[Les Romains] ont dégagé très tôt la notion de personne et c'est sur elle, sur l'autonomie, sur la stabilité, sur la dignité des personnes qu'ils ont construit leur idéal des rapports humains, les dieux n'y intervenant guère que comme témoins.
(Mythes et dieux des Indo-Européens. Georges Dumézil. Flammarion)


… des ouvrages qui favorisent l'autoréalisation et provoquent les retrouvailles avec soi-même, le développement personnel durable, ce genre d'attrape-égos qui vous coûtent les yeux.
… et je suis demeuré là (…) à me sentir proche non pas de la folie mais de la solitude qui peut tuer s'il n'y avait la folie.
(Solo d'un revenant. Kossi Efoni. Seuil 2008)


... [les gnostiques] ne vivent pas hors du monde, (…) mais s'y sentent étrangers, aliénés par un monde qui n'a pas de sens (…) le monde matériel n'est pas bon, la création est en définitive l'échec d'une divinité inférieure et le résultat d'une catastrophe cosmique. Il faut donc se libérer des réalités physiques et matérielles, ce à quoi l'on ne peut parvenir que par la connaissance de soi-même.
(Comment notre monde est devenu chrétien. Marie-Françoise Baslez. CLD 2008)


La croissance économique et le développement des outils technologiques peuvent contribuer à améliorer l'accès au confort. Mais ils peuvent aussi, en faisant de l'être humain un animal économique guidé par des pratiques économiques compulsives, et non plus un animal social, faire naître des phénomènes d'individuation, de désintégration sociale, de paranoïa, avec les conséquences que cela peut avoir sur le temps imparti à la poésie, à la politique, aux sentiments, à l'amitié, et à la communauté. Cette paranoïa, l'insécurité émotionnelle et la perte de sens de la communauté ouvrent la porte à de nouveaux marchés dédiés au spirituel et à des pratiques religieuses répondant à ces attentes. De nouveaux gourous profitent de cette insécurité sociale touchant ceux qui sont devenus tout à la fois les agents et les victimes des nouvelles forces du marché.
(John Samuel, cité par Jean-Christophe Servant. Le monde diplomatique août 2010)


Une bonne partie des salariés (…) ont peur de ne pas tenir sur la longueur (…) peur de ne pas être armé pour un travail qui impose une pression constante et s'inscrit dans la logique du « toujours plus » ; peur de ne plus pouvoir atteindre les objectifs imposés de façon irréaliste (…). Ils redoutent d'être contraints de mal faire leur travail ; d'être acculés à commettre une faute professionnelle ; d'atteindre un niveau d'incompétence qui les rendrait vulnérables, (…) l'expérience accumulée n'est plus d'aucun secours. (…) nombre de salariés confient leur sentiment de se trouver en permanence sur la corde raide, (…) de le faire dans une extrême solitude, (…) les changements ne s'appuient pas sur les expériences professionnelles de chacun (…). La démesure des exigences fabrique des citoyens inquiets, en proie à un sentiment d'impuissance, murés dans leur méfiance à l'égard des autres et de règles du jeu qu'ils estiment ne pas comprendre.
(Refus obstiné d'un ordre intenable. Danièle Linhart. Le monde diplomatique novembre 2010)


Facebook est le miroir magique de notre époque égotiste et publicitaire.
(Facebook, miroir magique. Philippe Rivière. Le monde diplomatique décembre 2010)


Les techniques modernes qui nous permettent de gagner du temps ont démultiplié le nombre d'options dans le monde : aussi rapides que nous devenions, notre part du monde, c'est-à-dire la proportion d'options réalisées et d'expériences vécues par rapport à celles que nous avons ratées, n'augmente pas, mais chute sans arrêt. Ceci, j'ose le dire, est l'une des tragédies de l'homme moderne : alors qu'il se sent prisonnier d'une course sans fin comme un hamster dans sa roue, sa faim de vie et du monde n'est pas satisfaite, mais de plus en plus frustrée. (…) dans la modernité tardive, l'accélération sociale s'est transformée en un système autopropulsé…
(Aliénation et accélération. Hartmut Rosa. La Découverte 2012)


Conformément à la mythologie individuo-globale, la thérapie ne s'impose pas de l'extérieur, car l'être sait déjà naturellement la vérité de son état. L'être est originellement sain. Toute maladie, toute affection, ne peut être qu'un blocage, qu'une distorsion, une perte de contact avec soi-même (sa nature originelle) et avec l'environnement (la Nature).
(Souci de soi, conscience du monde. Raphaël Liogier. Armand Colin 2012)


La célèbre critique qu'adressaient les Indiens à l'Amérique blanche - « Chacun de vous est une tribu à lui tout seul »…
(Ne vends jamais les os de ton père. Brian Schofield. Albin Michel 2013)


… maintenant, non seulement les Indiens, mais chacun, est devenu une « espèce en voie de   disparition ».
(De mémoire indienne. Lame Deer et Jean-Jacques Roudière. 2009)


Solitude et isolement sont devenus
notre définition de la sécurité.
(Suffering to live, scared of love. Verse)


Le consommateur consomme autant les liens que les biens. Son territoire est le réseau, et le copinage son mode de relation préféré.
Avec la solitude et l'ennui, le besoin de reconnaissance exacerbée, le besoin d'être aimé, abolissent les oppositions et les différences, de génération, de filiation, de sexe, de conjugalité. Le fils est à la même place que le père, le nouveau compagnon à la même place que l'ex-mari. L'inversion mimétique conduit les plus anciens à imiter les plus jeunes. En conséquence, il n'y a plus d'obligations, ni de dette. Il n'existe plus de différence entre celui qui reçoit et celui qui donne. (…) L'impression générale est que chacun vit dans une bulle, justifiée par ce qu'on appelle une économie de partage et qui crée en réalité un monde entre soi. Le copinage abolit surtout l'esprit critique et l'autocritique.
(Cercles fermés. Jean-Pierre Gicquel. La Décroissance novembre 2014)


… les gens ne s'attachaient pas à lui, ni lui à eux. Ils étaient sans relief, lisses, sans aspérités. Ils le laissaient indifférent. Des portes sans serrure quand, la plupart du temps, il ne possédait aucune clef. Pire qu'une voie sans issue : un carrefour permanent, et la pléiade des possibles. Il subissait au premier degré l'infinitude du Monde, l'abstraction du temps, de la portée des choix, trouvant alors refuge dans son intérieur poreux, perméable, mais familier. Et dans la musique.
(Régis. James Osmont. Librinova 2016)


... le fascisme dépendait de la contamination et de la destruction causées par une langue à la fois faible et forte, incapable de dire la vérité, parce que planant au-dessus d’un vide qui ne peut se reproduire que par duplication. La vérité du fascisme est ce qui n’a ni preuve ni fondement, ce n’est qu’une parodie, un dédoublement éternel au-dessus du vide, un monde sans correspondance ni fin. C’est une langue qui reproduit ce qu’elle suppose que l’autre veut entendre et le séduit comme un miroir sonore. Il est difficile d’en sortir indemne. Dans le meilleur des cas, les illusions s’envolent. Dans le pire, on se noie dans une illusion mortelle, comme Narcisse dans le lac.
(Sympathie pour le démon. Bernardo Carvalho. Métailier 2016)


… nous avons cette possibilité, sur chaque ordinateur ou téléphone que nous possédons, de revenir sur la totalité de notre passé (…). Chaque humain fait désormais l'objet d'une documentation historique supérieure à celle de Napoléon, et ce serait tout à fait regrettable si ce n'était pas aussi irrévocable. Cela implique que la dépression, la nostalgie et une façon de penser complètement réarrangée sont l'essence de quasiment tous les gens que je connais.
(Candide et lubrique. Adam Thirlwell. L'olivier 2016)


L'amitié devient indispensable à l'ambiance ludique et cordiale, faussement intime et trompeusement bienveillante requise par un capitalisme infantile et une société du narcissisme terminal.
(Si chers amis. François Cusset. Le monde diplomatique décembre 2016)


Tout n'est devenu que performances pour réaliser le fantasme (…). C'est la fin de l'autre, car l'autre, c'est purement et simplement l'envahisseur. (…) Nous sommes passés d'un Hiroshima où l'on cherchait encore l'amour dans les débris de la ville à un Fukushima sans amour.
(Jouir sans entraves ? Dany Robert Dufour. La décroissance mars 2017)


… d'adultes narcissiques, voire de plus en plus psychopathes, pour lesquels l'autre n'est qu'un objet, un concurrent, une menace ?
(De la joie dans une société autiste. Denis Baba. La décroissance juillet 2017)


Le petit-bourgeois peut à l'occasion être très mécontent du système, qu'il trouve parfois ingrat, mais mécontent de lui-même, ça non jamais, ou plutôt si, tout de même, mais quand ça lui arrive, c'est forcément un état pathologique, qu'il faut soigner au cas par cas, il y a des traitements et des psys pour ça, et de très efficaces molécules pour voir la vie en rose, et c'est remboursé par la S.S. (…) Content de soi, de son couple, de ses enfants, de ses diplômes, de sa carrière à l'Université, ou dans la Banque, ou dans la Pub, content de sa maison, de ses amis, de son assurance-vie, de son barbecue, de sa bagnole, de ses vacances, de son syndicat « réformiste » et de ses produits « éthiquables » (…) Le narcissisme petit-bourgeois est une passion auto-érotique inextinguible et désespérée…
(Complaisance. Alain Accardo. La décroissance mars 2018)


Partout il s'ennuyait, partout il était seul, désœuvré, sans désir.
La cécité de l'âme (…) est marquée par un état isolant de solipsisme monadique – une incapacité à voir au-delà de soi-même ou de sa propre espèce.
… un monde aujourd'hui gangrené par une épidémie d'égocentrisme narcissique – de l'éruption un peu partout de ces chefs d’État d'opérette tout pleins d'eux-mêmes jusqu'au genre de narcissisme égo- et anthropocentrique qui se retrouve avec une perfection quasiment fractale aux échelles de la « race » et de l'espèce… 
(Comment pensent les forêts. Eduardo Kohn. Zones sensibles 2017)


… ils étaient isolés. Ils étaient en route pour devenir les entités autosuffisantes d’une main-d’œuvre complètement standardisée.
(Le champignon de la fin du monde. Anna Lowenhaupt Tsing. La Découverte 2017)


… un univers totalement et froidement rationnel, où presque tout de sa propre vie ne dépendrait plus que de soi-même et de ses propres actes.
(Les dix millénaires oubliés qui ont fait l'histoire. Jean-Paul Demoule. Fayard 2017)


Il y a une perte de l’imaginaire, surtout de celui qui naît dans l’enfance. Le narcissisme est devenu la forme psychique dominante.
Dans son vide et sa pauvreté absolue, la monade-sujet ne connaît que la concurrence comme rapport social ; l’auto-affirmation, individuelle ou collective, devient le contenu essentiel de l’existence humaine. (…) Plus le sujet s’installe dans son rôle actif, plus il dégrade le monde en un matériel passif qui doit être à la disposition du sujet – ce qui n’est pas du tout le cas, rappelons-le, dans les visions du monde antiques, médiévales ou non européennes.
Ils se retrouvent face à l’impossibilité de jouir dans un monde qu’ils ont eux-mêmes préalablement transformé en désert, et face à la nécessité d’augmenter sans cesse les doses de l’ersatz qui leur tient lieu de plaisir.
… ce que Kant a appelé la « socialité asociale », où les atomes sociaux ne se rencontrent que pour satisfaire leurs besoins selon leur puissance sur le marché.
... la critique du fétichisme doit prendre acte de l’importance de l’apothéose du sujet en tant que force magique et meurtrière.
Son besoin extrême de confirmations de la part des autres ne peut que l’exposer à des frustrations qui débouchent sur des « blessures narcissiques » et finalement sur une « rage narcissique ». Son manque de ressources intérieures fait que son équilibre interne s’écroule assez facilement, ou qu’il se trouve en permanence dans une fuite en avant pour éviter ces frustrations. Le narcissique n’est pas, en fin de compte, un personnage triomphant, mais un pauvre hère.
… l’individu lui-même, qui ne pèche que contre lui s’il ne parvient pas à atteindre la réussite dans la vie dont on lui assure qu’elle ne dépend que de lui. L’individu contemporain se sent éternellement coupable de ne pas satisfaire des attentes qui, dans le cadre du capitalisme déclinant, sont complètement irréalistes, et pour la satisfaction desquelles tous les moyens lui manquent. Ainsi, les citoyens de la société contemporaine oscillent en permanence entre sentiments de toute-puissance et d’impuissance. En dérive la volonté bien connue de tout contrôler – « gérer » – dans la vie individuelle et collective – c’est l’« extension du domaine du management » à toutes les sphères de la vie dont parle la sociologue Michela Marzano.
Hitler pourrait être considéré comme le plus grand coureur d’amok de l’histoire, comme un cas de « narcissisme absolu » : sa propre fin devait coïncider avec la fin du monde.
La plupart des caractéristiques du sujet moderne sont déjà rassemblées chez Descartes : solitaire et narcissique, incapable d’avoir de véritables « relations d’objet » et en antagonisme permanent avec le monde extérieur.
(La société autophage. Anselm Jappe. La découverte 2017)


Les individus soumis à ce flou administratif se laissent convaincre que tout dépend d'eux, et qu'ils n'ont qu'à s'en prendre à eux-mêmes en cas d'échec. (…) on les précipite dans le feu roulant du travail en les ayant à peine formés. Ils doivent trouver eux-mêmes les méthodes permettant de se réaliser. Non pas faire preuve de créativité, d'initiative ou de responsabilité, contrairement à ce que claironne le discours officiel, mais deviner en leur for intérieur ce que le régime attend précisément d'eux.
(Quand le management martyrise les salariés. Alain Deneault. Le monde diplomatique novembre 2018)


… la plupart des gens normaux passent toute leur vie consciente, quand ils ne sont pas accaparés par les exigences immédiates de l’attention, à revoir et à réinterpréter leur passé, à planifier et réviser leurs projets, à réfléchir à leurs histoires personnelles et à envisager leur avenir.
(Temps de la nature, nature du temps. SLDD Bouton-Huneman. CNRS Editions 2018)


... réputer naturels des droits individuels qui n'ont de réalité qu'artificiels. Soutenir la thèse de leur naturalité revient à considérer que chaque homme détiendrait, dès sa naissance, un droit qui lui serait consubstantiel, au coeur même -ou aux côtés- de son enveloppe biologique, d'un halo sacré ou d'une auréole, d'une sorte d'onction normative ou d'une habilitation à imposer sa volonté à autrui, comme si l'être était déjà porteur de devoir-être...
(Dieux et hommes, modèles et héritages antiques, volume I. Jacques Bouineau. L'Harmattan 2018)


… un irrépressible ennui de soi, qui frappait la conscience individuelle au moment même de son éclosion ? Le « sujet » qui se découvrait à lui-même dans le temps qu’il découvrait son Autre, a-t-il été pris du sentiment de sa propre déréliction dans l’état où il se percevait ? Déréliction d’être seul...
(Dieux et hommes, modèles et héritages antiques, volume II. Jacques Bouineau. L'Harmattan 2018)


… nous avons chacun notre « moi » (…)… D’une simple mascarade au masque, d’un personnage à une personne, à un nom, à un individu, de celui-ci à un être d’une valeur métaphysique et morale, d’une conscience morale à un être sacré, de celui-ci à une forme fondamentale de la pensée et de l’action, le parcours est accompli…
(Sociologie et anthropologie. Marcel Mauss. PUF 2013)


Dans le miroir, je fais face à une étrange chimère: adulte-enfant, et homme-femme, heureux-malheureux dans sa seule certitude: sa solitude.
Oui, c'est ce que je suis, ce que j'ai été depuis que je suis au monde: un homme seul qui attend derrière le carreau.
... tu ne t'évades jamais que vers l'intérieur.
... nous sommes solitaires, ou peut-être seulement très discrets, comme l'est tout un chacun, dans toutes les institutions, à cette triste époque où nous vivons.
(Solénoïde. Mircea Cartarescu. Noir sur Blanc 2019)


La seule Egypte compta alors environ 5000 ermites, étymologiquement des "déserteurs", ou encore des "moines", du grec "monos" qui signifie "solitaire".
(Débauches antiques. Christian Georges Schwentzel. Vendémiaire 2023)


Vous êtes seul au monde (...) certaines personnes disent qu'elles ont de l'affection pour vous, mais c'est faux. Peut-être qu'elles vous aiment bien ou qu'elles croient sincèrement que vous comptez vraiment pour elles, mais il y a toujours plus important que vous (...). Si la vérité ne correspond pas à ce qui les arrange, si ce que vous leur dites ne rentre pas dans les cases, elles ne veulent pas vous croire (...). Parce que même les gens qui ont un bon fond, même les gens à qui on croit pouvoir faire confiance (...) même les personnes qui vous aiment beaucoup, elles ne vous croient pas.
(Unbelievable. Episode 7)


... ceux qui séjournent en enfer ne peuvent se percevoir les uns les autres, de sorte qu'ils souffrent d'une solitude et d'un abandon terribles.
Cette éthique défend une liberté de choix individuelle qui peut - et doit même parfois - passer outre les règles comportementales considérées autrefois comme fondamentales. (...) Il faut donc être soi-même juge et critique de son propre comportement afin de s'améliorer. (...) Ces péchés doivent d'abord être pleinement reconnus, en présence d'une personne habilitée pour cela.
(Zarathoustra et sa religion. Michael Stausberg. Les belles lettres 2022)


... ce monde clos est leur seul refuge, face à un environnement extérieur constamment traversé par de très graves tensions sociales. On comprendra aisément que dans une société où le rapport à autrui est principalement médiatisé par la guerre, il soit vital pour l'équilibre psychologique de convertir sa demeure en un havre de paix.
Le dernier échelon de la hiérarchie des êtres de langage est occupé par les solitaires: leur mise à l'écart de toute vie sociale les confine à la jointure de la culture et de la nature. Incarnations de l'âme des morts les esprits "iwianch" sont condamnés à une solitude désespérante qu'ils cherchent à combler en enlevant des enfants.
(La nature domestique. Philippe Descola. Editions de la Maison des sciences de l'homme 2019)


On pouvait dire que la suite de fautes et de ruptures dont l'aboutissement était la mort, avait amené un nouvel ordre des choses, où non plus seulement les groupes, mais les individus avaient leur rôle. Tout en maintenant les responsabilités globales de la nature humaine, ces ruptures dans lesquelles on pouvait grossièrement reconnaître les premières formes du péché, obligeaient l'humanité à l'exil individuel, divisaient à l'infini, réduisaient à la taille de chacun les charges d'expiation ou de maintien d'un ordre nouveau.
(Dieu d'eau. Marcel Griaule. Fayard 1966)


La morale de l'authenticité chez Sartre (...) recompose, sur un horizon de monde désenchanté, une morale de l'accomplissement de soi d'où l'héroïsme a disparu, mais qui en retient malgré tout quelque chose, une impérieuse exigence de fidélité à soi. La création de soi-même par soi-même, chez l'auteur des Mouches, fait de chacun le responsable de lui-même dans un monde que les dieux ont déserté.
Avec la greffe des droits de l'homme, l'individu moderne devient cet absolu que nous connaissons, susceptible à tout moment de se transformer en victime.
(Du héros à la victime: la métamorphose contemporaine du sacré. François Azouvi. Gallimard 2024)


Alors, on s'ingénia dans l'assemblée à découvrir, en soi-même et autour de soi, d'autres coupables.
(Les Immémoriaux. Victor Segalen. Points 1985)


De fait, isolé dans sa bulle, il est possible à tout un chacun de s'adonner sans transition et dans un présent perpétuel, à un jeu de massacre en ligne (...) vagabonder au bout du monde, communiquer avec un inconnu sur un réseau social. Turbulences à l'écran, vide alentour. L'Autre est en passe de devenir une entité abstraite. (...) Le risque est d'être colonisé par une machine. Il est utile de se souvenir que le mot "addictus" - addict - désignait à Rome l'esclave pour dette qu'un édit assignait à un maître.
Fondre en larmes devant son épouse: comble de la honte pour un homme. "Vers qui se tournera-t-elle en cas de malheur?" S'il est incapable de se retenir, il part seul dans la brousse et s'assoit sous un arbre, où personne ne pourra le voir.
(Le souffle du mort. Dominique Sewane. Plon 2020)


S'ils restent sur place, la misère sera leur compagne et personne d'autre puisque les femmes s'en vont.
(Les barrières de la solitude. Luis Gonzalez. Plon 1982)


... l'insignifiance des choses vous apparaît vite dans la solitude. (...) On ne dira jamais assez combien, hors du groupe, la marge de civilisation que chacun porte en soi est fragile...
(Les derniers rois de Thulé. Jean Malaurie. Plon 1989)


Le brahman est cet immortel. Le brahman est à l'est;
le brahman est à l'ouest, au sud et au nord.
Il s'est répandu au-dessous et au-dessus.
Le brahman seul est ce Tout. Il est le plus grand!
(Les Upanisad. Alyette Degrâces. Fayard 2014)


S’il n’y a pas d’autre que moi, il n’y a point de moi.
… l’altruisme est une forme de l’égoïsme.
(Oeuvre complète. Tchouang-tseu. Gallimard 1969)


(…) au héros divin qui avait mis bas le Créateur du monde.
(Les Incas. Peter Eeckhout. Taillandier 2024)


Ce que l’on met en scène est, de toute évidence, un mariage symbolique entre deux partenaires inféconds, pour des raisons différentes : une petite vierge impubère de 10 à 12 ans et un végétal, su nennere, qu’elle-même a fait pousser et dont l’existence éphémère est partagée par le dieu auquel on l’assimile.
(Le matin des dieux. Salvatore D’Onofrio. Editions Mimésis 2018)


[Les magiciens professionnels] sont avant tout des donneurs de confiance. Ils opèrent à faux sur le plan de l’intervention physique, mais ils ont une efficacité psychologique auprès de citadins que l’insécurité, les conflits nouveaux et la relative solitude plongent dans le désarroi.
Venu, avec une certaine image des rapports sociaux où la nourriture et le gîte ne sont pas évalués monétairement, où les relations de solidarité et la réciprocité jouent encore, il découvre à ses dépens la loi de l’offre et de la demande et les servitudes du travail rétribué. (…) Il s’enracine cependant en ville, retenu par ses dettes et la honte de son échec. (...) Il est devenu un individu anonyme (…). Il habite souvent là en célibataire, fragilement accroché à un lambeau de parenté ou à un groupe de camarades. Il vit parmi les étrangers, désorienté par la confusion des coutumes, la nouveauté des usages et des tentations. Il manque de points de repère, ne découvre qu’une seule règle infaillible :      « se débrouiller ».
On imagine mal les incidences sur l’individu d’une situation qui implique, en même temps que le désordre d’une société en transformation, les compétitions du mercantilisme élémentaire et brutal.
(Afrique ambiguë. Georges Balandier. Plon 1957)


Les travaux de Storch sur les liens entre la schizophrénie et la mentalité mythico-magique (ou archaïque) confirment largement l’identification, sur le plan historique, du drame magique avec le risque de « ne pas être là » et avec la libération de ce risque.
… le malade barricade sa volonté, refuse de se concéder au monde. (…) La présence cherche son statut en se soustrayant dramatiquement à tous les stimuli, en opposant un veto général à tous les actes. Toute invitation à l’action est une embûche tendue à la présence à soi : en tout agir l’être-là s’échappe, est dérobé, entre en crise.
Dans la schizophrénie, (…) l’individu est seul, ou presque seul, dans sa lutte : le fil de la tradition est rompu, l’effort et l’expérience d’autrui sont inexistants, ou inutilisables par manques d’institutions magiques définies (…). Précisément parce qu’elle est autistique, isolée, monadique, anti-historique, la compensation que recherche le schizophrène à travers ses stéréotypes, ses maniérismes, ses amulettes, est insuffisante : l’écroulement se poursuit…
… quand le risque existentiel magique se présente dans toute son étendue, les forces de l’individu ne suffisent plus à le compenser pour obtenir sa délivrance. L’individu est bien incapable de réinventer tout le monde culturel qui serait nécessaire pour écarter le risque.
… c’est avec le christianisme que commence, à proprement parler, ce mouvement historique de découverte graduelle de la personne (…). Cette conscience de l’autonomie de la personne connaît, dans l’histoire de la civilisation occidentale, une sorte de sommet idéal, qui est la découverte de l’unité transcendantale de la conscience de soi.
… dans la détermination (et dans la limitation) actuelle de notre conscience historique, l’être-là unitaire de la personne, sa « présence », se configure comme le jamais « décidé » ou (ce qui revient au même) comme le « toujours décidé » et, pour cela même, comme ce qui n’entre pas dans le monde des décisions historiques. Notre régime de présence est donc considéré (dans l’optique limité de notre conscience historique) comme le modèle de toute présence historique possible : dans n’importe quel monde historique et culturel, la présence à soi doit se régler sur ce modèle, et dans aucune forme de civilisation, l’absence à soi ne peut être conçue comme un problème, comme une réalité fondée. Il s’agit, ce faisant, de l’hypostase métaphysique d’une formation historique.
En réalité, dans l’ensemble de ces expériences et de ces figurations, se reflète seulement notre dette historique, non encore acquittée, envers cet âge magique de l’histoire où l’être-là constituait encore une option humaine in fieri, où la présence à soi et au monde restait un but et une tâche, un drame et un problème. (…) L’anthropologie gréco-chrétienne, et la polémique anti-magique qui va de pair avec notre civilisation, ont creusé l’abîme et provoqué la discontinuité ; c’est pourquoi l’être-là nous apparaît maintenant comme « toujours donné », comme donné à l’homme par la nature, si bien que l’homme le trouve en lui sans l’avoir fait : il nous apparaît donc aussi comme l’inconnaissable, l’irrationnel, le mystérieux par excellence. Comment l’homme pourrait-il, en effet, trouver la raison de ce qui semble se soustraire à toute mise en forme de l’activité humaine ?
(Le monde magique. Ernesto De Martino. Bartillat 2022)


Il y avait dans le regard de ces deux-là une qualité de haine, et de mépris, et de colère, si calme et si définitive, envers toute créature existante hormis eux-mêmes, et envers les torts qu’ils subissaient…
… chacune [de ces familles] est donc incroyablement solitaire et affligée, et éloignée et à part ! Pas une autre sur terre, ni en aucun rêve, pour vraiment s’intéresser à son sort (…). Tout autour du globe et dans les peuplements, les villes, les grandes cités du fer et de la pierre, les gens se retirent dans leurs petites coquilles, leurs pièces d’habitation (…), petits aquariums dorés, (…) et nul ne peut étendre son intérêt, d’aucune façon, par-delà cette pièce (…) et c’est peu étonnant qu’ils se tiennent unis si lâchement, et peu étonnant que dans la sèche anxiété de son désespoir, une mère veuille assujettir à ses griffes de rapace, à sa bouche de vampire l’âme vaillante son fils, et le vider de sa substance...
… d’un point de vue social en tout cas la forme la plus dangereuse de l’orgueil ne réside ni dans l’arrogance, ni dans sa forme contraire, l’humilité, mais dans ses formes atténuées, dans le commun dénominateur d’une satisfaction de soi.
C’était comme un retour de plusieurs milliers d’années après la fin du monde (…). Mais c’était pire. Car ceci n’était pas la fin du monde, c’était contemporain (…) ceci était à quoi ressemblait la vie, le seul monde que nous avons. Demain, seul parmi des millions, chaque individu détruit revêtirait la forme de sa vie dans la suite des jours, au point où il l’avait quittée ; et dans la mémoire de ce fait assuré il n’y avait rien d’agréable.
(Louons maintenant les grands hommes. Agee/Evans. Plon 2017)


Analysant l’évolution de la théologie protestante allemande du XIXe siècle (…), Rosenzweig y dénotait l’émergence d’une « théologie athée » : « La différence entre Dieu et l’homme (…) devient une opposition interne à l’humain lui-même » ; et il remarquait que, sous l’influence de cette théologie chrétienne, un phénomène semblable se faisait jour dans le judaïsme…
Le concept de personne, travaillé par un double mouvement antagoniste de fermeture et d’ouverture, d’exaltation du moi et de déprise de soi, alimente à la fois un individualisme qui menace les valeurs sociétaires et un altruisme porté à l’idéalisme et à l’utopie.
Au regard de Prajapati, cependant, les dieux, ses créatures, ont une beauté parfaite, puisqu’en les contemplant il est tellement ému qu’il laisse jaillir son sperme. Il a du reste la même réaction quand il voit sa propre image reflétée dans l’eau.
… un saint qui ne fait rien d’autre que d’ausculter son propre corps pour y contempler les dieux de ses organes.
(Corps des dieux. SSLD Malamoud/Vernant. Gallimard 1986)


… la folie vous guette ou l’acidia, ce mal particulier des longues solitudes, cette faille, ce doute, cette mélancolie viscérale qui vous prennent soudain et font de vous la proie des démons qui vous guettent.
Toute l’histoire du théâtre grec est celle d’un nouveau langage. (…) D’un côté, le mythe devient histoire, d’un autre le récitant devient acteur. La parole se fait autonome et les silhouettes floues (…), les fantômes sans corps (…) deviennent des êtres (…) nantis d’un langage individualisé. (…) Alors, une fois apparus ce changement d’échelle, ce nouvel espace intérieur et ce nouveau regard, tout pouvait devenir théâtre. (…) C’est pour cela que dans mon essai sur Sophocle, j’ai comparé l’apparition du théâtre en Grèce à celle du cinéma : comme la naissance d’un art, d’un langage et d’un regard nouveaux impliquant une véritable mutation dans les consciences.
(L’été grec. Jacques Lacarrière. Plon 1975)