… il intègre l'universalisme en germe dans l'empire romain : un jour, il n'y aura plus qu'une seule communauté d'hommes, tous citoyens sinon tous frères. (…) il revendique d'atteindre les extrémités du monde. Son intérêt pour le problème de la communication sous toutes ses formes (…) résulte de cet objectif et témoigne qu'il a fait sienne la construction unitaire de l'empire…
[Les chrétiens] ont vocation à être « l'âme du monde ».
Les premiers chrétiens ont donc pensé le processus de christianisation dans deux dimensions du temps et de l'histoire : l'éternité (celui de) et du Royaume (…) et celui de l'actualité vécue par le monde où ils tenaient leur place.
(Comment notre monde est devenu chrétien. Marie-Françoise Baslez. CLD 2008)


… on nous éduque pour nous rendre faibles, mais lorsque nous le comprenons, il est déjà trop tard.
(Mantra. Rodrigo Fresan. Passage du Nord-Ouest 2006)


Je crois que les gens ressentent une sorte de besoin d'être punis quand ils n'arrivent plus à accepter ce qu'ils font.
Les gens sont comme des clébards, tu sais. Un clebs que tu ne contrôles pas est un clebs malheureux. Et les clebs malheureux mordent, tu sais.
La vérité que nous élaborons n'est que la somme de ce qui arrange tout le monde…
(L'homme chauve-souris. Jo Nesbo. Folio 2002)


Le dieu monothéiste n'habite pas le monde.
« Ma place, je la trouve quand ce qui m'entoure m'intègre comme si j'étais insignifiante, pas quand l'environnement me force à m'aligner. » (Claire Denis)
Nous vivons de nos jours dans un monde où nous sommes harcelés par la question du sens.
La liberté absolue qui est aussi responsabilité absolue est une geôle (…) Le travail est devenu notre unique rituel.
Enchaîner du travail et du travail pour boucher les interstices, pour que tout laps de temps soit occupé. Nous avons très peu d'idées pour exploiter notre espace psychique. Nous l'obturons simplement.
Il y a apaisement dans la répétition. Il y a un apaisement par le fait que la question du sens ne se pose pas.
Se laisser offrir des possibilités de comportement et des attitudes toutes faites (…) peut représenter un bénéfice par rapport au fait d'être voué de manière continue à une nécessaire invention de soi, expression qui veut ici résumer une invention permanente de ses actions, de ses comportements, de ses pratiques, de ses jugements.
(Il y a des dieux. Frédérique Ildefonse. PUF 2012)


Un homme reconnu souffrant a aujourd'hui le plus grand mal à garder sa dignité, à ne pas se dégoûter lui-même, sa vie perdant de jour en jour de la valeur. Jadis, au contraire, la souffrance était attachée à la dignité humaine. Aujourd'hui il est même requis, par décence, de mourir heureux, dans le bonheur, submergé par le bien-être…
Nous devons être souriants, avoir l'air heureux, en bonne santé, pleins (et même débordants) de vie, d'énergie, pleins d'une jeunesse perpétuelle, dénuée de toute douleur. Les traces de souffrance, y compris les souffrances du vieillissement, de l'usure de l'organisme, doivent être gommées, par la chirurgie esthétique, par les vitamines du bien-être. La douleur psychique, considérée comme pathologique doit aussi absolument être résorbée, par des pilules, par des exercices de relaxation, par la méditation, par des stages de rire. (…) il faut apprendre à être heureux par tous les moyens, par des stages, par la spiritualité, avec l'aide d'un maître de vie, d'un lama tibétain, d'un conseiller matrimonial, d'un psychanalyste, avec les conseils avisés d'un coach. (…) Même lorsqu'on se relaxe, on apprend d'abord à se relaxer.
Le crime serait alors (…), à l'opposé de ce qui a cours dans un monde traditionnel, de refuser de dépasser les limites, de refuser de se chercher soi-même au bout du monde et de chercher le monde au bout de soi-même.
Le héros post-industriel s'accomplit (…) par le bien-être, dans une joie expansive (qui s'accélère, progresse, et se surmonte toujours vers de nouvelles expressions qui la rapprochent asymptotiquement d'un bonheur incommensurable et, au sens propre, vertigineux).
… nous n'assistons pas à une simple transition culturelle, un élémentaire face à face local, qui peut procéder soit par rejet soit par réinterprétation de l'autre pour gagner le cœur des hommes, mais à un processus d'assimilation totale, sans frontière, où l'autre est tour à tour (à un rythme effréné) et simultanément (confusément) autre et nous-mêmes. L'individuo-globalisme ne fait pas face à un monde particulier localisé (ce n'est pas le monde chrétien face au monde juif, ou le monde bouddhiste face au monde brahmanique) mais il traverse simultanément tous les mondes, ainsi déterritorialisés, en les polarisant pour leur conférer globalement sa forme.
Cette correspondance entre la puissance énergétique de la nature, les mystères de la science et la vérité de la tradition primordiale fait à tel point partie intégrante de la culture dominante qu'elle va de soi dans l'esprit de n'importe quel enfant de notre époque, sans qu'aucune explication ne soit fournie.
L'homme hypermoderne hanté par la finitude désespérante -temporelle et spatiale- du globe, projette l'image positive de l'infini, de la diversité infinie, d'une nature toute puissante qui ne finit jamais ni dans l'espace ni dans le temps, dont les traditions « authentiques » témoignent.
La postmodernité (…) n'est que le nouveau jeu, nouvelle illusion, d'une modernité qui s'extrapole elle-même, devenue son propre culte, par la vénération du changement, de la « mobilisation infinie » (…), de la diversité des modes d'être, de l'ailleurs toujours mouvant.
(Souci de soi, conscience du monde. Raphaël Liogier. Armand Colin 2012)


… on s'efforce de vous confiner à l'état d'embryon, puis à l'état d'enfant, de nous circonscrire, nous cerner d'écoles de prisons d'églises de vacances programmées de fêtes de calendrier et autres fadaises économiques (…), tout est toujours remis à plus tard, tout doit être conquis grâce à l'obéissance la discipline le travail l'austérité l'abstinence l'épargne calviniste et la désertion de la fantaisie (…) voyez où nous en sommes depuis que le puritanisme s'est emparé du monde…
(Christophe et son œuf. Carlos Fuentes. Gallimard 1990)


… dans la société moderne séculaire, l'accélération sert d'équivalent fonctionnel à la promesse (religieuse) de vie éternelle.
(Aliénation et accélération. Hartmut Rosa. La Découverte 2012)


Les Blancs sont d'autres gens. Ils accumulent les marchandises en grand nombre et les gardent toujours auprès d'eux, alignées sur des planches de bois au fond de leurs maisons. Ils les laissent vieillir très longtemps avant de s'en défaire avec parcimonie.
Ce sont les Blancs qui sont avares et font souffrir les gens au travail pour étendre leurs villes et y accumuler les marchandises (…) Ils s'endorment en songeant à elles comme on s'assoupit avec le souvenir nostalgique d'une belle femme. (…) Ils rêvent ainsi de leur voiture, de leur maison, de leur argent et de tous les autres biens - de ceux qu'ils possèdent déjà et de ceux qu'ils désirent encore et encore.
Leur pensée demeure constamment attachée à leurs objets. Ils en fabriquent sans relâche et en désirent toujours de nouveaux. Sans doute ne sont-ils pas si intelligents qu'ils le pensent. Je crains que cette euphorie de marchandise n'ait pas de fin et qu'ils finissent par s'y emmêler jusqu'au chaos. Déjà, ils ne cessent de s’entre-tuer dans les villes pour de l'argent et de se battre pour des minerais ou du pétrole qu'ils arrachent du sol. (…) Ils ne pensent pas qu'ils sont en train de gâter la terre et le ciel et qu'ils ne pourront jamais en recréer d'autres. (…) les Blancs ont pour habitude d'entasser leurs biens avec avarice et de les garder enfermés. Ils portent d'ailleurs toujours sur eux quantité de clefs qui sont celles des maisons où ils les tiennent cachés. Ils vivent en redoutant sans cesse qu'on ne les leur vole.
Les Blancs, eux, ne cessent de fixer leurs regards sur les dessins de leurs discours et de les faire circuler entre eux, collés sur des peaux de papier. Ils ne scrutent ainsi que leur propre pensée et ne connaissent que ce qui est déjà à l'intérieur d'eux-mêmes.
Certes, ils possèdent beaucoup d'antennes et de radios dans leurs villes, mais elles leur servent seulement à s'écouter eux-mêmes. Leur savoir ne va pas au-delà de ces paroles qu'ils s'adressent entre eux partout où ils vivent.
(La chute du ciel. Davi Kopenawa. Plon 2010)


Daniel avait le sentiment que la vie était organisée selon des schémas précis auxquels les humains, les animaux, y compris les insectes, s'accrochaient de toutes leurs forces une fois qu'ils les avaient intégrés. Dieu était une succession d'images récurrentes.
(Indian Killer. Sherman Alexie. Albin Michel 2013)


La conclusion paradoxale, mais significative, de Nietzsche est que Dieu est mort à cause du christianisme, dans la mesure où celui-ci a sécularisé le sacré . (…) Le socialisme n'est qu'un christianisme dégénéré. Il maintient en effet cette croyance à la finalité de l'histoire qui trahit la vie et la nature, qui substitue des fins idéales aux fins réelles (…) Pour le christianisme, récompense et châtiment supposaient une histoire. Mais, par une logique inévitable, l'histoire tout entière finit par signifier récompense et châtiment : de ce jour est né le messianisme collectiviste.
Le voyant (…) finit par trouver dans l'ivresse le lourd sommeil que connaissent bien nos contemporains. On dort, sur la grève, ou à Aden. Et l'on consent, non plus activement, mais passivement, à l'ordre du monde, même si cet ordre est dégradant. Le silence de Rimbaud prépare aussi le silence de l'Empire qui plane au-dessus d'esprits résignés à tout, sauf à la lutte. Cette grande âme soudain soumise à l'argent annonce d'autres exigences, d'abord démesurées, et puis qui se mettront au service des polices.
La vérité, la raison et la justice se sont brusquement incarnées dans le devenir du monde. Mais, en les jetant dans une accélération perpétuelle, l'idéologie allemande confondait leur être avec leur mouvement et fixait l'achèvement de cet être à la fin du devenir historique, s'il en était une. Ces valeurs ont cessé d'être des repères pour devenir des buts. (…) La règle de l'action est donc devenue l'action elle-même qui doit se dérouler dans les ténèbres en attendant l'illumination finale. (…) L'action n'est plus qu'un calcul en fonction des résultats, non des principes. Elle se confond, par conséquent, avec un mouvement perpétuel.
Rien n'est pur, ce cri convulse le siècle. L'impur, donc l'histoire, va devenir la règle et la terre déserte sera livrée à la force toute nue qui décidera ou non de la divinité de l'homme. On entre alors en mensonge et en violence comme on entre en religion, et du même mouvement pathétique.
… l'esprit du monde se reflétera enfin en lui-même dans la reconnaissance mutuelle de chacun par tous (…). A ce moment « où coïncident les yeux de l'esprit et ceux du corps », chaque conscience ne sera plus alors qu'un miroir réfléchissant d'autres miroirs, lui-même réfléchi à l'infini dans des images répercutées. La cité humaine coïncidera avec celle de Dieu…
La suppression de toute valeur morale et des principes, leur remplacement par le fait, roi provisoire, mais roi réel, n'a pu conduire, on l'a bien vu, qu'au cynisme politique…
« L'individualité a pris la place de la foi, la raison celle de la Bible, la politique celle de la religion et de l’Église, la terre celle du ciel, le travail celle de la prière, la misère celle de l'enfer, l'homme celle du Christ. » (Feuerbach) Il n'y a donc plus qu'un enfer et il est de ce monde…
En opposition au monde antique, l'unité du monde chrétien et du monde marxiste est frappante. Les deux doctrines ont, en commun, une vision du monde qui le sépare de l'attitude grecque. Jaspers la définit très bien : « C'est une pensée chrétienne que de considérer l'histoire des hommes comme strictement unique. » Les chrétiens ont, les premiers, considéré la vie humaine et la suite des évènements comme une histoire qui se déroule à partir d'une origine vers une fin, au cours de laquelle l'homme gagne son salut ou mérite son châtiment. La philosophie de l'histoire est née d'une représentation chrétienne…
Une société dont les savants seraient les prêtres, deux mille banquiers et techniciens régnant sur une Europe de cent vingt millions d'habitants où la vie privée serait absolument identifiée avec la vie publique, où une obéissance absolue « d'action, de pensée, et de cœur » serait rendue au grand prêtre qui régnerait sur le tout, telle est l'utopie du Comte qui annonce ce qu'on peut appeler les religions horizontales de notre temps.
… il n'y a nullement transformation objective, mais changement subjectif de dénomination. Il n'y a pas de miracle. Si le seul espoir du nihilisme est que des millions d'esclaves puissent un jour constituer une humanité à jamais affranchie, l'histoire n'est qu'un songe désespéré. La pensée historique devait délivrer l'homme de la sujétion divine ; mais cette libération exige de lui la soumission la plus absolue au devenir. (…) C'est pourquoi l'époque qui ose se dire la plus révoltée n'offre à choisir que des conformismes. La vraie passion du XXème siècle, c'est la servitude.
L'accélération propre à notre temps atteint aussi la fabrication de la vérité qui, à ce rythme, devient pur fantôme.
L'Occident, dans ses grandes créations, ne se borne pas à retracer sa vie quotidienne. Il se propose sans arrêt de grandes images qui l'enfièvrent et se jette à leur poursuite.
L'innocent (…) n'est défini, et tout entier, que par son comportement. Il est le symbole de ce monde désespérant, où des automates malheureux vivent dans la plus machinale des cohérences…
Finalement, la société capitaliste et la société révolutionnaire n'en font qu'une dans la mesure où elles s'asservissent au même moyen, la production industrielle, et à la même promesse.
Le mythe de la production indéfinie porte en lui la guerre comme la nuée l'orage.
(L'homme révolté. Albert Camus. Folio 1951)


Pour le sujet façonné par le libéralisme, en phase avec son époque, toute personne structurée, en capacité de dire non, de poser des limites, est en effet un malade. (…) Avez-vous remarqué comme les libéraux, qu'ils soient économiques ou/et culturels, raffolent de la qualification de psychorigidité pour renvoyer leurs contradicteurs ? (…) En bons esprits totalitaires qu'ils sont, les libéraux psychologisent les dissidents avant de pouvoir les psychiatriser, car leur liberté sans limite est par essence totalitaire.
(Psychorigidité. Professeur Foldingue. La Décroissance novembre 2014)


… [les Etats-Unis] furent le refuge de tous les « mauvais garçons », de tous les « hors la loi » européens, qu'ils surent emprisonner dans les cadres rigides de la morale protestante…
Pour écrire un livre de génie, il faut avoir quelque chose de nouveau à dire, quelque chose qui n'ait pas été dit auparavant. Un film qui ne pourrait être compris et admiré que de peu de monde serait voué à l'échec et son « producer » à la faillite.
Tout enrichissement moral ou intellectuel exigeait jusqu'à présent des efforts et était toujours proportionnel aux efforts déployés par les hommes pour l'atteindre. Le cinéma vient dissocier la notion de l'effort et celle de l'enrichissement spirituel, intellectuel.
… le travail de la lecture doit se compléter par un travail intellectuel intérieur d'assimilation où notre imagination lui donne sa teinte, sa nuance individuelle. Illustré, il limite l'horizon de notre travail individuel, il fixe définitivement les images flottantes et emprisonne le libre essor de notre intellect. Le cinéma a ce défaut à la nième puissance. Le livre peut, par ce qui reste inexprimé, être générateur de travail intérieur ; le film ne peut éveiller que la dose de curiosité qu'il est susceptible de satisfaire immédiatement. (…) Le cinéma (…) réduit tout, pensée et sentiment, à leur plus simple expression. Tout en lui et avec lui devient primaire. (…) La noblesse du caractère est remplacée par la distinction du vendeur de grand magasin, un assaut héroïque par un pugilat, un argument par un coup de poing.
Leur mépris de l'intelligence est prodigieux.
« L'exercice même de l'intelligence n'est pleinement encouragé que s'il s'adapte au cadre commun ; s'il s'en écarte (…), on le qualifierait presque de pathologique. De là une tendance grandissante à réduire toutes les vertus à celle, primordiale, de la conformité. »
« Le bon professeur dans l'Ouest et le Sud, c'est celui qui ne dit rien que ne puissent approuver les trusts et les grands industriels ou banquiers de l'endroit, les pasteurs des sectes dominantes, les membres élus de la magistrature. »
« Standardiser l'individu afin de pouvoir mieux standardiser le produit qu'on lui vendra. »
« (…) toujours c'est le même chantier de bois, la même station de chemin de fer, le même garage Ford, la même crèmerie ; les mêmes maisons en forme de boîtes, les mêmes boutiques (…) les mêmes produits nationaux standardisés, recommandés par une réclame standardisée… Les journaux, à 5000 kilomètres de distance, présentent la même composition (…). Si l'un étudie dans une Université et si l'autre est barbier, nul ne peut les distinguer, ils sont interchangeables. »(Lewis Sinclair)
« L'immense développement de la grande presse (…) avec sa publicité, ses éditoriaux fabriqués en série dans les cadres standardisés sans merci, tend rapidement à détruire toute diversité dans le sentiment populaire. Il n'est pas actuellement de pays où l'opinion publique soit plus implacablement travaillée et alignée. On ne lui laisse aucun répit... »
« Nous sommes le plus grand peuple du monde. (…) En matière de religion, de foi, de pratique morale, nous autres protestants sommes exactement ce que l'homme doit être et nous sommes aussi les meilleurs combattants qu'il y ait sur la terre. Comme peuple, nous sommes (…) socialement le plus développé. D'autres nations pourront se tromper, choir, mais en ce qui nous concerne, nous sommes à l'abri (…). Nous avons été choisis par Dieu pour sauver et purifier le monde par notre exemple. » (Ku-Klux-Klan, interpreted. F. Bohn. American Journal of Sociology Janvier 1925).
M. A. Siegfried d'après qui nous citons ce passage suggestif, ajoute : « j'avoue que ces lignes me paraissent exprimer, à la lettre, le point de vue des masses américaines, dans les profondeurs de l'Ouest. »
L'idéal qualitatif se trouve remplacé par l'idéal quantitatif (…). La durée comme indice de valeur est suppléée par un symbole extérieur d'appréciation que sont les dollars. Les hommes jeunes n'ont pas d'autre but que la puissance de l'argent, ni d'autres exemples que ceux des hommes qui ont réussi les premiers.
« Des livres darwinistes ont été brûlés publiquement, dans la vallée du Mississipi, par des ministres baptistes, devant les foules enthousiastes et complices. Les pasteurs qui enseignent la résurrection physique des corps, la réalité matérielle des flammes de l'enfer, la stricte exactitude des récits de la Genèse, maudissent l'évolution comme un scandale. »
… convertir la société humaine, multiple, variée, puisant sa richesse dans la gamme des différences qui séparent un être d'un autre, en une sorte de fourmilière, de ruche, où chaque individu a des fonctions mécaniques à accomplir automatiquement (…) où disparaît et meurt ce qui distingue l'homme de l'animal : la conscience, la puissance de la pensée abstraite, le génie …
(L'abomination américaine. Kami-Cohen. Flammarion 1930)


… mais où est la part de mystère aujourd'hui ? Est-ce qu'on est obligé d'être au courant de tout en permanence ?
(Tu me manques. Harlan Coben. Belfond 2015)


… c'était Satan qui dictait ce que les Indiens croyaient et disaient, et c'était pour cela qu'ils n'avaient pas une foi unique, confondaient le Bien et le Mal et avaient tant d'opinions différentes et d'idées diverses : Le Diable leur transmet des milliers d'illusions et de mensonges, décréta-t-il.
(Le chasseur d'histoires. Eduardo Galeano. Lux 2017)


S'ils refusent de comprendre que nous leur apportons un bonheur mathématiquement exact, notre devoir sera de les obliger à être heureux. Mais avant de recourir aux armes, nous essayons la parole.
… c'était autrefois, aux temps préhistoriques, (…) quand on découvrait toutes sortes d'Amériques. Mais aujourd'hui, qui a besoin de tout cela ?
Chaque matin, (…) par millions, nous nous levons comme si nous ne faisions qu'un. (…) nous nous mettons Unitairement au travail, et le soir, Unitairement, nous terminons notre journée. Fondus en un corps unique aux millions de bras…
Et pour se débarrasser d'un boulon défectueux, il y a la main habile, la pesante main du Bienfaiteur, l’œil exercé des Gardiens…
… nous vivons à la vue de tous, toujours inondés de lumière. Nous n'avons rien à nous cacher les uns aux autres. De plus cela allège le travail noble et pénible des Gardiens.
(Nous. Evgueni Zamiatine. Actes Sud 2017)


On a réduit la notion d'humain au minimum, à l'élémentaire. On a simplifié l'humain à l'extrême. C'est devenu une machine qui fonctionne sur la base de métabolismes. (…) Tout peut être ainsi traduit en algorithmes. Et c'est l'Intelligence Artificielle qui est susceptible de gérer ces algorithmes. C'est ça l'erreur. On a éliminé de la notion de vivant tout ce qui relevait du symbolique, du langage, de la représentation mentale, de la représentation culturelle.
(Des déserts médicaux à l'Intelligence Artificielle. Jean-Michel Besnier. Nexus mai 2018)


… un monde où l'agentivité se trouve dissociée du soi sentant, désirant, pensant, corporé et localisé. C'est le terminus final de la séité : une cécité radicale de l'âme, la possibilité suggérée d'un monde dépourvu de l'enchantement de la vie, un monde sans soi, sans âmes et sans futurs, seulement des effets.
(Comment pensent les forêts. Eduardo Kohn. Zones sensibles 2017)


… une époque dont l'apparente tiédeur consensuelle camoufle mal une brûlante violence idéologique, (…) le vernis faussement bienveillant d'un système qui condamne, plus que jamais, le monde à l'atrophie des singularités, mimétisme moutonnier, hurlement avec les loups, haro sur le baudet, (…) la conformité la plus écrasante et la plus uniformisante, celle-là même qui ne saurait admettre ni le doute, ni les errements, ni les contradictions.
(Un chat un chat. Michel Poulard. La Décroissance septembre 2018)


En distillant des principes généraux, les théoriciens espèrent que d’autres les compléteront avec des cas particuliers, sinon que « compléter » n’est jamais si simple. C’est un véritable arsenal intellectuel qui aide à consolider le mur entre concepts et histoires…
(Le champignon de la fin du monde. Anna Lowenhaupt Tsing. La Découverte 2017)


En prenant le contrôle de certains animaux et de certaines plantes, les humains se sont extraits de la nature, ils se sont « dé-naturés », (…) au lieu de se percevoir au milieu de la nature, les humains se seraient sentis en droit d'en prendre possession.
… l'omniprésence de la mort et de la souffrance dans [le christianisme], avec son dieu, fils de Dieu, torturé sur la croix, et ses nombreux saints longuement martyrisés, partout représentés comme tels dans les espaces sacrés ou privés.
(Les dix millénaires oubliés qui ont fait l'histoire. Jean-Paul Demoule. Fayard 2017)


Toute société fétichiste est une société dont les membres suivent des règles qui sont le résultat inconscient de leurs propres actions, mais qui se présentent comme des puissances extérieures et supérieures aux hommes, et où le sujet n’est que le simple exécuteur des lois fétichistes. (…) les sujets de la marchandise ne sacrifient pas consciemment au culte du fétiche marchand : ils croient, au contraire, poursuivre leurs « intérêts ».
La valeur marchande consiste également en une sorte d’« annihilation du monde » (…). La multiplicité du monde disparaît face au toujours-égal de la valeur des marchandises produite par le côté abstrait du travail.
… le concret perd son rôle central dans la vie et se trouve réduit à n’être qu’une étape, un support dans l’automouvement d’une abstraction…
Le fait qu’on aille partout seulement du même au même, sans rencontrer d’altérité, de telle sorte que tout est égal à tout, comme en témoignent la démolition des frontières entre générations et sexes, la manipulation génétique et la procréation assistée, la possibilité de choisir son propre corps ou encore le monde sans corps et sans limites, sans frontières entre le moi et le non-moi, des jeux vidéo…
… le déni de la multiplicité du monde, sa réduction à une masse indistincte qui a pour seule fonction d’être à la disposition du sujet et de lui procurer un sentiment de toute-puissance.
… se cramponner toute sa vie durant à des fantasmes permettant de maintenir les illusions originelles de toute-puissance (y compris le fantasme de s’unir à son propre parent de sexe opposé et d’avoir un enfant avec lui…
… la limitation à la « réalité », au sens le plus plat du terme, le manque d’imagination et le dénigrement de l’« utopisme » au nom du « réalisme » – cette espèce de capitulation face à la réalité sociale, comme si elle était « naturelle » – s’accompagne d’un remplacement des choses perçues directement par des images fabriquées industriellement et qui souvent ne respectent aucune forme de « réalité » ni de ses limites.
Nous sommes entrés dans une société de responsabilité de soi : chacun doit impérativement se trouver un projet et agir pour lui-même pour ne pas être exclu du lien, quelle que soit la faiblesse des ressources culturelles, économiques et sociales dont il dispose.
Les individus contemporains sont désorientés par l’obligation permanente de prendre des décisions pour presque chaque aspect de leur vie, sans toutefois vraiment pouvoir décider de rien. Ils ne peuvent plus s’excuser d’être nés en province, ou femme, ou dans une famille ouvrière ou immigrée, ou encore avec un certain physique : s’ils n’ont pas la vie qu’ils désirent, c’est de leur faute, et de leur faute seulement. C’est qu’ils n’ont pas assez travaillé, mal suivi leur régime, pas acheté le bon modèle de portable, pas assez bien « géré leur couple »…
La valorisation du capital, et la vie sociale qui en résulte, ne sont pas seulement vides, elles sont surtout insensées. Rien n’y compte pour soi-même, et chaque être humain doit subordonner sa personnalité réelle, ses inclinations et ses goûts aux exigences de la valorisation – jusqu’à devenir un quantified self mesurant et « partageant » en permanence ses « données » personnelles, notamment physiques, à l’aide d’« applications mobiles ». La vie est soumise à une rationalisation totale, le moindre acte devant être utile et productif, et elle sera gérée par des technologies. La marchandisation totale de la vie, même intime, ne signifie pas nécessairement que tout est effectivement à vendre, mais que tout est soumis aux exigences d’efficience et de gain de temps, de performance et de garantie des résultats … 
(La société autophage. Anselm Jappe. La découverte 2017)


La croyance obligée dans le « bonheur », comme valeur unique ou but accessible, est devenue sa névrose, et compte tenu du mensonge qu’elle charrie, la source d’un ressentiment explosif.
(Le déchaînement du monde. François Cusset. La découverte 2018)


L’église romane présente l’image de l’homme, mais elle offre avant tout le symbole de l’homme parfait, c’est-à-dire le Christ Jésus. Notons d’ailleurs que le mot Jésus, en lettres hébraïques, signifie l’homme.
... l'essence même du judaïsme qui reconnaît en Dieu le Saint, c'est-à-dire celui qui ne se laisse surtout pas rejoindre et encore moins contenir par l'aspiration religieuse naturelle des hommes, celui qui s'oppose en tous points à l'idole fabriquée par les conceptions sacralisantes des hommes. (...) Le saint, en ce sens, est le séparé. Le sacré, dans ces conditions, n'est que le versant présentable de ce qui en réalité se tient dans la confusion de l'humain et du divin, dans le brouillage du désir qui est, pour Levinas, l'expression religieuse authentique...
(Le symbolique, le Sacré et l’Homme. Henri de Lumley. CNRS Editions 2019)


... ce n'est plus la marchandise qui habite nos vies, mais nous qui habitons désormais son univers... (...) La marchandise voudrait devenir notre élément naturel et nutritif, comme une sorte de fluide dans lequel on évoluerait à volonté.
(C'est un nouveau type de personnalité que le capitalisme produit en série. La décroissance mai 2019)


... Macron n'est pas seulement Macron. Il est une certaine façon de ne pas comprendre, de plier les métiers, les actes, les pensées à la logique de ce qu'il sait reconnaître, d'organiser la vie dans la massivité d'un présupposé général, de forcer toute chose à se ressembler, de tout quantifier, évaluer à l'aune d'un étalon générique et crétin, d'être aimanté par la réussite, le plébiscite, d'être excité, de façon infantile, par le monumental et les signes extérieurs de réussite.
(Misères du théâtre politique. Olivier Neveux. Le Monde diplomatique mai 2019)


Il faut que le développement se développe, que le marché marche... et que la prophétie s'exécute!
"Le développement" substitue, sans réserve ni modération, du rien à quelque chose. Sa mission première semble en effet de prescrire vos besoins, là où vous devez aller, pourquoi vous agissez et dans quelle perspective!
Car, la règle du "développement" est d'avancer sans se préoccuper de savoir ou de vérifier comment, pourquoi, jusqu'à quel point et avec quels résultats!
(Pour en finir avec la civilisation. François de Bernard. Yves Michel 2016)


... conjurer par le mythe et les liturgies le danger du délire (...). Aujourd'hui, le langage est vécu et théorisé comme pure information, les sciences laïcisées ont recyclé les doctrines démodées à travers la sophistication technique de la notion de message. Cependant, le seul fait d'interroger le monde, fût-ce par le truchement de machines toujours plus perfectionnées, témoigne de l'inéluctable impératif scénique.
Nous avons eu le magistère stalinien (Staline énonçant la doctrine du Parti sur la linguistique), la subversion insidieuse du langage par le nazisme. De nos jours, la doxa des sociétés gestionnaires se fonde sur des postulats analogues, qu'il est aisé de déceler du côté de l'étrange duo neuro-sciences/ sciences économiques et de leurs prolongements dans les domaines épistémologiques convoités (psychologie, sociologie, médecine, droit...). (...) la mise en scène d'instances et d'auteurs médiatiques jouant le rôle de "Truth Makers" fonctionne à grande échelle...
Nous vivons - drame et farce à la fois - les effets massifs des idéaux libéraux-libertaires dont se soutient la Religion industrielle et qui, sous l'emblème du Marché, métamorphose les fidèles (les fidèles d'un culte) en clients. La langue américaine, érigée en nouvelle hiéroglossie, diffuse ses mots sacrés, parmi lesquels "shopping", applicable en tous domaines. (...) En ce début de XXIème siècle, cette doctrine investit le monde entier (...); elle est une arme de conversion, aussi efficace et redoutable que la Croisade...
(Pierre Legendre. Argumenta et Dogmatica. Mille et une nuits 2012)


Les civilisations antiques, mais encore médiévales, affectionnent les symboles et les allégories. A l'époque moderne, les relations deviennent plus brutales (...). Le rapport que la res publica entretient avec le sacré est en effet ambigu, car l'idée simple du passage d'un monde primitif religieux à un monde évolué laïque ne peut se soutenir tant, depuis l'Antiquité, la divinité porte d'atours profanes et tant, y compris dans les périodes les plus récentes, la norme technique se pare de voiles sacrés.
Une logique subjectiviste où le devoir-être ne pouvait jaillir que de la liberté du sujet s'est alors imposée au monde occidental.
C'est dans la religion monothéiste qu'il convient de repérer les signes précurseurs de la modernité juridique parmi lesquels se distinguent (...) les dogmes respectifs et corrélatifs de la volonté et de la souveraineté. (...) Depuis le mythe du péché originel (...), l'homme n'est plus considéré comme étant capable de saisir, par une docile observation de la nature, les valeurs qu'il convient de suivre pour atteindre les conditions d'une vie bonne (...). Il lui faut (...) investir un souverain dont il réputera valides tous les décrets (...). La souveraineté (...) est ainsi au droit ce que le miracle est à la théologie.
(Dieux et hommes, modèles et héritages antiques, volume I. Jacques Bouineau. L'Harmattan 2018)


… nous avons chacun notre « moi » (…)… D’une simple mascarade au masque, d’un personnage à une personne, à un nom, à un individu, de celui-ci à un être d’une valeur métaphysique et morale, d’une conscience morale à un être sacré, de celui-ci à une forme fondamentale de la pensée et de l’action, le parcours est accompli…
(Sociologie et anthropologie. Marcel Mauss. PUF 2013)


... nous choisissons dans le fatras de possibilités, de probabilités, d'irréalités et d'étrangetés, une seule structure que nous nommons "réalité" et sur laquelle nous nous reposons pour pouvoir vivre.
(Solénoïde. Mircea Cartarescu. Noir sur Blanc 2019)


Quand je parcourais ces textes de loi et tous les interdits qui quadrillent le monde, j’avais l’impression qu’un filet invisible couvrait le ciel, la terre, les montagnes et les villages.
A partir de maintenant, c’est le règne du monde matériel. Le marché va imposer le même mode de production à tous les habitants de la planète, les obliger à l’adopter comme une civilisation, s’ils ne veulent pas crever.
Les masses tombées dans l’inertie, la jeunesse qui a troqué l’idéalisme contre l’hédonisme, la politique où l’hypocrisie et l’arrivisme sont désormais les vertus requises pour une réussite rapide, la manipulation et la falsification sans vergogne de l’opinion publique…
(Le vieux jardin. Hwang Sok-Yong. Zulma 2005)


(…) dans les sociétés modernes la sécularisation et la perte d’influence des religions établies a entraîné une dissémination du sacré hors du champ religieux. On le retrouve là où on ne l’attendait pas, dans la mise en scène du pouvoir ou des évènements sportifs, dans les lieux de mémoire, dans les symboles et les rituels nationaux, dans des valeurs éthiques (la vie, la patrie, les droits de l’Homme), dans la dévotion aux idoles du show business. Le développement de cette sacralité séculière (…) démontre (…) qu’il remplit une fonction au-delà du périmètre religieux.
(Jean-Marie Husser. Les nouvelles de l’archéologie juin 2020)


… le tourisme semble avoir perdu une bonne partie de sa capacité d’émancipation et d’adaptation. Sur fond de renforcement des inégalités d’accès aux vacances, sa fonction compensatoire des frustrations quotidiennes en fait un sanctuaire de consommation et de consolation. A ce titre, il constitue une puissante machine à dépolitiser et à individualiser sur le modèle de l’industrie du bonheur.
(Philippe Bourdeau. Le monde diplomatique juillet 2020)


La psychose collective, nourrie par le spectacle médiatique, a également permis le basculement vers une numérisation intégrale de nos vies professionnelles, sociales et intimes. Progressivement, mais à vive allure, l’entièreté de notre existence va être déterminée par des machines algorithmiques. Ces dernières imposent une vision du monde plastique, hygiéniste, standardisée, dans laquelle nous sommes bâillonnés et privés de notre capacité à sentir, à toucher, à frémir, à réfléchir, à imaginer, à rencontrer des inconnus, à accueillir l’autre, à crier notre révolte.
(Raoul Anvélaut. La décroissance juillet 2020)


L’être est humain dans la mesure où il est un être social. Et il est libre dans la mesure où la société l’est. (…) On peut dire que c’est lorsque l’être humain est pleinement conscient de sa place dans le monde et agit avec raison qu’il est vraiment libre. (…) Les mécanismes de soumission tels que l’isolement, l’oubli du passé et l’enfermement dans la vie privée fonctionnent à la perfection, assistés comme jamais par la technologie.
(Miguel Amoros. La décroissance juillet 2020)


… le consumérisme effréné, la désocialisation, l’insécurité culturelle et l’instabilité psychique poussent à un conformisme hystérique se cachant derrière la fausse originalité, la subversion branchée, la « rebellitude » qui doit sans cesse désigner un « Mal » pour se rassurer d’être dans le « camp du Bien ». (…) C’est un univers de suspicion généralisée où l’accusation vaut condamnation et le réflexe de juger sur pièce devient, en lui-même, compromettant… Tout cela dénote une ambiance glaçante et authentiquement totalitaire.
(Lieux communs. La décroissance juillet 2020)


Il faut faire en sorte que l’accès au savoir devienne de plus en plus difficile et élitiste. Que le fossé se creuse entre le peuple et la science, que l’information destinée au grand public soit anesthésiée de tout contenu à caractère subversif. (…) on diffusera massivement, via la télévision, des divertissements flattant toujours l’émotionnel ou l’instinctif. On occupera les esprits avec ce qui est futile et ludique. Il est bon, dans un bavardage et une musique incessante, d’empêcher l’esprit de penser. (…) En général, on fera en sorte de bannir le sérieux de l’existence, de tourner en dérision tout ce qui a une valeur élevée, d’entretenir une constante apologie de la légèreté ; de sorte que l’euphorie de la publicité devienne le standard du bonheur humain et le modèle de la liberté. Le conditionnement produira ainsi de lui-même une telle intégration, que la seule peur – qu’il faudra entretenir – sera celle d’être exclus du système et donc de ne plus pouvoir accéder aux conditions nécessaires au bonheur.
L’homme de masse, ainsi produit, doit être traité comme ce qu’il est : un veau, et il doit être surveillé comme doit l’être un troupeau. Tout ce qui permet d’endormir sa lucidité est bon socialement, ce qui menacerait de l’éveiller doit être ridiculisé, étouffé, combattu. Toute doctrine mettant en cause le système doit d’abord être désignée comme subversive et terroriste et ceux qui la soutienne devront ensuite être traités comme tels.
(L’obsolescence de l’homme. Gunther Anders 1956)


… il existerait une histoire de l’Occident linéaire et déterminée dans la voie du « Progrès », une « culture occidentale » dans une « société occidentale » vues comme homogènes et qui n’auraient donc jamais été traversées de heurts et de conflits violents.
(Nadjib Abdelkader. La décroissance novembre 2020)


Je prédis l’époque où le nouveau pouvoir utilisera vos paroles libertaires pour créer un nouveau pouvoir homologué, pour créer une nouvelle inquisition, pour créer un nouveau conformisme. Et ses clercs seront clercs de gauche.
(Pier Paolo Pasolini)


… une conception optimiste de l’humanité constitue carrément une menace. Un danger d’État. Un risque de sédition. Cela implique en effet que nous ne sommes pas des animaux égoïstes qui doivent être dressés, contrôlés, régulés d’en haut. Cela signifie que l’empereur est nu. Une entreprise dont les employés sont animés d’une motivation intrinsèque se débrouille très bien sans cadres. Une démocratie dont les citoyennes et citoyens sont impliqués n’a pas besoin de politiciens.
… la menace de la violence est toujours présente. Partout. (…) La fiction de l’argent est imposée par la violence.
On inculque à la nouvelle génération, de plus en plus profondément, les règles d’une société de la performance. C’est une génération qui apprend à se fondre dans une course sans fin où le « succès » se mesure surtout en fonction de votre CV et de votre salaire. Mais c’est aussi une génération qui va moins à contre-courant. Une génération qui rêve, ose, fantasme et explore encore moins.
(Humanité. Rutger Bregman. Seuil 2020)


La raison humaine ne peut s’empêcher de se poser des questions métaphysiques sur le début ou la fin de l’Univers, même si elle bute sur des difficultés insolubles et devient un abîme pour elle-même. (…) Il devient alors difficile de distinguer ce qui relève ou dépasse du cadre légitime d’un travail scientifique. (…) Il y a par ailleurs quelque chose de rassurant à imaginer que nous pourrions modéliser l’évolution de l’Univers. On retrouve ainsi, grâce à la science, un moyen d’agir sur la nature et ce qui nous échappe.
(Marie Guéguen. Sciences et Avenir janvier 2021)


… « la mémoire collective chrétienne adapte à chaque époque ses souvenirs des détails de la vie du Christ et des lieux auxquels ils se rattachent aux exigences contemporaines du christianisme, à ses besoins et ses aspirations »
(Halbwachs, 1971)


… ceux qui renâclent au techno-zombisme généralisé n’auront qu’à aller se pendre sous les hourras des sociologues de la « start-up nation »...
(La Décroissance février 2021)


Le "bon curé" semble inconnu à la parémiologie française...
Dans les archives de la ville de Vevey, il est fait mention d'un servant "esprit follet" ou "tschauteret" qui au milieu du XVIème siècle et particulièrement en 1551 (...) se livrait à toute espèce de farces, tapage et malice. Le conseil de ville (...) donna ordre (...) de maçonner toute issue de la susdite tour afin que le "tschauteret" ne pût pas y entrer s'il était dehors et ne pût pas en sortir s'il était dedans.
(Croyances, mythes et légendes des pays de France. Paul Sébillot. Omnibus août 2002)


« Afin que tous soient un, comme toi Père tu es en moi, et comme je suis en toi, afin qu’eux aussi soient un en nous, pour que le monde croie que tu m’as envoyé. » (Evangile de Jean 17, 21)
« Et tous nous serons un, unis dans un même ensemble. » (Hernan Cortès)
« Il n’y a plus ni Juif ni Grec, il n’y a plus ni esclave ni libre, il n’y a plus ni homme ni femme ; car vous êtes tous un en Jésus-Christ. » (Epître aux Galates)
Au XVIème siècle, devenir chrétien, c’est bien davantage qu’une affaire de foi et de salut : c’est un geste politique et un choix de société, c’est l’adhésion sans réserve à un nouveau mode de vie, avec son cortège d’engagements et de servitudes.
… l’appétit illimité des Européens lui apparaît comme une étape inaugurale de la modernité…
… ils n’ont pas eu l’impression de commettre de grands crimes. Tout était guidé par la volonté divine puisque Notre Seigneur trouvait bon que cette terre soit conquise, qu’on la reprenne et qu’elle échappe à l’emprise du démon.
S’instaure un nouveau rapport au monde qui passe par une appropriation systématique sous forme d’images.
« Le processus fondamental de l’âge moderne, c’est la conquête du monde en tant qu’image conçue. » (Martin Heidegger)
Le global est aussi l’arène de transformations profondes qui échappent aux humains, comme la circulation des virus qui déciment les populations amérindiennes et bouleversent le paysage démographique, ou la déforestation due à l’essor de l’élevage extensif.
… il maîtrise des codes de reconnaissance distincts, il décrypte des mots, des objets, des concepts qui appartiennent à des mémoires différentes. Cette forme d’intelligence humaine nous rappelle qu’une intelligence artificielle qui ne serait qu’un clone de l’intelligence occidentale, incapable d’enjamber les sociétés et les civilisations, ne serait qu’un leurre.
La sécularisation de nos modes de vie et de nos imaginaires, les transformations des liens familiaux et des formes de dépendance, la vulgarisation des idées de la médecine au XIXème siècle et de la psychanalyse au siècle dernier, les séquelles de tous les romantismes rendent opaques les catégories et les émotions des débuts de l’âge moderne.
(Conversation avec un métis de la Nouvelle Espagne. Serge Cruzinski. Fayard 2021)


Nous nous comportons exactement comme ceux que nous accusions d’avoir une mentalité obtuse de « primitifs », en forgeant notre mythe par une puissance du rationnel qui devient insensible à toute critique et refuse tout débat. Une histoire s’est ainsi imposée depuis deux siècles aux civilisés que nous sommes dans laquelle progrès et techno-science sont les idoles à vénérer sur la voie de la démesure. Cette cosmogonie ne peut que nous conduire au dénouement inévitable, le chaos…
(Alain Gras. La décroissance juillet 2021)


Le catholicisme, avec son immobilité formidable, ses dogmes absolus, ses terribles anathèmes…
(Quinze jours au désert. Alexis de Tocqueville. Le passager clandestin 2011)


... ces Indiens étaient des délinquants potentiels.
C'est grâce au spectacle que la Conquête de l'Ouest entre dans la légende.
"Tu es un homme blanc et je suis un Indien. Tu veux me faire changer pour que je fasse comme toi. (...) il va falloir que j'apprenne à mentir; et puis il va falloir que j'apprenne à devenir cupide. Ensuite, je pourrai venir chez les gens, juste comme si c'était chez moi, et leur prendre ce qui est à eux." (Red Cloud)
(Ce qui est arrivé à Wounded Knee. Laurent Olivier. Flammarion 2021)


A gauche, on respecte l'autorité publique envers et contre tout (...). La gauche révère la Science et écoute ses experts même s'ils sont perclus de conflits d'intérêts. La gauche aime l'organisation, le volontarisme politique et la bureaucratie...
(Bernard Legros. La décroissance mars 2022)


... la fin de la nature comme pur espace d'évasion voire, osons le mot, de liberté. (...) La parenthèse hors de la sphère socio-professionnelle quotidienne, de ses normes parfois assommantes et de ses codes établis devient de plus en plus difficile à ouvrir. Il découle inévitablement de ce genre de colonisation de l'espace naturel par la société technicienne un conformisme latent auquel la population doit accepter de se soumettre sans arrêt, sans que plus aucune césure ne soit possible.
(Le Platane. La décroissance juin 2022)


Le "contrôle horizontal" consiste en une surveillance mutuelle entre les individus (...). Sous couvert de démocratisation du contrôle et d'intérêt général, le contrôle horizontal offre en pâture, aux "bons citoyens", tout individu qui s'écarterait de la "norme" édictée par les institutions.
(Marielsa Salsilli. Nexus mai 2022)


... du "vocabulaire dont nous sommes obligés de nous servir pour la description et l'analyse des processus de la mentalité primitive. Il est tout à fait inadéquat, et risque à chaque instant de les fausser. Il a été construit par des psychologues, des philosophes, des logiciens formés par la doctrine aristotélicienne et aussi peu fait que possible pour l'étude de processus qui sont loin d'être semblables à ceux qu'Aristote se proposait pour objets." (Levy-Bruhl)
Habité par le sentiment quasi mystique d'être un missionnaire de la science...
(Tenatsali ou l'ethnologue qui fut transformé en Indien. CNRS Editions 2022)


Comment savoir si, réellement, l'artiste paléolithique aurait-il eu tellement honte de la visibilité de son sexe qu'il en aurait été conduit à représenter des mains à la place de corps humain? (...) Cet exemple met bien en évidence l'extrême ethnocentrisme de l'approche psychanalytique, qui prétend pourtant faire appel à un psychisme universel. La pseudo-explication par la honte, qui vient d'être mentionnée, s'appuie certes sur le corpus freudien, mais aussi sur la "théorie psychanalytique de la honte" élaborée par Claude Janin, qui expose que ce sentiment serait constitutif de l'être humain: en se redressant nos ancêtres auraient subi une "honte originaire" due à l'exhibition de leur sexe. Cette thèse - ou plutôt ce mythe d'origine - semble bien n'être qu'une tentative de scientifisation de l'épisode biblique bien connu selon lequel, après la faute, Adam et Eve se découvrirent nus et en eurent subitement honte. C'est très exactement là le mythe évolutionniste et européocentrique de l'apprentissage de la pudeur par l'interdiction d'exhiber son corps nu (...) comme l'a bien montré Hans-Peter Duerr qui a dénommé ce récit moderne des origines "mythe du processus de civilisation".
"La capacité symbolique a été représentée pendant des siècles comme une dotation spécifique ou une improvisation réservée à l'Homme, ce qui assurait à la théologie la faculté de maintenir son emprise territoriale avec l'assentiment tacite d'une science qui, plus ou moins consciemment, rejetait encore les implications ultimes du continuisme phylogénétique et de son consubstantiel matérialisme." (Tort 2019)
(La caverne originelle. Jean-Loïc le Quellec. La Découverte 2022)


"... Darwin reconnaît chez les animaux et les plantes sa propre société anglaise, avec sa division du travail, sa concurrence, ses ouvertures de nouveaux marchés, ses "inventions " et sa malthusienne "lutte pour la vie". C'est le bellum omnium contra omnes (la guerre de tous contre tous) de Hobbes..." (Karl Marx)
"Celui que Dieu a maudit, celui qui a encouru Sa colère (..) ceux-là ont la pire des places et sont les plus égarés du chemin droit." (Le Coran S5 V60)
(Les incroyables erreurs sur l'histoire de l'humanité. Ibrahima Mbengue. L'Harmattan 2022)


Exterminer les "bêtes nuisibles" est une façon de contribuer activement à libérer le monde des composantes du mal et à faire advenir la transfiguration du cosmos. (...) De nos jours, (...) dans le cadre de la modernisation, la lutte contre les "parasites" est devenue une partie de l'"hygiène" générale.
Cette éthique défend une liberté de choix individuelle qui peut - et doit même parfois - passer outre les règles comportementales considérées autrefois comme fondamentales. (...) Il faut donc être soi-même juge et critique de son propre comportement afin de s'améliorer. (...) Ces péchés doivent d'abord être pleinement reconnus, en présence d'une personne habilitée pour cela.
(Zarathoustra et sa religion. Michael Stausberg. Les belles lettres 2022)


Avec l'émergence des religions de salut, et notamment du christianisme, (...) au voyage se substitue la promesse, donnée dans la forme de la prophétie. L'attente prend la place de la distance.
..." il a fait de nous une autre figure, afin que nous ayons l'âme d'un petit enfant, comme s'il nous remodelait."
"Je serai leur Dieu et ils seront mon peuple" (...) je serai tout ce que les hommes peuvent honnêtement désirer (...) en un mot tous les biens, afin que, comme dit l'apôtre: "Dieu soit tout en tous." Celui-là sera la fin de nos désirs, qu'on verra sans fin, qu'on aimera sans dégoût, qu'on louera sans lassitude: occupation qui sera commune à tous, ainsi que la vie éternelle. (Augustin)
Voilà ce qui sera à la fin sans fin. Et quelle autre fin nous proposons-nous que d'arriver au royaume qui n'a point de fin? (Augustin)
"Ils ne prendront point de femmes, elles ne prendront point d'époux, mais ils seront comme des anges puisqu'ils seront les enfants du Dieu de la résurrection." (Eusèbe de Césarée)
(Utopia. Jean-Louis Poirier. Les belles lettres septembre 2022)


Comment des représentations idéalisées, donc partiellement fausses, peuvent-elles prédire ou expliquer quoi que ce soit à propos de la réalité du monde qui nous entoure? Le cas de modèles climatiques est particulier (...). Peut-on avoir confiance en leurs prévisions? La réponse est oui, car ce sont des modèles scientifiques comme les autres (...). L'argument sceptique visant à remettre en cause leur validité au nom de leurs idéalisations ne tient donc absolument pas.
(Julie Jebelle. La Recherche octobre 2022)


"Les Grecs ont progressivement vidé le mythos de toute valeur religieuse et métaphysique. Opposé aussi bien à logos que, plus tard, à historia, mythos a fini par dénoter tout "ce qui ne peut pas exister réellement". De son côté le judéo-christianisme rejetait dans le domaine du "mensonge" et de l'"illusion" tout ce qui n'était pas justifié ou validé par un des deux Testaments..." (M. Eliade)
... "le provincialisme occidental (...) commençait l'histoire avec l'Egypte, la littérature avec Homère et la philosophie avec Thalès." (M. Eliade)
... "privé du mythe, c'est-à-dire des paroles sacrées qui donnent aux gestes pouvoir sur la réalité, le rite se réduit à un ensemble réglé d'actes désormais inefficaces, à une reproduction inoffensive de la cérémonie, à un pur jeu." (R Caillois)
(Une mythologie berbère. Hassane Benamara. L'Harmattan 2022)


Le discours juridique et moral, que ce soit en Grèce ou à Rome, présente toujours les magiciens comme des personnages douteux, voire de véritables criminels. C'est pourquoi, au IVème siècle avant JC, Platon les bannit de sa cité idéale: le sorcier est l'antithèse du philosophe.
(Débauches antiques. Christian Georges Schwentzel. Vendémiaire 2023)


La phobie de toute forme de souillure conduit également le superstitieux à procéder à un contrôle strict de son corps: en témoignent les restrictions qu'il met en œuvre dans ses déplacements, ses gestes et modes de contact avec les autres. Il s'adonne à une forme de discipline de soi, versant dans l'excès...
... l'image peinte n'est pas nécessairement le reflet ou le prolongement d'un acte effectivement réalisé, elle peut jouer le rôle de substitut.
... la volonté de rendre compte de tout ce que nous ne comprenons pas: rien ne doit échapper au contrôle et à l'entendement des scientifiques. Or c'est précisément une manière d'éluder toute possibilité de réfléchir sur le polythéisme et la part d'altérité irréductible qu'il renferme pour nous.
"Le rôle du plaisir dans l'expérience religieuse est un aspect des religions anciennes qui a été négligé par les historiens modernes élevés dans la tradition platonicienne et chrétienne: l'idée que l'homme puisse atteindre le même bonheur que les dieux par les plaisirs physiques s'est perdue dans ce long processus de renoncement à la chair et de séparation entre le monde spirituel et le monde temporel. Il est certainement vrai que dans le monde antique dieux et hommes étaient unis dans leurs plaisirs, et divisés seulement par le temps alloués à leur jouissance. (...) L'idée que les hommes et les dieux puissent partager les plaisirs lors d'une fête religieuse n'implique pas la croyance dans le fait que les plaisirs humains sont eux-mêmes divins." (Oswyn Murray)
(Au plaisir des dieux. Adeline Grand Clément. Anacharsis 2023)


"Ce qui est écrit dans les manuels scolaires, dans le livre de géographie par exemple, je le tiens en général pour vrai. Pourquoi? Je dis: tous ces faits ont été confirmés des centaines de fois. Mais comment le sais-je? Quel témoignage en ai-je? J'ai une image du monde. Est-elle vraie ou fausse? Elle est avant tout le substrat de tout ce que je cherche et affirme. Les propositions qui la décrivent ne sont pas toutes également sujettes à vérification." (Wittgenstein)
[Chaque mythologie] est constituée d'éléments reçus comme vrais, qui orientent notre façon de concevoir le monde avant même que nous le percevions. En tant qu'image du monde, elle lui préexiste et constitue l'"arrière-plan dont j'ai hérité sur le fond duquel je distingue entre vrai et faux". (Wittgenstein) (...) Platon le premier a reconnu la puissance politique de l'idée d'un jugement dernier, devant lequel tout défunt devait passer, décidant d'une part des récompenses et des châtiments, d'autre part de la destination finale de l'âme: l'enfer, le purgatoire ou le paradis. La vie après la mort devient ainsi une menace dans ce monde, en donnant une valeur absolue aux normes sociales et en punissant leur irrespect d'une sanction allant de la mort définitive à la souffrance éternelle.
... "la loi générale de la croissance et de la mort des êtres vivants définit le mot vie en une sorte de pléonasme. Alors tout est clair, tout est identifié. Mais, à notre avis, plus court est le procédé d'identification, plus pauvre est la pensée expérimentale." (Bachelard)
(L'aube des mythes. Julien d'Huy. La Découverte 2023)


Il s'agit par exemple du Maïouma, fête associée à des spectacles et réjouissances aquatiques, donc dénudées. Ces fêtes sont vivement critiquées par les autorités chrétiennes, en raison de leur caractère licencieux, et taxées de paganisme. (...) des comportements considérés par les élites comme contradictoires avec un mode de vie chrétien, et l'accusation de paganisme a en ce sens une fonction de mise à distance et de stigmatisation, qui sert finalement à mieux définir les contours de la communauté chrétienne.
(Le Proche-Orient. Catherine Saliou. Belin 2020)


... en uniformisant l'obsession d'appropriation du réel, la modernité a effacé de notre esprit tout autre rapport possible au monde de la technique, c'est-à-dire à celui de l'intervention de l'homme sur son milieu.
Si au Proche-Orient la conscience de l'universel a bien une origine, cette dernière s'ancre probablement dans la confrontation avec le phénomène des plantes survitales et son interprétation. Plutôt qu'un hôte résidant sur la terre au même titre que tous les êtres vivants, l'homme se positionne désormais au coeur d'une cosmologie d'un genre nouveau.
L'arrêt de production des graines-ancêtres transforme la relation de l'individu au monde. Désormais, l'homme perd de facto son pouvoir vitalisant sur les végétaux (...). Sa dimension existentielle la plus importante redevient son individualité propre. (...) La standardisation grandissante du mode d'inhumation (...) est une autre tendance trahissant l'existence de rituels bien définis. Cette codification pourrait bien refléter une distance nouvelle par rapport aux pratiques originelles, auxquelles se substituent désormais un symbolisme formel.
... une déformation propre à la pensée moderne: sa difficulté chronique à concevoir une motivation technique indépendante d'une perspective d'accroissement de puissance.
(Les graines de l'au-delà. Nissim Amzallag. Editions de la Maison des sciences de l'homme 2023)


... certains ethnologues ont cru pouvoir construire des théories totalisantes, visant à réduire les différentes modalités amérindiennes d'organisation socioterritoriale dans un schéma explicatif unitaire...
(La nature domestique. Philippe Descola. Editions de la Maison des sciences de l'homme 2019)


... la confrontation entre une société "du dedans", celle d'Indiens agrippés à la reproduction mimétique des grands cycles rituels de naguère, et une société "du dehors", dominée par l'appareil d'Etat et la religion catholique.
(La moitié du monde. Jacques Galinier. PUF 1997)


"L'Occidental veut tout savoir du premier coup, et c'est pourquoi, dans le fond, il ne comprend rien." (Roger Bastide)
... sous une apparence d'objectivité et de stricte rigueur scientifique, est mis en place un adroit tour de passe-passe comparable à celui d'un illusionniste. Sur des hypothèses hautement douteuses est édifié un système d'une logique imparable. Si en outre, la démonstration s'appuie sur des schémas et statistiques, rien à dire: elle est "scientifique". Elle suscite - impose - l'approbation muette du néophyte, incapable, quant à lui, de dissiper le brouillard théorique dont on la recouvre.
(Le souffle du mort. Dominique Sewane. Plon 2020)


... saisit-on ce que comporte ici de viol de conscience l'évangélisation par concepts judéo-chrétiens? Si beaucoup rapproche, beaucoup aussi éloigne la société esquimaude, société de combat, de principes de charité et de renonciation au monde. (...) La doctrine chrétienne dans toute sa rigueur ne peut être comprise que dans le cadre d'une société "assistée" par des interventions extérieures. Ce sera ici l'assistance sociale danoise.
"Il s'agit de faire la lumière sur ce crime chrétien par lequel on a essayé de soustraire le christianisme, morceau par morceau, à Dieu, si bien qu'aujourd'hui le christianisme est aux antipodes du christianisme du Nouveau Testament." (Kierkegaard)
L'exaltation de la technologie et de l'économisme sera bientôt telle que l'on en viendra à juger non seulement inutile la pensée qui n'est pas immédiatement rentable, mais dangereuse.
(Les derniers rois de Thulé. Jean Malaurie. Plon 1989)


Une forme de catholicisme subsiste et fait plus que subsister: gouverne la société; mais on est là dans ce que Danièle Hervieu-Léger appelle "une catholicité laïcisée", une religion qui s'est assimilée à la culture et que celle-ci a incorporée.
... en devenant une histoire plus proche du christianisme que de l'histoire juive, l'histoire d'Ernie Lévy allait ouvrir la voie à l'universalisation de la victime, juive ou non, chrétienne ou non-chrétienne, comme sacrée. (...) "C'est dans ce contexte biblique que nous avons lu avec émotion ces pages poignantes, ruisselantes de spiritualité victimale, le regard intérieur fixé sur le Juste par excellence, Jésus, le premier des Justes, le Seul Juste". (Pierre Blanchard)
Elie Wiesel va jouer (...) un rôle décisif en contribuant puissamment à la sanctification des Juifs assassinés (...) Wiesel va pouvoir trouver les éléments de ce que j'appellerai une théologie de l'oxymore (...). Voici ce qu'écrit Schwarzschild: "Et ainsi nous nous trouvons toujours en suspens entre deux impératifs opposés: nous ne pouvons ni ne devons parler [de l'holocauste], et pourtant parler nous devons. Dieu ne peut être interpellé et pourtant Il doit l'être." Paradoxe, dit encore Schwarzschild, qui ne peut être surmonté, sinon messianiquement. Comment ne pas voir là la matrice de ce que sera l'espèce de théologie négative de Wiesel, au sens où le choc des propositions contradictoires permet seul de penser l'impossible lien de Dieu et d'Auschwitz?
... Wiesel lui-même contribuera largement à faire des récits des survivants et des survivants eux-mêmes "l'équivalent juif [...] des saints et des reliques", comme l'écrit le rédacteur en chef de la New Republic, Léon Wieseltier. (...) Auschwitz est "un mystère qui nous dépasse et nous subjugue".
... ce mot d'Antoinette Fouque disant, à propos de la découverte de la contraception, que les femmes ont transformé un progrès technique en un mouvement de civilisation (...), qu'elles ont "fait muter une révolution "chaotique" en un élan "évolutionnaire" permanent et infini".
... tout cela signifie que les Juifs de la Shoah sont devenus, pour lui comme pour tout le monde, "les crucifiés par excellence", pour reprendre la formule de Pascal Bruckner (...). Personne, ou presque, ne rechigne devant la christianisation des morts de ce qui porte maintenant le nom de "Shoah".
... "les scènes de repentir, d'aveu, de pardon ou d'excuses qui se multiplient sur la scène géopolitique" se font "dans un langage abrahamique [qui est] devenu l'idiome universel du droit, de la politique, de l'économie ou de la diplomatie." (Derrida)
"Nous, grands pourfendeurs de tabous; nous, ennemis déclarés des opiums populaires, désacralisateurs joyeux des superstitions et des mythes archaïques, n'avons-nous pas réinventé un univers sacré?" (Jean-Claude Guillebaud)
(Du héros à la victime: la métamorphose contemporaine du sacré. François Azouvi. Gallimard 2024)


Afin que personne ne pût à l'avenir se targuer d'ignorance, le Réformateur commença de lire, en les entourant de parlers profus, tous les interdits qui n'avaient pu, en ce jour, s'illustrer par des exemples. Il expliquait donc avec ces mots à demi piritané dont nul ne riait plus - ce qu'il fallait entendre par Vol; ce que l'on nommait Propriété; ce que signifiait: Achat, Vente, Location, Adultère et Bigamie, Séduction, Testament, Ivrognerie (...). Ainsi faisaient la Rivière et les Hommes: on jette un pont; les eaux l'emportent, et l'homme rebâtit. Ainsi de la Loi et des gens: on fait la faute; on fait la route; et l'on refait tout à loisir. (...) On considérait aussi, non sans désir, ces filles dites "Concubines" dont le corps et les embrassements avaient sans doute une vertu spéciale, puisque leurs ébats relevaient de vocables nouveaux.
Le baptisé savait, désormais, (...) que la femelle-errante des nuits ne se hasarde pas autour des chrétiens fidèles...
Déjà il n'usait plus de prières toutes faites, épuisées par les autres hommes et bonnes à tout obtenir! Mais suivant le conseil des Missionnaires, il apprêtait chacune de ses paroles à Iésu, selon ses différents besoins.
(Les Immémoriaux. Victor Segalen. Points 1985)


"... quand les dieux, applaudissant avec zèle, se situaient dans l'intervalle, sur le long chemin détourné". Allant à la quête du Principe, le poète évoque ici son affinité avec cet Etre primordial (l'Ancien, le Père), qui se situe au-delà du monde phénoménal (le monde dirigé par "les dieux") (...). En fait, la mythologie, tout comme le rituel, ne pouvaient manquer de conduire tôt ou tard à la réflexion abstraite.
Ainsi s'amorçait un vaste mouvement de réduction, de dé-mythologisation. Les aèdes avaient l'impression (...) que la diversité phénoménale, y compris la diversité mythologique, est l'effet d'un jeu, d'une maya; que la vérité, l'essence des choses (le satyasya satyam), se situe au-delà (...). La mythologie s'estompe et se fige, l'accent se porte sur les pouvoirs abstraits et les forces élémentaires; la recherche des origines prend le pas, décidément, sur la description et la narration.
(Hymnes spéculatifs du Véda. Louis Renou. Gallimard 1956)


(…) toute connaissance doit se conformer à quelque chose pour être vraie. Mais ce quelque chose ne peut pas être déterminé uniquement par la connaissance. 
… le saint, même s’il ne réside pas dans les forêts des montagnes, n’a pas plus d’influence que s’il vivait caché du monde. Ce n’est pas qu’il se cache lui-même, mais il se trouve caché. Dans l’antiquité, ce qu’on entendait par ermite n’était pas un homme qui vécût terré et ne se montrât pas, ni qui fermât la bouche et ne s’exprimât pas, ni qui cachât son savoir et ne le révélât pas. S’il se faisait ermite, c’est qu’en son temps, la vie était détraquée. Si la vie de l’époque l’avait favorisé, son influence se serait manifestée dans le monde entier. (…) Comme la vie en son temps le réduisait à rien dans le monde, il approfondissait ses racines et s’en tenait au comble de la tranquillité afin d’attendre son heure.
(Oeuvre complète. Tchouang-tseu. Gallimard 1969)


En s’appropriant ces endroits sacrés dans une narration totale, les Incas démontrent et justifient leur ascendance sur l’ensemble des ethnies, et incorporent l’origine de chacune dans une histoire impériale à la fois cosmologique et universelle.
Ils s’imposent (…) comme les intermédiaires directs entre les hommes et les divinités, et assoient ainsi naturellement leur autorité. Et s’ils se permettent d’agir de la sorte, c’est parce qu’ils sont le peuple élu, (…) ils accomplissent une mission sacrée dont ils sont les protagonistes (…), ils légitiment de cette façon leur domination en transformant la conquête par des étrangers, en retour des ancêtres.
… on trouve d’un côté des populations qui pensent en termes et selon des modèles mythiques, et de l’autre des envahisseurs qui agissent de manière froide et purement tactique. Même si bien entendu les conquistadors sont aussi des croyants, c’est en un Dieu unique et véritable, supérieur évidemment aux fausses idoles plus ou moins diaboliques que vénèrent avec superstition les natifs.
La différence de mentalité (…) entre le Péruvien et l’Espagnol du XVIème siècle (…), c’est que le premier croit en plusieurs dieux et les craint tous tandis que le second ne croit qu’en un seul et méprise tous les autres.
(Les Incas. Peter Eeckhout. Taillandier 2024)


… les hommes doivent être durs comme des rois pour se donner des ordres à eux-mêmes.
(Le matin des dieux. Salvatore D’Onofrio. Editions Mimésis 2018)


… nous autres Américains, nous nous sentons très proches de la France (…). La Révolution américaine occupe dans notre mythologie la même place que 1789 dans la mythologie française…
(La danse de l’araignée. Alexander Alland. France Loisirs 1984)


Je me suis souvent demandé quel choc pourrait ébranler ce monde des formes figées où l’homme musulman s’était englué. (…) une condamnation lucide de la paralysie morale, du « despotisme » des mots et des formes, une protestation contre une civilisation où l’exégèse tue la pensée, où l’irréalisme a maintenu une « tradition » qui ne recouvre souvent qu’un mythe.
… cette morale petite-bourgeoise, importée par certains coloniaux de l’époque récente, précautionneux, timorés et économes, qui ne vise qu’à justifier la sécheresse du cœur et de l’intelligence. (…) C’était comme un monotone refrain de censeurs.
Sur les murs, les affiches publicitaires du cinéma (…) composent une guirlande inattendue : Tarzan l’invincible, Démon noir, Cavalier Miracle, Justiciers du Far West, Apache cheval de la mort, Terreur du Ranch. Toute une mythologie nouvelle à portée de regard attire donc, partout dans le monde, le même public affamé d’impossible et de héros nouveaux.
Refuser le conformisme et les idées reçues (depuis combien de temps?) entraîne immédiatement l’accusation de subversion.

Un jeune garçon kongo s’adresse à l’un des soldats tunisiens en faction auprès des bâtiments universitaires et ouvre un bref dialogue : « Tu es indépendant, toi ? - Oui. - Depuis combien de temps ? - Depuis cinq ans. - Seulement cinq ans et tu es déjà blanc ? » 

(Afrique ambiguë. Georges Balandier. Plon 1957)


L’unité de notre culture reste essentiellement tributaire de la formulation de problèmes unificateurs, c’est-à-dire de nature à effacer les partitions académiques du savoir (…), donc à vaincre, grâce à leur fonction relationnelle, la durable emprise de la tendance positiviste à la particularisation et à la fragmentation.
… notre imperméabilité polémique à l’expérience magique et à ses formes historiques de réalité devient l’imperméabilité magique à l’expérience qu’implique la réalité de notre monde, prise comme paradigme. (…) Cette violence dépend précisément du présupposé que le monde décidé et garanti est le seul possible, que la présence sans risque est la seule modalité effective, que la datité est la seule forme de réalité que la présence puisse expérimenter.
L’analyse du problème des pouvoirs magiques dans l’histoire de l’ethnologie nous a donc révélé, une fois encore, la limitation durable de notre horizon historique et le caractère circonscrit de notre humanisme.
(Le monde magique. Ernesto De Martino. Bartillat 2022)


… la protection et la patrimonialisation des biens naturels et culturels sont des réactions modernes à des processus modernes d’aliénation et de déprédation ; elles visent à lutter dans un contexte historique particulier contre des situations de dépossession et d’humiliation. De sorte qu’il est difficile de considérer la protection et la patrimonialisation comme découlant de valeurs universelles puisque l’état du monde qu’elles visent à corriger, et le sentiment même qu’une correction est nécessaire, sont eux-mêmes tout à fait particuliers. (Philippe Descola)
(Archéologie de l’Amazonie. S. Rostain C. J. Betancourt. Éditions de la Maison des Sciences de l’Homme 2025)


… l’homme capable de concevoir, et assez audacieux pour commencer de mettre en pratique, ne serait-ce que les commencements de ce que « l’enseignement » doit être, ne pourrait pas subsister deux mois avant d’être conduit dans un pénitencier. (…) Il se peut que les seuls enseignants capables n’enseignent jamais mais soient des artistes, et des artistes de l’espèce qui porte le masque le plus inexpressif, et les moins didactiques des artistes.
 … [les enseignants] sont saturés de toute croyance et ignorance qui sont données de base dans leur pays et leur communauté ; que toute modification apportée à ces choses doit être bénigne en vérité s’ils doivent survivre comme enseignants ; que même si, en dépit de toutes les précautions, il se trouve des personnes supérieures parmi eux, elles n’en sont pas moins limitées par les textes et par tout le réseau des exigences officielles ; et sont soumises aux pressions de la classe, de l’État, des Églises, et des parents…
La plupart des enfants préfèrent le plaisir à l’ennui, n’ayant pas notre intelligence, qui nous permet de renverser la préférence. Il y a donc lieu, pour nous, de faire appel à l’imagination, ou à la mémoire, si nous voulons reconnaître à quel point, d’être « dirigé », n’importe quel jeu se trouve corrompu ; et de cet effort peu d’adultes sont capables.
Si je compare à ce que me disent mes souvenirs scolaires, j’admets toutes sortes de « modifications » et qu’elles vont « dans le sens du progrès ». (…) et je suis sûr de seulement une chose : que tout ceci est concocté par des adultes pour leur propre satisfaction et vanité, et qu’aux enfants c’est toujours au même topo, retouché, de misères, de trucs déroutants et d’insultes mal déchiffrables qu’on les soumet, avec une dose d’apathie plus ou moins grande.
Pearl est extrêmement sensible et observatrice, et astucieuse avec un esprit critique développé, et se sert de son cerveau et de ses sens d’une façon bien plus subtile que tout ce qui est indiqué ou « enseigné » ; savoir si la particularité de cette intelligence serait stimulée ou ruinée dans les rouages empâtés de l’école publique est une autre affaire.
On parle des enfants Ricketts en termes péjoratifs, jusqu’au tribunal du comté. De ces enfants qui font problème (…). Ils ont à porter des vêtements et des chaussures qui bien entendu font d’eux la risée de la plupart des enfants. Ils viennent d’une famille marquée : pauvre même parmi les pauvres Blancs, et qu’on regarde de haut (…). Ils sont (…) stupéfaits devant la mesquinerie et la cruauté, et l’ostracisme qu’ils subissent, dans une loyauté à toute épreuve, presque sauvage. Bel et bien ils font « problème », et le problème ne sera pas simplifié quand ces enfants anarchiques et sexuellement éveillés vireront dans l’adolescence. Les deux filles, en particulier, semblent inévitablement marquées pour subir incompréhension et mauvais traitement, à un point d’une cruauté mal imaginable.
(Louons maintenant les grands hommes. Agee/Evans. Plon 2017)


Les figures plénières de bouddha n’apparaissent qu’entre le premier et le deuxième siècle de notre ère (…), dans les royaumes indo-grecs des successeurs d’Alexandre (…) cet autre idéal humain de la perfection qu’est le saint monarque appelé au règne universel.
« On doit avoir et conserver, principalement dans les Églises, les Images de Jésus-Christ, de la Vierge Mère de Dieu et des autres saints. » [Concile de Trente] (…) il s’agit d’émouvoir la sensibilité et de conduire à une « imitation ».
(Corps des dieux. SSLD Malamoud/Vernant. Gallimard 1986)


… un pays qui reçoit sur son sol chaque année l’équivalent de sa population ne peut le faire sans modifier un tant soit peu son genre de vie. Sans modifier aussi – un tant soit peu – sa manière de penser.
(L’été grec. Jacques Lacarrière. Plon 1975)