Le plus lourd fardeau, c’est d’exister sans vivre.
(Les châtiments. Victor Hugo 1853)


15 mai 1853 : Croyez-vous (…) que la pensée de l'homme puisse se contenter de tout ce machinisme ? Que nous serons satisfaits quand nous aurons à foison des compagnies de mines, canaux, chemins de fer, des banques de crédit, dépôt, épargne, assurance, circulation, escompte, compensation ; et le travail garanti, et la vie à bon marché ? (…) Tout cela est matière ; c'est le corps social : l'âme n'y est pas. C'est d'âme dont nous avons besoin. Eh bien ! regardez laquelle vous vous faites !…
(Honte au suffrage universel ! Proudhon. Le monde diplomatique Janvier 2009)


Les avis de recherche sont devenus une métaphore de la vie urbaine presque toujours identique dans le monde entier. Avant, on se perdait sur un sentier, en mer, à la montagne, dans le désert… Aujourd'hui, on se perd dans les villes qui apparaissent comme des océans, des sommets en altitude ou des latitudes désertiques. On se perd sur les routes, dans les banlieues, les décharges, les terrains vagues, les coins de rue au cœur des villes, les mansardes, les quartiers…
(Des os dans le désert. Sergio Gonzalez Rodriguez. Passage du Nord-Ouest 2007)


Mais il n'y a plus de mondes différents, tous sont imprégnés du même enduit.
(Crémation. Rafael Chirbes. Rivages 2009)


… un quartier vert, des petites maisons à un étage parsemées sur des pelouses, entre des impasses, des structures de tuyaux de couleurs pour que les enfants jouent, des dos-d'âne au milieu des rues pour que les voitures ne roulent pas trop vite. La paix. (…) On aurait pu être dans le Minnesota, au Luxembourg : et c'était un quartier de la classe moyenne de Bogota tout juste prospère. Maisons à crédit, dettes auprès des banques. Une vie atroce.
(Un mal sans remède. Antonio Caballero. Belfond 2009)


Marges de manœuvre réduites, chemins de vie imposés, cloisonnés, qui égarent, éloignent au lieu de rapprocher. Alors ce sont des êtres vivant des existences qui ne sont pas les leurs aux côtés d'autres êtres qui leur sont étrangers, résignés ou gesticulants, à la recherche d'eux-mêmes.
(Scènes de la vie de couple en Iran. Xavier Lapeyroux. Le monde diplomatique novembre 2009)


… les surenchères de vaines virtuosités au cours des jam-sessions, censément informelles mais en réalité théâtre de compétitions de plus en plus modélisées.
(Quand la musique illumine Chicago. Alexandre Pierrepont. Le monde diplomatique décembre 2009)


… la télévision est en voie d'expansion rapide dans les années cinquante. Elle offre à toutes les familles américaines un moyen sûr de se cloîtrer chez elles sans trop y étouffer.
(Jacques Goimard)


Tout concourt à ce que le système aille jusqu'au bout de sa logique.
Chaque instant qui passe nous éloigne davantage du moment où un autre avenir serait encore possible.
(La politique de l'oxymore. Bertrand Méheust. Les empêcheurs de penser en rond/La Découverte)


… [ces enfants] étaient devenus une race de Pygmées géants dotés de l'intelligence fragile des enfants qui ont vu trop de choses prématurément et sont gratifiés du lot sans consolation de la plus morne et la plus fragile des intelligences.
… il ne reste plus de cartes mystérieuses offrant la possibilité vitale et aventureuse de découvrir quelque chose d'inconnu.
(Mantra. Rodrigo Fresan. Passage du Nord-Ouest 2006)


Je vivrais dans une maison avec un emprunt remboursable sur une vie entière, harcelé à longueur de journée par deux enfants indignes. Je sortirais les poubelles et je tondrais le gazon. (…) Un putain de cauchemar.
(Un employé modèle. Paul Cleave. Sonatine 2010)


Le fric fou et sa puissance incommensurable, hommes et femmes d'Occident complices de par leurs propres existences, vivant du système, bon gré, mal gré, simples outils du capitalisme.
Ici, en Occident, la mort du verbe est occultée par les slogans, les pubs et toutes ces belles choses de la vie quotidienne. On peut vivre hors du verbe en avalant tous ces programmes stupides de la télé, on peut vivre hors du verbe dans le virtuel des jeux, des forums de discussions où l'on se pavane, orgueilleux de son intelligence, de sa pertinence et impertinence, dans la vanité du travail et de la réussite, dans l'or, dans l'apparat, prendre rêve et personnalité parmi les stars, ou hommes ou femmes médiatiques, autres intellectuels habiles au discours. On ne nomme plus, on se fond dans une langue déjà faite, qui rassure, flatte, fait passer le temps, fait oublier la mort, masque la déchéance. Exactement ce qu'il faut à beaucoup d'entre nous les damnés, vivre dans l'insouciance, la mort de la pensée et des interrogations perpétuelles.
(Les cauchemars du gecko. Raharimanana. Vents d'ailleurs 2011)


On doit relever une certaine uniformité de comportement, voire de pensée. Uniformité dans la présentation formelle des idées, mais aussi tendant à (…) choisir le confort apparent des formules convenues.
(Yves Gaudemet, président du jury du concours d'entrée à l'ENA en 2011. Libération 11 juin 2012)


… des villages lointains peuplés d'inconnus qui avaient des poêles en teflon, des décodeurs enregistreurs, des moments réservés aux repas, à l'école, au sexe, des projets d'avenir, des crédits immobiliers, des rendez-vous chez l'orthodontiste pour leurs enfants, un âge de la retraite, une concession funéraire, des épitaphes, des fleurs sur leur tombe et tout le tremblement.
(Les tribulations d'un lapin en Laponie. Tuomas Kyrö. Denoël)


Rapiécées, les petites vies ne sont plus remplies que d'habitudes cousues main dans la solitude des familles.
Ce qu'il reste de vie a succombé à la mécanique d'un vaste théâtre d'automates.
... mais voilà qu'il laisse maintenant filer sa vie ; voilà que disparaissent la carrière bien commencée, les crédits planifiés, l'appartement promis, la femme et les enfants programmés, les balades en voiture, les soirées télé…
(De mémoire (2). Jan-Marc Rouillan. Agone 2009)


Ils s'inquiètent, ils comptent les kilomètres, ils se demandent où ils vont coucher ce soir, et combien il faut pour l'essence, quel temps il va faire, comment ils vont y arriver… alors que, de toute façon, ils vont y arriver, tu vois. Mais il faut qu'ils s'en fassent, ils seront pas tranquilles tant qu'ils n'auront pas trouvé un tracas bien établi et répertorié ; et quand ils l'auront trouvé, ils prendront une mine de circonstance, un air malheureux, un vrai-faux air inquiet, et même digne, et pendant ce temps-là la vie passe, ils le savent bien, et ça aussi ça les tracasse infiniment.
(Sur la route. Jack Kerouac. Folio 2010)


Les lumières de Paris apparurent enfin, mille mètres sous l'avion. Des milliers d'individus, agglomérés devant leur ordinateur, leur téléviseur, ou collés à leur téléphone portable. D'une certaine manière, il s'agissait là de la forme la plus moderne et dangereuse d'hystérie collective : un groupe gigantesque d'humains aux esprits connectés par le monde de l'image. Une folie moderne à laquelle personne ne pouvait échapper.
(Le syndrome [E]. Franck Thilliez. Fleuve noir 2010)


… il existe une lutte concurrentielle incessante pour les concours de l'enseignement et les emplois, les revenus, les biens de consommation ostentatoires, la réussite des enfants, mais aussi, et de manière plus importante, pour obtenir et garder un conjoint et un certain nombre d'amis. (…) si nous ne nous montrons pas assez gentils et intéressants, distrayants et beaux, nos amis et même les membres de notre famille en arriveront vite à ne plus nous appeler.
… nous devons « danser de plus en plus vite simplement pour rester en place » ou « courir aussi vite que possible pour rester au même endroit ».
Nous devons être rapides et flexibles pour gagner (et conserver) la reconnaissance sociale, alors que simultanément notre lutte pour la reconnaissance fait sans cesse tourner la roue de l'accélération.
(Aliénation et accélération. Hartmut Rosa. La Découverte 2012)


Dans cette zone dortoir de la classe moyenne en tout, chacun a sa petite auto pour rejoindre le bureau ou l'hypermarché. Les maisons sont munies de grands garages. Les intérieurs sont remplis d'écrans plats, d'électronique, de gadgets, de meubles en kit, de robots aspirateurs. Ca sent l'eau de javel, l'aseptisé, le monotone et l'ennui. Tout est propret, délimité, chaque marchandise à sa place, chaque place pour sa marchandise. Ici les modes de vie semblent interchangeables, conformes, produits en série par l'industrie et la publicité.
(Les thuyas. Raoul Anvélaut. La Décroissance novembre 2015)


Pour moi, il n'est pas du tout agréable de vivre dans cette ville ! (…) Je n'arrive jamais à y penser avec calme. C'est un endroit inquiétant. On vous y demande sans arrêt de l'argent pour tout, même pour boire ou pour uriner ! Il y a, partout où l'on va, une multitude de gens qui se pressent en tous sens sans que l'on sache pourquoi. On y marche rapidement au milieu d'inconnus, sans s'arrêter et sans parler, d'un endroit à un autre. La vie des Blancs qui s'agitent ainsi toute la journée comme des fourmis xiri me semble triste. Ils sont toujours impatients et apeurés de ne pas arriver à temps à leur emploi ou d'en être renvoyés. Ils dorment à peine et courent toute la journée en somnolant. Ils ne parlent que de travail et de l'argent qui leur manque. Ils vivent sans joie et vieillissent rapidement en ne cessant de s'affairer, la pensée vide, pour acquérir de nouvelles marchandises. Alors, quand leurs cheveux ont blanchi, ils disparaissent et le travail qui, lui, ne meurt jamais, leur survit sans fin. Puis, leurs enfants et leurs petits-enfants continuent ensuite à faire la même chose !
(La chute du ciel. Davi Kopenawa. Plon 2010)


Carrés sont ses gadgets : des boîtes, des boîtes dans des boîtes et encore des boîtes, téléviseurs, radios, machines à laver, ordinateurs, automobiles… Tout cela est bourré d'angles et d'arêtes tranchantes. De même, le temps de l'homme blanc est plein d'aspérités, avec des rendez-vous, des pendules et des heures de pointage. (…) On devient prisonnier de toutes ces boîtes !
Vous avez transformé les hommes en pédégés, en employés de bureaux, en ouvriers qui pointent à l'usine. Vous avez changé les femmes en ménagères, ces créatures redoutables !
… il exècre les gens semblables qui font les mêmes choses, se lèvent en même temps, portent des vêtements identiques, empruntent le même métro, travaillent dans la même usine au même boulot, les yeux rivés sur la même horloge et, pire que tout, pensent constamment de la même façon (…) ils avancent aveuglément en trébuchant le long d'une route vers nulle part. Une route qu'ils ont eux-mêmes aplanie au bulldozer, bien lissée de manière à aller plus vite jusqu'au trou béant qu'ils trouveront au bout et qui attend de les engloutir.
La lumière en pressant sur un bouton, le café en poudre, les repas éclairs devant la télé, les visions instantanées grâce à des pilules, des champignons ou autres plantes, je préfère y renoncer et leur tourner le dos. A mon avis, cela va bien avec la culture du « tout-tout-de-suite » des Blancs.
(De mémoire indienne. Lame Deer et Jean-Jacques Roudière. 2009)


… le Professeur Paul Zimmet qualifie de « coca-colonisation » l'extension au Tiers-monde de ce mode de vie du Premier Monde qui favorise le diabète.
Les enfants sont bien plus libres en Nouvelle-Guinée. (…) Les Etats-Unis ont tant de règles et de réglementations, par crainte des poursuites en justice, que les enfants renoncent à toute occasion de faire des découvertes personnelles.
Les enfants aux Etats-Unis, et peut-être les Américains en général, sont obsédés par les biens matériels. (…) Tout le monde aux Etats-Unis est dans sa propre boîte hermétique.
(Le Monde jusqu'à hier. Jared Diamond. Gallimard 2013)


Ces combinaisons sécuritaires fluorescentes se retrouvent jusque chez les détenus de la prison de Guantanamo, déguisés en participants involontaires du mécanisme totalitaire des interrogatoires américains. La ville se conforme ainsi de plus en plus au modèle carcéral. Le piéton est déjà canalisé le long de façades aux entrées verrouillées, équipées de codes et de caméras de surveillance. Les parcs publics, entourés de grilles, surveillées par des gardiens et accessibles seulement à des horaires stricts, sont les cours sportives du prisonnier. Le gilet haute visibilité symbolise alors l'interdiction de s'évader.
(Le gilet de sécurité. Jean-Luc Coudray. La Décroissance décembre 2014)


… les évènements et les êtres extraordinaires, étranges, qui sortent du commun, qui enfreignent les règles habituelles, sont déjà malfaisants par le seul fait qu'ils apparaissent. Ils ne révèlent pas seulement qu'une action nocive va s'exercer ou s'exerce dès à présent. Ils l'exercent déjà eux-mêmes.
(L'expérience mystique et les symboles chez les primitifs. Lucien Lévy-Bruhl. Dunod 2014)


Partout des chantiers émaillaient la terre, l'ouvraient ou la fermaient comme des chirurgiens qui auraient découpé à leur guise ventres et entrailles. Ils la forçaient, la rebouchaient, la recreusaient et de nouveau comblaient avec de la végétation. Cette vieille terre, si neuve aussi, ils la couvraient de coutures et de cicatrices.
Et lorsque nos rues ne seront plus que cafés, salles de concert, dancings et bars, lorsqu'elles seront pleines d'Occidentaux et de gros bonnets cossus (…), le bourg sera célèbre, ce sera une ville … 
… se faire construire une maison neuve, tous espéraient faire partie des pionniers et empocher le prêt à taux zéro du gouvernement. Quelle gloire ce serait et comme ils seraient contents ! Devenus des hommes entre tous, la crème de la crème, ils couleraient les jours heureux dont ils rêvaient jour et nuit.
(Les chroniques de Zhalie. Yan Lianke. Philippe Picquier 2015)


Ils introduisirent dans nos vies la plaie de la hâte, de la nécessité d'être ce que nous n'avions jamais été.
(Les pigeons de Paris. Victor del Arbol. La contre allée 2016)


… cette organisation sociale totale, où les individus-rouages perdent leur autonomie, deviennent dépendants du système de production et de consommation, adoptent des modes de vie standardisés, adaptés aux marchandises et aux technologies, évoluant dans un système industriel qui colonise la planète entière.
(Leur développement durable, notre décroissance. La décroissance juin 2016)


Les abords de Forest City avaient succombé à l'uniformisation du paysage américain. La rocade était bordée par une interminable série de restaurants franchisés, de grandes surfaces de bricolage et de centres commerciaux bétonnés, le tout obéissant au même principe d'exhaustivité qui présidait à l'organisation des périphéries de toutes les villes moyennes accessibles par une voie rapide. C'était pratique et impersonnel au possible.
(Devine qui je suis. Andrea Ellison. Harlequin 2016)


Américain était synonyme de : bon, intelligent, juste, fort, nécessaire. Tous les domaines étaient envahis par cette sorte d'américanisme : coupe de vêtements, forme de voitures automobiles, goût du champagne, forme de soulier, film cinématographique, tout était jugé à la même aune.
(L'abomination américaine. Kami-Cohen. Flammarion 1930)


Toutes les routes du pays, de la plus petite départementale jusqu'aux monstrueuses quatre voies interurbaines, étaient conçues pour optimiser la pulsion d'achat des masses et drainer les milliers de touristes jusqu'au rivage, lieu de toutes les félicités.
(Pur. Antoine Chainas. Folio 2014)


Nous vivons sous le signe de la mise en production du monde. Celle-ci déploie un imaginaire qui modélise et rend monnayables espaces, rencontres, découvertes, expériences. Ainsi, la vie devient une suite d'achats, une trajectoire de péage en péage.
(Manuel d'antitourisme. Rodolphe Christin. Yago 2008)


Paradoxe de notre monde, qui au nom de la liberté nous invite à choisir entre une chose et la même, à table ou à la télévision.
(Le chasseur d'histoires. Eduardo Galeano. Lux 2017)


Le zonage est l'opération faite sur un plan de ville dans le but d'attribuer à chaque fonction et chaque individu sa juste place. Il a pour base la discrimination nécessaire entre les diverses activités humaines (…) : locaux d'habitation, centres industriels ou commerciaux, salles ou terrains destinés aux loisirs.
(Le Corbusier 1930)


Si l'on n'y prend pas garde, on se retrouvera sur une autoroute désespérément banale, matérialisée avec soin, surveillée par des ordinateurs, une autoroute d'où l'on ne pourra jamais plus sortir, parce qu'il n'y aura pas de sortie, et on dégustera une série de productions homogénéisées, aseptisées, conditionnées qu'il sera désormais impossible de refuser sous peine de perdre son droit à penser, ou à vivre.
(La tradition celtique. Jean Markale. Payot 1975)


Il semble que l’imagination utopique soit piégée, comme le capitalisme, l’industrialisme et la population humaine, dans un futur unique où il n’est question que de croissance. 
… tous les arbres étaient juste identiques : une espèce, un âge, le tout bien rangé et régulièrement espacé. Même le sol était propre et déblayé, sans un accroc ou un morceau de bois tombé. Cela ressemblait exactement à une plantation d’arbres de type industriel. (…) j’étais proche de la frontière avec la Russie et, selon les gens, de l’autre côté, la forêt était un véritable fouillis. (…) La forêt finnoise, elle, était irréprochable. Même le lichen avait été découpé de près par les rennes. Du côté russe, disaient les locaux, vous aviez de grands agglomérats de lichen qui vous arrivaient jusqu’aux genoux.
(Le champignon de la fin du monde. Anna Lowenhaupt Tsing. La Découverte 2017)


Si on quitte sa ville, son endroit, le reste c'est pareil, toujours pareil partout, non?, l'essentiel c'est de couper le cordon ombilical, une fois coupé, ensuite tout est vraiment pareil, et même ça se voit, et on s'en rend compte, on n'appartient jamais à rien, pas même à la somme de rues et de motifs qui semblent être votre ville, en fait on n'appartient jamais, et même quand on appartient il y a toujours cette zone cachée de l'esprit qui refuse, qui se referme comme un hérisson.
(Malacqua. Nicola Pugliese. Do 2018)


Entrez tous dans la fournaise ! Jetez vous tête baissée dans le gouffre des affaires, du bruit, de l’agitation et de l’or !
… au milieu de ces gens empressés qui cheminent le long des trottoirs, de tout petits êtres décrivent des courbes folles des enfants à roulettes », qui, déjà pris d’une frénésie d’aller vite, font du skating éperdument sur l’asphalte.
Jamais encore New York ne m’avait paru si terriblement la capitale du modernisme ; regardé la nuit et de si haut, il fascine et il fait peur.
(Loti en Amérique. Bleu autour. Mai 2018)


Le réel, notre patrie légitime, devrait être le plus beau des rivages, mais il n'est que la plus pesante des prisons.
(Solénoïde. Mircea Cartarescu. Noir sur Blanc 2019)


Cette époque ne fait plus que ça : gérer. Elle gère des économies, elle gère les populations, elle gère les corps, au même titre qu’elle gère un réseau électrique, qu’elle gère une salle de contrôle, qu’elle gère une cabine de pilotage. Elle qui voulait se construire un paradis, voilà qu’elle vit un véritable enfer. La cartographie qu’elle nous donne à voir se décline désormais sur ce paysage dévasté : d’un côté des chantiers titanesques de destruction du vivant, de l’autre une biodiversité muséale. On n’aura jamais autant parlé de la « planète », du « climat », de l’ « environnement global » qu’au moment même où nous nous retrouvons enfermés dans le plus petit des mondes, celui des ingénieurs.
(Etre forêts. Habiter des territoires en lutte. Jean-Baptiste Vidalou. La Découverte 2017)


Programme d’assimilation des Indiens, qui correspondait et correspond toujours exactement à son intitulé. Qu’ils soient à notre image et adoptent notre mode de vie. Deviennent comme nous. Et par conséquent, qu’ils disparaissent.
(Ici n’est plus ici. Tommy Orange. Albin Michel 2019)


… nous avons oublié comment nous aventurer dans les bois, comment flâner « juste comme ça » entre les arbres ou nous allonger sur le sol souple de la forêt. Celui qui le fait est considéré comme un original. Il en va tout autrement si tout se passe dans le cadre d’un programme reconnu visant à préserver notre santé, selon des instructions. Pour moi, le bain de forêt, c’est exactement cela : l’autorisation de se détendre sous les arbres, pour ainsi dire.
(L’homme et la nature. Petre Wohlleben. Les Arènes 2020)


Le plan Marshall est un des actes fondamentaux de la naissance de la modernité de l’après-guerre : « l’américanisation de la vie ». S’il est l’objet d’une « amnésie programmée », c’est parce qu’il a fait de nous une colonie américaine.
(Denis Bayon. La décroissance novembre 2020)


Nous vivons dans un enclos numérique mondial.
(Christophe Castaner, ministre de l’intérieur)


… l’organisation paroissiale chrétienne, qui porte à un point culminant la fusion des corps et des maçonneries. L’intimité des chairs, des os et des pierres est ici totale, le monument « Eglise » assurant dans l’aire sacrale du cimetière le bon déroulement d’une résurrection temporaire des corps, prélude à la réunion des chrétiens avec leur créateur dans la Jérusalem céleste.
(Claude de Mecquemem. Les nouvelles de l’archéologie juin 2020)


Dans ce monde d’après qui est déjà là, les actions « stay-at-home » (…) ne sont qu’un segment de ces « valeurs » qui organisent nos vies séparées, dont les ressorts sont notre isolement, déjà acquis grâce à la société de consommation (laquelle a établi notre face-à-face solitaire avec la marchandise), le phagocytage des activités économiques du vieux monde et le déplacement des portes d’entrée de nos maisons, de nos magasins, de nos écoles, de nos cabinets médicaux, de nos administrations, de nos bibliothèques, de nos journaux, de nos salles de concert, etc., vers les nouveaux « portails » distribués le long des mailles de plus en plus serrées du filet de leurs plates-formes Internet.
(Laurent Cordonnier. Le Monde diplomatique janvier 2021)


Comme si, jour après jour, loin d’étendre le périmètre des libertés, l’explosion des communications installait des sociétés disciplinaires qui nous condamnent à faire la navette entre nos lieux d’enfermement.
(Serge Halimi. Le Monde diplomatique février 2021)


La forêt amazonienne est proche du point de non-retour qui la verrait devenir une savane plutôt qu'une forêt tropicale.
(La Recherche juillet 2022)


« … les tourbières, les landes ou certaines friches issues d’une déprise récente. Entre ces fragments de paysages aucune similitude de forme. Un seul point commun : tous constituent un territoire de refuge à la diversité. Partout ailleurs celle-ci est chassée. » (Gilles Clément)
(Par monts et par vaux. Martin de la Soudière. Anamosa 2023)


… l’espace et les champs ne sont pas marqués par l’inventivité, le besoin ou la fantaisie des habitants mais bien au contraire par la monotonie de la contrainte d’un système imposé, unique.
(Les gens de l’or. Michèle Baj Strobel. Terre humaine 2020)


En Amérique, plus encore qu’en Europe, il n’y a qu’une seule société. (…) elle se compose partout des mêmes éléments. (…) L’homme que vous avez laissé dans les rues de New York, vous le retrouverez au milieu des solitudes de l’Ouest : même habillement, même esprit, même langue, mêmes habitudes, mêmes plaisirs.
… les clameurs tumultueuses qui s’élèvent sans cesse de l’univers policé…
(Quinze jours au désert. Alexis de Tocqueville. Le passager clandestin 2011)


Vivre dans un village, cela représente des avantages sans nombre; il y est plus facile de vendre et d'acheter; la vie, l'honneur des femmes y sont plus en sûreté. Rien de tel qu'un village pour protéger des insurgés, des brigands, du démon et des damnés; le dernier des villages a son église et son curé (...). Pour une vie meilleure il n'y a vraiment que la communauté villageoise. Elle permet d'exhiber la beauté, les vertus, les parures des filles, de faire l'éducation des fils.
L'habillement des femmes a changé depuis que le père leur a imposé l'usage des sous-vêtements. Elles portent la blouse montant jusqu'aux oreilles et à la jupe à la cheville.
(Les barrières de la solitude. Luis Gonzalez. Plon 1982)


Il m'était ainsi devenu facile de vivre avec un peuple tribal, de m'adapter à ses mœurs et de trouver un intérêt à sa vie, alors qu'au contraire, me sentir à l'aise avec ceux qui avaient renoncé à leurs coutumes et essayaient de se couler dans le monde de la civilisation occidentale me devenait toujours plus difficile.
(Les Arabes des marais. Wilfred Thesiger. Plon 1983)


Fière, ma Groenlandaise bombe son petit corsage ajouré, met en valeur sa robe qui craque aux coutures et laisse volontiers entrevoir, entre les pressions, des tranches de combinaison rose saumon. Pour une évoluée, c'est de bon goût. Avoir du linge de corps, n'est-ce pas déjà un signe de richesse?
(Les derniers rois de Thulé. Jean Malaurie. Plon 1989)


La vie que l'on menait, que l'on tenait, était bonne aux bons chrétiens: oisive à souhait, repue, emplie de quiétude.
(Les Immémoriaux. Victor Segalen. Points 1985)


Quand nous sommes arrivés pour la première fois dans la province de Chitral et dans les vallées kalash en 1976, nous avons pensé que cette région enclavée (...) était un des derniers endroits au monde qui puisse être entamé par les extravagances de notre modernité mal contrôlée et par les violences qu'elle engendrait. (...) Du printemps 1978 à l'automne 1990 (...), nous vécûmes (...) la création et l'extension des camps d'exilés; la déforestation galopante des montagnes, (...) la multiplication des boutiques; l'augmentation du trafic motorisé; (...) l'imposition de programmes de télévision affligeants dans les maisons de thé; la percée simultanée des idéologies marchande et rigoriste; le renforcement de l'ordre des mollahs et la déroute de l'esprit de tolérance autrefois manifeste...
... les Kalash représentent un potentiel attractif pour la curiosité d'étrangers en quête d'émotions archaïques, transformées en images-souvenirs pour une jouissance en différé.
... le remplacement progressif du troc par la monnaie accélère comme partout le désir d'enrichissement sans contrepartie. L'accession à la jouissance immédiate et individuelle des biens risque de ruiner la solution de subsistance collective, qui oblige les favorisés à toujours soutenir les démunis.
(Solstice païen. Loude, Lièvre, Nègre. Editions Findakly 2007)


« … qui se sert de machines use de mécaniques et son esprit se mécanise. »
(Oeuvre complète. Tchouang-tseu. Gallimard 1969)


La lenteur de croissance de l’olivier a d’ailleurs été utilisée par les Romains pendant la conquête de l’empire pour sédentariser les tribus nomades en Afrique du Nord et au Moyen-Orient.
J’ai peur d’un monde qui ne connaîtra jamais l’odeur enivrante et sensuelle du santal, qui ne poussera pas des « oh » de joie enfantine à la vue du tapis doré que laisse un ginkgo millénaire qui vient de tomber la robe, qui ne fera pas de torticolis à chercher la cime d’un monumental ceiba en pleine jungle amazonienne, et qui oubliera de venir pleurer son chagrin dans les arbres de son arbre préféré.
(Arbres sacrés du monde. Aurélie Valtat. Editions Eyrolles 2025)


Les nouveaux immeubles, conçus en fonction de la climatisation, n’ont rien à envier à ceux de Madison Avenue, et on pourrait même dire qu’Abidjan est plus avant-gardiste que New York.
Les Abron sont toujours plus conscients du fossé économique qui les sépare de ces marchands, qu’ils soient dioula ou européens. Ils se sont découverts de nouveaux besoins, notamment en biens de consommation, et ceux qui sont passés par l’école ou le lycée sont désormais attirés par la ville.
Ma conception américaine du temps était contrariée dès que j’avais à attendre deux heures un transport en commun.
Une célèbre équipe de football française est venue jouer au stade Houphouët-Boigny (…). La France l’emporte grâce à ses nombreux joueurs vedettes Africains. La foule se disperse rapidement, chacun regagnant son quartier, son territoire, définis par la fortune, l’appartenance ethnique et la couleur.
Le colonialisme ne se réduit pas à une exploitation économique et politique. Il est aussi, dans ses formes nouvelles, le grand niveleur culturel partout dans le monde. Là où des groupes isolés, qui n’ont pas été versés dans la main-d’œuvre internationale, ont échappé à la toile d’araignée de la consommation, un nouveau tourisme exotique concourt à l’ethnocide, c’est-à-dire à la destruction d’un mode de vie particulier.
(La danse de l’araignée. Alexander Alland. France Loisirs 1984)


Des Européens puis des bourgeois nègres ont supplanté les anciens aristocrates. Les uns et les autres imposent leurs goûts et deviennent les inspirateurs des réalisations qui, se devant d’être exclusivement œuvres d’art, ont perdu cette beauté véritable que les vieux objets utilitaires possédaient toujours. La contrainte mercantile entraîne aussi la dégradation qui caractérise la production des cuivriers et des bijoutiers.
Dans Lagos même, les bourgeois nigériens ont réussi à s’insinuer ; certains d’entre eux n’ont plus d’yeux pour l’Afrique, dépouillée de biens matériels et de richesses culturelles, qui campe en marge des beaux quartiers. Ils ont pris goût au genre de vie anglais, dont leurs salons d’allure provinciale constituent comme le symbole. Ils se sont policés à l’exemple de leurs éducateurs, ayant tué en eux cette part précieuse des manières d’être nègres, la spontanéité. (…) Leurs aspirations politiques vont à une démocratie qui aurait la tiédeur de leurs intérieurs douillets ; ils seront sans doute déçus.
Je suis, à mon arrivée, surpris par le modernisme du nouvel aéroport qui recrée le paysage devenu banal des grandes escales, n’importe où dans le monde. Est-ce bien Dakar ? ou Casablanca ? ou San Francisco ? Une autoroute impose sa géométrie dès la sortie (…). Disparues les impressions de campagne africaine. Les lotissements ont surimposé leurs quadrillages (…). A travers la médina, de nouvelles artères ont coupé vif, ouvrant les voies du progrès et de l’ordre. L’administration a dressé sa « cathédrale » afin d’y centraliser les Services. Les grands hôtels se sont multipliés (…) un tronçon d’autoroute où les compétitions automobiles se disputent ; et où les jeunes ivres de vitesse se tuent déjà.
Léopoldville (…) a étouffé toute spontanéité nègre a son contact. On dirait une cité provinciale riche, avec ronds-points-pelouses et sens giratoires, quartiers commerçants et boulevards à maisons ou villas défendues contre l’intrusion étrangère. La vie sociale s’y trouve réduite, confinée dans d’étroites limites par le jeu de la ségrégation, des sélections exclusives, des coteries…
(Afrique ambiguë. Georges Balandier. Plon 1957)


Personne chez les locataires n’a d’idée claire sur l’ancienneté de ces maisons (…), car depuis des générations elles sont bâties exactement sur le même modèle avec les mêmes matériaux : ainsi, celle où naquit Jesse James en 1847 ne se distingue pas de dizaines d’autres maisons qu’on peut voir aujourd'hui…
« Les livres ont un rituel d’accès, exactement comme les cinémas, les églises ou les salles de concert. » (Bruce Jackson)
(Louons maintenant les grands hommes. Agee/Evans. Plon 2017)


… un gosse énorme de seize ou dix-sept ans, fils de vacanciers de Patras, se ronge les ongles avec frénésie en s’empiffrant de pistaches. (…) En face de lui, sa mère, matrone informe gavée, elle, (…) de toutes ces sucreries qui contribuent à fabriquer les beautés plantureuses encore en vogue dans ce pays. (…) Je me dis que si on les prenait tous deux, mère et fils, pour les presser et les coller ensemble, ils reconstitueraient à merveille ces boules androgynes à quatre bras et quatre jambes que Platon imagine à l’origine du monde. (…) C’est le christianisme qui, là encore, en faisant du mariage un sacrement indissoluble, a créé le monstre social de la famille. Monstruosité que l’homme grec ne fit qu’accentuer, en reléguant la femme aux tâches du foyer et en passant lui-même le plus clair de son temps hors de chez lui. (…) tradition qui d’un côté voua mère et fils à vivre ensemble dans un foyer d’où le père est toujours absent (…). Telle fut ce soir-là, après les chants magiques d’Angéliki, la revigorante image œdipienne que m’offrit ce café villageois : une mère abusive et frustrée, un père inexistant et sans doute impuissant et, entre eux, un enfant, éternel refoulé et futur abruti, bref le typique trio de la petite-bourgeoisie grecque.
Tout cet univers factice de princesses et de princes, de mariages pompeux et d’amourettes de palais dont se nourrit le presse du cœur, le peuple grec l’a connu, vécu, payé de son travail depuis l’Indépendance.
Peu de choses captivantes en ce marché. Quelques objets d’usage rural (…). Le plastique a déjà envahi l’Arcadie (…) et l’on y voit exactement les mêmes objets hideux aux couleurs criardes que sur le reste de la planète.
La mode des résidences secondaires a désormais atteint les Athéniens comme les Parisiens et il n’est plus, sur cette côte, le moindre centimètre carré de terrain qui ne soit loti ou construit.
… quand huit millions de touristes veulent manger chaque soir huit millions de poissons, (…) [les] Grecs se prémunissent en les faisant venir, congelés, de Suède ou du Canada. Pour les mêmes raisons, deux moutons sur trois consommés en Grèce viennent de Nouvelle-Zélande. Le bœuf vient d’Argentine ou d’Allemagne. Même les tomates doivent être importées d’Italie, à la pleine saison.
… un pays qui reçoit sur son sol chaque année l’équivalent de sa population ne peut le faire sans modifier un tant soit peu son genre de vie. Sans modifier aussi – un tant soit peu – sa manière de penser.
(L’été grec. Jacques Lacarrière. Plon 1975)