent pas de traces et pourquoi leur histoire n’est pas transmise à la postérité. »
(Oeuvre complète. Tchouang-tseu. Gallimard 1969)
… les soldats et le capitaine qui s'étaient installés dans ce palais eussent été davantage occupés à rechercher le trésor de Motecuhzoma, et le saint prêtre avec eux, plutôt qu'à lui enseigner la doctrine et les articles de la foi. (…) j'ai reçu confirmation du soin et de l'acharnement qu'on mit à rechercher la chambre du trésor royal, jusqu'à ce qu'un jour l'opiniâtreté de leur convoitise leur fit remarquer une petite porte basse (…) ils arrivèrent dans une belle et grande salle au milieu de laquelle se trouvait un amoncellement d'or, de bijoux et de pierres précieuses (…) il ne s'agissait pas de richesses acquises par Motecuhzoma ou dont il pût jouir, car c'était le trésor que tous les rois ses ancêtres avaient accumulé et dont le nouveau roi ne pouvait disposer (…) En sorte que ce qu'on conservait dans cette chambre était comme le trésor de la ville et le signe de sa grandeur.
Il y avait aussi dans cette pièce une pile de très belles étoffes et de toilettes de femme ; il y avait, accrochés au mur, des armes, des insignes et des boucliers, finement ouvragés et peints de diverses couleurs ; il y avait des vases d'or, des plats et des écuelles fabriqués à leur façon, où les rois mangeaient et, en particulier, deux immenses plats creux d'or massif, ciselés avec art, aussi grands que de grands boucliers (…) Il y avait aussi beaucoup de tasses, avec ou sans pieds, qui servaient à boire le cacao et étaient façonnées et ouvrées dans l'or massif comme celles qu'on fait avec les calebasses ; il y avait dans les coins de grandes quantités de pierres précieuses…
Cholollan (…) était considérée comme une cité sainte par les Mexicains. Le grand temple était consacré à Quetzalcoatl (…) [elle] offrait le panorama éblouissant d'une multitude de temples spectaculaires qui avaient fortement étonné Cortès : « je garantis à Votre Altesse que j'ai compté du haut d'un temple quatre cents et quelques tours dans cette ville…
(La Conquête. Récits aztèques. Georges Baudet et Tzvetan Todorov. Seuil 1983)
Nous suivions la route d'Iztapala, lorsque nous vîmes tant de cités et de bourgs bâtis dans l'eau, et sur la terre ferme d'autres grandes villes, et cette chaussée si bien nivelée qui allait tout droit à Mexico, que nous restâmes ébahis d'admiration. Nous disions que cela ressemblait aux demeures enchantées, décrites dans le livre d'Amadis, à cause des grandes tours, des temples et des édifices bâtis dans l'eau, tous de chaux et de pierre. Quelques-uns même de nos soldats se demandaient si cette vision n'était pas un rêve.
« … il y avait des soldats qui, ayant été en beaucoup d'endroits du monde, et à Constantinople et dans toute l'Italie et à Rome, dirent que place si bien alignée et ordonnée, de telle dimension et de si nombreux peuple, ils ne l'avaient onques vue. »
Une telle description qui se fonde sur l'observation directe faite du haut du temple de Tlatelolco est d'autant plus précieuse que, deux ans plus tard, il ne subsistera rien de ce spectacle qu'avaient eu le privilège de voir les conquistadores.
(Mexica. Henri Stierlin. Imprimerie nationale)
Cette idéologie [des conquérants arya] est donc faite de contrastes organisés ; loin de tendre à l'uniformité, elle repose sur le postulat – ou sur la donnée expérimentale – que la vie de l'Univers, comme celle des groupes humains, requiert l'ajustage de forces antagonistes, solidaires par leur antagonisme même, et qui, pour tenir leur place dans la synthèse, doivent d'abord se conformer jusqu'au bout à leur essence.
(Mythes et dieux des Indo-Européens. Georges Dumézil. Flammarion)
Les sculpteurs de Palenque sont un magnifique exemple du haut degré de perfection où étaient arrivés les primitifs artistes mayas qui, tant du point de vue du dessin qu'à celui de la perspective, surpassèrent ceux d'Egypte et de Mésopotamie.
En des temps où la plus grande partie de l'Europe était encore barbare et même sauvage, la région environnant l'Usumacinta et ses affluents était, du Chiapas au Honduras, couverte de villes… (Georges Raynaud)
On peut donc, en toute certitude, considérer les premiers établissements des Mayas en cette région comme antérieurs, de plusieurs siècles peut-être, à l'ère chrétienne. (Georges Raynaud)
L'astronomie était fort avancée pour l'époque, car ils savaient calculer, aussi bien que leurs contemporains d'Europe, les révolutions du Soleil, de la Lune et de Vénus, les phases de ces deux derniers astres et les éclipses des deux premiers. Diverses constellations (…) étaient classées et nommées. La numération écrite, vigésimale, égalait à très peu près la nôtre et avait réalisé avant nous ce grand progrès, le zéro. (Georges Raynaud)
(Légendes du Guatemala. Miguel Angel Asturias. Folio 1953)
En 1617, une expédition atteignit le pays des Mojos, où furent découverts de grands villages de quatre cents maisons (…), ainsi que des champs de culture étendus traversés par de larges routes, sur lesquelles quatre cavaliers avaient suffisamment d'espace pour monter au galop.
(Ecrits d'Amazonie. Alfred Métraux. CNRS Editions 2013)
Avant de se mettre en route, les braves se rassemblaient et s'enquéraient de la direction à prendre auprès d'anciens qui dessinaient des cartes dans le sable mentionnant collines, vallées, points d'eau et rivières. Dodge rapporta qu'un groupe de pillards comanches, qui étaient tous âgés de moins de dix-neuf ans et n'avaient jamais mis les pieds au Mexique, parvint à rejoindre Monterrey (Mexique) depuis Brady's Creek (Texas) – c'est-à-dire plus de cinq cents kilomètres – sans se tromper une seule fois et en s'aidant uniquement des instructions qu'ils avaient reçues.
(L'empire de la lune d'été. SC Gwynne. Albin Michel 2012)
… sans les mythes, les légendes, les contes, et tout ce qui est inséparablement associé dans la vie mentale et en particulier dans les émotions des primitifs, en un mot sans la tradition, il serait tout à fait impossible de rendre compte d'une expérience mystique (…). Mais la tradition, à son tour, implique la vie en société, et que ce soit une société d'hommes, c'est-à-dire que ses membres pensent et parlent, de sorte que chaque génération soit capable de transmettre à la suivante le précieux patrimoine reçu par elle de la précédente.
… dans l'activité humaine qui poursuit des fins positives, un facteur spirituel est aussi important qu'un facteur physique. Nous pouvons appeler cela religion. Toutes les phases de la vie de l'indigène en sont imbues… L'attirail du chasseur, ses vêtements, ses ornements, selon la représentation qui en est impliquée dans la croyance indigène, sont quelque chose de spirituel aussi bien que de pratique dans leur pouvoir d'agir.
… la magie (…) n'est pas une invention humaine. De temps immémorial, elle fait partie du patrimoine que se transmettent les générations successives. Comme les institutions sociales proprement dites, elle a été créée, pendant la période mythique, par les héros civilisateurs et fondateurs. De là son caractère sacré.
« … nous pouvons admettre que la ligne de démarcation entre la magie et le bon sens reste vague, et que l'indigène parfois ne sait de quel côté il se trouve, mais que, néanmoins, il regarde ce qui est magique comme formant une catégorie à part, et ses pratiques magiques comme quelque chose qu'il exécute au-dessus, pour ainsi dire, de son travail ordinaire de cultivateur. » (FE Williams)
(L'expérience mystique et les symboles chez les primitifs. Lucien Lévy-Bruhl. Dunod 2014)
Si par la fiction nous parvenons à capturer les racines sauvages, invisibles dans la vraie vie (…), pourquoi se soucier des vérités de surface ?
(Les chroniques de Zhalie. Yan Lianke. Philippe Picquier 2015)
Les rois de Babylone, sédentarisés depuis des siècles, rappelaient leurs origines tribales lors du culte de leurs ancêtres, évoquant certains d'entre eux qui, au IIIème millénaire, sont connus pour avoir été des nomades (…). Les nomades de Mésopotamie pratiquaient une vie mixte entre nomadisme et sédentarité.
(Les nomades et semi-nomades. Nele Ziegler. Dossiers d'archéologie novembre 2016)
A travers le temps et les civilisations, on observe que seules les croyances et les lieux de culte ont une durée de vie qui peut dépasser même celle de la civilisation qui les a bâtis. (…) est-il inimaginable de voir la perpétuation d’une même croyance, qui naît au Néolithique dans les premières sociétés agricoles, perdure durant l’âge du Bronze et le Premier âge du Fer, puis s’épanouit durant le Second âge du Fer…
(Quand le défunt échappe à la nécropole. Delattre, Auxiette, Pinard. Editions universitaires de Dijon 2018)
Plus les années avancent, plus je m’approche des Orientaux de la vieille école. J’aime leur détachement des choses terrestres, leur perpétuelle rêverie, leur amour du silence et de la méditation. (…) Nous, Occidentaux, payons trop cher les bénéfices matériels qui dérivent des inventions modernes (…) Le matérialisme contemporain, si brillant, si commode qu’il apparaisse, m’invite de plus en plus à me réfugier dans le passé.
(Loti en Amérique. Bleu autour. Mai 2018)
Une des raisons d’être du mythe est d’apporter dans notre expérience du monde la force du passé. Le décalage temporel apparaît essentiel dans la mesure où celui-ci garantit à ceux qui adhèrent au mythe la permanence du monde (…). Le présent ne cesse de s’évanouir dans le passé, ajoutant de la continuité à la continuité, sans interruption ou irrégularité. Comme la médecine moderne le ferait avec le corps humain (Foucault, 1963), la mythologie définit donc un idéal, un univers modèle, en bonne santé (…). C’est ce qui la fonde à régenter les rapports physiques et moraux de la société où elle se déploie. L’univers ne serait cependant pas perçu comme statique, mais toujours en perpétuel recommencement, suivant un cycle qu’un rien suffirait à faire basculer dans l’inconnu. Le monde serait alors action, mobilité, et nécessiterait un effort constant pour résister à sa dissolution. (…) Un rituel ne servirait donc pas tant à renouveler le monde qu’à en éviter sa dislocation, rendant l’Homme indispensable à la bonne marche de celui-ci et continuant l’œuvre de la mythologie, qui fabrique de la continuité et de la cohérence à l’échelle de l’Homme, par d’autres moyens.
(Cosmogonies. Julien d’Huy. La Découverte 2020)
... une dame sauvage qui se peignait avec un peigne d'or.
(Croyances, mythes et légendes des pays de France. Paul Sébillot. Omnibus août 2002)
... la puissance symbolique et politique des bouffons rituels qui, sous leur apparence de monstres facétieux, dont le comportement transgresse toutes les normes sociales, jouent en réalité un rôle de médecins, de gardiens des traditions et d'éducateurs des enfants, auxquels ils apprennent les chants sacrés et les mythes.
Car ils parlaient comme le font les simples d'esprit et les fous, en commentant ce qui se trouve sous leurs yeux, et ils devinrent les préposés et les nourriciers, et en même temps les sages et les interprètes, des anciennes danses dramatiques (...).
[Ils] ont tout l'air d'idiots, ou de gâteux ou de vieilles biques redevenues jeunes, aussi inconstants que le rire, saisis par de nouvelles pensées à la vue du moindre détail qui volette autour d'eux. (...) Et ils sont les oracles de toutes les anciennes paroles dotées de significations profondes.
... les langues originelles de l'homme, pour le moins variées, sont nées jadis déjà ordonnées et constituées avant même leur naissance, comme le sont aujourd'hui les enfants des hommes.
... la société primitive, loin d'être mue par des instincts, des superstitions et des proscriptions absurdes, apparaît-elle sous une forme rationnellement définie par un réseau de signes.
(Tenatsali ou l'ethnologue qui fut transformé en Indien. CNRS Editions 2022)
... dans sa thèse portant sur cette tradition de repeint des images rupestres, Katharine Sale a pu montrer qu'en certains endroits elle s'est poursuivie de manière ininterrompue durant les six mille dernières années au moins.
(La caverne originelle. Jean-Loïc le Quellec. La Découverte 2022)
Quand on partage un bien matériel, on le divise. Quand on partage un bien immatériel, on le multiplie.
(Idriss Aberkane)
... les enfants demeurent les soutiens les plus chaleureux de la tradition: "Semblables aux sauvages, ce sont des personnes respectueuses, voire des vénérateurs, de la coutume; et dans leur communauté indépendante, le folklore et le langage de base semblent à peine changer de génération en génération." (Iona et Peter Opie)
(L'aube des mythes. Julien d'Huy. La Découverte 2023)
Un homme est plus apprécié pour l'étendue de son savoir que pour la quantité de ses biens.
(Le souffle du mort. Dominique Sewane. Plon 2020)
Le passage, clairement indiqué dans le mythe, de l'animalité à l'humanité s'opère donc par l'abandon de l'habitat pré-humain, du terrier, et par l'ascension de l'obstacle qui sépare le monde animal inférieur (le bas) du monde humain de la surface (le haut): l'acte de "naissance" des premiers Guayaki fut une montée qui les sépara de la terre. (...) La femme hisse l'enfant, l'arrachant ainsi à la terre où il était laissé à gésir: métaphore silencieuse de cet autre lien que l'homme a tranché, il y a quelques instants, de son couteau de bambou. La femme libère l'enfant de la terre, l'homme le libère de sa mère. Texte et image, le mythe d'origine et le rituel de naissance se traduisent et s'illustrent l'un l'autre, et les Guayakis, pour chaque nouveau-né, répètent sans le savoir le discours inaugural de leur propre histoire dans ce geste qu'il faut lire comme on écoute une parole. (...) pour quitter la terre, les Aché mythologiques durent passer par l'élément liquide: "... Le chemin des premiers ancêtres des Guayakis fut une eau jolie pour sortir et s'en aller sur la terre grosse... "
"Au commencement, les Mbya et les Guayaki vivaient ensemble sous le gouvernement de Pa'i Rete Kwaray, le Dieu au Corps de Soleil. Un jour les Guayaki apparurent complètement nus à la danse rituelle; Pa'i Rete Kwaray, furieux, les apostropha, jetant sur eux sa malédiction, et les dispersa à travers la forêt. C'est pour cette raison qu'ils ont vécu errants et sauvages jusqu'à présent."
Les Guayaki ne sont pas, pour les Mbya, des gens de culture différente, car il ne peut y avoir de différence dans la culture, ils sont au-delà des règles, fors le sens et hors la loi, ils sont Les Sauvages: même les dieux leur sont contraires.
... il faut, ascétiquement, contraindre le corps, lui faire violence, il faut qu'il porte en lui la marque de la culture, la preuve que son émergence de la nature est irréversible…
Les Aché ne s'en lassent pas du baréka. On ne leur demande pas autre chose, et c'est ce qu'ils aiment par-dessus tout. Ils sont de la sorte, et sous ce rapport, en paix avec eux-mêmes. Pas de division intérieure, nulle rancoeur pour troubler leur âme. Ils sont ce qu'ils font (...). Prisonniers d'un destin, peut-être: mais au regard de quoi?
(Chronique des Indiens Guayaki. Pierre Clastres. Plon 1972)
Les charmes, transmis en secret d'angakkoq à angakkoq, relèvent sans doute d'une langue archaîque proto-esquimaude. Ils viennent du fond des âges. Les chasseurs savaient alors parler aux bêtes ...
Hier et jusqu'en 1955 environ, une société d'entraide et de collectivisme était encore tout entière sous le signe de lois antiques révérées, de règles religio-écologiques: leur principe fondamental étant la jouissance en commun de la nature, en accord avec elle, et la préservation d'un héritage historique et culturel.
(Les derniers rois de Thulé. Jean Malaurie. Plon 1989)
Car ces amateurs d'art exotique ont oublié que, pour les colons, l'Africain était d'abord un ennemi domestique. (...) Ils narguent ces lieux saints de la culture avec leurs miroirs où tout s'inverse et susurrent à l'oreille de leurs prédateurs devenus victimes consentantes: "Et si nous étions les vrais, les authentiques et vous les pâles copies?"
(Cinq tambours pour deux serpents. Mireille Aïn. Plon 2022)
Dans les trois vallées du nord-ouest Pakistan, une poignée "d'infidèles" rejouent depuis des temps immémoriaux la victoire de la vie sur la mort, jouissent de son immédiateté sans avoir imaginé que l'espoir d'éternité pouvait être rejeté à la fin de l'Histoire.
(Solstice païen. Loude, Lièvre, Nègre. Editions Findakly 2007)
… les chemins que l’on parcourt traversent des territoires profondément imprégnés de la mémoire collective, où les humains ne sont qu’un des composants actifs, en interaction permanente avec le reste de l’univers.
Cette cour a marqué l’imaginaire des conquistadores car elle contenait, à échelle réduite ou réelle, des représentations en or de « tout ce que contenait le Tahuantinsuyu », c’est-à-dire des plantes (maïs et autres), des animaux (lamas, alpagas), etc. Tout a évidemment été fondu très rapidement par les Espagnols, de même que les plaques en or qui décoraient les murs et les joints d’argent dont les blocs de l’appareil étaient sertis.
(Les Incas. Peter Eeckhout. Taillandier 2024)
La maladie et son traitement se rejoignent à la charnière des mondes naturel et culturel. La ruse et l’erreur permettent donc qu’une maladie passe du monde des animaux à celui des hommes à travers une double articulation : d’une part l’araignée, qui peut vivre près ou loin des hommes et qui tisse comme eux ; d’autre part la femme, qui a pénétré en territoire animal. C’est là qu’a lieu la première rencontre, tandis que la deuxième se déroule au village, territoire des hommes. Chaque fois, le malentendu se produit durant la communication entre les deux territoires.
Pendant la première partie de la danse, il se transforma en mime. Tel un sorcier, il prenait tour à tour des formes animales et humaines (…). Les dons exceptionnels de ce cultivateur, qui ignore la danse professionnelle, font de lui le gardien inconscient d’une culture fragile, trop facile à briser.
(La danse de l’araignée. Alexander Alland. France Loisirs 1984)
Mes carnets foisonnent de ces notations prises au vol. (…) On n’exagère pas la signification de tels gestes, de telles attitudes, en les reliant à une ample philosophie vécue presque quotidiennement. (…) C’est par eux, plus que par les manifestations matérielles singulièrement fragiles dans le monde négro-africain, que les civilisations s’expriment comme par un langage. Si l’on essaie de concevoir leur rôle dans des groupes sociaux sans archives, (…) on s’aperçoit qu’ils sont pour une part la mémoire de ces sociétés. Ils marquent l’homme dès sa première enfance. Ils assurent une continuité. (…) Cet humble tissu de la vie quotidienne a tenu malgré les déchirures qu’ont faites les anciennes guerres tribales et les conquêtes coloniales. Il est un peu le drapeau des civilisations qu’aucune défaite ne saurait détruire.
Lorsque le royaume de Dahomey s’écroulait sous la poussée des expéditions coloniales françaises, il entraînaient inéluctablement dans sa chute une partie des activités artistiques liées aux systèmes politique et religieux qui le supportaient. On a fait le compte des richesses passées : statuettes de cuivre moulées à la cire perdue ; sculptures sur bois, trônes royaux et statues à placage de cuivre ou d’argent ; bas-reliefs d’argile se succédant sur les murs des bâtiments royaux ; tentures composées d’étoffes à appliques.
Contre un mur du temple, une énorme jarre semble à l’abandon, (…) son goulot supporte une tête d’animal légendaire, à large gueule ouverte, qui sert à l’écoulement. La stylisation de ce motif étonne, inquiète. Elle suggère quelque parenté (…) avec les fragments de terre cuite ayant servi à identifier, en des régions voisines, la Culture Nok pourtant antérieure de deux millénaires.
(Afrique ambiguë. Georges Balandier. Plon 1957)
Au lieu de la possession incontrôlée, de la perte de tout horizon d’une présence à soi, on a ici un « esprit » que la présence a appris à percevoir comme altérité, mais une altérité culturellement signifiante et opérante, qui viendra quand on l’appellera et qui fera ce que le chamane lui demande de faire.
L’âme se « perdrait » vite si une création culturelle, se référant à une tradition accréditée, ne permettait de redresser l’échine qui ploie sous l’anéantissement de la présence.
… la présence d’une trame de motifs et de représentations traditionnels, de rites et de pratiques (…) aident à interpréter (…) et, peut-on dire, à lire dans le chaos menaçant un univers de formes culturellement signifiantes : tout cela arrête effectivement la dissolution [de la présence au monde], possède une réelle efficacité salvatrice. L’être-là sort du conflit « un en plusieurs », ou « plusieurs en un », mais tel que l’un ne se perde plus dans les plusieurs, et que plusieurs obéissent à l’un.
… ces diverses techniques [visant à affaiblir ou à atténuer la présence unitaire] peuvent alterner et se combiner de diverses façons, avec un art consommé du fonctionnement psychique. Art qui s’est formé à travers l’expérience de plusieurs générations, en fixant dans des schèmes traditionnels les inventions individuelles mûries dans l’infinie variété des innombrables drames existentiels.
(Le monde magique. Ernesto De Martino. Bartillat 2022)
La carte autochtone est donc polymorphe et métamorphe puisque fondée sur le parcours. Le chemin arpenté, et non pas la barrière ethnique, dessine la patrie. (…) Loin du concept occidental focalisé sur les marqueurs immobiliers, leur science cartographique conçoit un paysage dynamique bouillonnant de vie. Leurs cartes indiquent ainsi les espaces de terres noires fertiles utiles à l’agriculture, les coins à poissons, lieu d’abreuvement des animaux, les plantes utiles, les sources de sel, gisement d’argile colorante ou pour la poterie, etc.
Darell Posey (1985) a précisément inventorié les espèces autour d’un grand village kayapo d’Amazonie méridionale et, sur une section de 3 km de chemin, il a repéré 185 arbres de 15 espèces différentes, près de 1500 plantes médicinales et 5500 plantes comestibles.
La gestion de « paysages culturels » repose avant tout sur la reconnaissance et la volonté des peuples indigènes. Il faut se souvenir que ces paysages sont gérés et protégés en tant que patrimoine commun par les autochtones, de génération en génération. Amy Strecker (2018) cite ainsi le chef maori Ngati Tuwharetoa de Nouvelle-Zélande affirmant que « ces montagnes sacrées ne doivent appartenir à personne et sont pourtant pour chacun ». C’est dans ces lieux que sont gravées l’Histoire et la mémoire des peuples indigènes.
… la recherche de corrélations entre l’histoire de l’occupation des sites archéologiques et les occupations autochtones actuelles doit tenir compte du modèle multiethnique et multilinguistique qui est devenu prédominant dans diverses parties de l’Amazonie à partir du Xe siècle au moins.
Les premiers récits historiques attestent l’omniprésence des réseaux routiers dans toute l’Amazonie. Ils sont mentionnés depuis le récit du XVIe siècle du frère Gaspar de Carvajal, qui a observé de larges routes menant des villages riverains vers l’intérieur. Plus tard, au XVIIIe siècle, l’explorateur Antonio Pires de Campo a décrit une vaste population habitant la région, avec des villages reliés par des routes droites et larges, constamment nettoyées. Plusieurs récits historiques dans les Llanos de Mojos de Bolivie décrivent des routes surélevées reliant les villages et les champs cultivés.
Dans le sud de l’Amazonie, les premiers récits ethnohistoriques (1600-1750) décrivent les Baurès du Guaporé moyen, les Pareci du cours supérieur de la rivière Tapajos et les Teréna/Guana du cours supérieur de la rivière Paraguay, comme des populations nombreuses et densément peuplées, avec des installations et des travaux agricoles compliqués et une organisation sociopolitique régionale.
Les échanges entre la côte pacifique, les Andes et l’Amazonie sont évidents à diverses périodes et dans différentes cultures archéologiques. L’archéologie précolombienne a démontré que les modèles de frontières et d’isolement entre ces environnements sont des perceptions occidentales erronées (…). Les sociétés autochtones ont établi des relations commerciales et sociales pendant des milliers d’années, échangeant des objets, des technologies et des idées.
(Archéologie de l’Amazonie. S. Rostain C. J. Betancourt. Éditions de la Maison des Sciences de l’Homme 2025)
C'est vrai, je portais des vêtements, des chaussures, une montre, des lunettes. Je voulais imiter les Blancs. Mais à l'intérieur j'étais toujours un Yanomami et je continuais à rêver avec les xapiri.
(La chute du ciel. Davi Kopenawa. Plon 2010)
... les démons doivent donc toujours s'efforcer (...) de s'immiscer dans les créatures qui existent selon l'état visible-corporel (...), car ils ne peuvent participer à cet état que de manière pour ainsi dire parasitaire. (...) les croyants doivent être constamment sur leurs gardes pour ne pas les laisser s'approcher d'eux (...).
Le corps humain, que certains textes considèrent comme un microcosme, un monde en miniature, est le théâtre où se déroule ces affrontements.
(Zarathoustra et sa religion. Michael Stausberg. Les belles lettres 2022)
Endosser un costume, qu'il travestisse ou non, qu'il masque une identité sociale ou la mette au contraire en exergue, participe pleinement d'une mise en condition.
(Au plaisir des dieux. Adeline Grand Clément. Anacharsis 2023)
... les messages culturels généralisent les conduites de restriction alimentaire dès l'adolescence et multiplient les mesures de contrôle du corps et de ses formes. La morphologie est alors de plus en plus considérée comme le fruit d'un travail, l'indicateur d'une compétence, un signe de distinction. Il faut mentionner la culture adéquate et l'argent nécessaire à la beauté. Par rapport au hasard biologique, riches et pauvres se répartissent selon une échelle de beauté. (...) Le traditionnel dualisme corps/esprit fait place au dualisme contemporain qui distingue l'homme de son corps. Le corps est instrumentalisé, il est perçu comme une matière à travailler. Cet imaginaire du corps suit le processus d'individualisation qui marque les sociétés occidentales depuis la fin des années soixante.
Face à cette désymbolisation du monde, à la perte de repères sociaux rassurants, le corps devient un refuge, une valeur ultime, ce qui explique l'investissement croissant qu'il suscite. Face à l'effacement du lien social, il s'opère un mouvement de retour sur soi et le corps devient le seul repère. (...) L'agencement de signes corporels marque une identité sociale dans la recherche d'une unité en tant que sujet.
(Ethnosociologie du corps dans les pratiques et les rituels chez les Bandjoun de l'ouest-Cameroun. Raymond Charlie Tamoufe Simo. Connaissances et savoirs 2017)
Traditionnellement, les Batammariba ne portaient pas de vêtements. (...) Dès la fin des années 1970, un décret préfectoral leur interdisait de se montrer en public non vêtus.
(Le souffle du mort. Dominique Sewane. Plon 2020)
Il entendait que mettre un vêtement c'était se couvrir des paroles du Nommo de rang sept. Il entendait aussi, et surtout, que mettre des parures, pour une femme c'était se travestir en Nommo Septième.
(Dieu d'eau. Marcel Griaule. Fayard 1966)
L'habillement des femmes a changé depuis que le père leur a imposé l'usage des sous-vêtements. Elles portent la blouse montant jusqu'aux oreilles et à la jupe à la cheville.
(Les barrières de la solitude. Luis Gonzalez. Plon 1982)
Fière, ma Groenlandaise bombe son petit corsage ajouré, met en valeur sa robe qui craque aux coutures et laisse volontiers entrevoir, entre les pressions, des tranches de combinaison rose saumon. Pour une évoluée, c'est de bon goût. Avoir du linge de corps, n'est-ce pas déjà un signe de richesse?
(Les derniers rois de Thulé. Jean Malaurie. Plon 1989)
Le Dieu Un qui, selon sa nature, se couvre lui-même telle une araignée avec des fils issus de la nature non-manifeste...
(Les Upanisad. Alyette Degrâces. Fayard 2014)
"Naturellement, j'ai été assimilé aux gardiens de la tradition. La robe m'en confère l'insigne et le rôle."
(Solstice païen. Loude, Lièvre, Nègre. Editions Findakly 2007)
"La vedi est femme. Les dieux sont assis autour d'elle, et aussi les brahmanes qui ont étudié et qui enseignent le Veda. Et comme ils sont assis autour d'elle, le sacrifiant veille à ce qu'elle ne soit point nue."
(Le jumeau solaire. Charles Malamoud. Seuil 2002)
... un certain tabou de l'Inde ancienne qui interdisait aux rois de marcher pieds nus, pour que leur puissance ne se disperse pas dans la terre. (...) on trouve un autre exemple dans une statuette de bronze représentant Mercure, dont le pied gauche est chaussé tandis que le droit reste à nu. S'il s'agit, comme cela a été dit, d'une représentation de Mercure en dieu psychopompe "guide des âmes" conduisant les morts vers l'Au-delà, le lien avec l'Autre Monde est évident.
(L'archéologie et la mythologie celtique. John Waddell. Sidestone 2022)
Les Incas ont tenu à préserver l’identité vestimentaire propre à chaque peuple et il était d’ailleurs formellement interdit d’en changer. Au-delà du respect pour les traditions locales, c’était évidemment une façon commode d’identifier au premier coup d’œil l’origine des voyageurs (…). Le vêtement participe ainsi d’une forme de stratégie de contrôle impérial.
On abandonnait sur place les vêtements portés avant certains rites de purification.
(Les Incas. Peter Eeckhout. Taillandier 2024)
La tenue de travail des femmes est plus uniforme : une simple pièce de tissu fréquemment lavée, drapée au-dessus des seins ou parfois à la taille. Une ceinture de plusieurs rangées de perles sur les hanches remplace ici les sous-vêtements. Les petites filles en reçoivent une à leur naissance (…). Quand elles ont deux ou trois ans, on place entre leurs jambes un morceau d’étoffe (dont les extrémités sont glissées sous la ceinture) mais ce dernier sera abandonné quand elles seront devenues adultes – sauf pendant leurs règles. (…) Les petits garçons vivent nus la plupart du temps. (…) Les écoliers, eux, arborent l’uniforme institué par le gouvernement...
(La danse de l’araignée. Alexander Alland. France Loisirs 1984)
Les crimes contre les femmes (…) sont l'une des facettes caractéristiques du monde moderne : celle de la résonance spectaculaire.
(Des os dans le désert. Sergio Gonzalez Rodriguez. Passage du Nord-Ouest 2007)
Tous les êtres, divins ou terrestres, doivent leur constitution à une déesse originelle, aquatique, chaotique, monstrueuse. Sa nature initiale a été conservée dans la partie inférieure du cosmos, la partie supérieure ayant pour sa part acquis des caractéristiques masculines.
Les dieux du haut et du bas étaient des fragments du corps divisé de la déesse, et leur union était une violation de la séparation originelle.
(…) de l'union des dieux du ciel et de l'inframonde naquit le cours du temps.
La tâche bleue qu[e le nouveau-né] porte au postérieur est la trace du coup de pied que lui donna Natzin'itni en lui disant de ne plus jamais revenir.
Les Otomi distinguent (…) deux âmes : la première est la force vitale et la seconde est appelée « souffle-âme » ou « ombre ». C'est cette « ombre » que l'homme partage avec un alter ego animal, par un lien issu de la moitié inférieure de son corps.
(Les paradis de brume. Alfredo Lopez-Austin. Maisonneuve et Larose 1997)
… chaque fois que de nouveaux esprits arrivent auprès de nous, ils nous blessent avec la même violence. C'est ce qui, à force, rend les reins et la nuque des chamans aussi douloureux ! Ce sont ces parties du corps que les esprits préfèrent atteindre et les souffrances qu'ils nous imposent sont intenses.
(La chute du ciel. Davi Kopenawa. Plon 2010)
Chez les Indiens de la région du Putumayo, le chamane donnait sa préférence au plus velu de ses enfants. L'aspect velu semble avoir été un attribut important des chamanes qui, à la différence de la majeure partie des Indiens, ne s'épilaient jamais eux-mêmes – il faudrait aussi rappeler à ce sujet que les esprits étaient souvent représentés comme des hommes velus.
(Ecrits d'Amazonie. Alfred Métraux. CNRS Editions 2013)
Le cœur est l'élément du corps divin par excellence ; il est « la divinité dans l'homme » et l'instrument de la création.
(« Dieu » et « dieux » : paradigme naturaliste et scepticisme ? Le « faucon » des dieux et le « cobra » des déesses. Sydney H Aufrère. Deus Unicus. Brepols 2014)
Une réponse vient sans doute de la part de la chanteuse Axelle Red : « Les filles de nos jours, les adolescentes, elles ne savent plus si on a le droit d'avoir un poil. Et moi je trouve, très sincèrement, que c'est le résultat d'une société pédophile. Quand on voit les signes de beauté qu'on a dans notre société, ce sont très souvent des signes d'enfance. »
(Le bar à sourcils. Raoul Anvélaut. La décroissance septembre 2016)
… les dieux sont les facultés, les fonctions naturelles lumineuses, et les démons nos fonctions naturelles obscures et dominatrices...
… « depuis un temps sans commencement une guerre entre [dieux et démons] [se poursuit] dans le corps de chaque être individuel. »
(Les Upanisad. Alyette Degrâces. Fayard 2014)
Le lieu traditionnel d'enterrement du placenta, comme de dépôt du cordon ombilical desséché, est le domaine familial. Dans les deux cas, la signification paraît toujours être celle du rattachement de l'enfant à un repère, par le biais d'un arbre ou d'une maison, à sa terre "Pé" d'origine, propriété familiale ou ancestrale.
(Ethnosociologie du corps dans les pratiques et les rituels chez les Bandjoun de l'ouest-Cameroun. Raymond Charlie Tamoufe Simo. Connaissances et savoirs 2017)
"Il n'est pas rare de voir ainsi un possédé se jeter de toutes ses forces la tête contre une porte, de se brûler le corps avec des cigares incandescents, de manger à même la bête les intestins des animaux sacrifiés et de se saisir à mains nues des serpents." (Katerina Keterestetzi)
(Au plaisir des dieux. Adeline Grand Clément. Anacharsis 2023)
Le thème de la débauche avec les filles moabites ou madianites leur permet de définir un "ailleurs", lieu de toutes les trahisons, forcément honni, mais également nécessaire à l'élaboration du discours dominant qui, par opposition, se veut juste et orthodoxe. L'histoire de Kozbi est une fable morale élaborée dans le seul but de fonder le prestige social de l'élite sacerdotale et de maintenir le peuple en respect.
(...) Après leur victoire, les Hébreux font massacrer les captifs de sexe masculin. Tous sont méthodiquement passés au fil de l'épée. Mais les vainqueurs décident d'épargner les femmes, devenues leurs prisonnières. (...) "toutes les fillettes qui n'ont pas connu l'étreinte conjugale, gardez-les en vie pour vous." (Moïse)
(Débauches antiques. Christian Georges Schwentzel. Vendémiaire 2023)
... il faut, ascétiquement, contraindre le corps, lui faire violence, il faut qu'il porte en lui la marque de la culture, la preuve que son émergence de la nature est irréversible...
La femme se trouve ainsi divisée, métaphoriquement, de haut en bas et selon sa double nature: la face antérieure, c'est le côté mère, là où s'installent les enfants qui dorment entre le feu et la mère, laquelle ménage de la sorte une frontière entre l'espace enfantin et l'espace des adultes, la face postérieure, c'est le côté épouse, réservé aux maris. (...) s'opère sur le corps de la femme une seconde division, non plus longitudinale, mais transversale, en ce qu'elle délimite trois secteurs (...). Chacun de ces "lieux" est occupé par un époux, en fonction de sa place dans la hiérarchie des maris. On distingue d'abord la partie inférieure du corps féminin, à partir de la ceinture; puis, selon une échelle de "valeurs" décroissantes, la tête de la femme; enfin, entre les deux, le milieu constitué par le dos. Le secteur privilégié, celui qui définit la féminité même de la femme, appartient (...) au mari principal (...). Le mari secondaire se place à l'opposé du principal, la tête près de celle de l'épouse commune. Et s'il y a un troisième mari, il lui reste, comme dernier venu, la place du milieu, la plus neutre sexuellement (...). Les maris sont d'ailleurs identifiés par la partie du corps de l'épouse qui leur est affectée.
... on s'épile soigneusement les sourcils, les femmes n'aimeraient pas l'homme grossier qui, tel un animal, conserverait des poils autour des yeux.
(Chronique des Indiens Guayaki. Pierre Clastres. Plon 1972)
"Et puis, les ouvriers danois qui viennent construire nos maisons, l'été, ils sont souvent brutaux avec nos filles! Pourquoi?"
(Les derniers rois de Thulé. Jean Malaurie. Plon 1989)
... un Guajajara nommé Joao Caboré, que les capucins avaient fouetté jusqu'au sang parce qu'il refusait de renoncer à l'une de ses deux femmes.
... jadis les hommes fouettaient leurs femmes stériles avec un serpent (...). "Il y a longtemps, yandé ramui m'a raconté que, quand un homme voit un mboi capita (le serpent corail) en marchant dans les bois, c'est signe qu'il aura beaucoup d'enfants.
(Aimables sauvages. Francis Huxley. Plon 1980)
... les corrélations magiques étaient le cadre naturel des correspondances entre macrocosme et microcosme: ainsi le motif de la distribution des membres ou des organes du corps entre les entités du monde extérieur...
(Hymnes spéculatifs du Veda. Louis Renou. Gallimard 1956)
Car ici-bas il n'y a que mangeurs et mangés.
Alors Indra le partagea en deux et, de cette partie de Vrtra qui relevait de soma, il fit la lune.
Quant à ce qu'il y avait de démoniaque en Vrtra, Indra le fit entrer dans le ventre des êtres vivants ici-bas.
(Mythes et légendes extrait des Brâhmanas. Jean Varenne. Gallimard 1967)
Qu’est-ce qui fait le malheur de tout homme ici-bas ? C’est qu’il possède un corps, et qu’il est forcé de l’entretenir, de le protéger contre toute attaque du monde extérieur. Dans ces conditions, il doit affermir son existence en lui subordonnant toutes les natures.
Yen Houei répondit : « Me dépouiller de mon corps, oblitérer mes sens, quitter toute forme, supprimer toute intelligence, m’unir à celui qui embrasse tout, voilà ce que j’entends par m’asseoir et oublier tout. »
Confucius conclut : « L’union au grand tout exclut toute particularité, évoluer sans cesse exclut toute fixité. »
… si celui dont l’âme est obstruée et le corps ligoté peut être considéré comme heureux, on peut en dire autant pour les criminels dont les bras et les doigts sont entrecroisés et pour le tigre ou la panthère que l’on a enfermés dans un sac avant de les mettre en cage.
… tous les gens ont leurs occupations particulières provenant des circonstances (…). Ainsi ils vont leur chemin comme l’année dont les saisons se suivent et ne cherchent pas à se modifier. Ils fouettent leur corps et leur nature pour se plonger dans les choses. Ils ne se retrouvent plus jamais jusqu’à la fin de leur vie. Quel dommage !
(Oeuvre complète. Tchouang-tseu. Gallimard 1969)
… il est intéressant de mentionner une pratique courante des embaumeurs sur la côte centrale du Pérou, une coutume pré-inca qui se poursuit sous l’Empire et qui consiste à glisser de petites feuilles de tumbaga à des endroits choisis du corps de la momie : à ses pieds, au niveau du pelvis, des mains, des épaules et du visage.
… selon la conception inca, le corps est tripartite et comprend les parties molles (viscères et autres), les parties dures (les ossements et l’enveloppe corporelle) et une troisième part, immatérielle, que l’on pourrait par facilité comparer à l’âme, et qui est parfois représentée ou conceptualisée sous la forme d’un insecte qui quitte le corps mais peut y revenir par la suite (…).
La première coupe de cheveux constituait un rite important qui s’effectuait lorsque l’on donnait leur nom définitif aux enfants, vers 10 ou 12 ans ; les cheveux coupés étaient précieusement conservés.
(Les Incas. Peter Eeckhout. Taillandier 2024)
Selon les Zoroastriens, le geste de délier le kosti et de le remettre autour des flancs sert à distinguer la partie supérieure du corps, siège des sentiments, de la partie inférieur[e] vouée à la reproduction.
… c’est la vie qui s’affirme, au moyen des pouvoirs féminins. Dans le mythe, c’est grâce aux arts magiques d’Isis qu’Osiris, bien qu’en morceaux et sans membre viril, récupère pleinement sa fonction masculine : comme dans une procréation médicalement assistée, il est le père posthume d’Horus (…). Dans le rite, ce sont généralement les femmes qui arrosent les pousses qu’elles ont semées...
(Le matin des dieux. Salvatore D’Onofrio. Editions Mimésis 2018)
La main droite est propre. Elle sert au salut, à la poignée de main, à manger. La main gauche est sale. Elle est réservée à l’hygiène personnelle. (…) Chez les Yoruba du Nigéria, c’est exclusivement au cours d’un rituel que les hommes, transformés en dieux à travers la transe, saluent l’assistance de la main gauche.
(La danse de l’araignée. Alexander Alland. France Loisirs 1984)
Dans le mouvement de la danse chacun agite une branche de feuillage, comme si le bosquet sacré où les femmes tiennent leurs réunions privées s’était transplanté sur la place publique. On abandonnera ce rameau sur les toitures des cases environnantes lors des temps de repos et quand toute réjouissance aura cessé. (…) Un chant en langue archaïque, construits sur trois brefs fragments repris à trois parties, évoque d’une manière monotone le thème de la douleur. La répétition semble ne devoir jamais finir. Elle s’impose avec une puissance insidieuse qui renforce l’effet physique d’une chorégraphie elle-même interminable et sans diversité. Je ne peux douter qu’une telle pratique ne soit à la longue efficace ; une véritable préparation opératoire qui fait perdre à la clitoridectomie son caractère effrayant.
Si elle a le souci de se conformer à des obligations anciennes, la jeune fille kono voit surtout dans l’excision le moyen de se faire reconnaître par tous comme membre « de plein exercice » de la communauté. Elle s’émancipe de l’enfance, sans les expédients par quoi les jeunes de nos sociétés essayent d’arracher cette reconnaissance de leur état d’adulte, qu’on leur concède seulement du bout des lèvres.
L’initiation régit d’abord les rapports entre sexes. Une période de liberté la précède, durant laquelle la jeune fille se complaît aux intrigues amoureuses et recherche le succès dus aux seuls jeux de la coquetterie. (…) Les expériences honteuses, les enseignements hasardeux ni les rencontres de fortune n ‘accompagnent ici la naissance de la vie sexuelle : le développement des instincts se soumet au contraire à un plan dont on ne peut contester l’efficacité.
(Afrique ambiguë. Georges Balandier. Plon 1957)
« Tandis qu’à l’origine, chaque partie du corps contient en soi l’essence de la personne, nous voyons, en des phases plus élevées du développement de la pensée, se former une articulation entre parties magiquement importantes et parties magiquement indifférentes, une centralisation et une subordination, au sens d’un noyau et d’une écorce de la personne. » (Heinz Werner)
(Le monde magique. Ernesto De Martino. Bartillat 2022)
« … c’est ce pour quoi Râ a fait que chaque dieu descende (…) c’est le phallus de Râ quand il s’accouple avec lui-même ».
« Je suis ce dieu car je suis apparu parmi vous. (…) C’est le sang qui est sorti du phallus de Râ après qu’il en est venu à se couper lui-même. »
(Lettres égyptiennes. Michel Dessoudeix. Actes sud 2025)
Toutes les connaissances des Maquiritares vont ainsi être enseignées aux jeunes gens, jour après jour, matin et soir, à l'occasion de la fête. Il semble que ce peuple (…) ne puisse apprendre sans chanter, ni danser, ne puisse établir les relais de la connaissance de génération en génération, sans l'aide du corps physique de chaque homme.
(L'expédition Orénoque Amazone. Alain Gheerbrant. Gallimard 1952)
… le corps de l'homme est créature de l'espace, et qu'il n'en finit pas, semblable à tout autre corps, d'habiter un vaste creux du vide, de quel côté que ses pieds l'entraînent, semblable à tout autre corps céleste, sans autre marque d'origine que la trace volatile d'incessantes transmigrations, voilà tout.
(Solo d'un revenant. Kossi Efoni. Seuil 2008)
Or, Virocana, le cœur apaisé, s’en alla chez les démons. Il leur annonça cet enseignement : « C’est le corps tout entier qui doit être magnifié, le corps entier dont il faut prendre soin. En magnifiant ici le seul corps, en prenant soin du corps, on obtient les deux mondes, celui-ci et l’autre."
Le Soi, sache-le, est le maître du char,
le corps est le char lui-même,
sache que l'intelligence est le cocher
et le mental, les rênes.
(...) La traduction ne peut rendre compte de ce que dit la langue, du lien linguistique qui lit le maître du char et le cocher. Le char se dit "ratha", le maître du char se dit "rathin", littéralement "celui qui possède un char" - c'est le Soi -, et le cocher "sarathi", littéralement "celui qui est avec le char", mais l'on entend "sa-rathi", soit "celui qui est avec le maître du char, qui a relation avec le maître du char, le Soi".
(Les Upanisad. Alyette Degrâces. Fayard 2014)
... en montrant que toute abstraction s'enracine dans le geste humain, que le sens de la relativité et des valeurs naît de la dextérité première (le comptage et la distinction des doigts), Cushing réconciliait le corps individuel, les techniques, l'intellect et la sociologie, le sauvage avec le civilisé.
(Tenatsali ou l'ethnologue qui fut transformé en Indien. CNRS Editions 2022)
... dans la classification des ontologies qu'a proposée Philippe Descola le totémisme correspond à celle qui conjoint la ressemblance des intériorités et celles des physicalités.
(La caverne originelle. Jean-Loïc le Quellec. La Découverte 2022)
Le brusque "redressement" du mort déclenche une réaction en chaîne comparable à celle d'une explosion. Battements de tambours, femmes qui tombent, délire de l'assemblée... de tous côtés jaillissent des courants d'énergie dégagés par le défunt.
La séduction physique réside en une peau lisse, intacte, enduite à la moindre occasion de beurre de karité (...). Un homme beau, une femme belle se meut sans entrave, marche loin sans fatigue, danse, réagit d'une détente à une attaque.
(Le souffle du mort. Dominique Sewane. Plon 2020)
En tant qu'hommes, revêtir l'habit ne constitue pas réellement une transformation. Il nous faut agir, participer à des tâches communes...
(Solstice païen. Loude, Lièvre, Nègre. Editions Findakly 2007)
Le ciel et la terre sont le père et la mère de tous les êtres. Par leur union, ils forment le corps ; par leur séparation, on retourne à l’origine. Ainsi, qui garde l’intégrité de son corps et de son âme sait s’adapter à toute circonstance changeante.
La terre m’a donné un corps, la vie m’a fatigué, la vieillesse a relâché mon activité, la mort me reposera. Bénie soit la vie et par cela même bénie soit également ma mort !
(Oeuvre complète. Tchouang-tseu. Gallimard 1969)
… le théologème d'une omnivalence féminine doublant la multiplicité des spécialistes masculins (…) les épithètes de Sarasvati (…) la définissent clairement comme pure, héroïque, maternelle (…) le nom complet, triple, d'Anâhita fait évidemment référence aux trois fonctions : « l'humide, la forte, la sans-tache »…
(Mythes et dieux des Indo-Européens. Georges Dumézil. Flammarion)
Les femmes possèdent le contrôle des forces surnaturelles car elles appartiennent au Seigneur du Monde, le Diable, et elles ont des liens avec toute la richesse de l'univers.
Les prêtres donnaient les offrandes à consommer à certains hommes (…). Les malades recevaient ainsi dans leur propre corps la matière de l'offrande (…). Il s'agissait d'hommes contaminés par la force des déesses (…). Etre possédés par l'une de ces maladies signifiait en effet devenir le dépositaire des substances divines.
(Les paradis de brume. Alfredo Lopez-Austin. Maisonneuve et Larose 1997)
… les femmes (…) qui vous regardent mais dont le regard en réalité vous traverse pour se fixer sur celui qui est derrière vous : le démon, l'ange.
(Christophe et son œuf. Carlos Fuentes. Gallimard 1990)
… la « fille de la mer » qui entraîne avec elle, sous la mer, ou dans un lac, l'homme (…) qu'elle a choisi d'aimer. (…) un mythe fort ancien dans lequel la Femme est encore détentrice absolue de la Souveraineté.
… la femme tentatrice et inquiétante parce qu'elle transforme les êtres…
(La tradition celtique. Jean Markale. Payot 1975)
L'histoire de notre plus grand mystère, la légende de la pipe de paix, nous rappelle que lorsque la Femme Bison blanc nous a fait don de la pipe sacrée, elle nous a aussi offert une pierre, rouge et ronde comme la terre, composée du sang vivant de notre peuple.
(De mémoire indienne. Lame Deer et Jean-Jacques Roudière. 2009)
… on reconnaît [les déesses] à leur caractère protecteur et dangereux ; il existe en effet un lien entre elles et les serpents. Isis, par exemple, est à l'origine de la création de l'Elapidé qui mord la jambe de Rê qui lui cause des souffrances intolérables en vue de lui extorquer ses pouvoirs magiques.
(« Dieu » et « dieux » : paradigme naturaliste et septicisme ? Le « faucon » des dieux et le « cobra » des déesses. Sydney H Aufrère. Deus Unicus. Brepols 2014)
Les Germains, écrit Tacite, croient qu'il y a dans les femmes quelque chose de sacré et de prophétique.
(La forêt de Brocéliande. Félix Bellamy. EDR 2016)
... le culte des Mères celtiques, dont on retrouve plein de dédicaces en zone rhénane et ailleurs en Europe.(...) possède la fortune et dispense la fortune celui qui jouit de la protection particulière des Mères.
(Une généalogie des mots. Xavier Delamarre. Errance 2019)
Si tu regardes trop longtemps dans les yeux d’une femme, elle volera ton âme.
(Maunten. Drusilla Modjeska. Au vent des îles 2019)
A l’instar des hommes âgés et des chamanes, les Européens ont la réputation de transmettre leurs pouvoirs aux jeunes hommes en couchant avec leurs épouses, qui sont les médiatrices de la puissance spirituelle. (…) Ils s’assemblent dans la « grande cabane » centrale du village, un bâtiment de 50 mètres de circonférence pouvant accueillir jusqu’à 500 ou 600 personnes.
(L’Amérique fantôme. Gilles Havard. Flammarion 2019)
Ici, le feu n’est pas transmis par les femmes, qui en gardent jalousement le secret. La vulve, détentrice de ce secret, reste fermée, à la différence des versions africaines où le don du feu « libère » la vulve et permet l’union des hommes et des femmes. (…) faute de transmission de l’information, le passage à la culture reste incomplet, conduisant à la mort des femmes et à la régression animale des hommes.
Les donneurs et les preneurs de femmes s’opposent sur l’axe de la vie sociale, comme la terre s’oppose au ciel sur l’axe du monde. Or le feu trouve son origine au ciel et son réceptacle obligé se situe du côté de la terre (…). Parce que la femme sert de médiatrice entre les groupes humains par son intégration dans un système d’échanges et d’alliances matrimoniaux, il lui revient aussi, selon le mythe, d’assumer cette fonction entre la terre et le feu, et donc de s’occuper du foyer.
… quand elles entendirent les hommes chanter et cogner les bâtons de chant, elles craignirent la puissance des rituels que les hommes leur avaient dérobés (…)
Au moment de devenir femmes, elles étaient initiées par leurs pairs à l’art de la magie, apprenant comment apporter la maladie et la mort à ceux qui leur déplaisaient. Aussi les hommes vivaient-ils dans une peur et une soumission permanentes.
(Cosmogonies. Julien d’Huy. La Découverte 2020)
Si le berger se mariait avec la Saurimonde, il devenait le mari d’une sorte de diable…
Tantôt elles font danser jusqu’à ce que mort s’ensuive, celui qui s’est laissé prendre à leurs agaceries, tantôt elles le poussent pour le faire tomber dans l’eau, tantôt les charmantes jeunes filles se transforment en horribles bêtes.
Les soldats de la Vendée (...) avaient une sorte de considération superstitieuse pour certains canons. (...) Ils parurent même, en certaines circonstances, regarder quelques [pièces d'artilleries] comme des espèces de fétiches (...) ils la ramenèrent [un canon nommé Marie-Jeanne] sous le drapeau fleurdelisé, en la couvrant de fleurs et en la faisant baiser par les femmes qui passaient.
(Croyances, mythes et légendes des pays de France. Paul Sébillot. Omnibus août 2002)
La raison d'être d'un "abaton" est de circonscrire, de contenir la puissance d'une entité. (...) Les divinités qui possèdent l'endroit sont en définitive les déesses de l'effroi, filles de la Terre et du brouillard.
"... le bois interdit des jeunes filles invincibles dont nous tremblons de prononcer le nom, et près desquelles nous passons sans regard, sans voix, sans parole, en n'usant que d'un langage, celui du recueillement." (Sophocle)
... si l'antre de Phigalie sert d'abri à Déméter la Noire, les gracieuses nymphes sont honorées dans une grotte obscure à Pirsa, tandis que les jeunes filles Invincibles, terribles déesses dont on hésite à prononcer le nom, occupent un bois charmant peuplé de rossignols à Colone.
Le son de la "salpinx" s'accorde volontiers à la clameur guerrière, éventuellement au fracas des boucliers entrechoqués avec les lances pour se donner du courage: il annonce le déchaînement de la violence à venir et galvanise les troupes: on vénérait d'ailleurs une "Athéna Salpinx" à Argos (...) déesse tonitruante s'il en est.
... les images témoignent du fait que la transe résulte surtout des effets de la musique, des percussions, des cris, de la danse. (...) Il existe selon Françoise Frontisi une distinction clairement genrée: pour les Grecs, la nature féminine, déjà humide, n'a pas besoin de vin pour se laisser envahir par Dionysos.
(Au plaisir des dieux. Adeline Grand Clément. Anacharsis 2023)
Dans certaines cités auraient même oeuvré des putains considérées comme "sacrées" ...
La poitrine de Phryné révèle une présence divine. Impossible dès lors de condamner à mort cette idole vivante de la beauté, sans risquer d'offenser la déesse qui en est l'inspiratrice céleste.
(Débauches antiques. Christian Georges Schwentzel. Vendémiaire 2023)
... un chevalier y est sommé, sous peine de mort, de répondre à la question de savoir ce que désirent réellement les femmes. Une vieille femme laide lui révèle ce qu'une femme désire par-dessus tout, c'est la souveraineté et le pouvoir sur son mari. (...) un rite préhistorique répandu, à travers lequel l'autorité de la royauté sacrée se trouvait confirmée, et qui consistait en l'offrande d'une boisson par une femme au statut particulier.
Elles détenaient peut-être un don exceptionnel dans leur capacité de valider l'autorité d'un souverain. Ni déesses ni conjointes, mais investies d'un pouvoir surnaturel faisant écho délibérément ou dérivé d'une figure de la souveraineté, ces ritualistes avaient pour principale fonction de légitimer la domination et le pouvoir masculins.
... les eaux de la rivière (...) provenaient de la déesse elle-même, émanant littéralement de son corps divin.
(L'archéologie et la mythologie celtique. John Waddell. Sidestone 2022)
Elles essayèrent de nous embrasser sur la bouche, mais celui qui recevait ce baiser était immédiatement pris d'ivresse et se mettait à tituber. (...) Certaines désirèrent même s'unir à nous; deux de nos compagnons s'étant approchés d'elles, ne purent s'en détacher: ils restèrent attachés par le sexe. Ils se fondirent à elles et prirent racine avec elles. (Lucien)
(Utopia. Jean-Louis Poirier. Les belles lettres septembre 2022)
... s'ils tiennent compte de la fertilité différentielle des sols, les Indiens affirment aussi que la durée de vie et la productivité d'un jardin sont autant fonction des aptitudes magiques de la femme qui le travaille que des contraintes écologiques locales.
Lorsqu'une femme joue le personnage de Nunkui dans un "anent", elle opère donc une mise en scène visant au captage des attributs de l'esprit tutélaire, tout en sachant pertinemment que leurs deux essences restent distinguées et que Nunkui ne vient pas s'incarner en elle.
En s'identifiant à Nunkui et en détournant une partie de l'autorité maternelle que celle-ci exerce sur les plantes cultivées, les femmes se représentent leur jardin comme un univers où règne la connivence de la consanguinité. Le peuple du manioc se constitue en enfant paradigmatique...
En s'identifiant à Nunkui, la femme achuar s'approprie de façon putative la relation de maternité entre Nunkui et les plantes cultivées. Nunkui n'est donc pas une terre-mère auprès de laquelle il faudrait quémander des fruits, mais le rapport social qui vient constituer le jardin en un univers de consanguinité.
Pour que la chasse soit possible, il faut donc trouver un modus vivendi avec ces "mères du gibier" et former avec elles une entente tacite.
La liaison postulée entre une femme et Nunkui étant fondamentalement un rapport d'identification, la relation qui s'établit entre cette femme et les plantes qu'elle cultive doit être conçue comme un doublet du rapport de maternité que Nunkui entretient avec ses enfants végétaux. Il en est tout autrement pour la chasse, dont l'effectivité est fondée sur l'interaction de trois éléments: l'homme, les truchements ("mères du gibier" et "amana du gibier") et les animaux chassés. Le rapport de connivence et de séduction que le chasseur entretient avec les truchements est très similaire à celui qui prévaut dans ses relations avec les beaux-frères animaux. Par ailleurs, et à l'inverse du jardinage, la menace cannibale ne provient pas des êtres que l'on consomme, mais de leurs protecteurs, qu'il est donc impératif de ménager. Comme on l'a vu, certains de ces protecteurs ont, à l'égard de leur troupeau animal, une attitude très ambiguë, en ce que leur maternité est littéralement dévorante. (...) alors que Nunkui est un paradigme auquel on s'identifie, les truchements sont des intermédiaires avec lesquels on négocie.
(La nature domestique. Philippe Descola. Editions de la Maison des sciences de l'homme 2019)
... la bonne marche de l'univers appelle inexorablement l'anéantissement du sexe masculin, une "coupure" au contact de l'élément féminin qu'il fécondera. C'est en cela que les morts sont des êtres impuissants, émasculés, tels ces vieux ridés que nous dépeint la geste carnavalesque. Mais "coupure", dans l'acceptation otomi du terme, ne signifie pas disparition définitive. (...) les défunts, une fois revitalisés par l'absorption de nourriture, fertiliseront à nouveau l'univers.
(La moitié du monde. Jacques Galinier. PUF 1997)
Apparemment donc, la force mauvaise du bayja n'est libérée que dans les circonstances où la féminité fait irruption à la fois en sa vie biologique individuelle et en la vie sociale du groupe. (...) c'est dans et par l'espace du rituel que l'ordre naturel se convertit en ordre culturel.
La pesanteur symbolique de la femme, éprouvée comme menace par les hommes, tend à oblitérer l'existence de celui auquel on oublie de penser parce qu'il est trop présent, l'enfant.
... l'espace masculin se trouve contaminé, affaibli, dégradé par le contact avec l'espace féminin. (...) C'est toujours les hommes qui subissent les conséquences. (...) telle est la puissance de la femme, qu'elle est maléfique aux hommes. (...) On ne peut être homme, dirait-on, que contre les femmes. Abolie cette distance et franchie la limite, alors se produit une contagion qui fait l'homme perdre sa qualité, sa masculinité s'effrite: il tombe dans l'espace des femmes.
Est-il absurde de décocher des flèches sur la nouvelle lune, lorsqu'elle glisse par-dessus les arbres? Pas pour les Aché: ils la savent vivante, son apparition dans le ciel fait jaillir chez les kuja le sang menstruel, source possible de malchance pour les chasseurs. Ils se vengent, le monde n'est pas inerte, il faut se défendre.
(Chronique des Indiens Guayaki. Pierre Clastres. Plon 1972)
Viraj est un principe actif (à la fois lumineux et dominateur) féminin (...). C'est une force cosmique au niveau grossier par rapport à l'embryon d'or...
Ainsi il fendit le sommet de la tête et entra par cette porte. Cette porte est appelée "fente" et c'est le plaisir céleste.
(Les Upanisad. Alyette Degrâces. Fayard 2014)
Aé habitait sous terre; on accédait à son village par le petit trou d'une fourmilière semblable à celle de la fourmi tô-ô, qui vit exclusivement dans les endroits venteux. Grâce à une tache de sang, les gens du village avait repéré cette entrée.
(Aimables sauvages. Francis Huxley. Plon 1980)
"Tous les problèmes sont égarés dans le vagin." (...) ils s'approchent des femmes qui se sont accroupies, les encerclent et lancent le cri fameux: "wahahaha..." Ils s'enroulent en spirale autour d'elles de gauche à droite. Le moment se traduit gravement sur les visages. Tous chantent l'hymne du "bélier sans corne". Les deux "mystères" sont visibles: les femmes se serrent dans l'enclos des épaules mâles. L'enceinte des hommes protège leur chœur qui forme une pleine lune.
Cette pratique concerne les fillettes jusqu'à l'âge pré-pubertaire de murayak (onze-douze ans) (...). Il s'agit d'étouffer toute potentialité maléfique en elles, futures génitrices, de chasser définitivement la part maudite de la mère dévoreuse, de détruire la "sorcière"...
"Au lieu de nourrir, procréer, apporter la prospérité", conclut Véronique Bouiller à propos des fêtes féminines dans les hautes castes indo-népalaises, les sorcières "s'insinuent dans leurs victimes, et les rongent de l'intérieur, les font mourir par consomption. Et cette activité de mort s'exerce plus volontiers au sein de la famille conjugale, chez ceux que la femme est censée enrichir par les enfants qu'elle met au monde."
"Elles avaient l'habitude de se réunir, toutes, sous un mûrier et là, elles transformaient chacune à leur tour leur fils en bouc. Ou plutôt en "image de bouc" qu'elles dévoraient. Le lendemain, l'enfant mourait pour une raison quelconque."
(Solstice païen. Loude, Lièvre, Nègre. Editions Findakly 2007)
Elle, la purifiante, qui fut le serpent,
sur laquelle sont les feux à l'intérieur des eaux,
elle qui livre les démons, les insulteurs des dieux...
(Hymnes spéculatifs du Véda. Louis Renou. Gallimard 1956)
Elle était là, debout, resplendissante, rayonnante, scintillante, les Dieux ne purent détacher d'elle leurs pensées. (...) Agni donc lui ravit la nourriture, Soma la royauté, Varuna la souveraineté, Mitra le pouvoir temporel, Indra la force, Brhaspati la gloire brahmanique, Savitar l'empire, Pusan la fortune, Sarasvati la richesse, Tvastar la beauté.
(Mythes et légendes extrait des Brâhmanas. Jean Varenne. Gallimard 1967)
Les « tjimbarkna » sont des démons femelles (…) vécus dans la nuit : elles emprisonnent l’âme de la victime avec un fil, puis elles s’éloignent. L’homme dont l’âme est ainsi prise tombe malade et maigrit à vue d’œil. La nuit suivante, les tjimbarkna reviennent et tirent légèrement sur le fil : alors le malade se lève et peut marcher un peu. Mais la troisième nuit, elles tirent le fil brusquement et la victime meurt.
(Le monde magique. Ernesto De Martino. Bartillat 2022)
… il incarne la perfection de l'être humain dans sa totalité, puisqu'il est à la fois pleinement homme et pleinement femme.
(Musiques et danses dans l'Antiquité. Marie-Hélène Delavaud-Roux. Presses Universitaires de Rennes)
Dans le miroir, je fais face à une étrange chimère: adulte-enfant, et homme-femme, heureux-malheureux dans sa seule certitude: sa solitude.
(Solénoïde. Mircea Cartarescu. Noir sur Blanc 2019)
« Il n’y a plus ni Juif ni Grec, il n’y a plus ni esclave ni libre, il n’y a plus ni homme ni femme ; car vous êtes tous un en Jésus-Christ. » (Epître aux Galates)
(Conversation avec un métis de la Nouvelle Espagne. Serge Cruzinski. Fayard 2021)
Au sommet de la hiérarchie divine et à l'origine des choses, la théologie mithriaque, héritière de celle des mages zervanistes (...), plaçait le Temps infini (Zervan akarana) (...) il était regardé comme ineffable, comme sans nom aussi bien que sans sexe et sans passions.
(Les Mystères de Mithra. Franz Cumont. WW 2023)
La femme, au sens caché de la Bible, c'est le principe femelle vivant en tout homme, au même titre que le principe mâle, et cherchant à s'équilibrer avec lui, c'est la foi s'opposant à l'intelligence et s'obligeant à grandir avec elle. (Il est dit du premier Adam : Dieu le fit mâle et femelle.) Toute l'histoire de l'homme extérieur est dans la conquête de cet équilibre entre les deux principes qui, d'ailleurs, se fortifient d'eux-mêmes en s'opposant, et exigent de l'homme toujours plus de puissance, de jouissance et enfin d'intelligence avant de le transformer en fils de Dieu. Voici les trois faims essentielles réhabilitées dans la vocation agonistique de l'homme. Dieu ne se contente plus de la foi ardente mais peu éclairée des premiers âges, que l'intelligence n'avait pas encore déchirée, fécondée comme un sexe de femme. Les fruits de cette dualité sont lucifériens, c'est entendu, mais qui voudrait renoncer à cette vocation, retrouver l'état amorphe de l'androgyne initial?
(R. Abellio, Heureux les pacifiques,1946, pp. 374-375)
Les églises devant lesquelles les Vattienti se flagellent sont perçues comme autant de sépulcres du Christ mort, dont le corps déposé est entouré de ces cultures féminines éphémères que sont les laureddi. (…) nous sommes ici en présence d’une inversion symbolique des rôles des deux sexes, qui fait que des hommes saignent volontairement une fois par an (…) alors que les femmes reproduisent, au même moment et de manière sui generis, des cultures normalement réservées aux hommes et d’où dépend la continuité de la vie pour toute la communauté.
(Le matin des dieux. Salvatore D’Onofrio. Editions Mimésis 2018)
L'article, à la une, était orné d'une photo d'un médecin souriant, gras à souhait, chauve, en blouse blanche, et semblant sortir en droite ligne d'une publicité de dentifrice… il n'y avait pas de rubrique d'actualités dans le journal. Le reste était exclusivement consacré aux femmes. Mode, mondanités, mariages et fiançailles, activités culturelles, jeux.
(La porte obscure. Philip K Dick. Omnibus 1994)
… à Versailles, comme dans le palais de l'ensorceleuse, on chante, on danse et l'on se divertit, à condition d'avoir sacrifié sa liberté.
(Le jardinier de Versailles. Alain Baraton. Le livre de poche 2006)
Si elles sont mal lunées et chopent un type qui n'est pas sûr de lui, elles le titillent, elles le mettent hors de lui, il raque, et il finit par péter les plombs.
… cette culpabilité diffuse et bourbeuse qu'elle a passé sa vie à essayer de lui inoculer.
(Crémation. Rafael Chirbes. Rivages 2009)
Vous avez transformé les hommes en pédégés, en employés de bureaux, en ouvriers qui pointent à l'usine. Vous avez changé les femmes en ménagères, ces créatures redoutables !
(De mémoire indienne. Lame Deer et Jean-Jacques Roudière. 2009)
Les hommes d'une tribu khasie matrilinéaire de l'est de l'Inde réclament l'égalité des sexes (Le monde 29/12/10) : « C'est uniquement la mère qui s'occupe de son enfant. L'homme n'a même pas le droit de participer aux réunions de famille. Il a contre lui un clan : celui de sa femme, de sa belle-mère et de ses enfants. Alors, il ne lui reste plus qu'à jouer de la guitare, chanter, tomber dans l'alcoolisme et mourir jeune ».
(Halte à la clitocratie. Le canard enchaîné 5 janvier 2011)
Les hommes n'avaient qu'à se débrouiller comme toujours. Les mâles n'ont que ce qu'ils prennent (…) Et parce qu'ils sont la cause de tout, on les envoie aux pires endroits, à la chasse, à la guerre, construire des cabanes pour les enfants (…) Les mâles ne sont utiles que tant qu'ils sont vigoureux. (…) Triste est le sort du malheureux incapable de s'emparer de ce qui lui revient, de se battre pour se faire une place au soleil, de s'exprimer dans la langue du pays, de gagner au jeu ou de manier l'humour pour amortir les chutes. Il n'éveille ni la pitié comme un enfant ni le désir comme une femme…
(Les tribulations d'un lapin en Laponie. Tuomas Kyrö. Denoël)
On raconte que (…) les femmes nartes tenaient jadis l' « assemblée des mères » (…). Nos vieillards racontaient que (…) on [y] parlait de ce qui arriverait aux gens dans l'avenir, on déterminait les évènements qui devaient se passer.
(Mythe et épopée. Georges Dumézil. Gallimard 1995)
Un adage peul dit : « Veux-tu qu'une femme diminue le respect qu'elle a pour toi, ou même cesse complètement de te respecter ? Alors couche avec elle et tu seras largement servi. »
(L'étrange destin de Wangrin. Hampaté Bâ. 10/18 1992)
L'air ambiant est à l'oralité dévorante, la jouissance sans limites. Nous avons glissé vers le matriarcat, comme si la société était un gros sein, dispensateur de tous les biens possibles. (…) Les papas poules sont des secondes mamans, d'où la surconsommation qui est une dépendance addictive qui peut pousser son principe jusqu'à l'effondrement. (…) « Profiter » est un leitmotiv principal. (…) Les slogans publicitaires vous font croire que tout est possible. Ils réduisent l'écart entre la pulsion et le réel. La jouissance conçue comme éternelle de l'enfant s'épanouit lorsque la réflexion disparaît ou n'est pas apparue. L'image domine outrageusement le langage.
(Dominique Barbier. Nexus novembre 2013)
Plus je pensais à Maman, plus je m'éteignais…
Elle n'arrive pas à comprendre qu'un artiste ne parle pas pour ne rien dire et n'écoute pas les bavardages inutiles.
Quand est-ce qu'on sera délivrés du spectre de Maman ? Jamais peut-être.
(Requiem pour un autre temps. Krishna Baldev Vaïd. Infolio 2012)
… on a laissé au père le statut de chef de famille sur un point : le lieu de résidence de la famille. (…) Cet avantage donné au père, si peu contraignant qu'il en devenait symbolique, était destiné à contrebalancer l'avantage réel et énorme que la gestation donne à la mère. Si les choses en étaient restées là, nous ne serions sans doute pas où nous en sommes.
(La notion de limite n'a plus droit de cité. Aldo Naouri. La Décroissance novembre 2014)
Ne te marie que lorsque tu te seras dit que tu as fait tout ce que tu es capable de faire (…) Tout sera gaspillé dans des futilités (…) tu sentiras à chaque pas que pour toi tout est fini, tout sera fermé, à l'exception du salon où tu ne compteras guère plus qu'un valet de cour ou un idiot…
(La guerre et la paix I. Tolstoï. Folio 1972)
… si les pères se comportent comme des mères, ou s'ils cautionnent le pouvoir des mères sans réfléchir à leur propre rôle et à leur pouvoir, cela donne des enfants qui (…) ont l'impression de ne jamais avoir eu l'occasion de rencontrer leur père. Et c'est bien là le problème le plus grave de notre époque.
(Comment paye-t-on les fautes de ses ancêtres ? L'inconscient transgénérationnel. Nina Canault. Desclée de Brouwer 2007)
… avec la mort du père, c'était la famille qui comme un immeuble s'effondrait. Comme un arbre tombait.
(Les chroniques de Zhalie. Yan Lianke. Philippe Picquier 2015)
Essaie-t-il d'être le bon prince comme il l'est toujours, le gentil fi-fils-à-sa-maman ? Ou bien passe-t-il d'une certaine façon d'un état à un autre, tel un clown revêtant ses multiples costumes, jusqu'à ce qu'il se retrouve seul avec l'horizon en toile de fond…
(Candide et lubrique. Adam Thirlwell. L'olivier 2016)
Elle retournera tes faiblesses contre toi. (…) Elle finira par te vider de tout, dignité, amour-propre, énergie, envie de vivre, espoir. C'est un vampire.
(Le coma des mortels. Maxime Chattam. Albin Michel 2016)
Je n 'épouserai un homme que s'il s'est agenouillé devant moi.
(Le mystère de Listerdale. Agatha Christie. Librairie des Champs Elysées 1963)
Les louves aussi sont des mères.
(Antonio Reyes Huertas)
Peu de couples sont aussi malheureux que ceux qui, trop orgueilleux, refusent d'admettre leur échec. (…) Comme elle ne lui demandait rien, pas même de l'affection, elle était la seule femme au monde avec laquelle il se sentît complètement détendu.
(Sans les mains. PD James. Fayard 1987)
… la reine (…) tombée amoureuse de lui, le retient prisonnier dans son château. (…) une femme, détentrice de la Souveraineté, provoque les prouesses de ses prétendants afin de déterminer à qui elle confiera la mise en activité de ses pouvoirs.
… le gouffre où la fille du roi faisait jeter ses amants morts étouffés dans un sac.
… la femme tentatrice et inquiétante parce qu'elle transforme les êtres…
(La tradition celtique. Jean Markale. Payot 1975)
Le Ciel sait, dit le comte, que j'aimerais mieux que mes fils fussent tués (…) plutôt que de livrer (…) ma fille aux mauvais traitements et à sa perte.
(La forêt de Brocéliande. Félix Bellamy. EDR 2016)
Marcuse soulignait déjà en 1963 que l’enfant né dans une famille « permissive » n’en serait que moins capable ensuite de s’opposer au monde tel qu’il va. Il prévoyait l’évolution vers une « société sans pères »…
La perte des limites serait donc, d’une certaine manière, due au rôle prépondérant des mères dans la société contemporaine et à la prétention à l’égalité des sexes.
(La société autophage. Anselm Jappe. La découverte 2017)
Les Germains, écrit Tacite, croient qu'il y a dans les femmes quelque chose de sacré et de prophétique (…). Pendant assez longtemps chez les Gaulois, dit Saint Foix, les affaires civiles et politiques avaient été confiées à un sénat de femmes (…). Plutarque dit qu'un des articles d'Annibal avec les Gaulois portait : « (…) Si quelque Carthaginois se trouve lésé par un Gaulois, l'affaire sera jugée par le Conseil supérieur des femmes gauloises. »
(La forêt de Brocéliande. Félix Bellamy. EDR 2016)
Le monde des maîtresses d'école est encore plus étroit que le nôtre. (...) Elles ne quittent presque pas leur classe, elles y restent entourées de leurs petits subordonnés comme des reines de fourmi potelées et indolentes...
Je n'aurais pas parlé de ces femmes insignifiantes (...) si elles n'avaient été à l'origine de toutes les modes affolantes qui secouent l'école tour à tour: les bocaux avec des algues, les cuillers d'huile et les lavements au Cico soda (...) et combien d'autres toquades dont elles étaient les premières, quand la mode passait à autre chose, à rire et à se demander comment elles avaient pu être aussi bêtes.
Les femmes de ménage ramassent patiemment les éclats multicolores en hochant la tête devant la dinguerie des enseignantes.
De tous les épisodes de ma vie ultra-banale, c'est celui du mariage qui m'a le plus effrayé. Peut-être parce que c'est le seul qui n'aurait jamais dû exister, qui n'a rien en commun avec l'axe de ma vie. Je n'ai jamais voulu me marier et pourtant j'y ai été poussé par une force que j'ai toujours sentie étrangère et hostile. (...) combien pire ça pouvait être de se retrouver marié que pendu!
L'enfant (...) ne peut être pour moi qu'une petite fille. Un garçon expulsé d'un ventre ne pourrait être qu'un monstre mélancolique, digne d'être exposé, de flotter dans un bocal rempli de formol, dans un musée sinistre comme celui de la morgue.
(Solénoïde. Mircea Cartarescu. Noir sur Blanc 2019)
… aux origines du monde, les premiers hommes et les premières femmes demeuraient séparément, de chaque côté d’une rivière. Les uns vivaient de chasse, les autres de la récolte des graines. Un jour, les hommes tuèrent une antilope Springbok. Ils n’avaient pas de feu, car, faute d’attention, ils l’avaient laissé s’éteindre. Ils avaient si faim, et si peu de patience pour rallumer un nouveau feu, qu’ils envoyèrent l’un des leurs en demander au village des femmes. Le messager rencontra un femme près de la rivière ; elle l’invita à la suivre chez elle et lui dit d’attendre qu’elle écrase les graines qu’elle venait de récolter, puis qu’elle lui fournirait du feu. Elle prépara une bouillie à partir de sa récolte et en fit goûter à son hôte. L’homme se régala, et décida d’habiter avec la femme. Les autres hommes restés de l’autre côté de la rivière attendirent longtemps. Finalement, ils décidèrent d’envoyer un nouveau messager. Celui-ci rencontra une autre femme, et ce qui s’était déjà passé se reproduisit. L’homme, rassasié, décida de s’installer. Tour à tour, chaque homme restant fut missionné pour aller quémander du feu dans le village des femmes et tous s’y établirent, convaincus par leur ventre qu’ils étaient au meilleur endroit possible. Finalement, il n’en resta plus qu’un, qui finit par partir dans un pays lointain.
… les femmes commandaient aux hommes, allant même jusqu’à les brimer et gagnant chaque jour un peu plus de pouvoir.
(Cosmogonies. Julien d’Huy. La Découverte 2020)
… comme les hommes que je n’avais pas faits miens (…). Puisqu’ils ne m’appartiennent pas, je ne les torturais jamais.
(La passion selon G.H. Clarice Lispector. des femmes 2020)
"Il faut se méfier du devant d'une femme, du derrière d'une mule, et d'un curé de tous côtés." (...) "Trois choses sont insatiables, les prêtres, les femmes, la mer."
La châtelaine de la Loyère en Loutehel (...) s'en allait toujours escortée de deux énormes chiens qu'elle lançait sur les gens qui lui déplaisaient…
Les soldats de la Vendée (...) avaient une sorte de considération superstitieuse pour certains canons. (...) Ils parurent même, en certaines circonstances, regarder quelques [pièces d'artilleries] comme des espèces de fétiches (...) ils la ramenèrent [un canon nommé Marie-Jeanne] sous le drapeau fleurdelisé, en la couvrant de fleurs et en la faisant baiser par les femmes qui passaient.
(Croyances, mythes et légendes des pays de France. Paul Sébillot. Omnibus août 2002)
... pour séduire leurs femelles, les mâles construisent des tonnelles végétales qu'ils décorent d'objets soigneusement sélectionnés par couleurs (...). Les femelles choisissent de préférence les mâles qui élaborent les dispositifs les plus grands, les mieux construits et les plus ornés...
(La caverne originelle. Jean-Loïc le Quellec. La Découverte 2022)
Tamurt, la terre, est une mère qui engloutit ou dévore tout à l'image de la truie ou de la chatte dévorant ses bébés dans l'imagerie populaire...
(Une mythologie berbère. Hassane Benamara. L'Harmattan 2022)
"Pourquoi réserver notre sperme à un unique amour qui nous condamne, à tous les coups, au chagrin et aux soucis?"(Lucrece, De rerum natura)
... Ovide délivre ses conseils aux femmes qui veulent séduire un homme. (...) porter des vêtements qui mettent en valeur la silhouette et dévoilent certaines parties du corps (...) "c'est vers une troupe de brebis que va la louve pour trouver une proie à saisir".
(Débauches antiques. Christian Georges Schwentzel. Vendémiaire 2023)
Peu après apparaissaient sur la place sept ou huit vieilles femmes peintes en noir et en rouge portant en sautoir des colliers de dents humaines. Elles s'avançaient en dansant, chantant et tambourinant sur des vases qu'elles venaient de peindre et où elles s'apprêtaient à recueillir le sang et les entrailles du mort.
A peine le prisonnier s'était-il abattu que les vieilles femmes se précipitaient pour recueillir son sang et sa cervelle dans une calebasse et le boire tout chaud. La femme que l'on avait donnée au prisonnier s'approchait du corps et versait quelques larmes qui n'avaient, du reste, qu'un caractère purement rituel, car, par la suite, elle ne montrait aucun chagrin et était la première à goûter de la chair de son époux. (...) Elles léchaient la graisse qui coulaient sur les bâtons du boucan et exprimaient leur satisfaction en répétant constamment Ygatou, "c'est bon". Certaines femmes allaient jusqu'à s'oindre le visage, la bouche et les mains avec la graisse du mort et à lécher tout le sang qu'elle trouvait. (...) La langue, le cerveau et quelques autres parties du corps étaient réservés aux jeunes gens, la peau du crâne aux adultes et les organes sexuels aux femmes.
En règle générale, les vieilles femmes se montraient plus avides de chair humaine que les hommes.
"... les femmes accourent aussitôt et, horreur, dévorant avec avidité ses membres raidis par la mort et encore tièdes, le déchirent d'une façon qu'on ne peut décrire." (Annuae litteroe)
(La religion des Tupinamba. Alfred Métraux Puf 2014)
La raison d'être d'un "abaton" est de circonscrire, de contenir la puissance d'une entité. (...) Les divinités qui possèdent l'endroit sont en définitive les déesses de l'effroi, filles de la Terre et du brouillard.
"... le bois interdit des jeunes filles invincibles dont nous tremblons de prononcer le nom, et près desquelles nous passons sans regard, sans voix, sans parole, en n'usant que d'un langage, celui du recueillement." (Sophocle)
(Au plaisir des dieux. Adeline Grand Clément. Anacharsis 2023)
... sa beauté attire cinq prétendants, qu'elle repousse en les mettant chacun au défi d'accomplir une tâche impossible.
(L'aube des mythes. Julien d'Huy. La Découverte 2023)
"Au lieu de lui rendre sa femme, qu'il venait chercher, ils ne lui en ont montré que le fantôme: car il manqua de courage, comme un musicien qu'il était. (...) Les dieux, indignés de sa lâcheté, ont permis enfin qu'il pérît par la main des femmes."
... une multitude de gens dont la présence dans les cités n'aura plus d'autre objet que les besoins superflus (...) les fabricants d'articles de toute sorte et spécialement de toilette féminine.
(Platon)
(...) le rapport étroit de subordination qui régit le statut de gendre semble individualiser sa présence et gommer l'autonomie de la cellule familiale dont il est le pivot. En ce sens la position d'un gendre dans la maisonnée achuar se rapproche beaucoup plus de celle d'un parent satellite non marié que de celle d'un chef de famille ordinaire: il apparaît plutôt comme une sorte d'extension de la famille de sa femme que comme l'axe d'une deuxième famille juxtaposée à celle-ci.
Plus encore qu'un espace d'où sont exclus les hommes, le jardin est un espace d'où sont exclus les autres: domaine féminin, certes, mais domaine exclusif d'une seule femme.
C'est dans le jardin que les femmes accouchent, engendrant périodiquement de nouveaux êtres humains là où, quotidiennement, elles reproduisent des êtres végétaux.
... alors qu'un homme temporairement sans femme ne possède aucune autonomie alimentaire, car il serait impensable qu'il aille lui-même jardiner et préparer sa nourriture, une femme temporairement sans homme peut subsister fort commodément grâce aux récoltes de son jardin et aux petits animaux qu'elle-même et ses enfants ramassent.
(La nature domestique. Philippe Descola. Editions de la Maison des sciences de l'homme 2019)
Ainsi, à partir du moment où un homme se trouve compromis dans un rapport sexuel avec une femme, il est menacé dans son intégrité physique par ce double masculin d’elle-même.
(La moitié du monde. Jacques Galinier. PUF 1997)
Malgré le mouvement d'émancipation de la femme, on constate que, au moins sous ses aspects extérieurs, la beauté occupe toujours la même place chez la femme bandjoun et résiste à toute évolution. Les femmes continuent à jouer de l'attrait que leurs corps suscitent chez les hommes. La libération des moeurs n'a pas changé les rapports de séduction. (...) le capital économique de l'homme s'échange contre la beauté de la femme.
"L'homme quittera son père et sa mère pour s'attacher à sa femme." (Bible de Jérusalem, Genèse 3, verset 24)
(Ethnosociologie du corps dans les pratiques et les rituels chez les Bandjoun de l'ouest-Cameroun. Raymond Charlie Tamoufe Simo. Connaissances et savoirs 2017)
Lorsque j'arrive, un homme lave le plancher tandis que trois femmes bien rondes (...) restent tranquillement assises sur les chaises.
(Corps rituels. Agnieszka Kedierska Manzon. Maison des sciences de l'homme 2023)
Fondre en larmes devant son épouse: comble de la honte pour un homme. "Vers qui se tournera-t-elle en cas de malheur?" S'il est incapable de se retenir, il part seul dans la brousse et s'assoit sous un arbre, où personne ne pourra le voir.
(Le souffle du mort. Dominique Sewane. Plon 2020)
... la mort attendait l'esclave qui levait les yeux sur une femme née libre.
(Les Arabes des marais. Wilfred Thesiger. Plon 1983)
... les mois passés loin de sa femme avaient calmé son courroux, il n'était plus "sans corps", hors de lui…
(Chronique des Indiens Guayaki. Pierre Clastres. Plon 1972)
C'est pourtant à partir de 1861 que les lois ancestrales représentées par l'autorité patriarcale et le gouvernement local imposé par la tradition commencent à être minés, par l'Eglise d'abord, puis par l'Etat. (...) Au régime patriarcal succède le régime théocratique, représenté surtout par le prêtre.
Très peu de filles pourtant vont à l'école officielle, car, en général, elles suivent les cours des "mères".
(Les barrières de la solitude. Luis Gonzalez. Plon 1982)
"Elle peut se dire que ça fait partie de ma puissance, avoir peur, me fuir ou tenter de me nuire."
(Vaudou. Philippe Charlier. Plon 2022)
Les anciens (...) me confient combien, dans leur jeunesse, ils redoutaient les aînés et cette surveillance permanente que le groupe, par l'intermédiaire des femmes et des enfants, exerçait sur chacun.
Et c'est étrangement le chœur des femmes, dont les enfants sont les témoins omniprésents - yeux et oreilles perpétuellement en éveil, iglous libres d'accès, accessibles à tous - qui assure en permanence la bonne observation des règles.
Je songe à la crainte que ces hommes si violents ont de leurs femmes. Est-elle due au pouvoir qu'elles pourraient prendre sur eux? Et est-ce bien elles qu'ils fuient sexuellement à travers les fêtes collectives?
(Les derniers rois de Thulé. Jean Malaurie. Plon 1989)
Une nouvelle religion féministe américaine est ainsi née, dont le premier article de foi, comme l'écrit Mona Ozouf, est "qu'il y a un "nous" féminin, collectivement identifiable comme victime. Toute femme est une victime, tout homme est un bourreau."
... ce mot d'Antoinette Fouque disant, à propos de la découverte de la contraception, que les femmes ont transformé un progrès technique en un mouvement de civilisation (...), qu'elles ont "fait muter une révolution "chaotique" en un élan "évolutionnaire" permanent et infini".
(Du héros à la victime: la métamorphose contemporaine du sacré. François Azouvi. Gallimard 2024)
Quand dans la femme il verse sa semence, il fait naître. C'est pour lui la première naissance.
Il devient un avec le corps de la femme, simplement comme un de ses membres. C'est pourquoi il ne la heurte pas.
(Les Upanisad. Alyette Degrâces. Fayard 2014)
... au commencement du monde, juste après que Mair eut créé des hommes et des femmes en les tirant du wirapirang, l'arbre à bois rouge (...), les hommes dormaient étendus dans leurs hamacs. Les hommes étaient alors pareils à des enfants, aucun n'avait de pénis, pas même Mair.
Les Urubu aussi craignent les femmes (...) ils sont jaloux du pouvoir créateur de celles-ci; ils le redoutent autant que leur attrait sexuel, qui peut rendre un homme oublieux des valeurs sacrées. La dureté est à la fois une évocation de la vertu masculine et du pénis en érection: mise au service des femmes, la dureté virile devient mollesse, l'homme perd sa force. Les femmes, intrigantes et curieuses, sont toujours la cause d'une déchéance qui rabaisse l'homme des hauteurs spirituelles au niveau de la vie physique. D'un point de vue masculin, il est donc parfaitement juste que la mythologie soit pleine de mises en garde contre les femmes et tout ce qu'elles représentent.
Il est facile de devenir père, mais plus dur de le rester.
... le héros doit s'endurcir pour affronter le monde: s'il s'y risque et qu'il échoue, il n'aura rien fait d'autre que s'user lui-même jusqu'à la mort. En fait, le héros malheureux est changé en pierre...
... il tombe et on l'achève d'un coup sur la tête. A cet instant, les femmes se précipitent sur lui pour recueillir la cervelle, tremper leurs doigts dans le sang et le lécher tout chaud; elles encouragent les enfants à suivre leur exemple (...). Les mères qui allaitent se barbouillent les mamelons de sang pour que leurs nourrissons aient part à la jubilation générale.
(Aimables sauvages. Francis Huxley. Plon 1980)
Il n'y a pas d'alliance avec les femmes:
elles ont des cœurs de chacal.
Il est à la fois leur père et leur fils,
à la fois leur aîné et le plus jeune.
Le dieu unique est entré dans la conscience;
né en premier, il est encore à l'intérieur de la matrice.
(Hymnes spéculatifs du Veda. Louis Renou. Gallimard 1956)
... quelques dieux ont une épouse; mais pour le rite, il y a la masse indistincte des "épouses des dieux".
... la sœur intervient de façon discrète, mais décisive et indispensable dans les rites qui jalonnent la vie de son frère. Elle noue autour de son frère des liens réels et symboliques qui créent sur sa personne des limites protectrices.
... tous les autres éléments de la cérémonie traduisent une dissymétrie entre ces deux partenaires: c'est la sœur qui, par un geste qu'elle seule peut accomplir, exécute un rite destiné à produire, pour son frère, des effets bénéfiques visibles et invisibles. Ce que le frère donne en échange n'est pas du même ordre: (...) ces biens donnés par le frère n'ont d'autre valeur que leur utilité intrinsèque.
... c'est la fonction sacerdotale de la sœur que de défaire le nœud qui attache son frère à l'épouse qui vient de lui être donnée (...). Le frère retrouve (...) la liberté de mouvement sans laquelle la vie pratique serait impossible, mais à cette nécessité matérielle on obéit de telle sorte que le nouvel époux puisse s'enfermer dans ses propres contours. (...) la sœur met son frère en état d'emplir les obligations rituelles d'un père envers son jeune fils...
... nous trouvons des formules d'hymnes et de prières, des esquisses et des condensés de mythes, des ébauches de métaphores poétiques qui nous permettent de construire l'image d'une sœur qui, par les liens qu'elle leur offre ou leur impose, dessine pour les hommes les limites qui définissent leur personne et, par là même, la rendent continue et cohérente.
"Raka est celle qui coud la couture de l'homme, la couture qui est sur son pénis. Des fils mâles naissent à celui qui sait ainsi."
"C'est la veine qui passe sur le dessus du pénis et va jusqu'à l'anus; la déesse Raka fait que cette veine soit cousue solidement."
Ce que cette divinité sœur fait sur le sexe des hommes mortels nous livre le sens de ce que les sœurs humaines font sur la vie de leurs frères quand elles les entourent de liens: la sœur empêche le frère de s'éparpiller, et notamment d'éparpiller son énergie virile...
"Ce qui est impossible: des scribes qui ne soient pas méchants, un feu froid, un corps exempt de maladie, un médecin qui fait du bien, une femme vertueuse".
(Le jumeau solaire. Charles Malamoud. Seuil 2002)
… « le combat des reines » une pratique rituelle observée encore de nos jours dans le Val d’Aoste en Italie, dans le Valais en Suisse ou en Savoie en France, où la vache qui a fait rompre ses partenaires conduit le troupeau dans l’alpage.
(Les gravures rupestres du Bego. sldd Henry de Lumley. CNRS Editions 2024)
… on évoque les « six jours et sept nuits » d’amour de Enkidu, le double sauvage de Gilgamesh, avec la Courtisane Lajoyeuse (…). Les dieux l’avaient envoyée auprès de Enkidu pour qu’elle le civilise par le sexe. Pour qu’il puisse devenir pleinement homme et contrer l’hybris sexuelle de Gilgamesh, il a fallu également que la nudité de Enkidu soit couverte par un vêtement et que son corps soit enduit d’onguents ; et surtout, il a fallu qu’il mange le pain levé et boive la bière fermentée…
Vivement contrarié, [le dieu Enlil] enlève de la maison de Humbaba ses splendeurs terrifiantes et en fait don respectivement à sept entités ainsi sacralisées : au champ, au fleuve, à la montagne, au lion, au roseau, au palais, à la déesse Nungal.
Alors que Enkidu, l’être-humain sauvage, n’avait pas dormi pendant « six jours et sept nuits », en commençant par la sexualité son parcours de civilisation, Gilgamesh, qui avait hiberné plusieurs fois, échoue à l’« épreuve du sommeil » (…). Le sommeil du héros a souvent des conséquences désastreuses (…). [Ulysse] sera alors contraint par sa femme – dans une sorte de vengeance féminine – à raconter la prophétie de Tirésias, ce qui l’obligera à reprendre le voyage...
Ainsi, le cycle festif du nouvel an est délimité, comme en Iran, par un geste féminin de simulation de l’activité masculine (le fait d’ensemencer) et par la libération symbolique des maux de la saison qui vient de s’écouler.
« Isis, l’efficace, la protectrice de son frère, (…) relevant ce qui était affaissé pour Celui-dont-le-cœur-défaille ; extrayant sa semence, créant un héritier... » (Stèle C286 du Musée du Louvre)
… c’est la vie qui s’affirme, au moyen des pouvoirs féminins. Dans le mythe, c’est grâce aux arts magiques d’Isis qu’Osiris, bien qu’en morceaux et sans membre viril, récupère pleinement sa fonction masculine : comme dans une procréation médicalement assistée, il est le père posthume d’Horus (…). Dans le rite, ce sont généralement les femmes qui arrosent les pousses qu’elles ont semées...
Alciphron (…) compare Adonis aux amants, avec lesquels on boit et on s’amuse à l’occasion des fêtes en l’honneur du dieu : « Tâche de venir avec un jardin et une poupée, amène aussi ton Adonis, celui que tu cajoles en ce moment... ».
(Le matin des dieux. Salvatore D’Onofrio. Editions Mimésis 2018)
… selon la règle de résidence, les maris ne séparent pas les femmes les unes des autres et ainsi, la mère de plusieurs filles règne sur une maisonnée importante et prospère.
La relation entre frères et sœurs est la plus étroite qui soit entre sexe opposé. (…) Une fille plus âgée que son frère devient une de ses « mères ».
(La danse de l’araignée. Alexander Alland. France Loisirs 1984)
« Parmi les sentiments naturels que ces gens conservent fidèlement, il faut distinguer le respect, la soumission, la tendresse qu’ils montrent toujours pour leur mère… La plus grande injure qu’on puisse dire est le trop fameux : « sahr sa ndeï (par les parties génitales de ta mère). » (baron Roger)
Pendant six ou sept années, le pagne des femmes domine l’horizon du jeune lébou (…). L’enfant choyé (…) sera un homme réservé vis-à-vis des jeunes filles, même dans ses invites les plus pressantes.
La mère donne la parenté fondamentale – celle dont on dit que « c’est le lait qui la fait » ; elle inscrit son enfant, d’une manière immédiate, dans un segment social primordial (…). Mais la femme lébou est encore davantage : un chaînon entre les deux groupes claniques alliés par son mariage. Elle apparaît comme l’un des éléments permettant de maintenir la structure sociale…
C’est à partir [de la femme] que se tisse le réseau des relations cordiales et coopératives entre clans, tellement importantes dans le cas d’une société comme celle-ci, où le pouvoir reste diffus.
Il me fallut du temps (…) pour en savoir un peu plus sur « Nyon Néa ». Mère des initiés, elle les engloutit pour de nouveau les mettre au monde. Elle détruit des enfants, elle accouche d’hommes adultes socialement armés. Mais en public, habile à la danse, elle redevient la femme agréable, humble et douce que chaque homme souhaite tenir sous son ombre.
(Afrique ambiguë. Georges Balandier. Plon 1957)
« Je suis celle qui t’a créé, je suis celle qui t’a envoyé. (…) Le poison est mort grâce aux paroles d’Isis la Grande, la Maîtresse des dieux, qui connaît Râ par son propre nom. »
« … j’entendrais sa voix, furieuse, et je redeviendrais un enfant du fait de la crainte qu’elle inspire. »
(Lettres égyptiennes. Michel Dessoudeix. Actes sud 2025)
Tout autour du globe et dans les peuplements, les villes, les grandes cités du fer et de la pierre, les gens se retirent dans leurs petites coquilles, leurs pièces d’habitation (…), petits aquariums dorés, (…) et nul ne peut étendre son intérêt, d’aucune façon, par-delà cette pièce (…) et c’est peu étonnant qu’ils se tiennent unis si lâchement, et peu étonnant que dans la sèche anxiété de son désespoir, une mère veuille assujettir à ses griffes de rapace, à sa bouche de vampire l’âme vaillante son fils, et le vider de sa substance...
… quelque chose de l’amour qu’on porte dans les classes moyennes au produit qui sait faire sa publicité dans les magazines féminins...
(Louons maintenant les grands hommes. Agee/Evans. Plon 2017)
… dans le Nord-Est de la Sibérie, chez les Tchouktches notamment, les hommes-chamanes affectent de devenir progressivement des femmes et finissent par se comporter entièrement comme telles et (…) dans les récits de l'Amérique du Nord, (…) le sorcier civilisateur qui commence sa carrière sous un déguisement rituel, reçoit de son initiateur le don suivant, qui n'est certes pas considéré comme une tare par le récitant ni par les auditeurs : « Aie des règles, comme les femmes ! »
(Romans de Scythie et d'alentour. Georges Dumézil. Payot 1978)
Tous les êtres, divins ou terrestres, doivent leur constitution à une déesse originelle, aquatique, chaotique, monstrueuse. Sa nature initiale a été conservée dans la partie inférieure du cosmos, la partie supérieure ayant pour sa part acquis des caractéristiques masculines.
Les dieux du haut et du bas étaient des fragments du corps divisé de la déesse, et leur union était une violation de la séparation originelle.
(…) de l'union des dieux du ciel et de l'inframonde naquit le cours du temps.
La mort appartient elle aussi au domaine du froid et de l'humide et elle est régie par le principe féminin. Le Soleil, qui est masculin et symbole de vie, doit périr un jour à cause d'un déluge. En revanche, la Lune – qui gouverne la vie et la mort par le biais de ses renaissances périodiques – rend éternel le principe féminin.
(Les paradis de brume. Alfredo Lopez-Austin. Maisonneuve et Larose 1997)
Elle n'arrive pas à comprendre qu'un artiste ne parle pas pour ne rien dire et n'écoute pas les bavardages inutiles.
(Requiem pour un autre temps. Krishna Baldev Vaïd. Infolio 2012)
La couvade sud-américaine est typiquement fondée sur la croyance de l'existence d'un lien puissant entre le père et l'enfant, lequel empêche le premier de faire quoi que ce soit pouvant nuire au second, jusqu'à ce que celui-ci soit assez fort pour supporter la tension ou échapper au danger.
(Ecrits d'Amazonie. Alfred Métraux. CNRS Editions 2013)
... dissocier, pour la reine, sa dimension humaine de sa dimension divine, là où elles fusionnent pour le roi...
(Dieux et hommes, modèles et héritages antiques, volume I. Jacques Bouineau. L'Harmattan 2018)
Cette profusion constitue un défi lancé à l’éthique locale de partage. (…) on le somme de distribuer ses biens. En les gardant pour lui, il viole une des règles les plus élémentaires de la sociabilité. L’enjeu dépasse celui de la générosité ; c’est aussi parce que la masculinité est symboliquement associée, chez les Sioux, à l’immatérialité, que les convenances exigent du riche voyageur qu’il se défasse de ses effets et les distribue autour de lui.
A l’instar des hommes âgés et des chamanes, les Européens ont la réputation de transmettre leurs pouvoirs aux jeunes hommes en couchant avec leurs épouses, qui sont les médiatrices de la puissance spirituelle. (…) Ils s’assemblent dans la « grande cabane » centrale du village, un bâtiment de 50 mètres de circonférence pouvant accueillir jusqu’à 500 ou 600 personnes.
(L’Amérique fantôme. Gilles Havard. Flammarion 2019)
... une distinction entre magie savante (pratiquée surtout par les hommes) et magie quotidienne (pratiquée surtout par les femmes) s'est lentement établie dans les consciences.
(La sorcellerie chez les Hébreux. Michaël Martin. Contes et légendes août 2019)
… la Terre femelle possédait-elle au Paléolithique un pendant masculin dans le ciel ? La répartition différenciée des phallus et des vulves pourrait notamment illustrer une opposition entre le mobile, le léger – l’art mobilier, le ciel – et le lourd, le difficile, voire impossible à porter – l’art pariétal, la Terre.
« … le geste devenu pour nous insignifiant d’enflammer un combustible en approchant une allumette perpétue, jusqu’au cœur de notre civilisation mécanique, une expérience qui, pour l’humanité entière jadis et de nos jours encore pour d’ultimes témoins, fut ou reste investi d’une gravité majeure, puisqu’en ce geste s’arbitrent symboliquement les oppositions les plus lourdes de sens qu’il soit donné à l’homme de concevoir, entre le ciel et la terre dans l’ordre physique, entre l’homme et la femme dans l’ordre naturel, entre les alliés par mariage dans l’ordre de la société. » (Lévi-Strauss 1971)
(Cosmogonies. Julien d’Huy. La Découverte 2020)
... ce groupe de guerriers composé principalement de jeunes hommes célibataires sans terres, reflète de manière romancée une institution masculine autrefois très répandue dans le monde indo-européen.
(L'archéologie et la mythologie celtique. John Waddell. Sidestone 2022)
... la fonction sociale du sorcier est d'enfreindre les lois de la nature dans l'intérêt de la collectivité à laquelle il se rattache. A ce titre, il ne saurait s'y soumettre totalement lui-même, et un chamane particulièrement puissant ne peut se rattacher pleinement aux catégories naturelles que sont le sexe masculin ou féminin.
(Mythologie comparée eurasiatique des Tchouktches. Alexandre Avon. L'Harmattan 2022)
Mettre au monde des enfants était le devoir de l'épouse, tandis que le mari assurait, de son côté, la défense de la cité. Deux missions également risquées: la femme qui meurt en couches peut être comparée à l'homme tué alors qu'il défend sa patrie.
(Débauches antiques. Christian Georges Schwentzel. Vendémiaire 2023)
Ainsi, depuis des millénaires, Orion poursuit les Pléiades comme une parallèle en poursuit une autre: jamais éloignée mais toujours séparée.
(L'aube des mythes. Julien d'Huy. La Découverte 2023)
Parmi les conjointes possibles, la femme désirable se définira tant par cette vertu d'acquiescement tacite aux obligations de sa charge que par sa conformité aux canons indigènes de la beauté physique. Symétriquement, et pour une femme, le "penke aishmank" ("l'homme complet") est celui qui non seulement satisfait les besoins biologiques de son épouse (sexuels et carnés), mais aussi qui contribuera, par sa prééminence dans la guerre, à établir le prestige de sa maisonnée tout entière.
... la division achuar de la division du travail n'engendre ainsi aucune conception d'une disparité hiérarchisée entre les sexes. Non seulement le jardinage n'est pas dévalorisé par rapport à la chasse, mais la capacité des femmes de se reproduire symboliquement comme cultivatrices est largement indépendante du contrôle masculin. (...) Divisés par les configurations idéelles de leurs pratiques respectives, hommes et femmes se rencontrent néanmoins dans les espaces complémentaires où ces pratiques se réalisent, en forêt, dans la conjonction immédiate d'une quête pimentée d'érotisme, et au jardin, dans la conjonction successive des étapes qui mènent à la domestication végétale.
La pratique quotidienne des Achuar confirme pleinement cette idée qu'il existe une correspondance entre les modes de traitement de la nature et les modes de traitement d'autrui. (...) la distinction entre la chasse et le jardinage s'alimente d'une opposition entre deux types de sociabilité: le maternage consanguin exercé par les femmes sur les plantes cultivées et la séduction affinale du gibier à laquelle s'emploient les hommes.
(La nature domestique. Philippe Descola. Editions de la Maison des sciences de l'homme 2019)
La mort de l’homme dans sa partenaire va engendrer une nouvelle naissance, car deux êtres vont, pour un temps, cohabiter dans le même corps féminin.
… les femmes possèdent le contrôle des forces surnaturelles. Elles ne font qu’un avec le Maître du monde, le diable, accumulant ainsi en elles toute la richesse de l’univers. (…) cette surpuissance met en péril la cohésion de la société, de l’ordre communautaire, dont les hommes sont garants.
(La moitié du monde. Jacques Galinier. PUF 1997)
... une unité familiale élargie se dit, en dialecte local, "Mvam = ventre" terme systématiquement employé pour exprimer l'idée de branche familiale ou de souche dans le partage de terres. L'enfant sorti du ventre de sa mère appartient aussitôt à un autre ventre, d'où l'importance des pratiques corporelles et des représentations relatives à l'attache du cordon ombilical "Ntoün" qu'est le nombril situé exactement au milieu du ventre. (...) S'agissant du placenta, il se présente comme une substance nourricière, unissant charnellement et vitalement la mère et l'enfant, avant que celui-ci fasse son entrée d'une part dans la société des hommes au sens générique du terme, d'autre part dans l'univers de la culture ordonné par les hommes au sens masculin du terme.
Dans un tel contexte culturel, on comprend que l'enterrement de ce "noyau = Ntoün" ou du placenta, continue d'être une tradition particulièrement signifiante.
(Ethnosociologie du corps dans les pratiques et les rituels chez les Bandjoun de l'ouest-Cameroun. Raymond Charlie Tamoufe Simo. Connaissances et savoirs 2017)
Une mission catholique installée chez les Shilluk au sud du Soudan perdit jadis tous ses fidèles le jour où les missionnaires ne tinrent pas compte du refus des garçons de bousiller les murs intérieurs d'une maison: selon la tradition, seules les femmes étaient autorisées à faire ce travail.
(Les Arabes des marais. Wilfred Thesiger. Plon 1983)
Dans l'union, l'homme ensemence. Il est comme un génie de l'eau qui fait pleuvoir l'eau fécondante sur la terre et la femme, sur les graines des semailles. Ainsi se trouvent liés l'acte agricole et l'acte conjugal.
L'homme actuel est le chacal creusant la fourmilière, à la poursuite de la fourmi, avatar de la Terre. La femme est la mère incestueuse qui s'avoue finalement vaincue par plus fort qu'elle et qui s'unit à son fils.
En parlant à une femme on la féconde. Ou du moins en introduisant en elle un germe céleste, on la met en état d'être humainement fécondée.
Le même verbe, qui prédisposait les matrices à l'union, attirait les hommes dans les plis du pagne dont chaîne et trame enserraient dans leurs fils les paroles des huit ancêtres.
Donc l'enfant arrive au monde nanti de deux principes de sexes différents (...). Pratiquement, la société, par anticipation, lui reconnaît dès l'abord le sexe qu'il porte en apparence. Toutefois, par des détails du symbolisme, l'androgynie spirituelle reste présente.
(Dieu d'eau. Marcel Griaule. Fayard 1966)
S'ils restent sur place, la misère sera leur compagne et personne d'autre puisque les femmes s'en vont.
Elles se contentent de tuer en paroles, laissant aux hommes le soin des actes.
(Les barrières de la solitude. Luis Gonzalez. Plon 1982)
Le passage, clairement indiqué dans le mythe, de l'animalité à l'humanité s'opère donc par l'abandon de l'habitat pré-humain, du terrier, et par l'ascension de l'obstacle qui sépare le monde animal inférieur (le bas) du monde humain de la surface (le haut): l'acte de "naissance" des premiers Guayaki fut une montée qui les sépara de la terre. (...) La femme hisse l'enfant, l'arrachant ainsi à la terre où il était laissé à gésir: métaphore silencieuse de cet autre lien que l'homme a tranché, il y a quelques instants, de son couteau de bambou. La femme libère l'enfant de la terre, l'homme le libère de sa mère. Texte et image, le mythe d'origine et le rituel de naissance se traduisent et s'illustrent l'un l'autre, et les Guayakis, pour chaque nouveau-né, répètent sans le savoir le discours inaugural de leur propre histoire dans ce geste qu'il faut lire comme on écoute une parole.
... un lien nouveau (...) qui unit l'homme au nouveau-né et qui, d'un époux d'une femme, fait le père d'un enfant. C'est de sa présence qu'émane l'aura plus vive de danger qui fait l'angoisse envahir l'âme du père, et celui-ci entrer en lice dans les fourrés obscurs.
... ce soir, ils ne font plus partie du groupe, ils n'appartiennent plus au monde des femmes, ils ne sont plus à leur mère; mais ils ne sont encore des hommes, ils ne sont de nulle part, (...) frontière sacrée entre un avant et un après pour ceux qui vont à la fois mourir et renaître.
Tant qu'on n'est pas initié, tant qu'on ne porte pas le labret, on n'est qu'un embogi, un pénis. Mais c'est justement à partir du moment où, porteur de labret, le jeune homme passe au groupe des betagi et cesse d'être embogi, c'est alors précisément qu'il peut se servir de son pénis et séduire les femmes (...) l'homme, c'est son sexe, et le moment où un kybuchu n'est plus qualifié par son pénis, c'est bien celui où l'on reconnaît qu'il en a un. Double et même dissimulation du langage qui nomme la chose absente et la masque présente: on est un pénis tant qu'on n'en a pas, on cesse de l'être dès qu'on en possède un.
Là-même gît le secret, et le savoir qu'en ont les Indiens: l'excès, la démesure sans cesse tentent d'altérer le mouvement des choses, et la tâche des hommes, c'est d'oeuvrer à empêcher cela, c'est garantir la vie collective contre le désordre. On ne peut être à la fois enfant et adulte, kybuchu et séducteur de femmes, c'est l'un ou l'autre, l'un après l'autre, d'abord on est Pénis, ensuite Labret: on ne doit pas laisser les choses se confondre, les vivants ici, les morts là-bas, les enfants d'un côté, les initiés de l'autre.
... sans cette lutte des hommes contre les femmes qui voit la défaite de ces dernières, sans tout cela l'initiation ne serait pas complète.
Chachugi a craint de devenir une grande personne, une Aché véritable, elle a voulu rester "femme nouvelle".
Mais est-ce possible cela, n'être ni une personne de l'arc, ni une personne du panier? (...) Il ne pouvait plus se déployer pour lui, cet univers neutre. Quand on est adulte, c'est l'un ou l'autre, homme ou femme, arc ou panier; rien entre les deux, pas de tierce possibilité.
(Chronique des Indiens Guayaki. Pierre Clastres. Plon 1972)
On sait que les filles se disputent tous les mâles qu'un dieu, il n'importe lequel, anime et rend puissants.
(Les Immémoriaux. Victor Segalen. Points 1985)
Si quelqu’un a le désir du monde des femmes, par sa seule intention surgissent les femmes. Et associé au monde des femmes, il se réjouit.
Il devint aussi grand qu'une femme et un homme étroitement enlacés. Il coupa ce même corps en deux: alors advint l'époux et l'épouse. C'est pourquoi Yajnavalkya dit: "Ce qui est à soi est comme la moitié d'une part. Aussi cet espace-ci est-il empli par la femme. Il s'unit à elle, de leur union naquirent les êtres humains.
Et elle se fit cette réflexion: "Comment m'ayant engendrée de son corps, s'est-il unit à moi? Allons, que je me cache!" Elle devint vache, lui taureau. Il s'unit à elle, de là naquirent les vaches. (...) Ainsi, il créa chaque chose qui est par couple jusqu'aux fourmis.
Père, mère et enfant ils sont aussi: le père est le mental, la mère est la parole, l'enfant est le souffle.
En vérité, je connais cet Homme qui est le but suprême de tout soi dont tu parles. Il est Homme fait de désirs. Dis-moi, Sakalya, quelle est sa divinité?
- Les femmes.
Deux chemins ont les mortels, ai-je entendu:
le chemin vers les Pères et vers les dieux.
Par eux passe ensemble tout ce qui bouge
entre le père-ciel et la mère-terre.
(Les Upanisad. Alyette Degrâces. Fayard 2014)
La guerre et le mariage sont intimement liés - en fait les anciens Tupinamba appelaient leurs beaux-frères et leurs ennemis d'un même terme: tobajara, qui signifie, étymologiquement, "ceux qui sont face à face ou opposés". Le commerce et l'échange vont donc de pair avec la guerre et le mariage.
... puisque la couvade comporte une réclusion, et que la réclusion représente l'état de mort, l'homme qui en sort est donc en train de renaître. Par conséquent, la fête [de l'imposition du nom] célèbre l'homme en tant que père, non moins que l'enfant sous l'aspect de Mair.
"Toutes les femmes regardent; elles se dirigent vers [le bourreau] et (...) viennent toutes tenir le pénis, le frotter entre leurs mains. (...) Les femmes le veulent, il leur plaît." (...) Tout s'y passe comme si le bourreau, sorti de sa longue réclusion, récupérait, d'une manière à la fois publique et intime, le pénis dont il n'avait pu se servir durant cette période; et simultanément les femmes le reconnaissent comme leur homme - Homme avec un grand H, qui seul a pouvoir sur les femmes et le monde souterrain et féminin, dont il vient d'émerger en héros.
(Aimables sauvages. Francis Huxley. Plon 1980)
"La société kalash est dédiée "à la gloire des hommes" et les femmes, depuis toujours sont exclues du religieux, du juridique et du politique."
"Il s'en dégage une "incompatibilité" des femmes avec le sacré en général. (...) Cette dualité fondamentale, dressée en rempart d'identité face aux pressions islamiques, apparaît comme un discours culturel mâle qui, s'appuyant sur une nécessaire complémentarité, assigne aux femmes leur place et fixe les contraintes."
"L'âme est censée demeurer auprès de Khodaï-Dieu dans le ciel. Quand Khodaï décide d'une nouvelle vie, une âme descend alors s'accrocher à la colonne vertébrale du futur père. De là, elle est transmise au ventre de la mère au moment de l'accouplement."
Les garçons, théoriquement en robe jusqu'à 7 ans, en situation androgyne, informelle, accèdent par leur premier pantalon à l'adolescence et au monde fabuleux des responsabilités pastorales. S'ouvre aussi à eux le domaine du sacré. Ils peuvent devenir "purifiés", participer aux rituels...
(Solstice païen. Loude, Lièvre, Nègre. Editions Findakly 2007)
C'est un mâle qui tend, qui tire le fil,
un mâle qui l'a tendu au firmament.
Voici les chevilles. - Ils ont pris place sur le siège;
les navettes à tisser, ils en ont fait des mélodies.
"Voilà l'œuvre du Taureau-Vache.
Les dieux ont mesuré à l'aide des noms le compagnon de la Vache."
(Hymnes spéculatifs du Veda. Louis Renou. Gallimard 1956)
Yamï, à laquelle est identifiée la rivière Yamuna, est complémentaire de son jumeau: elle lui est associée, mais en même temps, ou plutôt par une autre façon d'envisager le temps, elle incarne, face à Yama, le désir, la vie, le désir de vie.
Le roi Yama est ainsi appelé parce qu'il fait régner la loi en imposant aux hommes et aux êtres la tension grâce à laquelle les choses "tiennent". Un des textes védiques où cette étymologie est mise en lumière montre Yamï associée à Yama (Yamï, en l’occurrence, étant assimilée à la terre et Yama au feu): "par ces deux, toute chose est tenue". (...) Yama est le modèle du roi. (...) le roi humain rend la justice, c'est-à-dire restaure le dharma en châtiant ceux qui ont pu le léser par leurs transgressions.
"La constellation du frère et de la sœur ou: Ni séparés ni réunis." (Robert Musil)
A la fixité des institutions, point d'appui de Yama, Yamï oppose le dynamisme vital.
(Le jumeau solaire. Charles Malamoud. Seuil 2002)
Le prince occupe la position dominante et ses ministres la position subordonnée ; il en est de même des positions respectives du père et du fils, du frère aîné et du cadet, du vieillard et du jeune homme, de l’homme et de la femme, de l’époux et de l’épouse. Maître et serviteur, premier et second, tels sont respectivement le ciel et la terre.
(Oeuvre complète. Tchouang-tseu. Gallimard 1969)
C’est à la guerre aussi bien qu’à la protection de cette double fécondité, de la nature féminine et de la nature végétale extérieure à l’homme, que les Fravashis entre autres se consacrent.
… la conjonction entre la semence masculine (…) et la terre engendre une plante qui, après plusieurs dizaines d’années, se scinde en des jumeaux siamois, un garçon et une fille, dont le mariage incestueux permet de recréer le monde. (…) ce sont les femmes qui font pousser à l’intérieur des maisons – presque une métaphore du ventre maternel – les semences produites par les hommes.
Les pousses symbolisent finalement une culture féminine dont la consistance, incomplète et stérile, puisqu’elle ne donnera pas de fruits, n’est pas significative en soi, mais par rapport à ce qu’elle permet de valoriser, à savoir la production céréalière masculine (gérée néanmoins par une divinité féminine) dont elles annoncent (ou célèbrent) rituellement le retour.
(Le matin des dieux. Salvatore D’Onofrio. Editions Mimésis 2018)
Tout individu se compose de bodgya (sang) et de kra (esprit). Le sang vient de la lignée féminine, et l‘esprit de la lignée masculine. Cette notion représente la combinaison des éléments mâles et femelles : du sang et du sperme, de l’esprit et du corps.
… j’eus ce sentiment de communauté totale (…) à S., un petit village de France (…). Dans une certaine mesure, la division réelle se fait entre les hommes et les femmes. Les hommes sont en général anticléricaux, les femmes vont à la messe le dimanche…
(La danse de l’araignée. Alexander Alland. France Loisirs 1984)
Les retraites d’excision accentue manifestement, pendant toute leur durée, la valeur reconnue à l’élément féminin de la société. Les masques de la société d’hommes, véritables incarnations de la masculinité, ont l’interdiction absolue de sortir durant cette période.
Les couples sacrés imposent une certaine image de l’homme et de la femme, illustrent les relations prescrites entre ces deux éléments étrangers, bien qu’unis dès l’origine du monde.
(Afrique ambiguë. Georges Balandier. Plon 1957)
Si, par exemple, un jeune Australien devient pubère, des cérémonies d’initiation le transforment en un membre de la société : il modifie d’une certaine manière sa force magique, parce qu’il passe d’une phase où il était assimilé aux femmes à une autre dont l’essence est la virilité (…) à chaque âge de la vie, la continuité et la constance du Moi se renforcent par rapport aux autres âges de la vie ; cette stabilisation circonscrite dans le temps les rendant conscientes et claires. »
(Le monde magique. Ernesto De Martino. Bartillat 2022)
Je suis nu (…). Comme seul un homme sans identité peut l'être.
(Eldorado. Laurent Gaudé. Actes Sud 2006)
Les Américains veulent que tout soit désinfecté. Pas d'odeurs ! (…) Bientôt vous produirez une race d'hommes sans orifices ! Les Blancs, je pense, ont tellement peur du monde qu'ils engendrent, qu'ils en perdent leurs sens…
(De mémoire indienne. Lame Deer et Jean-Jacques Roudière. 2009)
... les démons et les mauvais esprits sont invisibles, signalés seulement par une mauvaise odeur. Ils pénètrent en vous dans les entrailles et vous font gonfler le ventre.
Quinze ans durant, il fut malade, perdit la tête, fit le fou. Il courait cinq verstes tout nu en plein hiver.
(Gavriil Ksenofontov. Les chamanes de Sibérie et leur tradition orale. Albin Michel 1998)
Un degré particulier de solitude, de conscience – ou de folie – rend nécessaire la nudité, insensible alors aux moqueries, attouchements et morsures obscènes du froid, du soleil et de ceux qui ne savent pas.
(Le puiseur d’inconscient. La forteresse du caméléon. Gilles Allaume. BookEdition)
… un habitant du Vivarais qui, à chaque nouvelle lune, se sentait comme obligé d’ôter ses vêtements, et de se rouler sur le sable jusqu’à ce qu’il devînt loup…
(Croyances, mythes et légendes des pays de France. Paul Sébillot. Omnibus août 2002)
… l’interdiction faite par l’ordonnance de 1681 aux matelots de coucher nus. La nudité, à cette époque, n’était pas un état ordinaire, car toujours associée au scandale : pour tous depuis la Contre-Réforme, le réflexe était de se cacher, non de se montrer.
(L’aventurière de l’Etoile. Christel Mouchard. Tallandier 2020)
Comment savoir si, réellement, l'artiste paléolithique aurait-il eu tellement honte de la visibilité de son sexe qu'il en aurait été conduit à représenter des mains à la place de corps humain? (...) Cet exemple met bien en évidence l'extrême ethnocentrisme de l'approche psychanalytique, qui prétend pourtant faire appel à un psychisme universel. La pseudo-explication par la honte, qui vient d'être mentionnée, s'appuie certes sur le corpus freudien, mais aussi sur la "théorie psychanalytique de la honte" élaborée par Claude Janin, qui expose que ce sentiment serait constitutif de l'être humain: en se redressant nos ancêtres auraient subi une "honte originaire" due à l'exhibition de leur sexe. Cette thèse - ou plutôt ce mythe d'origine - semble bien n'être qu'une tentative de scientifisation de l'épisode biblique bien connu selon lequel, après la faute, Adam et Eve se découvrirent nus et en eurent subitement honte. C'est très exactement là le mythe évolutionniste et européocentrique de l'apprentissage de la pudeur par l'interdiction d'exhiber son corps nu (...) comme l'a bien montré Hans-Peter Duerr qui a dénommé ce récit moderne des origines "mythe du processus de civilisation".
"Quand le dieu vit que le diable avait souillé les corps des hommes, il tourna leur extérieur sali vers l'intérieur."
(La caverne originelle. Jean-Loïc le Quellec. La Découverte 2022)
Selon Darwin, (...) les races dites inférieures sont vouées à l'extinction (...) alors que la "race" supérieure a toujours davantage de perfection (ainsi désignée la race blanche de culture occidentale). (...) Au XIXème siècle les ethnologues organisaient des expositions zoologiques du "sauvage" auquel les visiteurs jetaient de la nourriture à travers les grillages, quand ils ne comparaient pas leurs traits à ceux des primates ou qu'ils ne s'étouffaient pas de rire devant une Africaine nue, malade et tremblante.
(Les incroyables erreurs sur l'histoire de l'humanité. Ibrahima Mbengue. L'Harmattan 2022)
Il s'agit par exemple du Maïouma, fête associée à des spectacles et réjouissances aquatiques, donc dénudées. Ces fêtes sont vivement critiquées par les autorités chrétiennes, en raison de leur caractère licencieux, et taxées de paganisme. (...) des comportements considérés par les élites comme contradictoires avec un mode de vie chrétien, et l'accusation de paganisme a en ce sens une fonction de mise à distance et de stigmatisation, qui sert finalement à mieux définir les contours de la communauté chrétienne.
(Le Proche-Orient. Catherine Saliou. Belin 2020)
La pudeur est une notion importante au Mali (...). Le manque de retenue, tant dans la parole que dans le geste ou dans l'apparence, n'y est pas valorisé, il est considéré comme l'apanage de ceux qui "ne connaissent pas la honte": celui des griots et des descendants d'esclaves, ainsi que, ajoutons-le, des prostituées et d'autres groupes défiant la norme dominante en matière de sexualité.
(Corps rituels. Agnieszka Kedierska Manzon. Maison des sciences de l'homme 2023)
"Le pagne est serré pour qu'on ne voie pas le sexe de la femme. Mais il donne à tous l'envie de voir ce qui est dessous. C'est à cause de la parole que le Nommo a mise dans le tissu. Cette parole est le secret de chaque femme et c'est cela qui attire l'homme. (...) Etre nu, c'est être sans parole."
(Dieu d'eau. Marcel Griaule. Fayard 1966)
L'une des distractions extra-maritales fort appréciée aussi consistait à épier les jeunes filles qui se baignaient nues dans le ruisseau.
(Les barrières de la solitude. Luis Gonzalez. Plon 1982)
Bain, relations intimes, nudité: tous ces moments de retour à l'état naturel sont autant de moments critiques où le mal peut être fait. Pour vivre heureux, vivons cachés...
(Vaudou. Philippe Charlier. Plon 2022)
"Au commencement, les Mbya et les Guayaki vivaient ensemble sous le gouvernement de Pa'i Rete Kwaray, le Dieu au Corps de Soleil. Un jour les Guayaki apparurent complètement nus à la danse rituelle; Pa'i Rete Kwaray, furieux, les apostropha, jetant sur eux sa malédiction, et les dispersa à travers la forêt. C'est pour cette raison qu'ils ont vécu errants et sauvages jusqu'à présent."
(Chronique des Indiens Guayaki. Pierre Clastres. Plon 1972)
"Je lui ai rappelé hier, et à son bord même, l'obligation de montrer sa verge. Il m'a répliqué que c'était là une atteinte à sa dignité d'homme."
(Les derniers rois de Thulé. Jean Malaurie. Plon 1989)
Malgré ces défroques étrangères, elle n'apparaissait point déplaisante, et Térii déclara, comme cela est bon à dire en pareille occurrence, qu'il dormirait volontiers avec elle. Les autres sifflèrent de mécontentement, ainsi que des gens offensés; et la fille même feignit une surprise. - Pourquoi? - L'homme qui avait récité les noms d'ancêtres se récria:
"La honte même! pour une telle parole jetée ce jour-ci!" Il ajouta d'autres mots obscurs, tels que "sauvage" et surtout "ignorant".
Et voici que plusieurs, apeurées soudain, coururent en s'éclaboussant vers la rive. D'autres, moins promptes, s'accroupissaient au milieu du courant - pour cacher peut-être quelque partie du corps nouvellement frappée de tapu? - A quoi bon, et d'où leur venait cette alerte? Un étranger au visage blême (...) passait la rivière et jetait de loin des regards envieux - comme ils le font tous - sur les membres nus, polis et doux. N'était-ce que cela? et en quoi l'oeil d'un homme de cette espèce peut-il nuire à la peau des femmes? Elles feignaient pourtant de fuir comme on fuit la mâchoire d'un requin. Et leur effarement parut à Térii quelque chose d'inimaginable.
"(...) mieux ne vaut pas un vêtement piritané décent et digne, même souillé de terre, plutôt qu'une impudique vêture païenne!"
(Les Immémoriaux. Victor Segalen. Points 1985)
(...) Mais un sort bien pire guette parfois le malheureux: son âme mangée, il peut rester en vie comme une espèce de zombie. C'est la spécialité d'Anyang (...) C'est l'esprit des morts (...) parfois il prend la forme d'une multitude de personnages, tant mâles que femelles. Ceux-ci se promènent parfaitement nus (...) [ils] dansent des rondes qui consistent en de répugnantes cabrioles...
(Aimables sauvages. Francis Huxley. Plon 1980)
"... ne m'approche pas contre mon gré! Prends garde aussi que je ne te voie nu, car telle est la conduite à tenir à l'égard de nous autres, femmes!"
(Mythes et légendes extrait des Brâhmanas. Jean Varenne. Gallimard 1967)
… on évoque les « six jours et sept nuits » d’amour de Enkidu, le double sauvage de Gilgamesh, avec la Courtisane Lajoyeuse (…). Les dieux l’avaient envoyée auprès de Enkidu pour qu’elle le civilise par le sexe. Pour qu’il puisse devenir pleinement homme et contrer l’hybris sexuelle de Gilgamesh, il a fallu également que la nudité de Enkidu soit couverte par un vêtement et que son corps soit enduit d’onguents ; et surtout, il a fallu qu’il mange le pain levé et boive la bière fermentée…
(Le matin des dieux. Salvatore D’Onofrio. Editions Mimésis 2018)
Dans les ruelles exiguës et malaisées, où nous dévalons sur la caillasse, il nous arrive de croiser un des habitants simplement vêtu d’un cache-sexe ; il s’efface, se détourne, fuit le regard. Il défend sa dignité d’homme devant le déclenchement des appareils photographiques, les assauts zélés de visiteurs pressés de consigner leurs remarques et d’esquisser quelques croquis.
(Afrique ambiguë. Georges Balandier. Plon 1957)
… son cœur était vraiment très peiné et étant seul.
Puis après un long moment, Hathor, la Maîtresse du sycomore du Sud, s’en vint.
se tint devant son père, le Maître universel, et dévoila son sexe à ses yeux.
Alors le grand dieu rit d’elle.
(Lettres égyptiennes. Michel Dessoudeix. Actes sud 2025)
Auparavant, lorsqu'il n'y avait pas encore de soleil, les dieux « allaient tous nus, protégés seulement par un morceau de cuir ».
(Les paradis de brume. Alfredo Lopez-Austin. Maisonneuve et Larose 1997)
Sur les milliers et les milliers de kilomètres de la vaste terre, entre la détresse et le rire, c'est ainsi que, tout de même, avance, microscopique et lente, la vie de l'homme nu, entre le chaud et le froid, entre le mal et le bien, autour des hommes qui chantent, au cœur de leurs étoiles.
Mais ils ne veulent pas descendre. Ils veulent rester tout nus !
(L'expédition Orénoque Amazone. Alain Gheerbrant. Gallimard 1952)
Eux deux étaient nus
L'être humain et sa femme
Et ils ne se faisaient pas honte.
(Genèse)
… les vrais Indiens allaient dans les montagnes en quête de visions. Dépouillés de leurs vêtements, ils ne mangeaient ni ne buvaient rien. Nus et affamés, ils attendaient la vision. (…) Est-ce qu'on se sentait bien après avoir disparu ?
(Indian Killer. Sherman Alexie. Albin Michel 2013)
Toujours levé avant l'aube, il aimait mouiller ses pieds nus de la rosée du matin. Il disait souvent « Des pieds sains permettent de sentir battre le cœur de notre Terre sacrée.
(Sitting Bull. Stanley Vestal. Editions du Rocher 1992)
Un degré particulier de solitude, de conscience – ou de folie – rend nécessaire la nudité, insensible alors aux moqueries, attouchements et morsures obscènes du froid, du soleil et de ceux qui ne savent pas.
(Le puiseur d’inconscient. La forteresse du caméléon. Gilles Allaume. BookEdition)
« C’était un plaisir de voir cet embarquement, note Radisson, car toutes les jeunes femmes embarquaient toutes nues, les cheveux pendant. » Debout sur les embarcations, elles chantent durant des heures (…). « Elles n’ont pas du tout honte de tout nous montrer…".
« Cette nudité (…), qui choque chez nous la bienséance (…), n’est pas plus remarquée chez les peuples qui composaient cette assemblée que tout autre partie du corps. »
(L’Amérique fantôme. Gilles Havard. Flammarion 2019)
[Le soleil] avait des vertus curatives au moment de son apparition ; Thiers signale l’usage de s’exposer tout nu au soleil levant…
La rosée possède une grande vertu à des époques déterminées : celle de mai est surtout réputée ; en Poitou, les jeunes filles, pour avoir le teint frais, se lavent la figure, le premier jour de ce mois, avec celle qui perle sur les herbes ; on disait même que quelques unes, afin d’être plus belles de tout leur corps, s’y roulaient toutes nues (…) en Saintonge, (…) les amants qui n’étaient pas payés de retour allaient se rouler tout nus dans l’herbe humide de rosée et croyaient ainsi calmer les rigueurs de leur inhumaine : cela s’appelait prendre l’aigail de mai. (…) Dans la partie bretonnante des Côtes du Nord, la femme qui veut dérober le beurre court toute nue dans les champs, emplissant sa baratte de rosée prise à ses voisins.
… on croit dans le Finistère que l’on se débarrasse des rhumatismes en se dépouillant quand un orage vient à éclater, et en présentant, couché sur le ventre, son corps nu à l’averse, tant qu’elle voudra durer.
… lorsqu’il y avait des chaleurs excessives, les populations accouraient en foule sur les bords d’une fontaine située dans la paroisse de l’Espine ; là les vieillards et les matrones choisissaient une fille jeune et pucelle, entre toutes la plus vertueuse et la plus pure : alors la jeune fille, dépouillée de ses vêtements et nue en sa chemise, tandis que le peuple entier était en prières, se plongeait au sein de la fontaine et purifiait son bassin de toutes les matières immondes qui troublaient la limpidité de son cristal. (…) La collection des décrets de Burchard de Worms signalait au XIème siècle parmi les superstitions non encore éteintes sur les bords du Rhin, celle qui, aux mêmes fins, consistait à plonger dans un fleuve une jeune fille nue.
(Croyances, mythes et légendes des pays de France. Paul Sébillot. Omnibus août 2002)
Lors de ses séjours en bord de mer, (...) cette nouvelle Cléopâtre "visitait fort assidûment les sites les plus agréables du rivage, afin de choisir parmi les matelots, qui presque toujours travaillaient nus, les plus capables de satisfaire son infâme lubricité."
(Débauches antiques. Christian Georges Schwentzel. Vendémiaire 2023)
... il n'habitua pas moins les jeunes filles que les jeunes gens à paraître nues dans les processions, à danser et à chanter lors de certaines cérémonies religieuses en présence et sous les yeux des garçons. (...) La nudité des jeunes filles n'avaient rien de déshonnête, car la pudeur l'accompagnait et tout libertinage en était absent; elles les habituait à la simplicité, les engageait à rivaliser de vigueur et faisait goûter à leur sexe un noble sentiment de fierté, à la pensée qu'elles n'avaient pas moins de part que les hommes à la valeur et à l'honneur. (Plutarque)
(Utopia. Jean-Louis Poirier. Les belles lettres septembre 2022)
Un rite lié à la fécondité se pratique par les jeunes filles en quête d'une âme soeur en se retournant nues sur la terre à Taghit ( de Figuig) par exemple. Une femme nouvellement accouchée expose ses seins à l'eau d'une cascade (fertilité profusion) pour que son lait jaillisse et coule à flot (...). L'eau a deux aspects l'un fécondant car elle donne la vie mais elle la prend aussi. Elle nettoie, purifie et féconde mais elle moisit, inonde et dévaste.
Grraba est le moment où on célèbre la fécondité de la nature ou de la végétation et des femmes. (...) Les interdits sociaux sont brisés et toutes les règles suspendues. On joue avec des vêtements transparents qui laissent voir les parties intimes dès qu'ils sont mouillés. (...) Quelques jours après cette fête, commence la saison des mariages et le retour aux normes sociales et à l'immobilité à l'image donc du chaos primordial d'où est né l'ordre cosmique. La fête est terminée, l'ordre normal reprend le dessus.
Après la cérémonie de l'eau, avant le coucher du soleil, des femmes mariées se réunissent dans un lieu, forment sept petits tas de foin ou de gerbes de blé et de harmal, les alignent et les brûlent. (...) Parfois toutes déshabillées, elles sautent en travers de ces touffes en répétant certains chants liés à la fécondité afin d'avoir des enfants. (...) La mort du champ qu'incarnent ces gerbes de blé qu'on brûle et qui représente le principe de la fécondité ressuscitera dans un corps de femme. Le feu qui peut être symbole de destruction est utilisé ici comme élément fécondant...
(...) une fille désireuse d'une âme sœur noue une ficelle à un arbre dit de vœu, pose un vêtement sur l'un des tas de pierres (...) Elle peut aussi se retourner vêtue ou nue sur le sol argileux d'un ex-cimetière...
Les cimetières juifs sont aussi fréquentés pour avoir une âme sœur: on y dépose des vêtements ou des objets féminins (...) ou on y traverse en sautant une tombe sept fois en étant nue quand cela est possible très tôt le matin avant le lever du soleil. Les filles désireuses de se marier y pénètrent juste avant le coucher du soleil, s'y mettent nues et s'y baignent avec l'eau d'une jarre (...). Elles se rhabillent ensuite, y laissent leurs anciens vêtements et prennent des nouveaux...
(Une mythologie berbère. Hassane Benamara. L'Harmattan 2022)
Bien que la nudité soit de tradition, je n'ai jamais vu d'homme regarder avec insistance une femme. Si l'un d'eux croise une jeune fille s'aspergeant à un marigot, son regard glisse sur elle, il ne la salue pas, feint de ne pas l'avoir vue.
Pour un "okwoti" respectueux de la tradition, couvrir son corps, c'est vouloir dissimuler une tare. Rester nu est une question de probité: comment une femme pourrait-elle répondre aux avances d'un homme habillé en toute connaissance de cause?
(Le souffle du mort. Dominique Sewane. Plon 2020)
Je revois encore un homme nu dans sa barque un trident à la main, des huttes de roseaux construites sur l'eau, des buffles noirs ruisselants qui semblaient avoir surgi de l'onde à l'instant même où paraissait le premier arpent de terre ferme. Je continue à rêver à ces étoiles qui se reflètent dans le miroir de l'eau sombre, au coassement des grenouilles, à ces canots rentrant à la tombée du soir. Je songe à la paix du jour et à la durée, à un monde encore jamais troublé par le bruit d'une machine.
Ce grand vieillard distingué, un peu voûté, avait un visage ridé aux traits ascétiques que soulignaient un nez aquilin et une barbe blanche. Hormis sa coiffure et une fine robe longue transparente, il ne portait rien d'autre.
(Les Arabes des marais. Wilfred Thesiger. Plon 1983)
Les enfants, en effet, sont comme en marge du groupe. Ils ont leur vie à eux, leurs sentiers, leur matériel, leurs troupeaux de coléoptères et de sauterelles aux ailes brisées par précaution. Ils connaissent la valeur du fétu, du caillou rond, de la tige de nénuphar comme chalumeau. Etant nus, ils n'ont aucune honte.
(Dieu d'eau. Marcel Griaule. Fayard 1966)
... au coeur de la nuit, m'éveille un bruit familier: un homme est en train de chanter. A genoux et assis sur les talons, Chachubutawachugi (...) semble défier les ténèbres (...). De temps en temps, distraitement il attise le feu dont les flammes joue sur son corps entièrement nu.
(Chronique des Indiens Guayaki. Pierre Clastres. Plon 1972)
Il y a cinquante ans, hommes et femmes vivaient presque nus dans les iglous. (...) Les femmes ne portaient qu'un cache-sexe "bikini" en peau de renard, ou même une simple lanière devant le pubis retenue par une ceinture.
(Les derniers rois de Thulé. Jean Malaurie. Plon 1989)
... Mithra naissant d'un rocher et on l'appelait "le dieu sorti de la pierre". La tradition rapporte que cette "Pierre génératrice" dont on adorait dans les temples une image, lui avait donné le jour sur les bords d'un fleuve, à l'ombre d'un arbre sacré (...). Mais le jeune héros était nu et exposé au vent, qui soufflait avec violence, il s'était allé cacher dans les branches d'un figuier, puis détachant à l'aide de son couteau les fruits de l'arbre, il s'en était nourri, et le dépouillant de ses feuilles il s'en était fait des vêtements.
A mesure que l'âme traversait ces diverses zones, elle se dépouillait, comme de vêtements, des passions et des facultés qu'elle avait reçues en s'abaissant vers la terre: elle abandonnait à la Lune son énergie vitale et nourricière, à Mercure ses penchants cupides, à Vénus ses désirs érotiques, au Soleil ses capacités intellectuelles, à Mars son ardeur guerrière, à Jupiter ses aspirations ambitieuses, à Saturne ses inclinations paresseuses. Elle était nue, débarrassée de tout vice et de toute sensibilité, lorsqu'elle pénétrait dans le huitième ciel pour y jouir, essence sublime, dans l'éternelle lumière où séjournait les dieux, d'une béatitude sans fin.
(Les Mystères de Mithra. Franz Cumont. WW 2023)
Ceinturés de vent, les ascètes
sont vêtus de brunes souillures.
Ils suivent la fougue du vent,
dès que les dieux sont entrés en eux.
(Hymnes spéculatifs du Veda. Louis Renou. Gallimard 1956)
Lorsque les fées de la grotte de la Chanouette (…) avaient dansé au clair de lune, et qu’elles avaient envie de se rafraîchir, elles cognaient sur la pierre sonnante en criant : « Au bon lait ! à la bonne galette ! » et aussitôt, à son extrémité elles trouvaient les mets qu’elles avaient demandés. (…) La formule était plus complète : « Au bon lait ! à la bonne galette ! mon cul brûle ! » (…) elle reproduit exactement le cri dont se servaient, il y a soixante ans, les femmes qui vendaient de la galette dans les rues de Saint Malo et dans celles de Dinan. Je tiens d’une dame aujourd'hui octogénaire, et qui appartient à une des plus vieilles familles de Saint Malo, que dans son enfance, lorsqu’il s’agissait de pénitence de jeux, garçons ou filles devaient aller, en frappant sur une porte du salon, répéter cette formule naturaliste.
Naguère encore, les fiancés de Braye les Pesmes (Haute Saône) se rendaient, le jour de la Chandeleur, à une source sacrée ; ils échangeaient des gâteaux qui représentaient assez sommairement les attributs du sexe de celui qui les portait, puis, après les avoir trempés dans l’eau de la fontaine, ils les mangeaient, et les fiançailles étaient consommés.
A Exoudun, on fait franchir ensemble au marié et à la mariée le petit bassin de la source d’Issernay, et garçons et filles de la noce les aspergent au passage en s’efforçant de leur jeter de l’eau entre les jambes.
Naguère à Carnac, les jeunes filles qui désiraient un mari se déshabillaient complètement et se frottaient le nombril à un menhir spécialement affecté à cet usage (...) en Eure et Loir, elles retroussaient leur jupon et, le soir, se frottaient le ventre contre une aspérité de la Pierre de Chantecoq...
Des paysannes allaient naguère encore, la nuit, dans un bois situé près de Saint Laurent lès Mâcon, et, après s'être dépouillées de tout vêtement jusqu'à la ceinture, elles se frottaient le ventre contre une pierre levée pour avoir des enfants, et les seins pour avoir du lait.
Les jeunes filles, pour avoir un mari, s'assoient au moment de la pleine lune, après avoir relevé leur jupon, sur la table du dolmen ruiné de Cruz Moquen, à Carnac, qui porte le nom de Pierre Chaude. (...) Les filles de Crocq, dans la Creuse, se précipitaient du sommet d'un dolmen.
Vers 1880, non loin de Carnac, des gens mariés depuis plusieurs années, et qui n'avaient point d'enfants, vinrent, au moment de la pleine lune, à un menhir; ils se dépouillèrent de leurs vêtements, et la femme se mit à tourner autour de la pierre, essayant d'échapper aux poursuites de son mari, auquel elle finit pourtant par se rendre...
(Croyances, mythes et légendes des pays de France. Paul Sébillot. Omnibus août 2002)
« L'envie de femme commence à la sœur », dit le proverbe Azandé.
(Nature, culture et société. Lévi-Strauss. Flammarion 2008)
Peut-être la possibilité du bonheur est-elle fonction de la possibilité de rythmer, de drainer l'énergie psychique. Ce qui se passe dans l'amour physique, dans la transe (…) dans la musique, dans le sport (…) Peut-être le bonheur passe-t-il par le fait de lancer ses forces au point qu'elles se développent seules. L'effet de libération que cela entraîne (et la perte de conscience).
(Il y a des dieux. Frédérique Ildefonse. PUF 2012)
... une représentation également caractéristique, celle de la marque "ombilicale" ou "anale" (ou signe du "pouvoir des entrailles" comme l'appelleraient les Zugnis). Grâce à celle-ci, la figure n'est pas une simple effigie de l'aigle, mais devient aussi une amulette ou un fétiche de l'aigle en tant qu'être divin, car ces hommes croyaient (pour des raisons évidentes) que sa représentation était ainsi dotée du pouvoir de perpétuer la vie qu'il acquérait grâce aux offrandes et aux ennemis tués. (Ainsi les effigies zugnis des dieux animaux - les fétiches de la guerre ou de la chasse - sont-elles dotées de cette marque ou du symbole du coeur, ou les deux, pour les rendre puissants ou pour leur ouvrir le "passage de la vie".
(Tenatsali ou l'ethnologue qui fut transformé en Indien. CNRS Editions 2022)
"Je te salue, ô merveilleuse fente
Qui vivement entre ces flancs reluis
Je te salue, ô bienheureux pertuis."
(Pierre de Ronsard. Livret de folastries 1553)
Flora était une divinité agraire, dont les compétences intégraient la sexualité.
... Marc Antoine fonde avec Cléopâtre une association dite des Amimotobies, c'est-à-dire de "ceux qui mènent une vie inimitable" dont les membres, à la fois orientaux et romains, sont censés vivre comme des dieux et des déesses. (...) La reine et son amant vivent dans un luxe inouï, à la recherche du plaisir à tout prix, symbole de dépassement de la condition humaine...
Lors de ses séjours en bord de mer, (...) cette nouvelle Cléopâtre "visitait fort assidûment les sites les plus agréables du rivage, afin de choisir parmi les matelots, qui presque toujours travaillaient nus, les plus capables de satisfaire son infâme lubricité."
(Débauches antiques. Christian Georges Schwentzel. Vendémiaire 2023)
... il est probable que les peuples préhistoriques aient conçu la terre comme une entité féminine, et qu'ils considéraient parfois certaines interactions avec cette figure féminine comme un échange sensuel entre un homme et une femme. Le défrichement du terrain comme une prise de possession, le labour du sillon, la pénétration de la terre ou l'insertion d'un menhir ne sont que quelques exemples d'actes renvoyant à cette analogie. Cette conception, tout à fait étrangère à l'esprit moderne, présente une approche du monde naturel fondamentalement différente, où certaines particularités topographiques pouvaient être envisagées sous un angle animiste.
(L'archéologie et la mythologie celtique. John Waddell. Sidestone 2022)
Ce jour est donc réservé à se libérer des carcans, des prohibitions de la morale contraignante, des interdits et des tabous notamment sexuels (...). C'est une sorte d'orgie collective où les règles sociales sont suspendues et la foule se déchaîne, abuse sans retenue, s'exacerbe et porte au maximum les forces de reproduction et de création de la nature entière.
Grraba est le moment où on célèbre la fécondité de la nature ou de la végétation et des femmes. (...) Les interdits sociaux sont brisés et toutes les règles suspendues. On joue avec des vêtements transparents qui laissent voir les parties intimes dès qu'ils sont mouillés. (...) Quelques jours après cette fête, commence la saison des mariages et le retour aux normes sociales et à l'immobilité à l'image donc du chaos primordial d'où est né l'ordre cosmique. La fête est terminée, l'ordre normal reprend le dessus.
La débauche et la folie se justifient [selon R. Caillois] pour faire le contraire de l'habituel et pour être sûr de retrouver les conditions d'existence du passé mythique.
"... les Mecquois demandèrent à Mahomet de leur montrer un miracle alors il leur montra la fente de la lune." (hadith n°3637)
(Une mythologie berbère. Hassane Benamara. L'Harmattan 2022)
... le serpent, malgré le danger qu'il représente très souvent pour l'homme, est généralement associé dans l'Antiquité (tout comme dans les sociétés traditionnelles) à la sexualité, au bien-être, à l'abondance, à la santé et à la guérison, entendue comme le recouvrement des forces vitales.
"Le rôle du plaisir dans l'expérience religieuse est un aspect des religions anciennes qui a été négligé par les historiens modernes élevés dans la tradition platonicienne et chrétienne: l'idée que l'homme puisse atteindre le même bonheur que les dieux par les plaisirs physiques s'est perdue dans ce long processus de renoncement à la chair et de séparation entre le monde spirituel et le monde temporel. Il est certainement vrai que dans le monde antique dieux et hommes étaient unis dans leurs plaisirs, et divisés seulement par le temps alloués à leur jouissance. (...) L'idée que les hommes et les dieux puissent partager les plaisirs lors d'une fête religieuse n'implique pas la croyance dans le fait que les plaisirs humains sont eux-mêmes divins." (Oswyn Murray)
... le livre de Jérémie nous informe que les femmes judéennes non seulement célébraient [le culte d'Adonis] (qu'elles associaient à la reine des cieux) en plein accord avec leur mari, mais encore qu'elles attribuèrent la chute de Jérusalem et l'effondrement du royaume de Judée à l'abandon de ces pratiques orgiastiques.
(Les graines de l'au-delà. Nissim Amzallag. Editions de la Maison des sciences de l'homme 2023)
A la nuit tombée,, les feux irradient l'intérieur des édifices, et lorsque la vapeur envahit l'habitation, une fois l'eau versée sur des pierres brûlantes, chacun se fustige à l'aide de branchages, au milieu des éclats de rire et des jeux espiègles. (...) une relation amoureuse intime entre l'homme, le "temascal", l'eau et le feu, permettant d'accéder à ce qu'une métaphore de tous les plaisirs du corps dénomme la "découverte de la lumière".
... le geste de l'homme soufflant sur la vulve de sa partenaire, à la sortie de l'édifice, n'est pas sans évoquer la conception ésotérique du vent et de la parole, assimilée à une projection de sperme.
(La moitié du monde. Jacques Galinier. PUF 1997)
... la méticuleuse gesticulation des femmes en vue d'attirer les hommes.
(Dieu d'eau. Marcel Griaule. Fayard 1966)
Une de leurs grandes distractions [aux enfants] était en vérité d'espionner les adultes dans leurs activités privées. Ils guettaient leurs déplacements, les suivaient quand ils s'écartaient dans les bois, les observaient en se cachant et commentaient ensuite longuement, en étouffant leurs rires, ce qu'ils avaient vu. (...) pour eux, le monde adulte était complètement démythifié, sans secret, transparent. (...) sans qu'il y ait chez les "grandes personnes" le moindre exhibitionnisme, on ne tente pas du tout de dissimuler aux enfants le champ de la sexualité...
Pas de goût pour la censure, aucun blâme sur le corps, nul effort pour dissimuler le prix attaché au plaisir: tels consentent à vivre les adultes sous le regard des enfants. On ne cherche pas à les tromper, ils ne s'y trompent pas (...). Les choses en effet sont bien claires: le meno, c'est bon, car les grands le disent; nous aussi on fera aux femmes ce que nos aînés leur font, mais pas avant d'avoir reçu le droit de les imiter (...). Les femmes, c'est pour les initiés.
(Chronique des Indiens Guayaki. Pierre Clastres. Plon 1972)
... Katie Roiphe faisait remarquer que, pour recevoir une attention sexuelle désirée, il faut donner et recevoir parfois une attention sexuelle non désirée...
(Du héros à la victime: la métamorphose contemporaine du sacré. François Azouvi. Gallimard 2024)
Tous ces plaisirs naissaient au hasard des saisons, des êtres ou des dieux, d'eux-mêmes; s'épandaient sans effort; s'étendaient sans mesure: sève dans les muscles; fraîcheur dans l'eau vive; moelleux des chevelures luisantes; paix du sommeil alangui de ava; ivresse, enfin, des parlers admirables...
(Les Immémoriaux. Victor Segalen. Points 1985)
Tout ce qui est humide, il l'a créé de sa semence, et c'est le Soma. (...) Ce monde était alors indifférencié; Il n'est différencié que par nom et forme, on dit: "Il est ce nom, il est cette forme".
La parole en vérité est un preneur. Elle est saisie par le nom, c'est le repreneur, car on prononce les noms par la parole. (...)
Le mental en vérité est un preneur. Il est saisi par le désir, c'est le repreneur, car on désire des désirs par le mental. (...)
... quand un homme meurt, qu'est-ce qui ne le quitte pas? Son nom, dit-il, un nom est sans-fin, et les-tous-les-dieux sont sans-fin.
Et pour celui qui sait ainsi: comme préservation dans la parole; acquisition et préservation dans le souffle-vers-le-dehors et le souffle-dedans; action dans les mains; mouvement dans les pieds; évacuation dans l'anus - ce sont les appellations humaines.
Voici les appellations divines: comme contentement dans la pluie; force dans l'éclair;
gloire dans le bétail; lumière dans les étoiles; descendance, immortalité, félicité dans l'organe génital; totalité dans l'espace.
Feu, en vérité, est l'homme, ô Gautama: son combustible c'est la bouche ouverte; sa fumée le souffle; sa flamme la parole; ses charbons l'œil; ses étincelles l'oreille. Dans ce même feu les dieux offrent la nourriture - de cette oblation surgit la semence.
Feu, en vérité est la femme, ô Gautama: son combustible c'est l'organe sexuel; sa fumée les poils; sa flamme la matrice; ses charbons ce qu'on fait dedans; ses étincelles la jouissance. Dans ce même feu les dieux offrent la semence - de cette oblation surgit un homme.
Ceux qui savent ainsi et ceux qui, dans la forêt, vénèrent la réalité comme confiance, ceux-là atteignent (...) un homme mental, il le conduit aux mondes de Brahman.
(...) Mais ceux qui ne connaissent pas ces deux chemins, deviennent des insectes, des mites et ce qui pique.
C'est pourquoi il faut honorer sexuellement la femme. (...) Son organe sexuel est l'aire sacrificielle; ses poils l'herbe sacrée; la peau les deux pierres à presser le Soma; les deux lèvres de la vulve, le feu qui brûle dedans. Celui qui s'engage dans ce jeu sexuel en sachant ainsi, gagne un monde grand comme le monde que gagne celui qui fait un sacrifice au Soma (pour la vigueur, et il s'approprie le mérite des femmes. Mais celui qui s'engage dans ce jeu sexuel ne sachant pas cela, alors les femmes s'approprient son mérite.
Et pour celui qui sait ainsi: comme préservation dans la parole; acquisition et préservation dans le souffle-vers-le-dehors et le souffle-dedans; action dans les mains; mouvement dans les pieds; évacuation dans l'anus - ce sont les appellations humaines.
Voici les appellations divines: comme contentement dans la pluie; force dans l'éclair;
gloire dans le bétail; lumière dans les étoiles; descendance, immortalité, félicité dans l'organe génital; totalité dans l'espace.
(Les Upanisad. Alyette Degrâces. Fayard 2014)
Une fois, alors que ni Chico ni moi n'avions pu comprendre ce qu'il disait (...), il s'était levé de son siège et, saisissant ma braguette, il en avait défait les boutons en souriant, puis, après m'avoir craché dessus, il avait dit, tout en me reboutonnant: "Maintenant, tu vas comprendre ce que je dis. (...)" C'était une magie efficace...
Les Indiens pensent à l'amour (et aux fonctions physiologiques qui s'y rapportent) non seulement comme à un divertissement agréable mais encore comme à une force de nature spirituelle et contagieuse qui, si on en fait mauvais usage, peut avoir les mêmes effets qu'un poison. (...) pour les Indiens, les fruits sont le résultat d'une activité sexuelle, (...) [et] d'une transformation, qui procède en réalité d'un acte continu, et non d'un acte unique. L'activité sexuelle est ce qui fait pousser les choses; elle est magie. La vraie magie n'est pas l'acte sexuel lui-même, mais le désir de transformer qui se cache derrière: ce qui, pendant l'acte, le déborde jusqu'à contaminer le monde environnant. Faire l'amour avec une femme sous un arbre fruitier équivaut à charger excessivement cet arbre d'une magie de croissance qui nuira aux fruits en train de mûrir...
[Le prisonnier] est venu d'une autre tribu, et on le marie de force, ce qui fait de lui un tobajara dans les deux acceptions du terme. Il a également le droit de courtiser n'importe quelle femme, à condition qu'elle ne soit pas mariée. Certains faits laissent supposer que ces avances sont favorablement accueillies par les intéressées, et même par leurs parents: le futur héros culturel possède une force bénéfique qu'il est sage de ne pas laisser sans emploi.
(Aimables sauvages. Francis Huxley. Plon 1980)
Parfois, on l'identifiait à la fatalité du Sort; d'autres fois, on voyait en lui une lumière ou un feu primitif, et l'une et l'autre conception permettaient de le rapprocher de la Cause suprême des stoïciens, chaleur partout répandue et qui a tout formé, et qui, considérée sous un autre aspect, était la Destinée. (...) Le premier principe (...) procréait un couple primordial, le Ciel et la Terre, et celle-ci, fécondée par son frère, enfantait le vaste Océan...
(Les Mystères de Mithra. Franz Cumont. WW 2023)
Les dieux aiment cet accord entre le grivois et le sacré (...). La santé, la protection, la prospérité dépendent de leur bon plaisir et ce dernier naît des excès humains, ferveur et rires confondus. (...) Les pensées, claires dans les vallées, s'obscurcissent dès l'atterrissage en France quand nous retrouvons les mille difficultés de dire ici l'importance d'une harmonie, ailleurs.
Un prêtre du culte de Murkhum, la divinité caprine équivalente de la déesse kalash Koshumaï, dansait nu, une fois l'an, devant les femmes du groupe et jouissait de droits sexuels sur elles à cette occasion. Il était appelé "mâle du troupeau de femmes".
(Solstice païen. Loude, Lièvre, Nègre. Editions Findakly 2007)
Le cheval de trait (souhaite) un char facile,
les séducteurs, un sourire,
le membre viril, une fente poilue...
La grenouille souhaite de l'eau.
Tel qui a des yeux n'a pas vu la Parole,
tel qui a des oreilles ne l'entend point.
Pour tel autre, elle a ouvert son corps,
comme fait pour son mari l'épouse consentante, bien parée.
Cet univers n'était qu'onde indistincte.
Alors, par la puissance de l'Ardeur, l'Un prit naissance,
principe vide et recouvert de vacuité.
Le Désir en fut le développement originel,
désir qui a été la semence première de la Conscience.
(Hymnes spéculatifs du Veda. Louis Renou. Gallimard 1956)
... les trois oblations consécutives sont chez l'homme les trois parties du sexe mâle. Et la plus longue des trois récitations qui accompagne ces oblations est la partie la plus longue du sexe mâle.
Qui n'a point de fils ne va pas au ciel!
cela, même les animaux le savent:
c'est pourquoi chez eux le fils monte
sa propre mère, ou bien sa sœur.
Il est large, il est précieux, le chemin
où vont, sans danger, ceux qui ont des fils!
Bêtes et oiseaux le convoitent;
pour l'avoir ils font l'amour avec leur mère!
(Mythes et légendes extrait des Brâhmanas. Jean Varenne. Gallimard 1967)
Le symbolique du santal marie à la fois le spirituel et le sexuel dans une union qui, en Inde, berceau du tantrisme, ne choque personne. Le santal aide à éveiller la kundalini à partir du chakra racine, cette énergie primordiale que l’on représente souvent en serpent remontant le long de la colonne vertébrale.
(Arbres sacrés du monde. Aurélie Valtat. Editions Eyrolles 2025)
Autrefois, le jour de la Chandeleur, il revenait aux jeunes couples de fiancés de déposer (ou planter) les coupelles de « blé de la Sainte Barbe » dans les coins des champs où les germes de blé commençaient à germer. Cela avait lieu au crépuscule afin qu’ils puissent se soustraire à la vue des autres et pour que la lune éclaire leurs échanges amoureux. D’où la belle expression provençale : « faire du blad de luno essen », « faire du blé de lune ensemble », c’est-à-dire « faire l’amour ». (…) le rapprochement biologique des corps – et notamment de leurs fluides vitaux – s’établit par-delà l’éveil de la nature que le rituel met en scène. (…) Le passage de l’obscurité au clair de lune encadre ces processus dans les rythmes du cosmos, véritable épiphanie des puissances non-humaines qui agissent dans le monde.
(Le matin des dieux. Salvatore D’Onofrio. Editions Mimésis 2018)
Les agaceries sexuelles font le bonheur des adolescents : une bande de garçons se jette sur une ou plusieurs filles pour la déshabiller devant ses amies. Les filles ripostent à coups de pieds et de dents, et parfois l’une d’elles parvient à déshabiller un garçon. Sinon, toutes se contentent de fuir en lançant des insultes. (…) Hommes et femmes mariés surveillent ces jeux, prêts à intervenir si une bataille dégénérait.
(La danse de l’araignée. Alexander Alland. France Loisirs 1984)
… jusqu’à la huitième ou neuvième année, la sexualité de l’enfant ne rencontre-t-elle guère de contraintes ; elle ne fait que s’exaspérer lors de la puberté pour être aussitôt domestiquée par les épreuves de la circoncision.
Il n’est guère de peuple noir, vivant selon la tradition, où ne se manifeste cette succession de la licence apparente et de la contrainte sévère.
La circoncision ritualisée donnait, à un moment précis, accès à la vie sexuelle normale ; elle entraînait des contraintes qui domestiquaient la puissance du jeune mâle alors intégré au groupe des hommes.
Dans le village lébou, ce sont les « sociétés d’âge », associations rassemblant tous les garçons ou filles ayant approximativement le même âge, qui établissaient les premiers ajustements entre sexes. Chaque année, vers la fin de la saison sèche, une réunion mixte permettait de former des couples pour lesquels une sorte de jeu, qui ne restait pas toujours platonique, constituait un apprentissage des relations de coopération devant prévaloir entre hommes et femmes.
(Afrique ambiguë. Georges Balandier. Plon 1957)
« Je suis celui qui a créé l’eau et Mehet-Ouret est venue à l’existence, qui a créé le taureau pour la vache et le plaisir sexuel est venu à l’existence. »
« J’ai vu Râ qui a été mis au monde hier des fesses de Mehyt-Ouret. »
(Lettres égyptiennes. Michel Dessoudeix. Actes sud 2025)
La chaleur peut croître avec les charges que l'individu accomplit à l'âge mûr. Elle peut devenir si grande chez certains qu'ils peuvent être identifiés aux ancêtres (…) par « co-essence ». Cette acquisition de chaleur implique la perte de la sexualité.
(Les paradis de brume. Alfredo Lopez-Austin. Maisonneuve et Larose 1997)
… son mari resterait plaqué à son ordinateur ce soir, jusque tard dans la nuit. Tant mieux. Inutile de trouver des excuses pour ne pas faire l'amour.
(La forêt des ombres. Franck Thilliez. Le passage 2006)
Les Indiens qui n'étant pas malades fréquentent les bains de vapeur (temazcales) recevront cent coups de fouet et demeureront attachés deux heures sur la place du marché et s'ils se lavent nus en public, ils seront réprimandés.
(L'évangélisation des Indiens du Mexique. Eric Roulet. Presses Universitaires de Rennes 2008)
… l’organisation paroissiale chrétienne, qui porte à un point culminant la fusion des corps et des maçonneries. L’intimité des chairs, des os et des pierres est ici totale, le monument « Eglise » assurant dans l’aire sacrale du cimetière le bon déroulement d’une résurrection temporaire des corps, prélude à la réunion des chrétiens avec leur créateur dans la Jérusalem céleste.
(Claude de Mecquemem. Les nouvelles de l’archéologie juin 2020)
"Paradoxe, donc: le dépassement, l'outrepassement de l'animalité qui imprègne l'homme conduit celui-ci à exhausser l'animal (...) au rang de puissance." (Alain Médam)
(La caverne originelle. Jean-Loïc le Quellec. La Découverte 2022)
... ceux qui sombrent dans la débauche perdent leur statut de "bons" citoyens; ce ne sont plus que des barbares ou des monstres rétifs aux vertus de la civilisation...
Le crime sexuel des filles de Loth sert de fondement narratif à l'énonciation de l'opposition entre "nous" les Hébreux, gens de bien, et "eux", les fils de l'inceste.
Le corps est, dès lors, perçu comme une entrave à la perception du bien, de la vérité et de la vertu (...). Cette idée d'un danger lié à la chair sera reprise avec un certain succès, quelques siècles plus tard, par le christianisme.
... "je vais vous enculer et vous baiser la bouche" (...) le traitement le plus dégradant qu'un citoyen romain puisse imaginer.
"Faites donc mourir ce qui en vous appartient à la terre." (Paul, col 3,5)
Les premiers chrétiens ont (...) rêvé de spiritualiser l'humain en remportant ce qu'ils concevaient comme une victoire sur la chair. L'opposition entre corps et esprit serait totale selon saint Paul: "Si vous vivez de façon charnelle, vous mourrez; mais si, par l'Esprit, vous faites mourir votre comportement charnel, vous vivrez."
L'idéal d'abstinence exprimé par les premiers chrétiens a pour conséquence l'invention de la virginité masculine. (...) L'attente du retour imminent du Christ et de la fin des temps explique cet éloge du renoncement...
La seule Egypte compta alors environ 5000 ermites, étymologiquement des "déserteurs", ou encore des "moines", du grec "monos" qui signifie "solitaire".
(Débauches antiques. Christian Georges Schwentzel. Vendémiaire 2023)
... "les besoins sexuels de la femme ont un caractère moins mental, parce que, d'une manière générale, sa vie mentale est moins développée". (Emile Durkheim)
"Avec quelques pratiques de dévotion, quelques animaux à soigner, la vieille fille a sa vie remplie." (Emile Durkheim)
(L'esprit politique des savoirs. Jacques Commaille. Editions de la Maison des sciences de l'homme 2023)
... l'inceste souligne la distinction entre nature et culture et représente un moment imaginaire de transition, apparu à l'émergence de normes sociales bannissant l'inceste. (...) la dimension mythique établit une relation entre actions humaines et forces cosmiques.
(L'archéologie et la mythologie celtique. John Waddell. Sidestone 2022)
Parmi les autres péchés moraux figurent la rupture des contrats, (...) le fait d'uriner debout ou de marcher avec une seule chaussure ...
(Zarathoustra et sa religion. Michael Stausberg. Les belles lettres 2022)
"Ils ne prendront point de femmes, elles ne prendront point d'époux, mais ils seront comme des anges puisqu'ils seront les enfants du Dieu de la résurrection." (Eusèbe de Césarée)
(Utopia. Jean-Louis Poirier. Les belles lettres septembre 2022)
Il faut croire que le spectacle seul de l'union d'un couple recèle une puissance dévastatrice - l'accouplement animal rappelant l'acte sexuel indifférencié - pour qu'il soit confiné dans le "no man's land" du non-dit.
(Le souffle du mort. Dominique Sewane. Plon 2020)
L'homme actuel est le chacal creusant la fourmilière, à la poursuite de la fourmi, avatar de la Terre. La femme est la mère incestueuse qui s'avoue finalement vaincue par plus fort qu'elle et qui s'unit à son fils.
"Le frappement du fonio, c'est comme si un homme égorgeait une victime sur un autel." (...) La graine (...) contenait bonne et mauvaise parole. Ce qu'elle avait de bon en était extrait et mêlé aux chants; ce qui était mauvais restait en elle, tombait au sol avec elle sous les coups des fléaux, tombait comme un sang. Comme dans le sacrifice, il y avait la séparation des principes spirituels de la victime; avec les chants était captée la bonne vertu; dans les graines répandues restait le mauvais principe, le sang menstruel représentant la dette due à la terre.
(Dieu d'eau. Marcel Griaule. Fayard 1966)
... le grand mythe d'origine de toutes les tribus guarani, qui raconte les aventures des jumeaux divins, Notre Frère Aîné et Notre Frère Cadet. Tout le malheur des hommes et leur condition d'habitants de la Terre Mauvaise, proviennent de ce que la mère des jumeaux, doublement grosse des oeuvres de son époux, le dieu Nanderuvusu, et de son amant, Notre Père qui sait les choses, refusa d'écouter ses enfants qui, de ses entrailles, s'adressaient à elle: "Comment! Toi qui es encore à naître, tu me parles?" Et elle s'appliqua une claque violente sur le ventre tendu. Ulcérés, les enfants ne lui dirent plus rien, elle se trompa de chemin, parvint chez les jaguars qui la dévorèrent: l'histoire du monde était commencée, elle dure encore.
(Chronique des Indiens Guayaki. Pierre Clastres. Plon 1972)
On considérait aussi, non sans désir, ces filles dites "Concubines" dont le corps et les embrassements avaient sans doute une vertu spéciale, puisque leurs ébats relevaient de vocables nouveaux.
Le baptisé savait, désormais, (...) que la femelle-errante des nuits ne se hasarde pas autour des chrétiens fidèles...
(Les Immémoriaux. Victor Segalen. Points 1985)
De toute évidence, le tapir est un animal qui se suffit à lui-même puisque sa femelle a la réputation de garder auprès d'elle, au lieu de le chasser, son fils adulte et de commettre l'inceste avec lui; si son enfant est une fille, les deux femelles resteront ensemble et s'accoupleront avec le même mâle. Ainsi, le tapir est un symbole de cette condition où les choses se perpétuent toutes seules et se détruisent elles-mêmes; il se suffit non en s'opposant à la Nature, comme Maïr, le héros culturel, mais parce qu'il se confond avec la Nature même. Akang-apar, qui aurait pu être un homme, fut transformé en tortue parce qu'il s'y prenait mal pour se suffire. La tortue incarne, en effet, la forme la plus primitive de vie indépendante puisqu'elle réunit les symboles mâle et femelle en un animal: la carapace est femelle, le long cou et les pattes sont mâles.
Les Indiens pensent à l'amour (et aux fonctions physiologiques qui s'y rapportent) non seulement comme à un divertissement agréable mais encore comme à une force de nature spirituelle et contagieuse qui, si on en fait mauvais usage, peut avoir les mêmes effets qu'un poison. (...) pour les Indiens, les fruits sont le résultat d'une activité sexuelle, (...) [et] d'une transformation, qui procède en réalité d'un acte continu, et non d'un acte unique. L'activité sexuelle est ce qui fait pousser les choses; elle est magie. La vraie magie n'est pas l'acte sexuel lui-même, mais le désir de transformer qui se cache derrière: ce qui, pendant l'acte, le déborde jusqu'à contaminer le monde environnant. Faire l'amour avec une femme sous un arbre fruitier équivaut à charger excessivement cet arbre d'une magie de croissance qui nuira aux fruits en train de mûrir...
Il semble donc que Mair mène une double vie: doté de puissance sexuelle quand il circule dans le monde terrestre et privé de l'énorme attribut de sa virilité quand il est chef de village et responsable de l'ordre.
La vie sexuelle constitue toujours une menace pour l'ordre social; il n'est donc pas étonnant que Mair se protège en la supprimant: car son ordre repose sur une distinction des statuts et des pouvoirs que le commerce sexuel peut aisément abolir. Pour que la vie humaine soit possible, il est nécessaire d'établir un compromis entre Mair, d'une part, et la sexualité, d'autre part: entre un ordre idéal et une absence idéale d'ordre.
(Aimables sauvages. Francis Huxley. Plon 1980)
"Au début des temps, le plus jeune fils d'Adam désirait sa soeur jumelle et refusa les règles dictées par Dieu. A cause de cette révolte contre l'autorité divine, il devint le premier musulman."
(Solstice païen. Loude, Lièvre, Nègre. Editions Findakly 2007)
… le secret même consacre la coutume. Or, le changement biologique que représente la puberté menace l’ordre social. (…) une période marginale pendant laquelle l’individu, symboliquement du moins, n’appartient pas à sa société. Se trouvant entre deux statuts, il n’a pas sa place dans l’ordre social.
De toute évidence, pour les Abron, du moins à Diassenpa, le seul sens du mont « Ntoro » était : sperme. On n’en parlait pas, même entre hommes. Prononcer ce mot devant des femmes était commettre un grave impair.
(La danse de l’araignée. Alexander Alland. France Loisirs 1984)
L’enfant choyé (…) sera un homme réservé vis-à-vis des jeunes filles, même dans ses invites les plus pressantes. (…) le voisinage des centres urbains, Dakar et Rufisque, a fini par altérer cette réserve autrefois commune. Dans les ruelles, la nuit tombée, quelques filles maladroitement fardées attirent les jeunes hommes pour en obtenir un peu d’argent. (…) On ne saurait douter de la dégradation des mœurs, même lorsque les préoccupations rituelles y mettent un frein efficace. Les danses de provocation sexuelle, connues sous le nom de « grimbé », se dépouillent en grande partie des intentions anciennes, qui les associaient aux techniques de fécondité, pour exalter les aspects érotiques. (…) Si l’évolution se poursuit, l’entreprise n’aboutira plus qu’à un spectacle osé (…). Cet érotisme de la place publique a, sans aucun doute, porté atteinte au prestige de la femme et situé la sexualité dans un contexte inhabituel.
… jusqu’à la huitième ou neuvième année, la sexualité de l’enfant ne rencontre-t-elle guère de contraintes ; elle ne fait que s’exaspérer lors de la puberté pour être aussitôt domestiquée par les épreuves de la circoncision.
Il n’est guère de peuple noir, vivant selon la tradition, où ne se manifeste cette succession de la licence apparente et de la contrainte sévère.
L’émancipation de la femme africaine qui entraîne (…) la versatilité des rapports entre sexes, l’affirmation de la « sexualité libidineuse », selon l’expression du sociologue Roger Bastide, au détriment de la « sexualité socialisée », ce sont autant de révolutions dans les mœurs que la société ne peut encore absorber sans secousses graves. Et le mal reste d’autant plus accusé que les cadres moraux se sont dégradés, sans qu’un suffisant mouvement de reconstruction ait pu intervenir.
On ne peut nier l’influence contagieuse de nos mœurs. Notre civilisation frappe un regard totalement étranger par l’importance qu’elle accorde à l’érotisme, par les activités et les commerces que ce dernier provoque.
L’impérialisme d’Éros a plus de succès en nos sociétés que chez les Coniagui nus de la Guinée. Cette ambiance, pour reprendre un mot du temps et aux résonances incertaines, nous l’avons exportée tout autant que nos machines, nos codes et notre monothéisme.
Les dignitaires décident aujourd'hui de faire un exemple. Les danses cessent. La victime est une jeune femme (…) qui, trop sensible au prestige des uniformes, ne sait guère résister aux avances des miliciens désœuvrés. Elle est conduite au centre de la place, bousculée, entourée de vieilles paysannes qui l’injurient. Des hommes s’affairent à creuser une sorte de fosse dans un endroit boueux. La femme, malgré sa résistance, est dépouillée de ses pagnes. Elle se retrouve nue, tremblante. Elle se cache la tête dans les bras. On la laisse quelque temps, sous les regards et les quolibets. Puis, sur un ordre, on l’entraîne vers le bourbier. Elle y est poussée. Elle s’enfonce jusqu’à la ceinture dans la terre gluante. (…) Elle ne sortira de là que bien plus tard, la nuit venue, hébétée et vaincue par une loi élémentaire, prompte à surgir dans toute société aux prises avec la tâche difficile des recommencements...
(Afrique ambiguë. Georges Balandier. Plon 1957)
En régime magique, la pudeur s’exprime par la nécessité de protéger les organes génitaux du mauvais œil ; le coït est représenté comme un acte « fort » qui libère de dangereuses énergies, dont il faut se garantir ; la puissance génitrice est une force qu’il faut maîtriser, consolider et libérer par des pratiques adéquates (d’où la circoncision et la subincision) ; enfin le coït est un rite de fécondité : ce sont là autant de formes, plus ou moins médiatisées, de délivrance et de libération du risque de dissolution qui menace la présence à soi, auquel la tempête émotionnelle de la sexualité donne un relief particulier.
(Le monde magique. Ernesto De Martino. Bartillat 2022)
« Garde-toi donc d’une femme étrangère que sa ville ne connaît pas. (…) ne la connaît pas charnellement. (...) C’est une eau profonde, on ne peut pas la parcourir, une femme éloignée de son mari. »
(Lettres égyptiennes. Michel Dessoudeix. Actes sud 2025)
Pendant presque toute l’année, la famille entière dort dans cette seule pièce. (…) Et même sans enfants, ces êtres sont assez contraints pour éprouver une gêne considérable devant tous bruits de nature sexuelle, et qui avouent l’être.
(Louons maintenant les grands hommes. Agee/Evans. Plon 2017)